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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Historiographie gréco-romaine

 

Cornelius Nepos (c. 100-24 a.C.)

 

Textes rassemblés et présentés par Jean-Marie HANNICK

Professeur émérite de l'Université de Louvain


        L'auteur

On sait très peu de choses de la vie de Cornelius Nepos. Il est né au début du Ier siècle a.C. en Gaule cisalpine et vivra à Rome, sans y exercer de charge publique. Mais il fréquente les cercles cultivés de la ville : Catulle, originaire comme lui du nord de l'Italie, est de ses amis, de même qu'Atticus ; il est en relation avec Cicéron. Nepos eut au moins un fils, gravement malade en 44 a.C.(Cicéron, ad Att., 16, 14, 4). On doit se contenter de ces très maigres informations.

 

         L'œuvre

Notre auteur a composé une œuvre assez abondante : une histoire universelle en 3 livres (Chronica) ; les Exempla, en 5 livres, recueil d'anecdotes illustrant la beauté des mœurs d'autrefois ; quelques poèmes et les vies de Caton l'Ancien et de Cicéron. Tout cela est perdu. Il avait écrit aussi un De viris illustribus en 16 livres, biographies parallèles de Romains et d'étrangers, surtout Grecs, dont le plan a pu être reconstitué : 1-2 De regibus exterarum gentium/Romanorum - 3-4 De excellentibus ducibus exterarum gentium/Romanorum - 5-6 De iurisconsultis graecis/romanis - 7-8 De oratoribus graecis/romanis - 9-10 De poetis graecis/romanis - 11-12 De philosophis graecis/romanis - 12-14 De historicis graecis/romanis - 15-16 De grammaticis graecis/latinis. Ne subsiste de cet ensemble que le De excellentibus ducibus exterarum gentium, vingt-deux biographies, de longueur très variable, dans lesquelles s'intercale un bref chapitre sur les rois de Perse, de Macédoine et de Sicile. Sont conservées également, provenant du De historicis latinis, la vie de Caton, résumé de la biographie, plus ample mais perdue, signalée ci-dessus et la vie d'Atticus.

 

Le De viris illustribus

Cornelius Nepos ne se présente pas comme un historien, il se dit biographe (T 1, 8) et l'on sait que, dans l'antiquité, les deux genres sont bien distincts. Plutarque [T 103] insistera, lui aussi, sur cette différence et sur les conséquences qui en découlent. Le biographe s'intéresse au caractère de ses personnages, à leurs vertus et à leurs défauts, autant ou plus qu'à leurs exploits. Car il s'agit d'abord de présenter au lecteur des exemples à imiter, ou des comportements à éviter. Le récit doit être édifiant (T 9) : un des procédés pour atteindre ce but consiste à proposer deux modèles que le lecteur pourra comparer, technique utilisée par Nepos (T 10) et qui le sera également par Plutarque. Notons au passage que la comparaison présente un autre avantage. Elle doit inviter à la tolérance car si les mœurs des uns ne sont pas celles des autres, les unes et les autres sont respectables (T 1, 7).

Cette conception de la biographie, mélange de panégyrique et d'enseignement moral, avait des racines profondes dans la tradition romaine : on chantait autrefois, au cours des banquets, les mérites et les vertus des hommes illustres (Caton, T 7) ; les funérailles étaient l'occasion de prononcer des discours à la gloire des défunts (Cicéron, T 6). Cornelius Nepos, s'il est le premier biographe latin dont l'œuvre nous soit parvenue, n'a donc pas inventé de toutes pièces un genre nouveau ; il a développé des pratiques antérieures.

Ses biographies ont-elles une valeur historique ? On hésite à répondre positivement. L'auteur semble avoir veillé à bien s'informer. Il cite de nombreuses sources : Thucydide, Théopompe, Timée (T 3) ; ailleurs apparaissent les noms de Xénophon, Polybe, Sosilos, etc. Il arrive même que ces sources soient lues avec un œil quelque peu critique (T 2, 3). Cela n'empêche pas Nepos de commettre des erreurs, de tomber dans des contradictions, de confondre même certains personnages (Miltiade, fils de Cypselos, et le vainqueur de Marathon). Les données chronologiques précises sont quasiment absentes de son texte et les grands hommes « des nations extérieures » qu'on nous présente sont largement romanisés : partant pour l'Espagne, Hamilcar, par exemple, sacrifie à Jupiter Optimus Maximus (Hannibal, 2, 3). On se rallierait donc volontiers à l'avis de J. Bayet (Littérature latine, Paris, 1956, p.272) : « Cornélius Népos est un vulgarisateur qui compterait peu, tant sa science est douteuse et son style plat ou prétentieux, si, en ses nombreux ouvrages, il n'avait 'lancé' à Rome quelques formes nouvelles de la littérature historique : l'abrégé, la biographie, la compilation anecdotique ; et recommandé un effort de compréhension morale des peuples étrangers. »

 

 

Bibliographie

Texte

- Œuvres, éd., trad. A.-M. Guillemin, Paris, 1923, (C.U.F.).

- Cornelii Nepotis quae exstant, éd. H. Malcovati, 3e éd., Turin, 1944 (Corpus Scriptorum Latinorum Paravianum).

- Œuvres, éd., trad. nouvelle de C. Vergniol, introd. et notes de M. Rat, Paris, s.d (Garnier).

- Vies d'Hannibal, de Caton et d'Atticus, éd., trad., comm. M. Ruch, Paris, 1968 (Coll. Érasme).

Études

- Geiger J., Cornelius Nepos and Ancient Political Biography, Stuttgart, 1985 (Historia Einzelschriften, 47).

- Titchener F., Cornelius Nepos and the Biographical Tradition, dans Greece and Rome, 50, 2003, p.85-99.

 

 

Textes choisis (trad. Anne-Marie GUILLEMIN)

T 1 - Avertissement au lecteur. Je suis certain, Atticus, qu'il y aura beaucoup de lecteurs pour trouver le genre que j'ai adopté trop peu sérieux et indigne du rôle joué par de si grands hommes, quand dans mon récit ils liront qui fut maître de musique d'Epaminondas et trouveront dans la liste de ses qualités ses talents pour la danse et son habileté à jouer de la flûte. Mais ceux-là seront presque toujours des gens ignorant les écrits des Grecs et n'estimant bonne aucune manière d'agir qui ne soit conforme à leurs coutumes à eux. Si on peut leur apprendre que les peuples ne jugent pas tous de même des convenances et de l'indécence et que la règle en ces matières est l'usage établi, ils ne s'étonneront plus qu'ayant à exposer les hauts faits des Grecs, je me conforme à leurs mœurs. Car il n'y eut rien de répréhensible pour Cimon, un si illustre citoyen d'Athènes, à avoir pour épouse une sœur née de son père, puisque dans sa patrie existait cet usage; pourtant ce genre d'union, d'après nos mœurs, est abominable.

 

T 2 - Thémistocle, 9, 1 Certains écrivains, je le sais, ont dit que Thémistocle avait, sous le règne de Xerxès, passé en Asie. Mais moi, je préfère m'en rapporter à Thucydide qui non seulement était par la date de sa vie plus rapproché que les autres de l'époque lointaine de cette histoire, mais encore appartenait au même État. Or, lui dit que c'est Artaxerxès que Thémistocle alla trouver…

 

T 3 - Alcibiade, 11 Quant à sa réputation, attaquée par un certain nombre d'écrivains, elle fut célébrée par trois historiens du plus grand poids ; Thucydide, presque son contemporain, Théopompe, un peu plus jeune que lui, et Timée ; ces deux derniers, si portés cependant à la méchanceté, par je ne sais quel hasard, sont d'accord pour louer ce seul grand homme.

 

T 4 - Thrasybule, 4, 1-3 Notre héros, en retour de services si importants, fut honoré d'une couronne décernée par le peuple et formée de deux branches d'olivier ; cette couronne, offerte par l'amour de ses concitoyens et non arrachée à leur mauvaise volonté, n'excita aucune jalousie et lui procura beaucoup de gloire. Bien vrai est donc le mot de l'illustre Pittacos qu'on a mis au nombre des sept sages ; les Mytiléniens voulant lui donner en présent une terre de plusieurs milliers d'arpents, il leur dit : « Gardez-vous, je vous en prie, de me faire un cadeau qui puisse exciter beaucoup de jalousie et plus encore de convoitise. De ce que vous m'offrez, je ne veux que cent arpents ; cette terre sera le signe de ma modération à moi et de votre bonne volonté à vous. » En effet, un petit présent nous demeure, un riche présent ne peut être possédé en sécurité. La couronne mentionnée plus haut satisfit donc Thrasybule ; il ne demanda rien de plus et ne crut personne plus favorisé que lui en honneur.

 

T 5 - Chabrias, 3 Les Athéniens citèrent Chabrias en justice à une date fixée pour laquelle il devait être de retour dans sa patrie, sans quoi une condamnation capitale lui était par eux réservée, ils l'en avertissaient. Sur cette menace, Chabrias revint à Athènes, mais n'y resta que le temps strictement nécessaire. Car il se plaisait peu sous les regards de ses concitoyens, ayant l'habitude d'une vie trop élégante et d'une existence trop large pour échapper aux défiances de la foule. C'est en effet le défaut commun des Etats importants gouvernés par le peuple que la jalousie y soit compagne inséparable de la gloire et l'on s'y plait à rabaisser ceux qu'on voit plus élevés que d'autres ; on ne sait regarder avec sérénité, si l'on a peu de bien, le bonheur d'autrui. C'est la raison pour laquelle Chabrias, qui en avait la possibilité, multipliait ses absences. Et lui n'était pas seul à quitter volontiers Athènes, mais presque tous les personnages importants en firent autant, car on se croyait à l'abri de la suspicion dans la mesure où l'on était loin des regards de ses compatriotes.

 

T 6 - Timothée, 4, 4-5 Ici se clôt l'ère des illustres chefs athéniens : Iphicrate, Chabrias, Timothée ; après la mort de ces grands hommes, aucun des généraux de cette ville ne fut digne de souvenir. Je passe donc maintenant à l'homme le plus brave [Datame], à celui dont l'habileté fut la plus grande entre tous les barbares, si l'on excepte cependant les deux Carthaginois, Hamilcar et Hannibal. Sur lui, je m'étendrai d'autant plus qu'on ignore davantage la plupart de ses actes et que ses succès eurent moins pour cause la grandeur de ses armées que son habileté consommée, supérieure à celle de tous ses contemporains. Il faut donc exposer en détail ses hauts faits si l'on veut que son histoire soit claire.

 

T 7 - Épaminondas, 1, 1-3 Epaminondas, fils de Polymnis, de Thèbes. Tel est celui auquel je vais consacrer ces lignes. Mais auparavant je crois devoir conseiller aux lecteurs qui vont se trouver en face de coutumes étrangères de ne pas mettre les leurs en parallèle et de ne pas croire que ce qui pour eux manque de gravité ait été jugé de même chez les autres peuples. Personne n'ignore par exemple que la musique, dans l'état de nos mœurs, ne convient nullement à un personnage important ; quant à la danse, on la range même parmi les usages coupables ; et toutes ces occupations sont regardées par les Grecs comme dignes de considération et d'estime. Désirant représenter avec exactitude le genre de vie et la carrière d'Epaminondas, il me semble que rien ne doit être passé sous silence des détails propres à les faire bien connaître.

 

T 8 - Pélopidas, 1 Les historiens connaissent ce général mieux que l'ensemble du public. En abordant le récit de ses hauts faits, j'hésite sur la manière de les exposer. Si je les raconte en détail peut-être semblerai-je écrire moins sa biographie que l'histoire d'une époque; et si je ne fais que les effleurer, ceux qui ne connaissent pas bien les récits des Grecs ne se rendront pas exactement compte de la valeur d'un si grand homme. Ces deux inconvénients, j'essaierai de les éviter de mon mieux et d'épargner à la fois la lassitude et l'insuffisance d'informations à mes lecteurs.

 

T 9 - Agésilas, 4, 1-2 Ce général formait déjà le plan d'une campagne en Perse et d'une attaque dirigée contre le grand roi en personne, quand il reçut de Lacédémone un message envoyé par les éphores : la guerre venait d'être déclarée par Athènes et les Béotiens à Lacédémone, il devait donc rentrer sans retard. En cette occasion, son amour de la patrie ne doit pas être moins admiré que son courage guerrier. Il eut beau se trouver à la tête d'une armée victorieuse, avoir le plus ferme espoir de conquérir le royaume perse, il n'en fut pas moins assez maître de lui pour obéir aux ordres de magistrats éloignés aussi docilement que s'il n'eût été qu'un simple particulier et se fût trouvé sur place à l'assemblée lacédémonienne. Exemple que nos généraux eussent dû suivre !

 

T 10 - Hannibal, 13, 4 Mais pour nous le moment est venu de terminer ce présent livre et d'exposer les actes des généraux romains afin qu'il soit possible de comparer leurs hauts faits à ceux des étrangers et de juger des héros auxquels doivent aller nos préférences.

 


Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick

[4 octobre 2009 ]


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