[ BCS ]  [ BCS-BOR ]  [ BCS-PUB ]

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


[Introduction ] [ La Grèce et Rome ]  [ Le moyen-âge ]  [ Du XVe au XVIIIe siècle ]  [ Le XIXe siècle ]  [ Le XXe siècle ]


Historiographie du XXe siècle:

 

Johan Huizinga (1872-1945)


Textes

-- L'automne du Moyen Age (avec un entretien de Jacques Le Goff), Paris, s.d.[1975] (Petite Bibliothèque Payot) [1ère éd., 1919].

-- Érasme (préface de L. Fèbvre), Paris, 1955 [1ère éd., 1924].

-- A Definition of the Concept of History, dans R. KLIBANSKY - H.J. PATON (ed.), Philosophy & History. Essays presented to Ernst CASSIRER, New York, 1963 [1ère éd., 1936], p.1-10.

-- Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, 1951 (Coll.TEL) [1ère éd., 1938].

-- Incertitudes. Essai de diagnostic du mal dont souffre notre temps (préface de G. Marcel), Bruxelles-Paris, 1939.

-- A l’aube de la paix. Etude sur les chances de rétablissement de notre civilisation, Amsterdam-Anvers, 1945.

 

 Études

-- BOUWSMA W.J., The Waning of the Middle Ages by Johan Huizinga, dans Dædalus, Winter 1974, p.35-43.

-- COLIE R.L., Johan Huizinga and the Task of Cultural History, dans American Historical Review, 69, 1964, p.607-630.

-- HUGENHOLTZ F.W.N., HUIZINGA, Johan, dans Biografisch Woordenboek van Nederland, I, 1979, p.259-262.

-- KAEGI W., Das historische Werk Johan Huizingas, dans P.A.M. GEURTS - A.E.M. JANSEN (éd.), Geschiedschrijving in Nederland, I. Geschiedschrijvers, La Haye, 1981, p.271-298.

-- KOOPS W.R.H. - KOSSMANN E.H. - VAN DER PLAAT G. (éd.), Johan Huizinga 1872-1972. - Papers Delivered to the Johan Huizinga Conference Groningen 11-15 December 1972, La Haye, 1973.

-- LOCHER Th.L.G., Johan Huizinga, dans P.A.M. GEURTS - A.E.M. JANSEN (éd.), Geschiedschrijving in Nederland, I. Geschiedschrijvers, La Haye, 1981, p.299-318.

 


Le son des cloches

Il était un son qui dominait tous les bruits de la vie active et enveloppait toute chose d'ordre et de sérénité : le son des cloches. Celles-ci étaient les bons esprits qui, de leurs voix connues, annonçaient la joie, le deuil, le calme ou le danger. On les appelait par leurs noms; la grosse Jacqueline, la cloche Roland; on connaissait la signification de leurs diverses sonneries. Et bien que celles-ci fussent continuelles, elles conservaient tout leur effet sur les esprits. Pendant le fameux duel judiciaire entre deux bourgeois de Valenciennes, en 1455, duel qui tint en haleine toute la ville et la cour de Bourgogne, la grosse cloche sonna sans arrêt, "laquelle fait hideux à oyr", dit Chastellain. "Sonner l'effroy", "faire l'effroy", cela signifiait sonner le tocsin. Le tocsin de Notre-Dame d'Anvers, de 1316, porte encore son nom Orida, c'est-à-dire horrible. Qu'on se représente l'espèce de griserie causée par les cloches de toutes les églises et de tous les couvents de Paris, lorsqu'elles tintaient du matin au soir, et même la nuit, pour annoncer qu'un pape était élu, ou qu'une paix était conclue entre Bourguignons et Armagnacs (L'automne du Moyen Age, p.11).

 

Importance des chroniques

Il y avait, dans la vie quotidienne, une capacité illimitée de passion et de fantaisie. L'historien du moyen âge qui, vu le manque de véracité des chroniques, puise le plus possible aux sources officielles, risque de temps à autre de commettre une faute grave. Les documents ne nous montrent guère la différence de couleur qui distingue cette époque de la nôtre. Ils nous font perdre de vue le violent pathos de la vie médiévale. De toutes les passions qui l'ont animée, ils ne mentionnent que l'avidité et la violence. Qui ne s'est étonné de la fréquence avec laquelle avidité, querelles, vengeances se répètent dans les sources officielles? Mais une fois mis en rapport avec la passion générale qui animait toute la vie, ces traits nous deviennent compréhensibles et acceptables. Et c'est pourquoi les chroniqueurs, quelque superficiels ou peu rigoureux soient-ils concernant les faits, demeurent pourtant indispensables à qui veut bien connaître le XVe siècle (L'automne du Moyen Age, p.17).

 

Moyen âge - Renaissance

Ce désir d'une vie de beauté, qui passe pour la caractéristique de la Renaissance, est beaucoup plus ancien que le quattrocento italien. Ici, comme ailleurs, la ligne de démarcation a été trop fortement tracée entre le moyen âge et la Renaissance. Les moyens d'embellissement de la vie qu'adoptent les Florentins ne sont que d'anciens motifs médiévaux : Laurent de Médicis, tout comme le Téméraire, salue encore dans l'idéal chevaleresque la forme la plus noble de la vie; et, malgré leur barbare magnificence, il voit dans les ducs de Bourgogne, à certains points de vue, ses modèles. L'Italie a découvert de nouveaux horizons de beauté; elle a accordé la vie sur un ton nouveau, mais l'effort pour élever et maintenir la vie à la hauteur d'une œuvre d'art, bien que généralement considéré comme caractéristique de la Renaissance, ne fut pas son invention (L'automne du Moyen Age, p.42).

 

Religion et superstition

Les usages religieux tendaient à se multiplier d’une manière presque mécanique, quand aucune autorité n’intervenait pour les restreindre ; la célébration hebdomadaire des Saints innocents en est un exemple. Le 28 décembre, jour de commémoration du massacre des Innocents, était tenu pour un jour de malheur. Cette croyance fut le point de départ de la coutume, très répandue au XVe siècle, de redouter comme néfaste, pendant toute l’année, le jour de semaine où avait eu lieu la dernière fête des Innocents. Pas d’entreprise, pas de voyage ce jour-là qui s’appelait simplement "les Innocents", comme la fête elle-même. Louis XI observait scrupuleusement cet usage. Le couronnement d’Édouard IV d’Angleterre fut recommencé parce qu’il avait eu lieu un dimanche et que le 28 décembre de l’année précédente était un dimanche. René de Lorraine dut renoncer à livrer une bataille le 17 octobre 1476, parce que ses lansquenets refusaient de se battre "le jour des Innocents".

Jean Gerson écrivit un traité contre la superstition en général, et celle-ci en particulier. Un des premiers, il avait entrevu clairement le danger qu représentait pour l’Église cette floraison de représentations religieuses. Il avait deviné le fondement psychologique de ces croyances. Elles sortent, dit-il, ex sola hominum phantasiatione et melancholica imaginatione ; c’est une maladie de l’imagination causée par une lésion du cerveau et due, au fond, à des inspirations diaboliques… Ainsi, la part du diable se trouvait faite.

Continuellement, l’infini est ramené au fini, le mystère s’effrite en atomes. A tout mystère sacré s’attache, comme des coquillages à la coque d’un navire, une couche de croyances supplémentaires qui le dégrade. L’Eucharistie elle-même s’amenuise en superstitions matérielles : on croyait, par exemple, qu’on ne pouvait devenir aveugle ou être frappé d’apoplexie le jour où on avait entendu la messe, et que pendant l’assistance à la messe on ne vieillissait pas.

L’Église doit veiller à ce que Dieu ne soit pas trop souvent ramené sur la terre. C’est une hérésie, déclare-t-elle, de prétendre que Pierre, Jean et Jacques, pendant la Transfiguration du Christ, ont contemplé la Divinité aussi clairement qu’ils le font maintenant au ciel. Et si une des imitatrices de Jeanne d’Arc prétend avoir vu Dieu lui-même vêtu d’une longue robe blanche et d’un manteau rouge, c’est pur blasphème. Mais l’Eglise offrait une si riche matière à l’imagination du peuple, que celui-ci était bien excusable de ne pouvoir faire les subtiles distinctions prescrites par la théologie (L'automne du Moyen Age, p.158-160).

 

Le costume

Lorsqu’on passe au costume, on constate que les qualités essentielles de l’art, c’est-à-dire la mesure et l’harmonie, ont totalement disparu. L’orgueil personnel fait entrer dans le costume un élément sensuel, incompatible avec l’art pur. Aucune époque n’a connu dans la mode tant d’extravagance que celle qui va de 1350 à 1480. Certes, il y eut plus tard des modes excentriques : le costume des lansquenets vers 1520, et celui de la noblesse française vers 1660, mais cette exagération, cette surcharge qui caractérise la mode franco-bourguignonne pendant un siècle, est sans parallèle. Cela nous permet d’apprécier à quoi aboutit le sens esthétique de l’époque dans sa libre expansion. Un habit de parade était relevé de centaines de pierres précieuses. Les dimensions s’exagèrent jusqu’au ridicule. La coiffure féminine prend la forme en pain de sucre du "hennin", évolution de la petite coiffe retenant les cheveux sous le voile. Les fronts hauts et bombés sont à la mode; on se rase les cheveux aux tempes et au-dessus du front. Le décolleté fait son apparition. L'habit masculin est encore plus bizarre : ce sont les pointes démesurées des souliers à la «poulaine» que les chevaliers à Nicopolis durent couper pour s'enfuir, ce sont les tailles lacées, les manches ballons relevées aux épaules, les houppelandes trop longues et les pourpoints trop courts découvrant les cuisses, ce sont les hauts bonnets cylindriques ou pointus, les chaperons qu'on drape autour de la tête en forme de crêtes de coq ou de flammes. Plus le vêtement est solennel, plus il est extravagant; car toute cette décoration signifie rang social, «estat» (L'automne du Moyen âge, p.264-265).

 

Moyen âge - Renaissance (bis)

Toutes les fois qu'on a essayé de tracer une séparation nette entre le moyen âge et la Renaissance, cette ligne de démarcation a semblé devoir être reculée. En plein moyen âge, on découvrait des formes et des mouvements qui paraissaient porter déjà la marque des temps nouveaux, et la notion Renaissance, pour embrasser ces phénomènes, s'élargissait à l'excès. Inversement, une étude impartiale de la Renaissance nous y fait découvrir une persistance du moyen âge. L'Arioste, Rabelais, Marguerite de Navarre, Castiglione ainsi que toute la peinture, en ce qui concerne la pensée et la forme, sont pleins d'éléments médiévaux. Et pourtant, nous ne pouvons nous passer de l'antithèse : moyen âge, Renaissance, qui représente pour nous un contraste entre deux époques, contraste essentiel bien que malaisé à définir.

Pour éviter les inconvénients inhérents à la nature flottante des deux termes de moyen âge et de Renaissance, le plus sûr est de les réserver pour les époques et les phénomènes qu'ils ont désignés à l'origine, et ne pas parler de Renaissance à propos de saint François d'Assise ou du style ogival, non plus qu'à propos de Claus Sluter et des frères van Eyck, car eux aussi portent la marque indéniable du moyen âge. Leur art, par les sujets, par sa destination, par ses modes d'expression, est du moyen âge : il n'a rien dépouillé des concepts anciens et n'a rien recueilli de nouveau. Si certains historiens de l'art y ont signalé une sorte de Renaissance, c'est qu'ils ont confondu, bien à tort, réalisme et Renaissance. Ce réalisme scrupuleux, cette aspiration à rendre exactement tous les détails naturels, doit être considéré plutôt comme le caractère de l'esprit du moyen âge finissant. C'est la même tendance que nous avons rencontrée dans tous les domaines de la pensée, signe de déclin et non de rajeunissement. Le triomphe de la Renaissance sera justement de substituer à ce réalisme méticuleux le geste simple et large (L'automne du Moyen âge, p.289-290).

 

Érasme devait-il écrire en latin?

Érasme lui-même n'aurait pu acquérir sa célébrité mondiale sans le latin. Car il n'était pas de taille à faire de sa langue maternelle une langue universelle. Nous autres, compatriotes du Rotterdamois, concevons malgré nous ce qu'un talent comme celui d'Érasme, avec son don d'observation, sa finesses d'expression, sa verve et sa richesse, aurait pu représenter pour la littérature néerlandaise. Qu'on imagine les Colloquia, écrits dans le savoureux néerlandais du XVIe siècle! Que serait-ce si, au lieu de compiler et de commenter les Adagia classiques, il avait pris comme point de départ les proverbes en langue vulgaire? Ceux-ci aussi étaient abondamment utilisés depuis des siècles et collectionnés avec zèle. De tels proverbes nous paraissent peut-être plus savoureux que les expressions, parfois un peu éventées, qu'Érasme recommande.

Mais ce raisonnement est anti-historique : ce n'était pas là ce que l'époque demandait, ni ce qu'Érasme était capable de donner. D'un point de vue psychologique, il est du reste compréhensible qu'Érasme n'ait pu écrire qu'en latin. A cet esprit délicat la langue du peuple aurait fait apparaître toutes choses sous un jour par trop immédiat, par trop personnel, par trop réel. Il avait besoin de ce léger voile, dont le latin recouvrait toutes choses en les rendant vagues et lointaines. La rudesse drue d'un Rabelais ou la violence paysanne de l'allemand de Luther l'aurait fait frémir (Érasme, p.84-85).

 

Érasme et l'imprimerie

Érasme appartenait à la génération qui avait grandi avec l'avènement de l'imprimerie. Celle-ci était encore pour l'univers d'alors comme un sens nouvellement acquis. Muni de cet outil«quasi divin», on se sentait riche, puissant et heureux. Toute la figure et toute l'œuvre d'Érasme n'ont été possibles que grâce à l'imprimerie. Lui-même est son glorieux triomphe et, en un certain sens, il est en même temps sa victime. Qu'eût été Érasme sans le livre imprimé? La passion de sa vie fut en effet de diffuser universellement, d'épurer et de rétablir les anciennes sources. Le fait de savoir que le livre imprimé présente à des milliers de lecteurs le même texte sous une forme absolument identique, lui était une consolation, dont les générations antérieures avaient été frustrées.

Érasme est un des premiers qui, après que sa célébrité d'écrivain fut bien établie, a travaillé directement et de façon continue pour la presse à imprimer. C'est sa force et sa faiblesse. Par là, il a été en mesure d'exercer sur l'Europe lettrée une influence directe, comme personne avant lui n'en avait encore eue. L'imprimerie lui a permis de devenir un foyer de culture au plein sens du mot, une station centrale pour les choses de l'esprit, une pierre de touche pour la pensée de son temps. Qu'on imagine un instant ce qu'eût été l'influence d'un Nicolas de Cuse par exemple, esprit plus vaste sans doute que celui d'Érasme, et qui n'avait pris part qu'aux premiers essais de l'imprimerie naissante, s'il eût pu bénéficier lui-même de cette invention, comme il fut donné à Érasme de le faire.

Le côté périlleux de cette circonstance matérielle résidait dans le fait que l'imprimerie permettait à Érasme, devenu maintenant un centre et une autorité, de communiquer sur-le-champ à l'univers tout ce qui lui passait par l'esprit. Une grande partie de son labeur intellectuel ultérieur n'est en somme que répétition, rebâchage, développement, défense oiseuse contre des attaques qu'il eût très bien pu laisser glisser sur sa grandeur, au sujet de détails qu'il eût pu négliger. Quantité de ces écrits, rédigés directement en vue de la presse à imprimer, relèvent en somme du journalisme, et nous ferions bien tort à Érasme de leur appliquer le critère réservé aux œuvres de valeur durable. La faculté de pouvoir toucher immédiatement par son verbe le monde entier est un stimulant qui influe inconsciemment sur la manière de s'exprimer, et c'est là un luxe dont seuls les esprits les plus éminents s'accomodent impunément (Érasme, p.117-119).

 

Érasme, précurseur d'un certain esprit moderne

Son message apportait encore autre chose que le sens de l'humanisme classique et que la mentalité biblique. C'était aussi la première annonce de l'esprit de pédagogie et de perfectibilité, de chaleureux sentiment social et de croyance à la bonté de la nature humaine, de bonne volonté pacifique et de tolérance. «Le Christ habite partout; la piété est servie sous n'importe quel habit, pourvu que la bonne volonté ne fasse pas défaut.»

Avec ces idées et ces convictions, Érasme annonce effectivement une époque ultérieure. Au XVIe et au XVIIe siècle, ces idées restèrent encore souterraines : au XVIIIe siècle, l'Érasme de ce message libérateur a gain de cause. A cet égard, il a certainement été le précurseur et le pionnier d'une certaine forme de l'esprit moderne : de Rousseau, de Herder, de Pestalozzi et des penseurs anglais et américains. Il serait inexact de vouloir, à cause de cela, faire d'Érasme un précurseur de l'esprit moderne en général. Il a été complètement étranger à quantité de ses développements. Il ne forme même pas un chaînon dans l'évolution des sciences naturelles, ni dans celle de la philosophie de ces derniers siècles. Il n'a pas frayé la voie aux sciences politiques, ni à l'histoire ni à l'économie. Toutefois, tant que l'on continuera d'honorer l'idéal selon lequel l'éducation morale et la tolérance générale sont en mesure de rendre l'humanité plus heureuse, Érasme aura droit, lui aussi, à la reconnaissance de celle-ci (Érasme, p.306-307).

 

Une définition de l'histoire

The succinct definition at which we have thus arrived would read as follows :

History is the intellectual form in which a civilization renders account to itself of its past

(A Definition of the Concept of History, p.9).

 

Homo ludens : thème du livre

Il a été aisé de montrer, dans l'avènement de toutes les grandes formes de la vie collective, la présence extrêmement active et féconde d'un facteur ludique. L'émulation ludique est plus ancienne que la culture même comme impulsion de la vie sociale, et agit comme un ferment sur le développement des formes de la culture archaïque. Le culte s'épanouit dans le jeu sacré. La poésie est née dans le jeu et continue à vivre de formes ludiques. Musique et danse ont été de purs jeux. Sagesse et science se sont traduites en jeux sacrés de compétition. Le droit a dû se dégager du jeu social. La réglementation du combat armé, les conventions de la vie aristocratique ont été basées sur des formes ludiques. En conclusion, la culture, dans ses phases primitives, est jouée. Elle ne naît pas du jeu, comme un fruit vivant qui se sépare de la plante mère, elle se déploie dans le jeu et comme jeu.

Ce point de vue admis - et il ne paraît guère possible de ne pas l'admettre - reste à se demander dans quelle mesure la constatation d'un élément ludique dans la vie culturelle nous est possible pour des périodes plus récentes et plus évoluées de civilisation que la période archaïque. A plusieurs reprises, nous avons pu illustrer un exemple du facteur ludique dans une culture plus ancienne par un cas parallèle du XVIIIe siècle ou de notre époque. Précisément, l'image de ce XVIIIe siècle s'impose à notre conscience, comme pénétré d'éléments ludiques. Le XVIIIe siècle est encore tout au plus l'avant-veille du nôtre. Aurions-nous déjà perdu toute parenté spirituelle avec ce passé récent? Le thème de ce livre aboutit au problème de la teneur ludique de notre propre temps, de la civilisation où vit le monde d'aujourd'hui (Homo ludens, p.280-281).

 

Panem et circenses

L'élément ludique de l'Etat romain se manifeste le plus clairement dans le cri : Panem et circenses, comme l'expression des désirs du peuple vis-à-vis de l'Etat. Une oreille d'aujourd'hui incline à ne plus guère entendre dans ces termes que des revendications de chômeurs réclamant des subsides et des billets de cinéma : Subsistance et récréation populaire. La formule romaine signifiait davantage. La communauté romaine ne pouvait vivre sans jeux. Ceux-ci étaient pour elle une base d'existence à l'égal du pain. C'étaient en effet des jeux sacrés, et le peuple y avait un droit sacré également. Leur fonction primitive n'impliquait pas seulement la célébration solennelle du salut acquis à la communauté, mais aussi le renforcement et l'assurance du salut futur par l'action sacrée. Ici, le facteur ludique avait subsisté sous sa forme archaïque, même s'il était peu à peu devenu totalement inopérant. A Rome même, la magnificence impériale était, en effet, tombée au rang d'une dispensation et d'une dilapidation grandioses offertes au misérable prolétariat urbain. La sanctification religieuse, qui ne fit pourtant jamais défaut aux ludi, n'a probablement plus été éprouvée par la masse. D'autant plus éloquent est le fait qui témoigne de l'importance du jeu comme fonction de la culture romaine : la place prise dans chaque ville par l'amphithéâtre, comme les ruines nous le font voir. Le combat de taureaux, en tant que fonction fondamentale de la culture espagnole, continue jusqu'à ce jour le phénomène des ludi romains, encore que les formes, dans lesquelles il se déroulait à l'origine, fussent plus éloignées des jeux de gladiateurs que la corrida d'aujourd'hui (Homo ludens, p.286-287).

 

Culture et civilisation

A la question des termes, s'associe immédiatement celle du caractère du concept même. Qu'est-ce que la civilisation? Quelles sont les données requises pour produire le phénomène de culture? Comment celle-ci peut-elle se circonscrire, se définir? Nous parlons tellement - beaucoup trop d'ailleurs - de culture, que nous nous rendons rarement compte de la difficulté à préciser ce que nous entendons par là, ou à dénombrer les éléments constitutifs du phénomène de civilisation. Généralement, nous sommes plus ou moins dupes de l'assurance de Burckhardt à nous placer devant les yeux la triade état, religion et culture, comme la totalité des puissances sociales, régissant et déterminant l'histoire par leur action réciproque. Les Weltgeschichtliche Betrachtungen construites par Burckhardt sur ce schéma furent éditées, l'on s'en souviendra, pour la première fois après sa mort, en 1905 et pourvues de ce titre par le remanieur. Auparavant, elles ne constituaient que des notes pour un cours donné par Burckhardt à Bâle, d'abord en 1868 et ensuite en 1871. A présent, elles constituent depuis tantôt un demi-siècle l'un des écrits les plus féconds dont nous ait gratifiés la science historique moderne.

Toutefois, la triade, telle que l'a établie Burckhardt, offre-t-elle vraiment le caractère concluant et complet que lui attribue le grand Suisse? Etat, religion et culture forment-ils effectivement les trois composantes dont l'action réciproque produit la réalité historique, et cela étant, y a-t-il équivalence réciproque entre les trois termes de la série? Quelque doute est permis. Certes, les termes état et religion rendent deux entités bien déterminées et immédiatement reconnaissables partout où elles se rencontrent. En revanche, culture demeure toujours une idée largement flottante. Burckardt lui-même d'ailleurs s'est abstenu de toute tentative de distinguer par une délimitation rigoureuse ce qu'il voulait entendre de façon générale par culture. Dans l'image de culture proposée par Burckhardt, l'aspect esthétique de la civilisation occupe le premier plan, et personne n'en sera surpris. Fait plus singulier, le savant néglige presque entièrement l'angle économico-social de cette civilisation. Au reste, quiconque tente de détailler l'idée qu'il possède d'une civilisation déterminée, aboutira toujours à la même constatation : pour lui aussi, l'essence de la culture réside dans le seul rapport harmonieux de valeurs spirituelles. Sans doute un haut degré de perfection scientifique et technique ne peut-il garantir aucune culture : nous ne le savons que trop bien. Néanmoins, une solide organisation juridique, une loi morale et une norme humaine sont indispensables à cet effet comme fondements de la société, soutien de la civilisation. Outre cela, notre conception de la culture se rattachera surtout à des acquisitions dans le domaine esthétique, aux fruits des arts et des lettres. Si le point de vue hasardé par Spengler nous semblait récusable, lorsqu'il envisageait et décrivait les cultures comme des entités mystiques douées d'une vie propre, le problème ne s'en trouve pas moins sérieux : quel est alors le véritable degré de réalité inhérent à la notion de culture? Une culture, la grecque par exemple, constitue-t-elle à proprement parler un phénomène, sur le même plan et aussi franchement que l'état athénien ou le culte d'Apollon? De toute évidence, non : notre conception de la culture grecque peut à coup sûr être façonnée au moyen d'images disparates de diverses figures concrètes, vision d'architecture et de statuaire, écho de mètres dans notre mémoire, nom de héros de l'Iliade ou de la tragédie, bref, détails vivants et visibles ou sonores; cependant la conception de cette culture en tant qu'ensemble demeure instable et floue. Bien que le phénomène de culture représente pour nous une réalité historique passée ou même présente encore, il ne peut se comprendre comme une entité. La culture est et reste une abstraction, une qualification par nous attribuée à un enchaînement historique. Même avec le mot «idée» nous ne touchons pas à son essence : «idée» suppose une image élémentaire de notre esprit, et que la pensée. peut embrasser d'un coup d'œil. Le besoin d'«objectiver» une civilisation, de la voir comme une essence réelle, comme un tout historique, ne cesse de nous tenailler, mais il demeure toujours insatisfait à cause des limites de notre faculté de pensée et d'expression (A l'aube de la paix, p.22-24).

 

Sur les notions d'ascension et de déclin des civilisations

Partant du 13e siècle, en un coup d'œil rapide sur les siècles suivants, arrêtons-nous un bref instant à cette pensée d'ascension et d'apogée. Osera-t-on concevoir le 14e siècle, en l'opposant dans son ensemble au 13e, comme réalisant une base de la notion d'ascension du niveau de culture? Le siècle de confusion sans bornes, le siècle des débuts de la Guerre de Cent Ans, de la poussée des Turcs Ottomans en Europe, de la Bulle d'Or et de la Peste Noire, de la papauté d'abord exilée à Avignon, et déchirée ensuite par le Grand Schisme d'Occident - va-t-on juger cette période ascendante par rapport au siècle de Saint François et de Saint Thomas, du plein épanouissement du gothique, le siècle de Dante jusqu'à son Mezzo del Cammin qui ne sera d'ailleurs nullement le milieu pour le poète? Mais déjà le nom de Dante, évoquant les années 1265-1321, nous met en garde contre l'absurdité de vouloir mesurer d'après les siècles. Jamais nous ne sortons du dilemme, et sans cesse la contradiction s'impose à nouveau. Le 14e siècle eut sa grandeur propre. Une série de noms s'alignent aussitôt à la suite de ceux de la période précédente : Pétrarque, Ruysbroek, Maître Eckart, les deux admirables poètes de Piers Plowman et de l'Ackermann aus Böhmen, Chaucer et combien d'autres pour les arts plastiques de Giotto à Claus Sluter! Une nouvelle confusion de pensée nous guette en outre : en somme, nous n'avons pas à nous soucier du nombre et de la qualité des esprits tout à fait supérieurs, mais du contenu spirituel d'une période entière, sous toutes ses formes. Moi-même, j'ai tenté autrefois de considérer un grand fragment du Moyen Age finissant sous l'aspect d'un étiolement et d'une agonie de la culture; mais tous ces jugements historiques généraux expirent à nouveau sur les lèvres à la moindre évocation des images disparates de tous les nombreux sujets qui vous sont chers dans telle ou telle période. Ce sont ces idées mêmes d'ascension et de chute qui demeurent indécises et insuffisantes.

...

Comme période de culture, le bilan défavorable du long règne de Louis [XIV] n'est pas encore près d'être établi sur ce point. Un coup d'œil plus pénétrant sous la grandeur boursouflée de l'époque révèle une mauvaise gestion continue, une vénalité répugnante, une dureté inouïe, et l'hypocrisie d'une feinte dévotion. La préparation de la Révocation de l'Edit de Nantes est un des chapitres les plus écœurants de l'histoire moderne.

Aussi bien, tout ceci n'est-il mentionné qu'en passant, pour prendre ainsi congé du thème d'ascension et de chute du niveau de culture, thème apparemment stérile pour l'intelligence du processus de civilisation. A ce point de vue, une autre opposition s'avère beaucoup plus fructueuse, où le problème se retrouve, à peine déplacé sur un plan plus concret, où il n'est plus question d'ascension et de chute mais de profits et pertes de la culture. Le point de départ de cette démonstration demande d'attirer l'attention sur ces dernières en particulier.

(A l'aube de la paix, p.52-53; p.62).

 

Deux exemples de perte de culture

A présent qu'il s'agit de considérer dans l'ordre historique les grandes pertes subies par notre civilisation au cours des temps, mais surtout depuis un bon siècle, suivons donc le phénomène bien reconnaissable pour le grand fléau de l'époque : le militarisme.

Il importe tout d'abord de définir ce que nous voulons entendre par ce terme. Mieux vaudrait-il peut-être l'employer au pluriel et parler de militarismes, en raison du rapport constant et indissoluble du phénomène avec des empires, états, pays ou peuples déterminés. Comme l'indique la désinence en -isme, militarisme désigne un système, une abstraction tirée d'un certain nombre de données historiques et sociales concrètes, positivement observables. C'est donc la synthèse de plusieurs séries de faits.

En soi, la désinence -isme n'implique pas ici de jugement réprobateur, pas plus que dans les mots idéalisme, monothéisme, etc... mais le mot militarisme ne s'emploie en fait que dans un sens péjoratif. Il y militarisme lorsqu'un état concentre de façon permanente toute sa force pour faire la guerre, met en œuvre à cette fin tous les moyens de puissance disponibles, morts ou vifs, et prône la guerre comme idéal, soit ouvertement soit derrière le masque du droit et des aspirations pacifiques. Il en résulte que la force armée dicte la loi à l'état, le pousse sans cesse à se fortifier et à s'étendre, accapare ses ressources et les engloutit, pour conduire enfin l'état à sa ruine. En outre, la condition d'un militarisme typique consiste dans la présence permanente d'un instrument de guerre mis à la disposition illimitée et sans réserve du gouvernant, et à tout moment prêt au combat. Le militarisme se manifeste dans l'histoire comme une maladie de la société éclatant par accès qui peuvent bien durer quelques siècles, pour peut-être s'apaiser ensuite et bientôt se déclarer à nouveau sur un autre point.

...

A la série longue et navrante des pertes de culture énumérées ci-dessus, il convient encore d'ajouter un chaînon cruel : néanmoins, il s'agit cette fois d'une perte de culture imputable à l'inintelligence des hommes, mais seulement de façon plus indirecte. Nous l'appelons : la faillite du paysage, visant par là la ruine de la nature vierge qui jadis enserrait presque partout les lieux habités des hommes. Ce rétrécissement de la nature indomptée est un phénomène qui se présente dans chaque pays, chaque contrée, à différents degrés de gravité. Dans notre petit pays à population dense - tout à fait indépendamment des absurdes mastodontes de guerre en béton et en acier qui ont défiguré de grandes parties du pays et les ont rendues repoussantes - il suffit de quelques constuctions en série et de méchants petits parcs à villas pour abîmer complètement toute une région en l'espace de quelques années. Ainsi ai-je vu se ternir en un demi-siècle le noble Kennemerland plein de souvenirs romantiques.

Les Pays-Bas sont passibles au plus haut point du vice dont nous parlons. Cependant, ici même, bien des régions n'ont subi jusqu'à présent l'atteinte du mal que pour une part minime. Mais il poursuit partout son action dévoratrice jusque dans les forêts du sud de l'Europe septentionale, et il dévore vite et beaucoup.

(A l'aube de la paix, p.66-67; p.95-96).

 

Le bourgeois

Ceci nous amène à une digression qui mérite le développement. Elle concerne la dépréciation du mot bourgeois au cours des temps. Politès pour le Grec, civis pour le Romain, était toujours demeuré un titre honorifique. Par quel concours de circonstances, le successeur de ces deux termes, le médiéval burgensis, le citadin, en français «bourgeois», a-t-il pris de si bonne heure une telle nuance de mépris et comment le porteur de ce nom est-il devenu l'objet des outrages des autres classes? Tout d'abord, l'homme de Moyen Age ne possédait et ne pouvait développer le sens politique, fondement des notions antiques de politeia, civitas, et civilitas, qui constituaient le point de départ et allaient constituer l'aboutissement de ce que nous nommons aujourd'hui civilisation ou culture. Le médiéval se bornait à voir le bourgeois sous l'aspect plus étriqué de sa réclusion urbaine et dans l'humilité de son artisanat ou de son négoce. Chez l'homme du Moyen Age l'action de la haine et de la jalousie de classe fut plus forte que l'Antiquité ne l'avait jamais connue. Avant tout, le bourgeois était le non noble, haï des plus grands et des plus petits; objet de mépris et d'envie, car mépris et envie font toujours bon ménage. Aussitôt devenu riche, le bourgeois va jouer au grand seigneur et s'attire encore le ridicule par dessus le marché. Le type du bourgeois gentilhomme n'avait vraiment pas besoin d'attendre Molière : il s'était trouvé répandu dès l'établissement d'un patriciat urbain. Dans la bouche des classes supérieures, le bourgeois devint l'homme d'une dignité imparfaite. Pour les autres, l'idée avait germé de l'envie (A l'aube de la paix, p.136-137).


[Introduction ] [ La Grèce et Rome ]  [ Le moyen-âge ]  [ Du XVe au XVIIIe siècle ]  [ Le XIXe siècle ] [ Le XXe siècle ]


Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick.


 [ BCS ]  [ BCS-BOR ]  [ BCS-PUB ]