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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Thomas Babington MACAULAY (1800 - 1859)
Texte :
-- Histoire d'Angleterre depuis l'avènement de Jacques II (1685) jusqu'à la mort de Guillaume III, 2 vol., Paris, 1989 (Bouquins).
Études :
-- TAINE H., Histoire de la littérature anglaise, 5e éd., Paris, 1881-1882 [cf. vol. V, ch.VII].
Projet de l'historien
Ce serait bien imparfaitement remplir la tâche que j'entreprends que de raconter seulement les sièges et les batailles, les origines et les chutes des administrations, les intrigues de palais et les débats des Parlements. Ce que je veux, c'est écrire l'histoire du peuple aussi bien que l'histoire du gouvernement, dire les progrès des arts d'utilité et d'agrément, la naissance des sectes religieuses, les variations du goût littéraire, faire la peinture des mœurs des générations successives, et ne pas même passer sous silence, comme indigne de l'histoire, les changements dans les costumes, les ameublements, la nourriture et les amusements publics. J'accepterai de grand cœur le reproche d'avoir fait descendre l'histoire au-dessous de sa dignité, si je réussis à mettre sous les yeux de l'Anglais du dix-neuvième siècle une peinture vraie de la vie de ses ancêtres (I, p.2).
Relâchement des mœurs sous Charles II : influence de Hobbes
Pendant que ces changements dans les fortunes particulières s'opéraient, un autre changement bien plus important se faisait sentir dans les mœurs et les usages de la société. Les passions et les goûts, qui, sous la domination puritaine, avaient été sévèrement réprimés et auxquels on n'avait pu se livrer qu'en cachette, se déchaînèrent avec violence dès que le frein fut enlevé. Les hommes se jetèrent dans les amusements frivoles et les plaisirs criminels avec l'avidité que devait naturellement produire une longue abstinence forcée. L'opinion publique imposait peu de contrainte ; car la nation, dégoûtée d'hypocrisie, se méfiant de toute prétention à la sainteté, souffrant encore de la récente tyrannie bigote d'austères gouvernants, eut momentanément de l'indulgence pour des vices plus élégants et plus attrayants. Le gouvernement imposait moins de contrainte encore. Le roi et ses favoris donnaient l'exemple de tous les excès d'une débauche fastueuse ...
Une réputation d'homme poli et spirituel ne s'obtenait plus guère que par quelque inconvenance. Des talents grands et variés contribuèrent à répandre la contagion. Il se formait alors une philosophie morale qui ne pouvait manquer d'avoir l'approbation d'une génération également dévouée au vice et à la monarchie. Thomas Hobbes, dans un langage plus précis et plus brillant que celui d'aucun autre métaphysicien, maintenait que la volonté du prince était la règle du bien et du mal, et que tout sujet devait être prêt à professer, selon son ordre, le papisme, l'islamisme ou le paganisme. Le grand nombre, incapable d'apprécier ce qui était vraiment estimable dans les spéculations métaphysiques de Hobbes, accepta avec enthousiasme une théorie qui, tout en exaltant le pouvoir royal, relâchait les liens de la morale et faisait descendre la religion au rôle d'une simple affaire d'état. Le hobbisme devint bientôt une des conditions essentielles pour être un parfait gentilhomme. Tous les genres de la littérature légère étaient fortement empreints de la licence dominante. La poésie prit à tâche d'exciter les plaisirs les plus vils. Le ridicule, au lieu de s'attaquer à l'erreur et au vice, tourna ses armes formidables contre l'innocence et la vérité. L'Église restaurée combattait bien cette immoralité dominante, mais faiblement et presque à contrecœur (I, p.118-119).
Importance de la démographie
Quand on veut se former une idée exacte de l'état d'une société à une époque donnée, les premières recherches doivent avoir pour but de savoir de combien de personnes se composait alors cette société. Malheureusement nous ne pouvons savoir d'une manière certaine quelle était la population de l'Angleterre en 1685 ; car aucun état n'avait encore adopté le sage système des recensements périodiques. Chacun faisait ses supputations ; et comme on les faisait en général sans examen sérieux des faits, et sous l'influence puissante de préjugés et de passions, elles étaient souvent ridiculement absurdes. Quelques habitants intelligents de Londres parlaient de la capitale comme contenant plusieurs millions d'âmes. D'autres prétendaient savoir que, pendant les trente-cinq années qui s'étaient écoulées depuis l'avènement de Charles Ier jusqu'à la Restauration, la population de Londres s'était accrue de deux millions. Même à l'époque des ravages de la peste et de l'incendie, quelques personnes croyaient généralement que Londres contenait un million et demi d'habitants. D'autres, fatigués de ces exagérations, se jetèrent dans l'exagération inverse : ainsi Isaac Vossius, homme de science et d'intelligence, maintenait obstinément que l'Angleterre, l'Écosse et l'Irlande réunies ne contenaient que deux millions d'habitants.
Nous ne sommes pas cependant absolument dépourvus de moyens pour rectifier ces erreurs, conséquences de la vanité nationale chez quelques-uns, et d'un amour immodéré du paradoxe chez d'autres. Il existe trois supputations qui semblent mériter une attention particulière : elles sont entièrement indépendantes les unes des autres, et, quoique basées sur des principes différents, elles diffèrent peu dans leurs résultats.
Un de ces documents date de l'année 1696 : son auteur Gregory King, héraut de Lancastre, était un statisticien politique d'une grande sagacité. Il prit pour base de ses calculs le nombre des maisons que portèrent sur leurs rôles les employés chargés, en 1690, de percevoir pour la dernière fois l'impôt du fouage. Sa conclusion était que la population de l'Angleterre s'élevait à près de cinq millions et demi.
A peu près vers la même époque, le roi Guillaume III ayant désiré connaître la force relative des différentes sectes religieuses qui divisaient la nation, une enquête fut ordonnée ; des rapports lui furent adressés de tous les diocèses du royaume, et selon ces rapports le nombre de ses sujets anglais s'élevait à près de cinq millions deux cent mille.
Enfin de nos jours, M. Finlaison, archiviste d'une grande expérience, a soumis les anciens registres de paroisse à tous les calculs que les progrès de la statistique permettent de faire. Son opinion est qu'à la fin du dix-septième siècle la population de l'Angleterre s'élevait à un peu moins de cinq millions deux cent mille âmes.
De ces trois estimations faites par différentes personnes désintéressées, avec des éléments différents, la plus élevée, qui est celle de King, n'excède que d'un douzième la plus faible, qui est celle de Finlaison. Nous sommes donc autorisé à dire que, sous le règne de Jacques II, l'Angleterre contenait de cinq millions à cinq millions cinq cent mille habitants. C'est-à-dire que, d'après le calcul le plus élevé, elle possédait moins d'un tiers de sa population actuelle, et à peine trois fois autant d'habitants que n'en contient aujourd'hui sa gigantesque capitale (I, p.185-186).
La nature anglaise à la fin du XVIIe siècle
Il peut paraître tout d'abord étrange et même effrayant que le chiffre de l'impôt se trouve trente fois plus élevé aujourd'hui qu'il ne l'était il y a moins de deux siècles ; mais ceux qui s'alarment de cet accroissement seront peut-être rassurés s'ils calculent aussi quel a été l'accroissement des ressources publiques. En 1685, les produits de l'agriculture excédaient de beaucoup les produits de toutes les autres industries humaines, et cependant l'agriculture était encore dans un état bien imparfait et bien grossier. Les terres arables et les pâturages, au dire des calculateurs politiques les plus experts de cette époque, n'égalaient pas la moitié de la surface du sol anglais ; le reste n'était que forêts et marécages. Ces calculs sont pleinement confirmés par les itinéraires et les cartes du dix-septième siècle ; car on y voit clairement que plusieurs routes qui traversent de nos jours une suite non interrompue de vergers et de champs cultivés passaient alors au milieu de bruyères, de marais et de garennes. Dans des paysages dessinés à cette époque pour le grand-duc Cosmo, c'est à peine si l'on voit une haie, et des localités, maintenant richement cultivées, semblent aussi arides que la plaine de Salisbury. A Enfield, en vue, pour ainsi dire, de la fumée de la capitale, il y avait une localité de vingt-cinq milles de circonférence qui ne contenait que trois maisons et quelques rares enclos, et les daims, aussi libres que dans les forêts de l'Amérique, y erraient par milliers. Il faut se rappeler que les animaux sauvages de grande espèce étaient alors bien plus communs qu'à présent. Les sangliers, qu'on avait conservés pour les plaisirs du roi et qui dévastaient avec leurs défenses les terres cultivées, avaient fini, il est vrai, par être exterminés, lors des troubles de la guerre civile, par les paysans furieux de leurs ravages, et le dernier loup qui eût paru dans le pays avait été tué en Écosse vers la fin du règne de Charles II. Mais d'autres espèces d'animaux, quadrupèdes et oiseaux, maintenant rares ou éteintes, étaient encore communes dans le pays. Le renard, dont la vie est aussi sacrée de nos jours dans quelques comtés que celle de l'homme, n'était considéré alors que comme un animal nuisible ... Les cerfs étaient aussi communs alors dans le Gloucestershire et le Hampshire qu'ils le sont maintenant dans les monts Grampians : la reine Anne, en vit un troupeau de plus de cinq cents. Le taureau sauvage à crinière blanche se voyait encore quelquefois dans les forêts du sud. Le blaireau creusait son trou sombre et tortueux sur le penchant des collines où le taillis était le plus épais. Il n'était pas rare dans la nuit d'entendre miauler les chats sauvages autour des maisons des gardes de Wittlebury et de Needwood. On chassait encore dans la forêt de Cranbourne la martre à ventre jaune, dont la fourrure était presque aussi estimée que celle de la martre étrangère. L'aigle de marais, mesurant plus de neuf pieds d'envergure, planait sur la côte de Norfolk, où il se nourrissait de poissons. Les outardes erraient par bandes sur toutes les dunes, depuis la Manche jusqu'au Yorkshire, et on les chassait souvent avec des lévriers. Les marécages des comtés de Cambridge et de Lincoln étaient, pendant quelques mois de l'année, couverts par des nuées de grues. Les progrès de la culture ont fait disparaître bon nombre de ces espèces d'animaux, et rendu si rares quelques autres que la foule les regarde souvent avec autant d'admiration qu'elle en mettrait à examiner un tigre du Bengale ou un ours polaire (I, p.204-206).
A propos du travail des enfants
Nous remarquerons en passant que l'habitude d'envoyer les enfants au travail à un âge trop tendre, habitude que l'État, protecteur de ceux qui ne peuvent se protéger eux-mêmes, a sagement et humainement interdite, existait au dix-septième siècle à un point qui paraît incroyable quand on songe combien le système manufacturier était restreint. A Norwich, centre des principales manufactures de drap, un enfant de six ans était considéré comme propre au travail. Plusieurs écrivains de ce temps, parmi lesquels il en est qui se faisaient remarquer par leurs sentiments philanthropiques, mentionnent avec enthousiasme le fait que, dans cette ville, des filles et des garçons, à peine sortis de l'enfance, créaient par leur travail un capital qui dépassait leurs besoins de plus de douze mille livres sterling par an. Plus nous étudions avec soin l'histoire des temps passés, plus nous trouvons de raisons pour différer d'opinion avec ceux qui prétendent que notre époque a été fertile en nouveaux malheurs sociaux. La vérité est que, presque sans exception, ces malheurs sont l'héritage du passé ; ce qui appartient en propre à notre époque, c'est l'intelligence qui les discerne et l'humanité qui y remédie (I, p.274-275).
Jacques II s'attaque aux universités d'Oxford et de Cambridge
... dès le commencement de 1687, on résolut d'attenter aux droits de la propriété, afin que les ministres et les prélats anglicans demeurassent bien pénétrés de cette idée, que s'ils ne contribuaient pas eux-mêmes à la destruction de l'Église dont ils étaient les ministres, ils couraient le risque, d'un instant à l'autre, d'être réduits à la misère.
Il eût été prudent de s'attaquer d'abord à quelque individu obscur; mais l'infatuation du gouvernement était telle qu'à une époque plus crédule on aurait pu le croire sous l'influence de quelque sortilège. Ce fut donc aux deux corporations les plus vénérables du pays, aux université d'Oxford et de Cambridge, que l'on déclara d'abord la guerre.
Depuis bien des siècles, ces deux grands corps jouissaient de privilèges considérables ; mais jamais leurs pouvoirs n'avaient été plus grands que pendant la dernière partie du dix-septième siècle. Aucune autre nation ne pouvait se vanter de posséder des foyers de science aussi splendides et aussi riches. Les écoles d'Édimbourg et de Glasgow, de Leyde et d'Utrecht, de Louvain et de Gottingue, de Padoue et de Bologne, paraissaient pauvres et mesquines aux étudiants élevés dans les magnifiques collèges fondés par Wykeham et par Wolsey, par Henri VI et par Henri VIII. Dans le système universitaire d'Angleterre, la littérature et les sciences étaient environnées de pompe, armées de pouvoirs, et étroitement liées aux institutions les plus augustes de l'État. Les plus grands seigneurs du royaume recherchaient à l'envi le titre de chancelier d'une de ces universités; les hommes d'État ambitionnaient l'honneur de les représenter au Parlement, et la noblesse, les princes eux-mêmes, s'enorgueillissaient de recevoir d'elles le privilège de se parer de la robe écarlate de docteur. Les curieux étaient attirés à Oxford et à Cambridge par la richesse de leurs anciens monuments qu'ornaient les sculptures du Moyen Age, par l'élégance des bâtiments modernes, où brillaient le génie de Jones et de Wren, par leurs salles splendides, leurs chapelles, leurs musées, leurs jardins botaniques, et enfin par les seules grandes bibliothèques que possédât alors le royaume. La pompe que déployait dans les grandes occasions l'université d'Oxford surtout rivalisait avec celle des princes souverains. Quand son chancelier, le vénérable duc d'Ormond, couvert de son manteau brodé, était assis sur son trône sous la voûte ornée de peintures du théâtre de Sheldon, et qu'environné de centaines de gradués, revêtus du costume de leur grade, il recevait solennellement les jeunes gens de la plus haute noblesse d'Angleterre qu'on lui présentait comme candidats aux honneurs académiques, il remplissait un rôle qui ne paraissait guère moins royal que celui de son maître à Whitehall. A ces universités s'étaient formés presque tous les ecclésiastiques les plus éminents, tous les jurisconsultes, les médecins, les beaux esprits, les poètes et les orateurs du pays, ainsi que beaucoup de nobles et de riches bourgeois. Il est bon de remarquer aussi que les rapports de l'étudiant avec l'école ne cessaient pas toujours quand il en sortait ; souvent il restait membre du corps académique pendant toute sa vie, et votait, en cette qualité, dans toutes les élections importantes. Aussi conservait-il pour les bords du Cam et de l'Isis une affection plus forte que celle qu'inspirent d'ordinaire aux hommes les lieux où ils ont été élevés. Il n'y avait pas un recoin de l'Angleterre où les universités ne comptassent des fils zélés et reconnaissants, et toute attaque dirigée contre l'honneur ou les intérêts de Cambridge ou d'Oxford devait infailliblement exciter le ressentiment d'une classe puissante, active et intelligente, répandue sur toute la surface du territoire, depuis le Northumberland jusqu'en Cornouailles (I, p.614-615).
Siège de Namur par Louis XIV (1692) : à la saint-Médard, il a beaucoup plu.
Après cette superbe revue, Louis annonça l'intention d'attaquer Namur. Cinq jours après, il était sous les murs de cette place, à la tête de plus de trente mille hommes. Vingt mille paysans, mis en réquisition dans les parties des Pays-Bas qu'occupaient les Français, étaient forcés de travailler comme pionniers. Luxembourg, à la tête de quatre-vingt mille hommes, occupait une forte position sur la route de Namur à Bruxelles, prêt à livrer bataille à tout ennemi qui se présenterait pour faire lever le siège. Cette distribution des commandements n'excita aucune surprise. On savait depuis longtemps que le grand monarque aimait les sièges, et n'aimait pas les batailles. Il avait pour principe qu'un siège était la véritable pierre de touche du talent militaire. L'issue d'une rencontre entre deux armées en rase campagne était, suivant lui, souvent déterminée par le hasard, tandis que la science seule pouvait venir à bout de ravelins et de bastions que la science avait construits. Ses détracteurs disaient ironiquement qu'il était heureux que la branche militaire que Sa Majesté considérait comme la plus noble fût celle dans laquelle il était rarement nécessaire qu'il exposât à des risques sérieux une vie si précieuse pour son peuple.
Namur, situé au confluent de la Sambre et de la Meuse, était une des principales forteresses de l'Europe. La ville elle-même était en plaine et n'avait de force que ce qu'elle empruntait à l'art. Mais l'art et la nature s'étaient réunis pour fortifier cette fameuse citadelle qui, du sommet d'un roc élevé, domine au loin une immense étendue de champs de blé, des bois et des prairies, arrosés par deux belles rivières. Les habitants de la ville et du pays environnant étaient fiers de leur imprenable château. Ils se vantaient de ce que jamais, dans toutes les guerres qui avaient désolé les Pays-Bas, ni la science, ni la valeur n'avaient pu pénétrer dans ses murs. Les places fortes du voisinage, renommées dans le monde entier, Anvers et Ostende, Ypres, Lille et Tournay, Mons et Valenciennes, Cambrai et Charleroi, Limbourg et Luxembourg, avaient ouvert leurs portes à des vainqueurs ; mais jamais une main ennemie n'avait enlevé le drapeau qui flottait sur les remparts de Namur. Pour que rien ne manquât à l'intérêt du siège, les deux grands maîtres dans l'art de la fortification se trouvaient opposés l'un à l'autre. Vauban avait été, pendant bien des années, considéré comme le premier des ingénieurs ; mais il avait, depuis peu de temps, un rival formidable dans la personne de Menno, baron de Cohorn, le meilleur officier au service des États généraux. Les fortifications de Namur venaient d'être réparées et augmentées sous la direction de Cohorn, qui s'était enfermé dans la place. Vauban était dans le camp de Louis. On pouvait donc s'attendre à ce que l'attaque et la défense seraient dignes l'une de l'autre.
Cependant les armées alliées s'étaient réunies; mais il était trop tard. Guillaume se porta à la hâte vers Namur. Il menaça les travaux des Français, d'abord du côté de l'ouest, puis du nord, et enfin de l'est. Mais entre lui et les lignes de circonvallation se trouvait l'armée de Luxembourg, suivant tous ses mouvements, et toujours établie dans des positions telles que c'eût été le comble de l'imprudence de l'attaquer. Sur ces entrefaites les assiégeants, habilement dirigés par Vauban et excités par la présence de Louis, faisaient de rapides progrès. Il y avait, il est vrai, bien de obstacles à vaincre et bien des fatigues à endurer. Le temps était orageux ; et le 8 juin, jour de la Saint-Médard, qui occupe dans le calendrier français la même place de mauvais augure qui appartient dans le nôtre à saint Swithin, la pluie tomba par torrents. La Sambre débordée se répandait dans les plaines couvertes de moissons verdoyantes. Les ponts de la Mehaigne furent emportés et entraînés dans la Meuse. Les routes se transformèrent en fondrières. Les tranchées étaient tellement engorgées d'eau et de boue qu'il fallait trois jours pour faire passer un canon d'une batterie dans une autre. Les six mille chariots qui avaient accompagné l'armée française devinrent inutiles. On dut faire transporter à dos de chevaux la poudre, les boulets, la farine, les fourrages, suivant les besoins du service. Il ne fallait rien moins, en pareille circonstance, que l'autorité de Louis pour maintenir l'ordre et inspirer la gaieté. Ses soldats, à vrai dire, montrèrent beaucoup plus de respect pour lui que pour certaines choses placées sous la sauvegarde de leur religion. Ils maudirent cordialement saint Médard ou brûlèrent toutes celles de ses images qu'ils purent trouver. Mais pour leur roi, il n'y avait rien qu'ils ne fussent prêts à faire ou à endurer. Malgré tous les obstacles, ils ne cessaient de gagner du terrain. Cohorn fut grièvement blessé en défendant avec le courage du désespoir un fort qu'il avait construit lui-même, et dont il était fier. Il ne put être remplacé. Le gouverneur était un homme faible, que Gastanaga avait nommé et que Guillaume avait récemment conseillé à l'électeur de Bavière d'éloigner. La garnison se découragea. La ville se rendit après huit jours de siège, et la citadelle environ trois semaines plus tard (II, p.508-510).
Swift est envoyé porter un message au roi Guillaume
Comme il [W. Temple] ne pouvait, en raison de l'état de sa santé, se rendre en personne à Kensington, il résolut d'y envoyer son secrétaire. Ce secrétaire était un érudit pauvre de vingt-quatre à vingt-cinq ans, qui cachait sous un extérieur fort simple et sous des manières un peu gauches quelques-uns des dons les plus précieux qui aient jamais été départis à aucun des enfants des hommes : une rare puissance d'observation, un esprit brillant, une imagination bouffonne, un goût de la causticité la plus sévère mêlée d'une délicatesse exquise, une éloquence singulièrement chaste, mâle et limpide. Ce jeune homme s'appelait Jonathan Swift. Il était né en Irlande, mais il se serait cru insulté si on l'avait appelé Irlandais. Il était de pur sang anglais et, tant qu'il vécut, il considéra la population aborigène de l'île où il avait vu le jour comme une race étrangère et servile. Il avait, sous le dernier règne, suivi les cours de l'université de Dublin, où il ne s'était distingué que par ses désordres, et il avait eu quelque peine à obtenir ses degrés. A l'époque de la Révolution, il s'était, avec quelques milliers d'autres colons, réfugié dans la mère patrie pour se soustraire aux violences de Tyrconnel, et il s'était estimé heureux de trouver un asile à Moor Park. Mais cet asile, il dut le payer cher. On jugea que ses services étaient suffisamment rétribués par un salaire annuel de vingt livres sterling, la nourriture et le logement. Il dînait à la seconde table. Quelquefois, il est vrai, faute de meilleure compagnie, son patron lui faisait l'honneur de l'inviter à faire sa partie de cartes, et, dans ces occasions, sir William [Temple] avait la générosité de donner à son antagoniste quelque argent pour commencer. L'humble étudiant n'eût pas oser lever les yeux sur une dame : mais lorsqu'il fut devenu ecclésiastique, il commença, selon la mode des ecclésiastiques de cette génération, à faire la cour à une jolie soubrette qui était le principal ornement de la salle des domestiques et dont le nom et inséparablement associé au sien dans une triste et mystérieuse histoire.
Bien des années après, Swift avoua une partie de ce qu'il avait éprouvé en se rendant à la cour. Son esprit avait été courbé, presque brisé par l'adversité et les humiliations. Le langage qu'il était dans l'habitude de tenir à son patron était, autant qu'on en peut juger par les échantillons qui subsistent encore, celui d'un laquais, ou plutôt d'un mendiant. Une parole un peu vive ou un regard un peu froid du maître suffisait pour rendre le serviteur malheureux pendant plusieurs jours. Mais cette servilité était simplement celle avec laquelle un tigre mis en cage et affamé se soumet au gardien qui lui apporte sa nourriture. L'humble serviteur était au fond du cœur le plus hautain, le plus ambitieux, le plus vindicatif, le plus despotique des hommes. Maintenant, enfin, une perspective vaste et illimitée s'ouvrait devant lui. Il était déjà un peu connu de Guillaume. Quelquefois, à Moor Park, lorsque le maître était cloué dans son fauteuil par la goutte, c'était le secrétaire qui avait accompagné le roi dans les jardins. Sa Majesté avait daigné enseigner à son compagnon la manière hollandaise de couper et de manger les asperges, et avait gracieusement demandé si M. Swift aimerait à avoir un brevet de capitaine dans un régiment de cavalerie. Mais maintenant, pour la première fois, le jeune homme allait se trouver en présence du roi comme conseiller (II, p.576-577).
Parlement et ministère
Le changement apporté par la Révolution dans la situation de la Chambre des communes en avait rendu un autre nécessaire, et cet autre n'avait pas encore eu lieu. Il y avait un gouvernement parlementaire, mais il n'y avait pas de ministère, et sans ministère, un gouvernement parlementaire, tel qu'il existe chez nous, ne peut jamais fonctionner d'une manière ferme et sûre.
Il est essentiel pour nos libertés que la Chambre des communes exerce un contrôle sur toutes les branches du pouvoir exécutif. Et cependant il est évident qu'une assemblée composée de cinq ou six cents individus, lors même que par leur intelligence ils dépasseraient de beaucoup la moyenne d'intelligence des membres du meilleur Parlement, lors même que chacun d'eux serait un Burleigh ou un Sully, serait impropre aux fonctions du pouvoir exécutif. On a dit avec raison que toute collection d'hommes un peu nombreuse, si excellente d'ailleurs que fût leur éducation, avait une forte tendance à devenir populace, et un pays dont le conseil exécutif suprême est une populace est dans une situation périlleuse.
Heureusement on a découvert un moyen par lequel la Chambre des communes peut exercer sur le pouvoir exécutif une influence souveraine, sans se charger elle-même de fonctions dont ne peut convenablement s'acquitter un corps si nombreux et si diversement composé. Il est une institution qui n'existait pas au temps des Plantagenêts, ni des Tudors ni des Stuarts, une institution inconnue dans la loi, une institution dont ne parle aucun statut, une institution dont ne s'occupent point les publicistes, tels que Delorme et Blackstone, une institution qui prit naissance peu après la Révolution, qui grandit rapidement en importance, s'implanta avec force dans notre sol et qui forme aujourd'hui un rouage aussi essentiel de notre mécanisme politique que le Parlement lui-même. Cette institution, c'est le ministère.
Le ministère, on le sait, est un comité des principaux membres des deux Chambres. Il est nommé par la couronne mais il se compose exclusivement des hommes d'État dont les opinions sur les questions à l'ordre du jour s'accordent en général avec les opinions de la majorité de la Chambre des communes. Les membres de ce comité se répartissent entre eux les principales branches de l'administration. Chaque ministre dirige les affaires ordinaires de son département sans en référer à ses collègues. Mais les affaires les plus importantes de chaque département, et spécialement celles qui paraissent devoir faire l'objet d'une discussion dans le Parlement, sont soumises à l'examen du ministère tout entier. Dans le Parlement, les ministres sont tenus d'agir comme un seul homme sur toutes les questions qui se rattachent à l'exercice du pouvoir exécutif. Si l'un d'eux est en dissentiment avec le reste de ses collègues sur une question trop importante pour admettre un compromis, son devoir est de se retirer. Tant que les ministres conservent la confiance de la majorité parlementaire, cette majorité les soutient contre les attaques de l'opposition et repousse toute motion tendant à censurer leurs actes ou à les embarrasser dans leur marche. S'ils trahissent cette confiance, si la majorité parlementaire est mécontente de la manière dont le patronage est distribué, de la manière dont on use du droit de grâce, de la conduite des affaires étrangères, de la conduite d'une guerre, le remède est simple, il n'est point nécessaire que les Communes prennent sur elles le fardeau de l'administration, qu'elles proposent à la couronne de faire tel individu évêque et tel autre juge, de pardonner à tel criminel et d'en faire exécuter tel autre, de négocier un traité sur telle ou telle base, d'envoyer une expédition à telle ou telle contrée. Elles n'ont qu'à déclarer qu'elles ont cessé d'avoir confiance dans le ministère et qu'à demander un ministère dans lequel elles puissent avoir confiance (II, p.620-621).
Pour ou contre une armée permanente ?
Le conflit parlementaire sur la grande question d'une armée permanente fut précédé par un conflit littéraire. Dans l'automne de 1697 commença une controverse de quelque intérêt et de quelque importance; la presse était libre, on pouvait franchement discuter une de ces graves questions politiques qui excitent les esprits : ceux qui avaient des opinions contraires à la cour pouvaient exprimer ces opinions sans avoir recours à des expédients illégaux, et sans employer de ces interprètes qu'on n'avoue pas. Il en résulta que la dispute fut vive : cependant sur le tout elle se poursuivit avec une convenance qui eût paru extraordinaire aux jours de la censure.
En cette occasion, les tories, quoiqu'ils ne fussent pas indifférents, n'écrivirent guère dans cette bataille de plume qui eut lieu presque exclusivement entre deux sections du parti whig. Les combattants des deux côtés gardèrent généralement l'anonymat ...
Les polémistes qui recommandaient le licenciement immédiat et complet de l'armée avaient une tâche facile; s'ils éprouvaient un embarras, ce n'était que celui du choix de leurs arguments ; de leur côté étaient les innombrables lieux communs de la rhétorique et de l'histoire, l'autorité d'une foule de noms illustres, tous les préjugés, toutes les traditions des deux partis de l'État.
Ces écrivains posaient comme un principe fondamental de la science politique qu'une armée permanente et une Constitution libre ne pouvaient coexister ensemble. Qu'est-ce qui avait détruit, demandaient-ils, les nobles républiques de la Grèce ? Qu'est-ce qui avait rivé les chaînes du puissant peuple romain ? Qu'est-ce qui avait converti les républiques italiennes du Moyen Age en seigneuries et en duchés ? Comment se faisait-il que presque tous les royaumes de l'Europe moderne eussent été transformés de monarchies limitées en monarchies absolues ? Les états généraux de la France, les Cortès de Castille, le Grand Justiciaire de l'Aragon... qu'est-ce qui avait été fatal à toutes ces institutions libérales ? L'histoire était interrogée pour citer des exemples de chefs aventureux qui, au moyen de troupes mercenaires, avaient subjugué des nations libres ou déposé des princes légitimes.
...
C'étaient là les raisons pour lesquelles on réclamait le licenciement de l'armée. Le Parlement, disait-on, pourrait bien, peut-être, par égard pour la personne de Sa Majesté, lui permettre d'avoir des gardes qui escorteraient son carrosse et feraient sentinelle autour de son palais ; mais il ne saurait lui être rien accordé au-delà. La défense du royaume doit être confiée aux matelots et à la milice. La Tour elle-même ne doit avoir d'autre garnison que les bourgeois armés du quartier.
Il est évident pour tout homme intelligent et sans passion que ces déclamateurs se contredisaient eux-mêmes. Si une armée composée de troupes régulières était réellement plus forte qu'une armée composée de laboureurs arrachés à la charrue et de bourgeois arrachés au comptoir, comment le pays pourrait-il être en sûreté avec des laboureurs et des bourgeois pour le défendre lorsqu'un grand prince, notre plus proche voisin ‒ qui avait été notre ennemi, et qui au bout de quelques mois pouvait redevenir notre ennemi encore ‒ n'entretenait pas moins de cent cinquante mille hommes de troupes régulières? Si, d'un autre côté, le peuple anglais était doué d'un tel courage, qu'avec ou sans exercice préalable il pourrait affronter et défaire la plus formidable vieille armée du continent, n'était-il pas absurde de craindre qu'un pareil peuple se laisserait réduire en esclavage par quelques régiments de ses propres concitoyens ? Mais nos ancêtres étaient généralement si aveuglés par la prévention que cette inconséquence passa inaperçue. Ils se croyaient en sûreté là où ils auraient dû être sur leurs gardes, et il s'alarmaient là où ils auraient pu se croire en sûreté. Cela ne les choquait nullement d'entendre le même homme soutenir en même temps que, si le roi conservait une armée de vingt mille soldats, la liberté et les biens de plusieurs millions d'Anglais seraient à la merci de la couronne, et cependant que ces millions d'Anglais, combattant pour la liberté de leurs propriétés, auraient bientôt anéanti une armée d'invasion de cinquante à soixante mille des vainqueurs de Steinkerque et de Landen (II, p.880-882).
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