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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


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Historiographie du XIXe siècle

 

Alexis de Tocqueville (1805-1859)


Éditions :

-- Œuvres, éd.sous la direction d'A. JARDIN, 2 vol. parus, Paris, 1991-1992 (Bibliothèque de la Pleiade).

-- De la démocratie en Amérique, Biographie, Préface et Bibliographie par F. FURET, 2 vol., Paris, 1981 (Garnier-Flammarion).

-- *De la démocratie en Amérique. Les grands thèmes, éd. par J.-P. MAYER, Paris, 1980 (Idées/Gallimard).

-- *L'ancien régime et la révolution, éd. par J.-P. MAYER, Paris, 1967 (Idées/Gallimard).

-- Souvenirs, Préface de F. BRAUDEL, Postface de J.-P. MAYER, Texte établi par L. MONNIER, Paris, 1978 (Folio).

-- *Œuvres et correspondance inédites, Ed. G. de Beaumont, 2 vol., Paris, 1861.

--.Correspondance d'Alexis de Tocqueville et de Louis de Kergorlay, Texte établi par A. JARDIN, Paris, 1977 (A. de TOCQUEVILLE, Œuvres complètes, Ed. définitive sous la dir. de J.-P. MAYER, t. XIII, 2).

-- Lettres choisies - Souvenirs, éd. F. MÉLONIO - L. GUELLEC, Paris, 2003 (Quarto).

Études :

-- FURET F., Tocqueville est-il un historien de la révolution française ? dans Annales ESC, 25, 1970, pp.434-451.

-- FURET F., Tocqueville et le problème de la Révolution française, dans Penser la Révolution française, Paris, 1978, p.173-211.

-- HERR R., Tocqueville and the Old Regime, Princeton, 1962.

-- JARDIN A., Alexis de Tocqueville 1805-1859, Paris, 1984.

-- MAYER J.-P., Alexis de Tocqueville, Trad. J. SORIN, Paris, 5e éd, 1948.

-- PILLORGET R., Vérité sociologique et vérité historique chez Tocqueville, dans GADOFFRE G. (Dir.), Certitudes et incertitudes de l'histoire, p.133-143.

-- REINHARD M., Tocqueville historien de la Révolution, dans Alexis de Tocqueville. Le livre du centenaire 1859-1959, Paris, 1960, p. 171-180.


Progrès de l'égalité

Lorsqu'on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n'aient tourné au profit de l'égalité.

Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et divisent leurs terres ; l'institution des communes introduit la liberté démocratique au sein de la monarchie féodale ; la découverte des armes à feu égalise le vilain et le noble sur le champ de bataille ; l'imprimerie offre d'égales ressources à leur intelligence ; la poste vient déposer la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à la porte des palais ; le protestantisme soutient que tous les hommes sont également en état de trouver le chemin du ciel. L'Amérique, qui se découvre, présente à la fortune mille routes nouvelles, et livre à l'obscur aventurier les richesses et le pouvoir.

Si, à partir du XIe siècle, vous examinez ce qui se passe en France de cinquante en cinquante années, au bout de chacune de ces périodes, vous ne manquerez point d'apercevoir qu'une double révolution s'est opérée dans l'état de la société. Le noble aura baissé dans l'échelle sociale, le roturier s'y sera élevé ; l'un descend, l'autre monte. Chaque demi-siècle les rapproche, et bientôt ils vont se toucher.

Et ceci n'est pas seulement particulier à la France. De quelque côté que nous jetions nos regards, nous apercevons la même révolution qui se continue dans tout l'univers chrétien.

Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples tourner au profit de la démocratie ; tous les hommes l'ont aidée de leurs efforts: ceux qui avaient en vue de concourir à ses succès et ceux qui ne songeaient point à la servir ; ceux qui ont combattu pour elle, et ceux mêmes qui se sont déclarés ses ennemis ; tous ont été poussés pêle-mêle dans la même voie, et tous ont travaillé en commun, les uns malgré eux, les autres à leur insu, aveugles instruments dans les mains de Dieu.

Le développement graduel de l'égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son développement.

Serait-il sage de croire qu'un mouvement social qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d'une génération ? Pense-t-on qu'après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? S'arrêtera-t-elle maintenant qu'elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles ?

Où allons-nous donc ? Nul ne saurait le dire ; car déjà les termes de comparaison nous manquent : les conditions sont plus égales de nos jours parmi les chrétiens qu'elles ne l'ont jamais été dans aucun temps ni dans aucun pays du monde ; ainsi la grandeur de ce qui est déjà fait empêche de prévoir ce qui peut se faire encore.

Le livre entier qu'on va lire a été écrit sous l'impression d'une sorte de terreur religieuse produite dans l'âme de l'auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles, et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer au milieu des ruines qu'elle a faites (De la démocratie en Amérique, Introduction, p.26-28).

 

L'histoire aristocratique et l'histoire démocratique

Les historiens qui écrivent dans les siècles aristocratiques font dépendre d'ordinaire tous les événements de la volonté particulière et de l'humeur de certains hommes, et ils attachent volontiers aux moindres accidents les révolutions les plus importantes. Ils font ressortir avec sagacité les plus petites causes, et souvent ils n'aperçoivent point les plus grandes.

Les historiens qui vivent dans les siècles démocratiques montrent des tendances toutes contraires.

La plupart d'entre eux n'attribuent presque aucune influence à l'individu sur la destinée de l'espèce, ni aux citoyens sur le sort du peuple. Mais, en retour, ils donnent de grandes causes générales à tous les petits faits particuliers. Ces tendances opposées s'expliquent.

Quand les historiens des siècles aristocratiques jettent les yeux sur le théâtre du monde, ils y aperçoivent tout d'abord un très petit nombre d'acteurs principaux qui conduisent toute la pièce. Ces grands personnages, qui se tiennent sur le devant de la scène, arrêtent leur vue et la fixent : tandis qu'ils s'appliquent à dévoiler les motifs secrets qui font agir et parler ceux-là, ils oublient le reste.

L'importance des choses qu'ils voient faire à quelques hommes leur donne une idée exagérée de l'influence que peut exercer un homme et les dispose naturellement à croire qu'il faut toujours remonter à l'action particulière d'un individu pour expliquer les mouvements de la foule.

Lorsque, au contraire, tous les citoyens sont indépendants les uns des autres, et que chacun d'eux est faible, on n'en découvre point qui exerce un pouvoir fort grand, ni surtout fort durable, sur la masse. Au premier abord, les individus semblent absolument impuissants sur elle, et l'on dirait que la société marche toute seule par le concours libre et spontané de tous les hommes qui la composent.

Cela porte naturellement l'esprit humain à rechercher la raison générale qui a pu frapper ainsi à la fois tant d'intelligences et les tourner simultanément du même côté.

Je suis très convaincu que, chez les nations démocratiques elles-mêmes, le génie, les vices ou les vertus de certains individus retardent ou précipitent le cours naturel de la destinée du peuple; mais ces sortes de causes fortuites et secondaires sont infiniment plus variées, plus cachées, plus compliquées, moins puissantes, et par conséquent plus difficiles à démêler et à suivre dans des temps d'égalité que dans des siècles d'aristocratie, où il ne s'agit que d'analyser, au milieu des faits généraux, l'action particulière d'un seul homme ou de quelques-uns.

L'historien se fatigue bientôt d'un pareil travail ; son esprit se perd au milieu de ce labyrinthe, et, ne pouvant parvenir à apercevoir clairement et à mettre suffisamment en lumière les influences individuelles, il les nie. Il préfère nous parler du naturel des races, de la constitution physique du pays, ou de l'esprit de la civilisation. Cela abrège son travail, et, à moins de frais, satisfait mieux le lecteur.

M. de la Fayette a dit quelque part dans ses Mémoires que le système exagéré des causes générales procurait de merveilleuses consolations aux hommes publics médiocres. J'ajoute qu'il en donne d'admirables aux historiens médiocres. Il leur fournit toujours quelques grandes raisons qui les tirent promptement d'affaire à l'endroit le plus difficile de leur livre et favorisent la faiblesse ou la paresse de leur esprit, tout en faisant honneur à sa profondeur.

Pour moi, je pense qu'il n'y a pas d'époque où il ne faille attribuer une partie des événements de ce monde à des faits très généraux, et une autre à des influences très particulières. Ces deux causes se rencontrent toujours ; leur rapport seul diffère. Les faits généraux expliquent plus de choses dans les siècles démocratiques que dans les siècles aristocratiques, et les influences particulières moins. Dans les temps d'aristocratie, c'est le contraire : les influences particulières sont plus fortes, et les causes générales sont plus faibles, à moins qu'on ne considère comme une cause générale le fait même de l'inégalité des conditions, qui permet à quelques individus de contrarier les tendances naturelles de tous les autres (De la démocratie en Amérique, p.237-239).

 

L'avenir de la démocratie

Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l'étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu'ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu'ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs.

Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? (De la démocratie en Amérique, p.347-348)

 

Continuité entre l'ancien régime et la Révolution

Le livre que je publie en ce moment n'est point une histoire de la Révolution, histoire qui a été faite avec trop d'éclat pour que je songe à la refaire ; c'est une étude sur cette Révolution.

Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu'ils avaient été jusque-là de ce qu'ils voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris toutes sortes de précautions pour ne rien emporter du passé dans leur condition nouvelle ; ils se sont imposé toutes sortes de contraintes pour se façonner autrement que leurs pères; ils n'ont rien oublié enfin pour se rendre méconnaissables.

J'avais toujours pensé qu'ils avaient beaucoup moins réussi dans cette singulière entreprise qu'on ne l'avait cru au dehors et qu'ils ne l'avaient cru d'abord eux-mêmes. J'étais convaincu qu'à leur insu ils avaient retenu de l'ancien régime la plupart des sentiments, des habitudes, des idées mêmes à l'aide desquelles ils avaient conduit la Révolution qui le détruisit et que, sans le vouloir, ils s'étaient servis de ses débris pour construire l'édifice de la société nouvelle; de telle sorte que, pour bien comprendre et la Révolution et son œuvre, il fallait oublier un moment la France que nous voyons, et aller interroger dans son tombeau la France qui n'est plus. C'est ce que j'ai cherché à faire ici; mais j'ai eu plus de peine à y réussir que je n'aurais pu le croire (L'ancien régime et la Révolution, Avant-propos, p.43-44)..

 

Qu'est-ce que la Révolution ?

Quelque radicale qu'ait été la Révolution, elle a cependant beaucoup moins innové qu'on ne le suppose généralement : je le montrerai plus tard. Ce qu'il est vrai de dire d'elle, c'est qu'elle a entièrement détruit ou est en train de détruire (car elle dure encore) tout ce qui, dans l'ancienne société, découlait des institutions aristocratiques et féodales, tout ce qui s'y rattachait en quelque manière, tout ce qui en portait, à quelque degré que ce fût, la moindre empreinte. Elle n'a conservé de l'ancien monde que ce qui avait toujours été étranger à ces institutions ou pouvait exister sans elles. Ce que la Révolution a été moins que toute autre chose, c'est un événement fortuit. Elle a pris, il est vrai, le monde à l'improviste, et cependant elle n'était que le complément du plus long travail, la terminaison soudaine et violente d'une œuvre à laquelle dix générations d'hommes avaient travaillé. Si elle n'eût pas eu lieu, le vieil édifice social n'en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard ; seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de s'effondrer tout à coup. La Révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue. Telle fut son œuvre (L'ancien régime et la Révolution, p.80-81)

 

Les regrets de l'aristocrate

Les nobles méprisaient fort l'administration proprement dite, quoiqu'ils s'adressassent de temps en temps à elle. Ils gardaient jusque dans l'abandon de leur ancien pouvoir quelque chose de cet orgueil de leurs pères, aussi ennemi de la servitude que de la règle. Ils ne se préoccupaient guère de la liberté générale des citoyens, et souffraient volontiers que la main du pouvoir s'appesantît tout autour d'eux ; mais ils n'entendaient pas qu'elle pesât sur eux-mêmes, et pour l'obtenir ils étaient prêts à se jeter au besoin dans de grands hasards. Au moment où la Révolution commence, cette noblesse, qui va tomber avec le trône, a encore vis-à-vis du roi, et surtout de ses agents, une attitude infiniment plus haute et un langage plus libre que le tiers état, qui bientôt renversera la royauté. Presque toutes les garanties contre les abus du pouvoir que nous avons possédées durant les trente-sept ans du régime représentatif sont hautement revendiquées par elle. On sent, en lisant ses cahiers, au milieu de ses préjugés et de ses travers, l'esprit et quelques-unes des grandes qualités de l'aristocratie. Il faudra regretter toujours qu'au lieu de plier cette noblesse sous l'empire des lois, on l'ait abattue et déracinée. En agissant ainsi, on a ôté à la nation une portion nécessaire de sa substance et fait à la liberté une blessure qui ne se guérira jamais. Une classe qui a marché pendant des siècles la première a contracté, dans ce long usage incontesté de la grandeur, une certaine fierté de cœur, une confiance naturelle en ses forces, une habitude d'être regardée qui fait d'elle le point le plus résistant du corps social. Elle n'a pas seulement des mœurs viriles ; elle augmente, par exemple, la virilité des autres classes. En l'extirpant on énerve jusqu'à ses ennemis mêmes. Rien ne saurait la remplacer complètement ; elle-même ne saurait jamais renaître ; elle peut retrouver les titres et les biens, mais non l'âme de ses pères (L'ancien régime et la Révolution, p.193-194).

 

Le hobereau

Il ne restait guère dans les campagnes que le gentilhomme que la médiocrité de sa fortune empêchait d'en sortir. Celui-là s'y trouvait vis-à-vis des paysans ses voisins dans une position où jamais propriétaire riche ne s'était vu, je pense. N'étant plus leur chef, il n'avait plus l'intérêt qu'il avait eu autrefois à les ménager, à les aider, à les conduire ; et, d'une autre part, n'étant pas soumis lui-même aux mêmes charges publiques qu'eux, il ne pouvait éprouver de vive sympathie pour leur misère, qu'il ne partageait pas, ni s'associer à leurs griefs, qui lui étaient étrangers. Ces hommes n'étaient plus ses sujets, il n'était pas encore leur concitoyen : fait unique dans l'histoire.

Ceci amenait une sorte d'absentéisme de cœur, si je puis m'exprimer ainsi, plus fréquent encore et plus efficace que l'absentéisme proprement dit. De là vint que le gentilhomme résidant sur ses terres y montrait souvent les vues et les sentiments qu'aurait eus en son absence son intendant ; comme celui-ci, il ne voyait plus dans les tenanciers que des débiteurs, et il exigeait d'eux à la rigueur tout ce qui lui revenait encore d'après la loi ou la coutume, ce qui rendait parfois la perception de ce qui restait des droits féodaux plus dure qu'au temps de la féodalité même.

Souvent obéré et toujours besogneux, il vivait d'ordinaire fort chichement dans son château, ne songeant qu'à y amasser l'argent qu'il allait dépenser l'hiver à la ville. Le peuple, qui d'un mot va souvent droit à l'idée, avait donné à ce petit gentilhomme le nom du moins gros des oiseaux de proie : il l'avait nommé le hobereau.

On peut m'opposer sans doute des individus; je parle des classes, elles seules doivent occuper l'histoire. Qu'il y eût dans ce temps-là beaucoup de propriétaires riches qui, sans occasion nécessaire et sans intérêt commun, s'occupassent du bien-être des paysans, qui le nie ? Mais ceux-là luttaient heureusement contre la loi de leur condition nouvelle, qui, en dépit d'eux-mêmes, les poussait vers l'indifférence, comme leurs anciens vassaux vers la haine (L'ancien Régime et la Révolution, p.206-208).

 

La suite de L'ancien régime et la Révolution

Je suis moi-même bien préoccupé de cette suite de mon livre dont vous voulez bien vous occuper déjà. Je suis effrayé des difficultés que j'aperçois dans cette partie de mon œuvre. Elles sont de toutes sortes : l'ancien régime était à moitié ignoré, et en se donnant la peine de creuser plus loin que la superficie des opinions communes, on pouvait aisément trouver le vrai et le nouveau. Mais la révolution, surtout dans sa première période, a été l'objet d'études très-approfondies, le sujet qui a préoccupé le plus les grands esprits du temps. La difficulté d'être intéressant en pareille matière, en restant vrai, est bien plus grande. De plus, l'ancien régime est mort ; les passions qui peuvent encore s'y rattacher sont languissantes. La révolution, c'est le vivant, et il est difficile de la toucher sans faire crier bien des gens, et, qui pis est, des gens qui, ennemis les uns des autres, ne s'entendent que pour condamner l'écrivain. Je n'ai encore, sur cette partie de mon sujet auquel vous pensez bien que j'ai particulièrement réfléchi (avant même de m'occuper d'aucun autre), je n'ai, dis-je, encore pu me former un ensemble d'idées qui me satisfasse pleinement, et tout ce que je pourrais dire, en ce moment, serait imprudent, parce que ma pensée n'est pas encore mûre, et que l'étude nouvelle, détaillée et attentive, à laquelle je commence à me livrer avec ardeur sur les actes et les paroles de ce temps, peut singulièrement modifier, dans un sens ou dans un autre, les idées générales que j'ai aujourd'hui.

Je crois que ce que j'ai de mieux à faire est de suivre la méthode que j'ai déjà suivie pour composer le livre qui vient de paraître, et même la Démocratie : je vais vous la dire, quoiqu'il soit déplaisant de parler si longtemps de soi, parce que vous pourrez peut-être, la connaissant, me donner quelques bons avis. Quand j'ai un sujet quelconque à traiter, il m'est quasi impossible de lire aucun des livres qui ont été composés sur la même matière ; le contact des idées des autres m'agite et me trouble au point de me rendre douloureuse la lecture de ces ouvrages. Je m'abstiens donc, autant que je le puis, de savoir comment leurs auteurs ont interprété après coup les faits dont je m'occupe, le jugement qu'ils en ont porté, les idées diverses que ces faits leur ont suggérées (ce qui, par parenthèse, m'expose quelquefois à répéter, sans le savoir, ce qui a déjà été dit). Je me donne, au contraire, une peine incroyable pour retrouver moi-même les faits dans les documents du temps ; souvent j'obtiens ainsi, avec un immense labeur, ce que j'aurais trouvé aisément en suivant une autre route. Cette récolte faite ainsi laborieusement, je me renferme en moi-même, comme dans un lieu bien clos, j'examine avec une extrême attention, dans une revue générale, toutes ces notions que j'ai acquises par moi-même, je les compare, je les enchaîne, et je me fais, ensuite, la loi d'exposer les idées qui me sont spontanément venues dans ce long travail sans aucune considération quelconque pour les conséquences que les uns ou les autres peuvent en tirer. Ce n'est pas que je ne sois extrêmement sensible à cette opinion des différents lecteurs ; mais l'expérience m'a appris que, dès que je voulais écrire dans une vue préconçue, soutenir une thèse, je perdais absolument tout talent véritable, et que je ne pouvais rien faire qui vaille, si je ne me bornais pas à vouloir rendre clairement ce qu'il y a de plus personnel et de plus réel dans mes impressions et dans mes opinions. Pardonnez-moi, mon cher ami, ce long bavardage, qui n'est, du reste, que pour vous seul et qui vous montrera ma grande confiance en vous... (Lettre du 1-9-1856 à M. Duvergier de Haubanne, Œuvres et correspondance inédites, t. II, pp.331-333)


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