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Historiographie du XIXe siècle

 

François Guizot (1787-1874)


Éditions :

-- Histoire de la civilisation en Europe depuis la chute de l'Empire romain jusqu'à la Révolution française suivie de Philosophie politique: de la souveraineté, éd. P. ROSANVALLON, Paris, 1985 (Coll. Pluriel).

-- Histoire de la civilisation en France depuis la chute de l'empire romain, 4 vol., 15e édition, Paris, 1886.

-- Histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe, 2 vol., Bruxelles, 1851.

-- Histoire de la révolution d'Angleterre. 1625-1660, Paris, 1997 (Bouquins).

Études :

-- Actes du Colloque François Guizot (Paris, 22-25 octobre 1974), Paris, Société de l'histoire du protestantisme français, 1976.

-- de BROGLIE G., Guizot, Paris, 1990.

-- POUTHAS Ch.-H., Guizot pendant la Restauration. Préparation de l'homme d'État (1814-1830), Paris, [1923].

-- ROSANVALLON P., Le moment Guizot, Paris, 1985 (Bibliothèque des sciences humaines).

-- THEIS L., Guizot et les institutions de mémoire, dans P. NORA (Dir.), Les lieux de mémoire, II.2 La Nation, Paris, 1986, p.569-592.

-- VALENSISE Marina (éd.), François Guizot et la culture politique de son temps, Paris, 1991.


Jugement sur l'empire romain

Depuis l'élévation d'Auguste jusqu'à la mort de Théodose le Grand, l'empire romain offre, en dépit de sa grandeur, un caractère général d'impuissance et de stérilité. Tout y porte cette triste empreinte : institutions, gouvernement, philosophie, littérature ; l'esprit même des plus illustres citoyens s'épuisait dans un cercle d'idées vieillies, et se consumait en regrets de la république, de ses vertus et de sa gloire. Ce n'est pas quand des idées neuves fermentent qu'il y a décadence ; mais lorsque dans un grand empire la société, qui se sent opprimée et malade, ne conçoit cependant aucune grande et nouvelle espérance, lorsqu'au lieu de s'élancer vers l'avenir, elle n'invoque plus que les souvenirs et les images du passé, c'est là une décadence véritable ; peu importe combien de temps un tel Etat met à tomber ; il croule d'une ruine continue. L'empire romain consuma quatre siècles à sa chute ; il tomba pendant quinze siècles, jusqu'à la prise de Constantinople par les Turcs. Durant ce long temps, nulle idée nouvelle, nul principe de régénération ne vint renouveler la vie du gouvernement; il se soutenait par sa seule masse (Histoire des origines du gouvernement représentatif, t. I, p.34).

 

Définition du gouvernement représentatif

Pascal a dit: « La multitude qui ne se réduit pas à l'unité est confusion. L'unité qui n'est pas multitude est tyrannie.» C'est l'expression la plus belle et la définition la plus précise du gouvernement représentatif. La multitude, c'est la société : l'unité, c'est la vérité, c'est l'ensemble des lois de justice et de raison qui doivent gouverner la société. Si la société reste à l'état de multitude, si les volontés isolées ne se réunissent pas sous l'empire des règles communes, si elles ne reconnaissent pas également la justice et la raison, si elles ne se réduisent pas elles-mêmes à l'unité, il n'y a pas société, il y a confusion. L'unité qui n'est pas sortie du sein de la multitude, qui lui a été violemment imposée par un ou plusieurs, n'importe le nombre, en vertu d'un droit à eux personnel, est une unité fausse et arbitraire ; c'est la tyrannie. Le but du gouvernement représentatif est d'empêcher à la fois la tyrannie et la confusion, de ramener la multitude à l'unité en la provoquant à la reconnaître et à l'accepter elle-même (Histoire des origines du gouvernement représentatif, t. I, p.73).

 

Louis le Débonnaire (814-840)

Son succès comme roi d'Aquitaine se démentit dès qu'il fut empereur. Les faits prouvèrent bientôt cette tendance à la dissolution qui travaillait l'empire de Charlemagne, et qui dispersa l'autorité qu'il avait su retenir dans ses mains. Louis donne des royaumes à ses fils, et ils se révoltent incessamment contre lui. Les trois forces sociales que Charlemagne avait si puissamment maniées et contenues, les grands propriétaires, le clergé et le pape, échappent à Louis le Débonnaire, et prennent parti tantôt pour lui, tantôt contre lui. Le clergé lui adresse des reproches et le force à une pénitence publique dans l'assemblée de Worms (829). On veut le faire moine à la suite de l'assemblée de Compiègne (830) où il a fait l'aveu de ses fautes, et il est déposé en 833 dans une autre assemblée, à Compiègne, à la suite d'une conspiration dans laquelle était entré le pape Grégoire IV. Dans tout le cours de ce règne, rien ne tient plus ensemble, tout se sépare, et les États qui formaient l'empire, et dans chaque État, les grandes forces sociales, laïques et ecclésiastiques. Chacune de ces forces aspire à se rendre indépendante. C'est un singulier spectacle, au milieu de cette dissolution, que Louis le Débonnaire essayant de pratiquer en écolier les maximes du gouvernement de Charlemagne, rendant des lois générales contre des abus généraux, prescrivant des règles à toutes ces forces qui lui échappent, essayant même de corriger les injustices particulières qui avaient été commises sous le règne précédent. Les rois, les grands propriétaires, les évêques, tous ont acquis le sentiment de leur importance et refusent d'obéir à un empereur qui n'est plus Charlemagne (Histoire des origines du gouvernement représentatif, t. I, p.110-111).

 

Évolution de l'historiographie

Selon leur état politique et le degré de leur civilisation, les peuples considèrent l'histoire sous tel ou tel aspect, et y cherchent tel ou tel genre d'intérêt. Dans le premier âge des sociétés, quand tout est nouveau et attrayant pour la jeune imagination de l'homme, il demande à l'histoire un intérêt poétique ; les souvenirs du passé deviennent la matière des narrations brillantes et naïves qui charment une curiosité avide et facile à satisfaire. Que si en un tel état, où la vie sociale est déjà en pleine vigueur et l'esprit humain en mouvement, Hérodote vient lire aux Grecs assemblés à Olympie ses récits patriotiques et les découvertes de ses voyages, les Grecs s'y plaisent comme aux chants d'Homère. Si la civilisation est peu avancée, si les hommes vivent plus isolés, si la patrie existe à peine pour eux, du moins dans sa généralité, on a des chroniques simples mêlées de fables et de légendes mais toujours empreintes de ce caractère poétique et naïf qu'à cette époque l'esprit humain a besoin de retrouver partout. Telles sont, du dixième au quinzième siècle, les chroniques européennes. Si, plus tard, la civilisation se développe dans un pays sans que la liberté s'y établisse, sans que la vie politique y prenne de l'énergie et de l'étendue, quand arrive le temps des lumières, de la richesse et du loisir, c'est un intérêt philosophique que les hommes cherchent dans l'histoire ; elle quitte le champ de la poésie, elle perd sa naïveté ; elle n'a plus cette physionomie réelle et vivante qu'elle portait jadis ; les caractères individuels y tiennent moins de place et n'y paraissent plus sous des formes vivantes ; les noms propres y deviennent plus rares ; le récit des événements et la peinture des hommes en sont le prétexte plutôt que le sujet; tout s'y généralise ; les lecteurs y veulent trouver un résumé des développements de la civilisation, une sorte de théorie des peuples et des événements ; c'est une série de dissertations sur la marche du genre humain, et l'historien semble ne vouloir ressusciter que le squelette du passé, pour le revêtir ensuite d'idées générales et de considérations philosophiques. C'est ce qui est arrivé dans le dernier siècle ; les historiens anglais de cette époque, Robertson, Gibbon et Hume, ont présenté l'histoire sous cet aspect ; la plupart des écrivains allemands sont encore dans le même système. La philosophie de l'histoire y domine : l'histoire proprement dite n'y est pas.

Que si une civilisation avancée et un grand développement de l'esprit humain coïncident, chez un peuple, avec une vie politique animée et forte, si les travaux de la liberté, en excitant les esprits, provoquent l'énergie des caractères, si l'activité de la vie publique s'ajoute aux besoins généraux de la pensée, l'histoire apparaît sous un autre point de vue ; elle devient, pour ainsi dire, pratique. On ne lui demande plus de charmer, par ses récits, des imaginations facilement émues, ni de satisfaire par ses méditations des esprits actifs, mais réduits à ne s'exercer que sur des idées générales. On en attend des instructions analogues aux besoins qu'on éprouve, à la vie dont on vit ; on veut connaître la vraie nature et le jeu intérieur des institutions ; on veut entrer dans le mouvement des partis, les suivre dans leurs combinaisons, étudier les secrets de l'influence des masses et de l'action des individus ; il faut que les hommes et les faits ressuscitent aux yeux de l'esprit, non plus seulement pour l'intéresser ou le divertir, mais pour lui révéler comment s'acquièrent, s'exercent et se défendent les droits, les libertés, le pouvoir ; comment se combinent les opinions, les intérêts, les passions, les nécessités des circonstances, tous les éléments de la politique active. C'est là ce que devient l'histoire pour les peuples libres ; c'est en se plaçant à ce point de vue que Thucydide a écrit celle de la guerre du Péloponnèse, lord Clarendon et l'évêque Burnet celle de la révolution d'Angleterre (Histoire des origines du gouvernement représentatif, t. II, p.7-8).

 

Qu'est-ce que la « civilisation » ?

Je pourrais multiplier ces hypothèses ; je crois que nous en avons assez parcouru pour démêler quel est le sens populaire et naturel du mot civilisation.

Il est clair qu'aucun des états que je viens de parcourir ne correspond, selon le bon sens naturel des hommes, à ce terme. Pourquoi ? Il me semble que le premier fait qui soit compris dans le mot civilisation (et cela résulte des divers exemples que je viens de faire passer sous vos yeux), c'est le fait de progrès, de développement; il réveille aussitôt l'idée d'un peuple qui marche, non pour changer de place, mais pour changer d'état ; d'un peuple dont la condition s'étend et s'améliore. L'idée du progrès, du développement, me paraît être l'idée fondamentale contenue sous le mot de civilisation.

Quel est ce progrès ? quel est ce développement ? Ici réside la plus grande difficulté.

L'étymologie du mot semble répondre d'une manière claire et satisfaisante : elle dit que c'est le perfectionnement de la vie civile, le développement de la société proprement dite, des relations des hommes entre eux.

Telle est, en effet, l'idée première qui s'offre à l'esprit des hommes quand on prononce le mot civilisation ; on se représente à l'instant l'extension, la plus grande activité et la meilleure organisation des relations sociales : d'une part, une production croissante de moyens de force et de bien-être dans la société ; de l'autre, une distribution plus équitable, entre les individus, de la force et du bien-être produits.

Est-ce là tout, Messieurs ? Avons-nous épuisé le sens naturel, usuel du mot civilisation ? Le fait ne contient-il rien de plus ?

C'est à peu près comme si nous demandions : l'espèce humaine n'est-elle, au fond, qu'une fourmilière, une société où ìl ne s'agisse que d'ordre et de bien-être, où, plus la somme du travail sera grande et la répartition des fruits du travail équitable, plus le but sera atteint et le progrès accompli ?

L'instinct des hommes répugne à une définition si étroite de la destinée humaine. Il lui semble, au premier aspect, que le mot civilisation comprend quelque chose de plus étendu, de plus complexe, de supérieur à la pure perfection des relations sociales, de la force et du bien social.

Les faits, l'opinion publique, le sens généralement reçu du terme, sont d'accord avec cet instinct.

Prenez Rome dans les beaux temps de la République, après la seconde guerre punique, au moment de ses plus grandes vertus, lorsqu'elle marchait à l'empire du monde, lorsque l'état social romain était évidemment en progrès. Prenez ensuite Rome sous Auguste, à l'époque où a commencé la décadence, où du moins le mouvement progressif de la société était arrêté, où les mauvais principes étaient bien près de prévaloir. Il n'y a personne cependant qui ne pense et ne dise que la Rome d'Auguste était plus civilisée que la Rome de Fabricius ou de Cincinnatus.

Transportons-nous ailleurs: prenons la France du XVIIe et du XVIIIe siècle. Il est évident que, sous le point de vue social, quant à la somme et à la distribution du bien-être entre les individus, la France du XVIIe et du XVIIIe siècle était inférieure à quelques autres pays de l'Europe, à la Hollande et à l'Angleterre, par exemple. Je crois qu'en Hollande et en Angleterre l'activité sociale était plus grande, croissait plus rapidement, distribuait mieux ses fruits qu'en France. Cependant, demandez au sentiment général; il vous répondra que la France du XVIIe et du XVIIIe siècle était le pays le plus civilisé de l'Europe. L'Europe n'a pas hésité dans cette question. On trouve des traces de cette opinion publique sur la France dans tous les monuments de la littérature européenne.

On pourrait montrer beaucoup d'autres Etats où le bien-être est plus grand, croît plus rapidement, est mieux réparti entre les individus qu'ailleurs, et où cependant, dans l'instinct spontané, dans le bon sens général des hommes, la civilisation est jugée inférieure à celle d'autres pays moins bien partagés sous le rapport purement social.

Qu'est-ce à dire ? Qu'ont donc ces pays qui leur donne, au nom de civilisés, ce droit privilégié qui compense si largement, dans l'opinion des hommes, ce qui leur manque d'ailleurs ?

Un autre développement que celui de la vie sociale s'y est manifesté avec éclat : le développement de la vie individuelle, de la vie intérieure, le développement de l'homme lui-même, de ses facultés, de ses sentiments, de ses idées. Si la société y est plus imparfaite qu'ailleurs, l'humanité y apparaît avec plus de grandeur et de puissance. Il reste beaucoup de conquêtes sociales à faire, mais d'immenses conquêtes intellectuelles et morales sont accomplies : beaucoup de biens et de droits manquent à beaucoup d'hommes, mais beaucoup de grands hommes vivent et brillent aux yeux du monde. Les lettres, les sciences, les arts, déploient tout leur éclat. Partout où le genre humain voit resplendir ces grandes images, ces images glorifiées de la nature humaine, partout où il voit créer ce trésor de jouissances sublimes, il reconnaît et nomme la civilisation.

Deux faits sont donc compris dans ce grand fait ; il subsiste à deux conditions, et se révèle à deux symptômes : le développement de l'activité sociale et celui de l'activité individuelle, le progrès de la société et le progrès de l'humanité. Partout où la condition extérieure de l'homme s'étend, s'élève, s'améliore, partout où la nature intime de l'homme se montre avec éclat, avec grandeur, à ces deux signes, et souvent malgré la profonde imperfection de l'état social, le genre humain applaudit et proclame la civilisation (Histoire de la civilisation en Europe, p.62-64).

 

Le sens des mots évolue

Après la chute de l'Empire romain, Messieurs, du Ve au Xe siècle, l'état des villes ne fut un état ni de servitude ni de liberté. On court dans l'emploi des mots la même chance d'erreur que je vous faisais remarquer l'autre jour dans la peinture des hommes et des événements. Quand une société a duré longtemps, et sa langue aussi, les mots prennent un sens complet, déterminé, précis, un sens légal, officiel en quelque sorte. Le temps a fait entrer dans les sens de chaque terme une multitude d'idées qui se réveillent dès qu'on le prononce, et qui, ne portant pas toutes la même date, ne conviennent pas toutes au même temps. Les mots servitude et liberté, par exemple, appellent aujourd'hui dans notre esprit des idées infiniment plus précises, plus complètes que les faits correspondants des VIIIe, IXe ou Xe siècles. Si nous disons que les villes étaient au VIIIe siècle dans un état de liberté, nous disons beaucoup trop; nous attachons aujourd'hui au mot liberté un sens qui ne représente point le fait du VIIIe siècle. Nous tomberons dans la même erreur si nous disons que les villes étaient dans la servitude, car ce mot implique tout autre chose que les faits municipaux de ce temps-là. Je le répète, les villes n'étaient alors dans un état ni de servitude ni de liberté ; on y souffrait tous les maux qui accompagnent la faiblesse ; on y était en proie aux violences, aux déprédations continuelles des forts ; et pourtant, malgré tant et de si effroyables désordres, malgré leur appauvrissement et leur dépopulation, les villes avaient conservé et conservaient une certaine importance : dans la plupart, il y avait un clergé, un évêque qui exerçait un grand pouvoir, qui avait influence sur la population, servait de lien entre elle et les vainqueurs, maintenait ainsi la ville dans une sorte d'indépendance, et la couvrait du bouclier de la religion (Histoire de la civilisation en Europe, p.174-175).

 

Réflexions sur le système monarchique

Il est évident que la royauté a joué un rôle immense dans l'histoire de la civilisation européenne ; un coup d'œil sur les faits suffit pour s'en convaincre ; on voit le développement de la royauté marcher du même pas, pour ainsi dire, au moins pendant longtemps, que celui de la société elle-même : les progrès sont communs...

Si nous sortons de l'Europe, si nous portons nos regards sur le reste du monde, nous serons frappés d'un fait analogue ; partout nous trouverons la royauté occupant une grande place, apparaissant comme l'institution peut-être la plus générale, la plus permanente, comme la plus difficile à prévenir là où elle n'existe pas encore, à extirper là où elle a existé. De temps immémorial elle possède l'Asie. A la découverte de l'Amérique, on y a trouvé tous les grands États, avec des combinaisons différentes, soumis au régime monarchique. Quand on pénètre dans l'intérieur de l'Afrique, là où se rencontrent des nations un peu étendues, c'est ce régime qui prévaut. Et non seulement la royauté a pénétré partout, mais elle s'est accommodée aux situations les plus diverses, à la civilisation et à la barbarie, aux mœurs les plus pacifiques, en Chine, par exemple, et à celles où l'esprit militaire domine... Il semble que ce soit une tête qui se puisse placer sur une multitude de corps différents, un fruit qui puisse naître des germes les plus divers.

Dans ce fait, Messieurs, nous pourrions découvrir beaucoup de conséquences importantes et curieuses. Je n'en veux prendre que deux.

La première, c'est qu'il est impossible qu'un tel résultat soit le fruit du pur hasard, de la force ou de l'usurpation seule ; il est impossible qu'il n'y ait pas entre la nature de la royauté, considérée comme institution, et la nature, soit de l'homme individuel, soit de la société humaine, une profonde et puissante analogie. Sans doute la force est mêlée à l'origine de l'institution ; sans doute elle a eu beaucoup de part à ses progrès ; mais toutes les fois que vous rencontrez un résultat comme celui-ci, toutes les fois que vous voyez un grand événement se développer ou se reproduire pendant une longue série de siècles, et au milieu de tant de situations différentes, ne l'attribuez jamais à la force. La force joue un grand rôle, un rôle de tous les jours, dans les affaires humaines ; elle n'en est point le principe, le mobile supérieur: au-dessus de la force et du rôle qu'elle joue, plane toujours une cause morale qui décide de l'ensemble des choses...

Un second fait qui n'est guère moins important à remarquer, c'est la flexibilité de l'institution, sa faculté de se modifier, de s'adapter à une multitude de circonstances diverses...

C'est pour n'avoir pas considéré l'institution de la royauté dans toute son étendue ; pour n'avoir pas, d'une part, pénétré jusqu'à son principe propre et constant, à ce qui fait son essence et subsiste, quelles que soient les circonstances auxquelles elle s'applique; et de l'autre, pour n'avoir pas tenu compte de toutes les variations auxquelles elle se prête, de tous les principes avec lesquels elle peut entrer en alliance ; c'est, dis-je, pour n'avoir pas considéré la royauté sous ce double et vaste point de vue, qu'on n'a pas toujours bien compris son rôle dans l'histoire du monde, et qu'on s'est souvent trompé sur sa nature et ses effets (Histoire de la civilisation en Europe, p.206-208).

 

Italie médiévale et Grèce ancienne

On peut comparer jusqu'à un certain point l'organisation de l'Italie, au Moyen Âge, à celle de l'ancienne Grèce. La Grèce était de même un pays couvert de petites républiques, toujours rivales, souvent ennemies, se ralliant quelquefois dans un but commun. L'avantage dans cette comparaison est tout entier à la Grèce. Nul doute que, dans l'intérieur d'Athènes, de Lacédémone, de Thèbes, quoique l'histoire nous montre d'assez fréquentes iniquités, il n'y ait eu plus d'ordre, de sécurité, de justice que dans les républiques de l'Italie. Voyez cependant combien l'existence politique de la Grèce a été courte, quel principe de faiblesse existait dans ce morcellement du territoire et du pouvoir. Dès que la Grèce s'est trouvée en contact avec de grands États voisins, avec la Macédoine et Rome, elle a succombé. Ces petites républiques si glorieuses, et encore si florissantes, n'ont pu se coaliser pour résister. A combien plus forte raison ne devait-il pas en arriver autant en Italie, où la société et la raison humaines étaient bien moins développées, bien moins fortes que chez les Grecs! (Histoire de la civilisation en Europe, p.231)

 

Supériorité de la civilisation en France

Il y a un autre grand pays dont en vérité je parle par égard, par respect pour un peuple noble et malheureux, plutôt que par nécessité; je veux dire l'Espagne. Ni les grands esprits, ni les grands événements, n'ont manqué à l'Espagne ; l'intelligence et la société humaine y ont apparu quelquefois dans toute leur gloire ; mais ce sont des faits isolés ; jetés çà et là dans l'histoire espagnole, comme des palmiers sur les sables. Le caractère fondamental de la civilisation, le progrès, le progrès général, continu, semble refusé, en Espagne, tant à l'esprit humain qu'à la société. C'est une immobilité solennelle, ou des vicissitudes sans fruit. Cherchez une grande idée ou une grande amélioration sociale, un système philosophique ou une institution féconde, que l'Europe tienne de l'Espagne ; il n'y en a point; ce peuple a été isolé en Europe ; il en a peu reçu et lui a peu donné. Je me serais reproché d'omettre son nom ; mais sa civilisation est de peu d'importance dans l'histoire de la civilisation européenne.

Vous le voyez, messieurs, le fait fondamental, le fait sublime de la civilisation en général, l'union intime, rapide, le développement harmonique des idées et des faits, de l'ordre intellectuel et de l'ordre réel, ne se reproduisent dans aucun des quatre grands pays que nous venons de parcourir [Angleterre, Allemagne, Italie, Espagne]. Quelque chose d'essentiel leur manque à tous, en fait de civilisation, aucun n'en offre l'image à peu près complète, le type pur, dans toutes ses conditions, avec tous ses grands caractères.

Il en est, je crois, autrement de la France. En France, le développement intellectuel et le développement social n'ont jamais manqué l'un à l'autre. L'homme et la société y ont toujours marché et grandi, je ne dirai pas de front et également, mais à peu de distance l'un de l'autre. A côté des grands événements, des révolutions, des améliorations publiques, on aperçoit toujours, dans notre histoire, des idées générales, des doctrines qui leur correspondent. Rien ne s'est passé dans le monde réel, dont l'intelligence ne se soit à l'instant saisie, et n'ait tiré pour son propre compte une nouvelle richesse, rien, dans le domaine de l'intelligence, qui n'ait eu dans le monde réel, et presque toujours assez vite, son retentissement et son résultat. En général même, les idées en France ont précédé et provoqué les progrès de l'ordre social ; ils se sont préparés dans les doctrines avant de s'accomplir dans les choses, et l'esprit a marché le premier dans la route de la civilisation. Ce double caractère d'activité intellectuelle et d'habileté pratique, de méditation et d'application, est empreint dans tous les grands événements de l'histoire de France, dans toutes les grandes classes de la société française, et leur donne une physionomie qui ne se retrouve point ailleurs (Histoire de la civilisation en France, t. I, p.15-17).

 

Du rôle des grands hommes

Cela serait-il vrai, messieurs ? La destinée des grands hommes ne serait-elle en effet que de peser sur le genre humain et de l'étonner ? Leur activité, si forte, si brillante, n'aurait-elle aucun résultat durable ? Il en coûte fort cher d'assister à ce spectacle ; la toile baissée, n'en resterait-il rien ? Faudra-t-il ne regarder ces chefs puissants et glorieux d'un siècle et d'un peuple que comme un fléau stérile, tout au moins comme un luxe onéreux ? Charlemagne, en particulier, ne serait-il rien de plus ?

Au premier aspect, il semble qu'il en soit ainsi, et que le lieu commun ait raison. Ces victoires, ces conquêtes, ces institutions, ces réformes, ces desseins, toute cette grandeur, toute cette gloire de Charlemagne se sont évanouis avec lui ; on dirait un météore sorti tout à coup des ténèbres de la barbarie, pour s'aller perdre et éteindre aussitôt dans les ténèbres de la féodalité. Et l'exemple n'est pas unique dans l'histoire ; le monde a vu plus d'une fois, nous avons vu nous-mêmes un empire semblable, un empire qui prenait plaisir à se comparer à celui de Charlemagne, et en avait le droit, nous l'avons vu tomber également avec un homme.

Gardez-vous cependant, messieurs, d'en croire ici les apparences : pour comprendre le sens des grands événements et mesurer l'action des grands hommes, il faut pénétrer plus avant.

Il y a dans l'activité d'un grand homme deux parts ; il joue deux rôles ; on peut marquer deux époques dans sa carrière. Il comprend mieux que tout autre les besoins de son temps, les besoins réels, actuels, ce qu'il faut à la société contemporaine pour vivre et se développer régulièrement. Il le comprend, dis-je, mieux que tout autre, et il sait mieux que tout autre s'emparer de toutes les forces sociales et les diriger vers ce but. De là son pouvoir et sa gloire : c'est là ce qui fait qu'il est, dès qu'il paraît, compris, accepté, suivi ; que tous se prêtent et concourent à l'action qu'il exerce au profit de tous.

Il ne s'en tient point là : les besoins réels et généraux de son temps à peu près satisfaits, la pensée et la volonté du grand homme vont plus loin. Il s'élance hors des faits actuels ; il se livre à des vues qui lui sont personnelles ; il se complaît à des combinaisons plus ou moins vastes, plus ou moins spécieuses, mais qui ne se fondent point, comme ses premiers travaux, sur l'état positif, les instincts communs, les vœux déterminés de la société ;  il s'épuise en combinaisons lointaines et arbitraires ; il veut, en un mot, étendre indéfiniment son action, posséder l'avenir comme il a possédé le présent.

Ici commencent l'égoïsme et le rêve... (Histoire de la civilisation en France, t. II, p.115-117).

 

Causes du démembrement de l'empire de Charlemagne selon A. Thierry

Quelles furent, en y regardant de plus près, les causes du phénomène dont nous venons de suivre les principales crises ? Comment s'opéra le démembrement, et quelle transformation intérieure subit alors en Occident la société ?

On a donné, de ce problème, une foule de solutions également insuffisantes. On s'en est pris, de la décadence de l'empire de Charlemagne, à l'incapacité de ses successeurs, de Louis le Débonnaire, de Charles le Chauve, de Charles le Gros, de Charles le Simple ; s'ils avaient eu le génie et la caractère du fondateur de l'empire, l'empire, a-t-on dit, aurait glorieusement subsisté. D'autres ont attribué sa chute à l'avidité des ducs, comtes, vicomtes, bénéficiers, et autres officiers royaux de toute sorte : ils ont voulu se rendre indépendants, souverains ; ils ont usurpé le pouvoir, démembré l'État. Selon d'autres, ce sont les Normands qui doivent répondre de sa ruine ; la continuité de leurs invasions et la misère où sont tombés les peuples ont fait tout le mal. Explications évidemment étroites et puériles. Une seule a plus de valeur et mérite un sérieux examen ; c'est celle qu'a récemment développée M. Augustin Thierry, dans ses Lettres sur l'Histoire de France, et surtout dans la seconde édition1. Je ne l'adopte pas complètement; je ne crois pas qu'elle suffise à rendre raison des faits ; mais elle est ingénieuse, élevée, et contient, sans nul doute, beaucoup de vérités.

Selon M. Thierry, le démembrement de l'empire de Charlemagne a été amené par la diversité des races. A la mort de Charles, quand la main terrible qui retenait forcément ensemble tant de peuples différents s'est desserrée, ils se sont d'abord séparés, ensuite groupés selon leur vraie nature, c'est-à-dire selon l'origine, la langue, les mœurs ; et sous cette influence s'est accomplie la formation des nouveaux États. Telle est la physionomie et l'explication générale qu'assigne M. Thierry à ce grand événement. Voici comment il ramène les faits particuliers, et dans quelles crises successives il croit reconnaître le développement de cette cause. Je donnerai peut-être à ses idées une forme un peu plus précise, plus systématique qu'elles n'ont dans ses lettres mêmes ; mais, au fond, je n'y ajouterai et n'en retrancherai rien.

1 Lettres XI et XII, pages 191-247

(Histoire de la civilisation en France, t. II, p.218-219).

 

Continuité au travers des révolutions

Il est temps d'échapper à ces mensongères et puériles déclamations.

Loin d'avoir rompu le cours naturel des événements en Europe, ni la révolution d'Angleterre ni la nôtre n'ont rien dit, rien voulu, rien fait qui n'eût été dit, souhaité, fait ou tenté cent fois avant leur explosion. Elles ont proclamé l'illégitimité du pouvoir absolu : le libre consentement en matière de lois ou d'impôts et le droit de résistance à main armée étaient au nombre des principes constitutifs du régime féodal, et l'Église a souvent répété ces paroles de saint Isidore, qu'on lit dans les canons du quatrième concile de Tolède : « Celui-là est roi qui régit son peuple justement ; s'il fait autrement, il ne sera plus roi.» Elles ont attaqué le privilège et travaillé à introduire plus d'égalité dans l'ordre social : autant en ont fait les rois dans l'Europe entière, et jusqu'à nos jours les progrès de l'égalité civile se sont fondés sur les lois et mesurés par les progrès de la royauté. Elles ont demandé que les fonctions publiques fussent ouvertes à tous les citoyens, distribuées selon le mérite seul, et que le pouvoir se donnât au concours : c'est le principe fondamental de la constitution intérieure de l'Église, et elle l'a non seulement mis en vigueur, mais hautement professé. Soit qu'on regarde aux doctrines générales des deux révolutions ou aux applications qu'elles en ont faites, qu'il s'agisse du gouvernement de l'État ou de la législation civile, des propriétés ou des personnes, de la liberté ou du pouvoir, on ne trouvera rien dont l'invention leur appartienne, rien qui ne se rencontre également, qui n'ait au moins pris naissance dans les temps qu'on appelle réguliers.

...

Qu'on cesse donc de les peindre comme des apparitions monstrueuses dans l'histoire de l'Europe ; qu'on ne nous parle plus de leurs prétentions inouïes, de leurs infernales inventions : elles ont poussé la civilisation dans la route qu'elle suit depuis quatorze siècles ; elles ont professé les maximes, avancé les travaux auxquels l'homme a dû, de tout temps, le développement de sa nature et l'amélioration de son sort ; elles ont fait ce qui a fait tour à tour le mérite et la gloire du clergé, de la noblesse et des rois (Histoire de la révolution d'Angleterre, Préface, p.2-3).

 

Portrait de Cromwell

Trois grands hommes, Cromwell, Guillaume III et Washington, restent dans l'histoire comme les chefs et les représentants de ces crises souveraines qui ont fait le sort de deux grandes nations. Par l'étendue et l'énergie des talents naturels, Cromwell est peut-être, entre les trois, le plus éminent : il avait l'esprit merveilleusement prompt, ferme, juste, souple, inventif, et une vigueur de caractère qu'aucun obstacle ne rebutait, qu'aucune lutte ne lassait, qui poursuivait ses desseins avec une ardeur et une patience également inépuisables, tour à tour par les voies les plus détournées et les plus lentes, ou par les plus brusques et les plus hardies. Il excellait pareillement à gagner ou à dominer les hommes dans les relations personnelles et intimes, à organiser et à conduire une armée ou un parti. Il avait l'instinct de la popularité et le don de l'autorité, et il sut, avec la même audace, déchaîner et dompter les factions. Mais, né dans le sein d'une révolution, et porté de secousse en secousse au pouvoir suprême, son génie était et demeura toujours essentiellement révolutionnaire ; il avait appris à connaître les nécessités de l'ordre et du gouvernement ; il n'en savait ni respecter ni pratiquer les lois morales et permanentes. Que ce fût le tort de sa nature ou le vice de sa situation, il manquait de règle et de sérénité dans l'exercice du pouvoir, recourait sur-le-champ aux moyens extrêmes comme un homme toujours assailli par des périls mortels, et perpétuait ou aggravait, par la violence des remèdes, les maux violents qu'il voulait guérir. La fondation d'un gouvernement est une œuvre qui exige des procédés plus réguliers et plus conformes aux lois éternelles de l'ordre moral. Cromwell put asservir la révolution qu'il avait faite, et ne parvint point à la fonder (Histoire de la révolution d'Angleterre, p.73-74).


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