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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
abbé J.-B. du Bos (1670-1742)
Texte :
-- *Histoire critique de l'établissement de la monarchie françoise dans les Gaules, Nouvelle édition, revûë, corrigée & augmentée, 4 vol., Paris, 1742 [la 1ère édition date de 1719].
Étude :
-- LOMBARD A., L'abbé Du Bos, un initiateur de la pensée moderne (1670-1742), Paris, 1913.
Origine d'une erreur historiqueComment donc a-t-il pû se faire que la vérité soit disparue, & que l'erreur se soit emparée, pour ainsi dire, de nos Annales ? Voici mes conjectures. Nos Historiens modernes, dont les ouvrages sont entre les mains de tout le monde, & où l'on prend communément l'idée de la manière dont la Monarchie Françoise s'est établie, ont pris l'idée qu'ils nous donnent de ce grand évenement, dans ceux de nos Annalistes, qui ont écrit sous les premiers Rois de la troisième Race. Or Aimoin, Sigebert de Gemblours & les autres Annalistes, qui ont écrit sous les premiers Rois de la troisième Race, sont eux-mêmes tombés dans l'erreur, en représentant l'établissement de notre Monarchie sous la forme d'une Conquête faite par une Nation sur une autre Nation. Comment est-il possible, répliquera-t-on d'abord, que ces Annalistes contemporains des premiers Rois Capétiens, & qui par conséquent ont vécu dans un tems beaucoup plus voisin que le nôtre des commencemens de la Monarchie, se soient trompés au point de dépeindre sous la forme d'une Conquête faite à force ouverte, l'établissement d'un Royaume, dont les anciens & les nouveaux Sujets avoient jetté de concert les fondemens ?
Je me flatte de répondre à cette raison, toute spécieuse qu'elle paroît. Il est vrai que les Auteurs qui sous les premiers Rois de la troisième Race, ont écrit sur l'Histoire de l'établissement de la Monarchie Françoise dans les Gaules, étoient bien plus voisins que nous des tems dont ils nous ont donné les Annales ; mais deux choses les ont fait tomber dans l'erreur dont je viens de les accuser. Premierement, lorsque ces Auteurs ont mis la main à la plume, l'erreur qui représente l'établissement de la Monarchie Françoise sous la forme d'une conquête, dans laquelle un Peuple subjugue un autre Peuple, s'étoit déja glissée dans notre Histoire, où l'ignorance qui regnoit sous les derniers Rois de la première Race l'avoit introduite. En second lieu, l'état où étoient encore les sciences sous les premiers Rois de la troisième Race, ne donnoit point à nos Auteurs des moyens suffisans pour découvrir l'erreur dont il est ici question. Il étoit presqu'impossible qu'ils tirassent des écrits composés avant la corruption de notre Histore, les lumières nécessaires pour la rétablir. Quelques réflexions sur l'état où les Lettres ont été sous les deux premières Races de nos Rois & sous les premiers Rois de la troisième Race, expliqueront comment une erreur si opposée à la vérité, a pû néanmoins & s'établit & durer plusieurs siècles (Histoire critique, Discours préliminaire, pp.14-15).
Valeur historique de Grégoire de Tours
Quant au corps de l'Histoire de Grégoire de Tours, c'est-à-dire la partie de l'ouvrage, laquelle comprend ce que les Francs ont fait dans les Gaules, depuis leur conversion jusqu'à l'année cinq cens quatre-vingt-douze, il paroît que cet Evêque un peu trop fidèle pour notre interêt, au titre que lui-même très probablement il a donné à son Livre, ne raconte les grands évenemens qui appartiennent à l'Histoire profane, qu'à proportion de la connexité qu'ils ont avec l'Histoire Ecclesiastique. On diroit qu'il se reproche de mettre la faucille dans la moisson d'autrui, lorsqu'il lui arrive de faire mention soit d'une action de guerre, soit de quelque édit ou reglement touchant le gouvernement politique du Royaume. Il ne s'étend gueres sur ces sortes de faits à moins que quelques-unes de leurs circonstances ne semblent les rendre miraculeux, ou qu'un saint personnage n'y ait eu beaucoup de part.
Notre historien obmet par le même motif, de faire aucune mention de plusieurs évenemens considerables arrivés depuis le baptême de Clovis, parce qu'il croyoit, suivant les apparences, qu'ils fussent étrangers à son sujet. Par exemple, il ne dit rien de la Ligue offensive que Clovis fit avec les Bourguignons avant que de s'engager dans la guerre contre les Visigots. Grégoire de Tours ne parle pas non plus de la cession que l'Ostrogot fit vers l'année cinq cens trent-six aux Rois des Francs, de tout ce qu'il tenoit encore dans les Gaules, & de tous les droits sur cette grande Province, non plus que de la confirmation de cette cession par l'Empereur Justinien. Enfin, quoiqu'on ne sçache qu'imparfaitement l'Histoire du sixième siècle, on pourroit néanmoins alleguer bien d'autres exemples des omissions qui se trouvent dans le corps de l'Histoire Ecclesiastique des Francs. Elles y sont en si grand nombre, qu'on ne sçauroit presque jamais fonder sur le silence de son Auteur, aucune objection raisonnable contre la vérité d'un fait particulier, dont nous avons quelque connoissance tirée d'ailleurs. Que peut prouver en effet dans ce cas-là le silence de Grégoire de Tours, quand il ne dit pas un seul mot du Concile Nationnal, que Clovis fit tenir en cinq cens onze dans Orléans, quoiqu'il soit constant que ce Concile, dont nous avons encore les Canons, a été tenu ? C'est sur quoi je prie les Lecteurs de faire attention. C'est ce dont je les supplie de se souvenir.
Enfin, Grégoire de Tours ne donne presque jamais la date des évenemens qu'il rapporte, de manière qu'on dispute encore aujourd'hui, sur l'année où plusieurs de ces évenemens sont arrivés. Je ne veux point attaquer davantage la réputation de cet Auteur: mais si l'on regarde celui de ses ouvrages dont il est ici question, comme le flambeau de notre Histoire, ce n'est point parce qu'il met en un grand jour l'origine & les premiers accroissemens de la Monarchie Françoise; C'est parce que nous n'avons pas une lumière qui répande plus de clarté : c'est parce qu'à la lueur de ce flambeau, toute pâle qu'elle est, nous découvrons bien des choses que nous ne verrions point, si nous n'en étions pas éclairés (Histoire critique, Discours préliminaire, pp.29-31).
Invention de l'imprimerie et progrès de l'histoire
Après avoir lû la déduction que je viens de faire des Histoires & de tous les autres monumens littéraires qui nous restent du cinquiéme et du sixiéme siécle, on ne me contestera point la première des deux propositions que j'ai avancées ci-dessus : Qu'il soit encore très-difficile de composer l'Histoire de l'origine & des premiers progrès de la Monarchie Françoise, quoique nous ayons aujourd'hui tous ces monumens commentés & bien éclaircis par leurs Editeurs. A cette premiere proposition, j'en ai joint une seconde : Que ce qui n'étoit plus que difficile aujourd'hui, a été comme impossible avant l'invention de l'Imprimerie, & même jusques au tems où les monumens litteraires dont je viens de parler, se sont trouvés éclaircis suffisamment par les Sçavans qui les ont publiés ; c'est-à-dire, jusqu'à l'année mil six cens soixante & dix, ou environ. Prouvons cette seconde proposition.
Je soutiens donc en premier lieu qu'il a été, moralement parlant, impossible qu'aucun des Ecrivains qui ont travaillé avant l'invention de l'Imprimerie sur l'Histoire de France, ait eu entre les mains tous les monumens litteraires qui sont entre les nôtres. Celui qui aura pû s'aider des uns, aura même ignoré que la plupart des autres existassent encore. Peut-être, & je l'ai dit, n'y avoit-il pas alors en France trois Manuscrits de Procope. A ce que disent les personnes les plus capables d'en juger, la plûpart de ceux qui sont dans nos Bibliothèques, ont été copiés dans le quatorziéme siécle ou dans le quinziéme, & ils n'ont point été apportés en France l'instant d'après celui où l'on a eu fini de les écrire. Il faut enfin que quelques-uns des Manuscrits de nos antiquités litteraires fussent bien rares, puisque les Sçavans, qui depuis cent cinquante ans ont fait leur occupation principale du soin de fouiller dans les Bibliothèques, pour y déterrer quelqu'ouvrage ancien qui n'eût pas encore été imprimé, afin de le publier, n'ont pû recouvrer une copie de ces ouvrages-là, que plus d'un siécle après qu'on a eu commencé à faire cette sorte de recherche. Or, & je l'ai dit suffisamment, ce n'est pas dans un seul de ces écrits qu'on peut trouver l'Histoire de notre Monarchie ; c'est en éclaircissant ce qui se lit dans un, par le moyen de ce qui se lit dans un autre, qu'on peut venir à bout de composer cette Histoire.
En second lieu, je soutiens qu'en supposant que les Ecrivains, qui avant l'invention de l'Imprimerie, ont travaillé sur notre Histoire, ayant eu entre les mains tous les monumens litteraires qui sont entre les nôtres ; il seroit toujours vrai de dire, que ces Ecrivains n'auraient pas pû en tirer un secours pareil à celui que nous pouvons en tirer. Il y a bien de la difference entre avoir sur sa table le Manuscrit d'une Histoire, souvent imparfait, & y avoir un exemplaire de ce même ouvrage dont l'Editeur qui l'a publié, a collationné le texte avec soin sur plusieurs copies anciennes, & qu'il a encore accompagné de variantes, de notes & d'explications, qui ont coûté plusieurs années de travail à leur Auteur. Etoit-il possible, par exemple, que ceux de nos Historiens, qui n'ont pû lire Gregoire de Tours que dans un manuscrit ou deux, en tirassent autant d'utilité qu'en peut tirer un Historien qui se sert de l'édition que Dom Thierri Ruinart nous en a donnée sur un grand nombre de copies anciennes, & en s'aidant de toutes les observations faites par les Sçavans qui avoient travaillé avant lui sur le Livre dont nous parlons ? Quelle difference entre un simple Manuscrit & un pareil exemplaire accompagné encore d'une Table des matieres composée judicieusement, & de notes qui indiquent aux Lecteurs les passages des Auteurs anciens propres à éclaircir la difficulté sur laquelle ces notes roulent (Histoire critique, Discours préliminaire, pp.45-46).
La méthode de l'abbé Du Bos
Je pourrois donc me flatter d'avoir mis ceux qui travailleront à l'avenir sur notre Droit public, en état de l'éclaircir mieux qu'il ne l'a été jusqu'à présent, si j'étois venu à bout de détruire l'idée qu'on a communément de la maniere dont la Monarchie des Francs a été établie dans les Gaules. C'est aussi ce que je me suis proposé d'exécuter, après m'être convaincu par une longue étude de la matiere, que l'idée reçûe étoit contraire à la vérité. Les raisons qui m'ont persuadé, sont même si solides, que je devrai m'en prendre uniquement à mon insuffisance, au cas qu'elles ne fassent pas sur le Lecteur l'impression qu'elles ont faite sur moi. Au reste, je ne me suis épargné aucune peine de celles que j'ai dit qu'il étoit nécessaire de se donner pour rétablir le commencement de nos Annales. En second lieu, pour empêcher qu'on ne pût me reprocher avec quelque raison, d'avoir bâti sur le sable, je n'avance aucun fait comme certain, sans être fondé sur l'autorité d'un Auteur contemporain ou presque contemporain. C'est des Ecrivains qui ont vécu dans le cinquiéme siécle ou dans le sixiéme que je tire toutes mes preuves. S'il m'arrive quelquefois, soit pour confirmer, soit pour expliquer ce qu'ils ont dit, de citer un ouvrage écrit dans les siécles postérieurs, c'est après avoir averti du tems où vivoit celui qui l'a composé.
Je fais encore imprimer au bas de la page les passages dont je tire quelque preuve, soit pour refuter le sentiment des autres, soit pour appuyer le mien. Cette précaution doit empêcher qu'on ne me soupçonne d'avoir eu la vûe de favoriser mon opinion, dans les endroits de mon ouvrage, où m'attachant uniquement à rendre dans toute son étendue le sens des passages dont je donne la version, je ne traduits point mot à mot toutes leurs expressions & principalement leurs phrases figurées. Une pareille liberté, j'en tombe d'accord, seroit toujours blâmable dans un Ecrivain qui donneroit la version d'un endroit de Salluste ou de Titelive. Quand on traduit ces auteurs célébres & leurs semblables, il ne suffit pas de rendre fidellement les moindres circonstances de leurs narrations, & de n'alterer en rien le sens de leur texte : On leur doit quelque chose de plus. Il faut s'assujettir à suivre l'ordre de leurs phrases, à rendre fidellement les expressions figurées dont ils ont jugé à propos de se servir, & à faire sentir, autant qu'il est possible, l'élégance te la facilité de leur style. Mais j'ai crû pouvoir me dispenser d'un pareil asservissement, quand j'avois à traduire la prose de Sidonius Apollinaris, celle d'Ennodius, celle de Gregoire de Tours & celle de Jornandés, ou d'autres Ecrivains dont le style, pour ne rien dire de plus fort, ne fait point le mérite (Histoire critique, Discours préliminaire, pp.61-62).
A propos de Pharamond
Suivant la Chronique de Prosper, Pharamond regnoit dans l'ancienne France vers l'année quatre cens dix-huit. De quelle Tribu étoit-il Roi ? Je l'ignore. Ainsi je ne parlerai point davantage de ce Prince, dont je ne trouve rien dans les autres Ecrivains du cinquiéme & du sixiéme siècle. Il y a même des Critiques qui s'imaginent, mais sans fondement si l'on s'en rapporte à mon opinion, que la Chronique de Prosper a été interpolée dans l'endroit où elle fait mention de Pharamond, & qu'on y a inséré le peu de mots qu'elle en dit (Histoire critique, Livre II, ch.V = vol. II, p.392).
La date du Livre de la Providence de Salvien
On ne sçauroit douter que Salvien n'ait écrit son Livre de la Providence après l'année Quatre cens trente-neuf. Nous avons rapporté ci-dessus les passages où cet Auteur parle de la défaite de Litorius Celsus par les Visigots, & de la prise de Carthage par les Vandales, deux évenemens arrivés constamment cette année-là. Quoique Salvien ait vêcu jusqu'à la fin du cinquiéme siécle, puisque Gennade qui composa ses Eloges en ce tems-là, y parle de cet Auteur, comme d'un homme encore vivant, il est néanmoins très-apparent que Salvien a écrit son Livre de la Providence avant l'année quatre cens cinquante deux. La raison que j'en vais alleguer paroîtra convaincante à ceux qui connoissent cet Ouvrage. L'Auteur qui vivoit dans les Gaules, y parle à plusieurs reprises de l'invasion des Vandales, des entreprises des Visigots, de la rebellion des Armoriques, en un mot de tous les malheurs arrivés dans cette grande Province de l'Empire avant l'année quatre cens cinquante & un ; et cependant il n'y dit rien de l'invasion qu'y fit Attila dans cette année-là. Il auroit parlé d'un tel évenement, s'il n'eût pas écrit avant qu'il fût arrivé (Histoire critique, Livre II, ch. XII = vol. II, pp.42-43).
Dignités romaines concédées à Clovis
Nous voici arrivés à un évenement de la Vie de Clovis, qui fut peut-être après son Baptême, celui qui contribua le plus à l'établissement de la Monarchie Françoise. Le Roi des Francs fut fait Consul par l'Empereur d'Orient, & il fut reconnu pour Consul par les Romains de Gaules. Il les gouverna dans la suite en cette qualité avec autant de pouvoir qu'il en avoit sur les Francs en qualité de leur Roi. Commençons ce que nous avons à dire sur un aussi grand évenement, par rapporter ce qu'on en trouve dans l'Histoire de Gregoire de Tours.
« Ce fut dans ce tems-là que Clovis reçut le Diplome ou les provisions du Consulat, que l'Empereur Anastase lui envoyoit. Quand il les eut reçûes, il se revêtit dans l'Eglise de Saint Martin de la robe de pourpre & du manteau d'écarlate. Ensuite il mit le diadème sur sa tête, & montant à cheval au sortir du portique de cette Eglise, il se rendit en grand apareil à la Cathédrale de Tours. Pendant la marche il fut toujours environné d'une foule de peuple, auquel il jettoit lui-même avec un air de bonté, des pieces de monnoye d'or & d'argent : Dès ce jour-là, tout le monde appela et s'adressa à Clovis comme au Consul, & même comme à l'Empereur. » Il est important de remarquer ici que la narration que l'Auteur des Gestes, Hincmar, & Flodoard nous ont laissée de ce mémorable évenement, sont conformes à celle de Gregoire de Tours. Tous ces Auteurs disent en termes exprès, que Clovis fut fait Consul. Leurs passages sont ici rapportés...
Autant qu'on peut le conjecturer en se fondant sur ce qu'on sçait des maximes politiques des Romains & de la situation où l'Empire étoit alors, Clovis après avoir exercé le Consulat durant l'année cinq cens dix, devoit continuer à gouverner toujours les Gaules, du moins en qualité de Patrice ou de Proconsul. Il auroit été trop difficile de mettre en possession son Successeur au Consulat (Histoire critique, L. IV, ch. XVIII = vol. III, pp.346-349).
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