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Historiographie du XVe au XVIIIe siècle

 

Claude Fleury (1640-1723)


Texte :

Discours sur l'histoire ecclésiastique, Nouvelle édition, Paris, 1763.

Histoire ecclésiastique, continuation par J.-C. Fabre - C.-P. Goujet, Nouv. éd., 25 vol.,  Avignon, 1777.

Études :

WANNER R.S., Claude Fleury (1640-1723) as an Educational Historiographer and Thinker, La Haye, 1975 (Archives internationales d'Histoire des idées, 76).


Principes de critique historique

Les auteurs même contemporains ne doivent pas être suivis sans examen ; & c'est tout cet art d'examiner les preuves que les gens de lettres nomment Critique. Premiérement il faut sçavoir si les écrits sont véritablement de ceux dont ils portent les noms. Car on en a supposé plusieurs, principalement pour les premiers siécles. Quiconque est un peu instruit, ne s'arrête plus aujourd'hui aux prétendus actes de S. Pierre par S. Lin, & de S. Jacques par Prochore, aux faux Hégésippes, aux Décrétales attribuées aux premiers Papes : on a reconnu entre les ouvrages de la plûpart des Peres de l'église des sermons & d'autres pieces qu'on avoit fait mal à propos passer sous leur nom. Quand l'auteur est certain, il faut encore examiner s'il est digne de foi, à peu près comme on examine des témoins en justice. Celui dont le style montre de la vanité, peu de jugement, de la haine, de l'intérêt ou quelqu'autre passion, mérite moins de créance qu'un auteur sérieux, modeste, judicieux, dont la vertu & la sincérité sont d'ailleurs connues. Les hommes trop fins ou trop grossiers sont presque également suspects : ceux-ci ne sçavent pas dire ce qu'ils veulent, ceux-là donnent souvent pour vérités leurs pensées & leurs conjectures. Celui qui a vu, est plus croyable que celui qui a seulement oui dire : & à proportion on doit preférer l'habitant du pays, à l'étranger ; celui qui rapporte ses propres affaires, aux personnes indifférentes. Car chacun doit être cru sur sa doctrine, sur l'histoire de sa secte ; nul autre n'en est jamais si bien informé : les étrangers & les ennemis sont suspects, mais on prend droit sur ce qu'ils disent de favorable au parti contraire. Ce qui est contenu dans les lettres & les autres actes du tems, doit être présenté au récit des historiens. C'est par ces regles que l'on doit se déterminer sur les contradictions des écrivains. S'il n'y a que de la diversité, il faut les concilier : s'il est impossible, & que le fait soit important, il faut les choisir. Je sçais qu'il est plus commode pour l'historien de rapporter les différentes opinions des anciens, & en laisser le jugement aux lecteurs. Mais ce n'est pas le plus agréable pour eux. La plûpart cherchent les faits certains, ils ne veulent pas étudier, mais profiter des études d'autrui, & n'aiment pas à douter, parce que c'est toujours ignorer. C'est ce qui m'a fait prendre le parti d'omettre la plûpart des faits douteux, d'autant plus que je ne manquois pas de matiere (Premier discours, pp.8-9).

 

Limites de l'esprit critique

Un autre excès de critique est de donner trop aux conjectures. Erasme, par exemple, a rejetté témérairement quelques écrits de S. Augustin sur le style, qui lui a paru différent. D'autres ont corrigé des mots qu'ils n'entendoient pas, ou nié des faits écrits dans un auteur, parce qu'ils ne pouvoient pas les accorder à d'autres, d'une égale ou d'une moindre autorité, ou parce qu'ils ne pouvoient les concilier avec la chronologie dans laquelle ils se trompoient. On a voulu tout sçavoir & tout deviner : chacun a rafiné sur les Critiques précédens, pour ôter quelque fait aux histoires reçues & quelque ouvrage aux auteurs connus. J'ai méprisé cette critique dédaigneuse, & j'ai suivi ce que j'ai trouvé le plus universellement approuvé par les sçavans, sans trop m'arrêter aux conjectures nouvelles & singulieres. Ayant pris mon parti, j'ai donné pour vrai ce qui m'a paru bien prouvé, le racontant simplement: j'ai mis, on dit, à ce qui m'a paru douteux, quand j'ai cru le devoir rapporter, car le plus souvent je l'ai entiérement passé sous silence. C'est, ce me semble, le meilleur moyen de combattre les erreurs innocentes, de ne les point relever. Je ne voudrois jamais avancer en prêchant, ni en écrivant des faits que je ne croirois pas véritables, quoiqu'ils passent pour tels parmi le peuple : mais je ne voudrois pas aussi les combattre publiquement sans nécessité. Quand on croira que saint Jacques a prêché en Espagne, ou que S. Martial a été un des soixante & douze disciples, on ne mettra pas son salut en danger : mais de combattre directement ces créances en certains lieux & devant certaines personnes, ce seroit les scandaliser, les aigrir & altérer notablement la charité. Il vaut donc mieux tolérer ces opinions, les passant sous silence dans les écrits & dans les discours publics, & nous contenter de les attaquer en particulier, quand nous trouvons des personnes capables de goûter nos raisons. Appliquons-nous à édifier, plutôt qu'à détruire ; recueillons avec soin toutes les vérités importantes, établissons-les solidement & les publions sur les toits : nous verrons insensiblement tomber les erreurs, qu'une contradiction trop âpre ne feroit que fortifier (Premier discours, pp.17-18).

 

La piété n'implique pas la crédulité

Dans les siécles suivans, les hommes les plus éclairés, comme Bede, Alcuin, Hincmar, Gerbert se sentoient du malheur des tems : voulant embrasser toutes les sciences, ils n'en approfondissoient aucune, & ne sçavoient rien exactement. Ce qui leur manquoit le plus, étoit la critique, pour distinguer les piéces fausses des véritables. Car il y avoit dès-lors quantité d'écrits fabriqués sous des noms illustres, non-seulement par des hérétiques, mais par des catholiques, & même à bonne intention. J'ai marqué que Vigile de Tapse avoue lui-même avoir emprunté le nom de saint Athanase pour se faire écouter des Vandales Ariens. Ainsi, quand on n'avoit pas les actes d'un Martyr pour lire au jour de sa fête, on en composoit les plus vraisemblables ou les plus merveilleux que l'on pouvoit ; & par-là on croyoit entretenir la piété des peuples. Ces fausses légendes furent principalement fabriquées à l'occasion des translations des Reliques, si fréquentes dans le neuviéme siécle.

On faisoit aussi des titres, soit à la place des véritables que l'on avoit perdus, soit absolument supposés, comme la fameuse donation de Constantin, dont on ne doutoit pas en France au neuviéme siécle. Mais de toutes ces piéces fausses les plus pernicieuses furent les Décrétales attribuées aux Papes des quatre premiers siécles, qui ont fait une plaie irréparable à la discipline de l'Eglise, par les maximes nouvelles qu'elles ont introduites, touchant les jugemens des Evêques & l'autorité du Pape. Hincmar, tout canoniste qu'il étoit, ne put jamais démêler cette fausseté : il sçavoit bien que ces Décrétales étoient inconnues aux siécles précédens, & c'est lui qui nous apprend quand elles commencerent à paroître : mais il n'avoit pas assez de critique, pour y voir les preuves de supposition, toutes sensibles qu'elles sont ; & lui-même allegue ces Décrétales, quand elles lui sont favorables.

Un autre effet de l'ignorance est de rendre les hommes crédules & superstitieux, faute d'avoir des principes certains de créance & une connoissance exacte des devoirs de la Religion. Dieu est tout-puissant, & les Saints ont un grand crédit auprès de lui, ce sont des vérités qu'aucun Catholique ne conteste : donc, je dois croire tous les miracles qui ont été attribués à l'intercession des Saints ; la conséquence n'est pas bonne. Il faut en examiner les preuves, & d'autant plus exactement, que ces faits sont plus incroyables & plus importans. Car assurer un faux miracle, ce n'est rien moins, selon saint Paul, que porter faux témoignage contre Dieu, comme remarque très-judicieusement saint Pierre Damien. Ainsi, loin que la piété engage à les croire légérement : elle oblige à en examiner les preuves à la rigueur. Il en est de même des révélations, des apparitions d'esprits, des opérations du démon, soit par le ministere des sorciers ou autrement : en un mot, de tous les faits surnaturels, quiconque a du bon sens & de la religion doit être très-réservé à les croire.

C'est par cette raison que j'ai rapporté très-peu de ce nombre infini de miracles que racontent les auteurs de ces siécles moins éclairés. Il m'a paru que chez eux le goût du merveilleux l'emportoit sur celui du vrai; & je ne voudrois pas répondre qu'en quelques-uns il n'y eût des motifs d'intérêt, soit d'attirer des offrandes par l'opinion des guérisons miraculeuses, soit de conserver des biens des églises, par la crainte des punitions divines. Car c'est à quoi tendent la plûpart des histoires rapportées dans les recueils des miracles de S. Martin, de S. Benoît & des autres Saints les plus fameux; comme si ceux qui sont saints pour avoir méprisé les richesses sur la terre, étoient devenus intéressés dans le ciel, & employoient leur crédit auprès de Dieu, pour se venger de ceux qui pilloient les trésors de leurs églises (Troisiéme discours, pp.81-83).

 

Défense du moyen âge

Je sçais ce qui a décrié les siécles dont je parle en ce discours, c'est la prévention des Humanistes du quinziéme siécle, un Laurent-Valle, un Platine, un Ange-Politien. Ces prétendus sçavans, ayant plus de littérature, que de religion & de bon sens, ne s'arrêtoient qu'à l'écorce; & ne pouvoient rien goûter que les Ecrivains de l'ancienne Rome & de l'ancienne Grece. Ainsi, ils avoient un souverain mépris pour les écrits du moyen âge, & comptoient que l'on avoit tout perdu, en perdant la pure latinité & la politesse des anciens. Ce préjugé passa aux Protestans, qui regardoient le renouvellement des études, comme la source de leur réformation. Ils prétendirent que la ruine & la désolation de l'Eglise étoit l'effet de l'ignorance : que le regne de l'ante-christ & le mystere d'iniquité s'étoit mis en train, à la faveur des ténébres. Je n'ai rien dissimulé dans ce discours de l'état de ces siécles obscurs, ni des causes & des effets de cette ignorance : mais y avez-vous rien vû qui donnât atteinte à l'essentiel de la Religion ? A-t-on jamais cessé de lire & d'étudier l'Ecriture-sainte & les anciens Docteurs ? de croire & d'enseigner la Trinité, l'Incarnation, la nécessité de la grace, l'immortalité de l'ame & la vie future ? A-t-on jamais cessé d'offrir le sacrifice de l'Eucharistie & d'administrer tous les Sacremens ? A-t-on enseigné impunément une morale contraire à celle de l'Evangile ? On ne peut tirer à conséquence les déréglemens des particuliers, & les abus toujours condamnés comme abus.

Qu'importe, après tout, que l'on parle & que l'on écrive mal, pourvu que l'on croye bien & que l'on vive bien ? Dieu ne regarde que le cœur : la grossiereté du langage & la rusticité des mœurs n'est rien à son égard. Il n'y a en Jesus Christ ni Barbare, ni Scythe, ni libre, ni esclave. Voyez comment ceux qui ont trouvé grace devant Dieu, sont loués dans l'Ecriture. Noé fut un homme juste : Job étoit un homme simple & droit : Moïse étoit le plus doux de tous les hommes ; il y avoit bien de quoi louer son esprit. Au contraire, les railleurs sont blâmés & détestés en cent endroits de l'Ecriture : quoique d'ordinaire ce soit ceux qui cultivent le plus l'élégance du langage & la politesse des mœurs. En effet, qui n'aimera mieux avoir affaire à un homme d'une vertu solide sous un extérieur grossier, qu'à l'homme le plus agréable, mais sur lequel il ne peut compter. On pardonne aux enfans, de se laisser éblouir par ce qui brille au-dehors : un homme sensé aime la vertu, sous quelque apparence qu'il la découvre. Jusques-ici donc, vous avez vu comment Jesus-Christ a accompli sa promesse, en conservant son Eglise, malgré la foiblesse de la nature humaine, & les efforts de l'enfer (Troisiéme discours, pp.138-139).

 

L'historien de l'Eglise doit dire la vérité

Il est triste, je le sens bien, de relever ces faits peu édifians ; & je crains que ceux qui ont plus de piété que de lumiere, n'en prennent occasion de scandale. Ils diront peut-être que dans l'Histoire il falloit dissimuler ces faits, ou qu'après les avoir rapportés, il ne falloit pas les relever dans un Discours. Mais le fondement de l'Histoire est la vérité ; & ce n'est pas la rapporter fidélement, que d'en supprimer une partie : un portrait flatté n'est point ressemblant. Tels sont d'ordinaire les panégyriques, où l'on fait paroître un homme louable, en ne relevant que ses bonnes qualités. Artifice grossier qui révolte les gens sensés, & leur fait faire plus d'attention sur les défauts qu'on leur cache avec tant de soin : c'est une espece de mensonge que de ne dire ainsi la vérité qu'à demi. Personne n'est obligé d'écrire l'Histoire, mais quiconque l'entreprend, s'engage à dire la vérité toute entiere. M. de Sponde, évêque de Pamiers, après avoir donné de grandes louanges à l'historien Guichardin, ajoute : Que si quelquefois il censure vivement les Princes ou les autres dont il parle, c'est la faute des coupables, & non de l'Historien. Il seroit lui-même plus repréhensible, s'il dissimuloit les mauvaises actions, qui peuvent rendre les autres plus sages, & les détourner d'en commettre de pareilles, du moins par la honte : suivant cette parole de l'Evangile, Rien n'est si caché qui ne soit un jour découvert (Quatriéme discours, pp.171-172).


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