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Historiographie médiévale

 

Froissart (1337- c. 1410)


Texte :

La guerre de cent ans, éd. Andrée DUBY, Paris, 1964 (10/18): morceaux choisis.

Historiens et chroniqueurs du Moyen age. Robert de Clari, Villehardouin, Joinville, Froissart, Commynes, éd. A. PAUPHILET - E. POGNON, Paris, 1952 (Bibliothèque de la Pléiade).

Études :

‒ PALMER J.J.N. (ed.), Froissart : Historian, Woodbridge (Suffolk) , 1981.

M. WILMOTTE, Froissart, Bruxelles, 1942 (Notre passé)


Introduction

Pour encourager tous les nobles cœurs et montrer un exemple en matière d'honneur, moi Jean Froissart, je commence à parler, d'après la relation de Monseigneur Jean le Bel, jadis chanoine de Saint Lambert de Liège et je dis ainsi: plusieurs gens nobles et non nobles ont parlé maintes fois des guerres de France et d'Angleterre, qui n'en savaient ni sauraient justement dire, s'ils en étaient requis et examinés, comment ni pourquoi ni par quelles raisons elles vinrent. Mais voici le vrai fondement de la matière. Et parce que je ne veux rien mettre ni ôter, oublier ni corrompre, ni en rien abréger l'histoire, par défaut de langage, mais que je la veux multiplier et accroître autant que je pourrai, je vous veux de point en point parler et montrer toutes les aventures, depuis la naissance du noble Edouard d'Angleterre [Edouard III] qui si puissamment a régné (La guerre de cent ans, p.15).

 

Edouard III s'éprend d'une belle comtesse

Ce jour même, vint le roi Edouard avec toute son armée... Il était venu en si grande hâte que ses gens et ses chevaux étaient très fatigués. Il commanda que chacun se logeât à cet endroit... il voulait aller voir le château et la noble dame qui était là, car il ne l'avait vue depuis ses noces... Sitôt que la dame de Salisbury sut que le roi venait, elle fit ouvrir toutes les portes et sortit richement vêtue et atournée. Chacun s'en émerveillait et ne se pouvait tenir de la regarder et d'admirer la grande noblesse de la dame, avec la grande beauté et le gracieux maintien qu'elle avait.

Quand elle fut venue vers le roi, elle s'inclina jusqu'à terre devant lui, en le remerciant de la grâce et du secours qu'il lui avait apportés. Elle l'emmena au château pour le fêter et honorer, comme celle qui très bien le savait faire. Chacun la regardait en s'émerveillant et le roi même ne se put tenir de la regarder. Bien lui était avis que jamais il n'avait vu si noble, si gracieuse ni si belle dame. Tantôt le frappa au cœur une étincelle de fin amour que Madame Vénus lui envoya par Cupidon le Dieu d'Amour, et qui lui dura longtemps, car bien lui semblait qu'il n'y avait au monde dame comme elle qui donnât tant à aimer.

Ils entrèrent au château, main à main, et la dame le mena d'abord en la salle et puis en sa chambre qui était noblement parée, comme il convenait pour lui. Toujours le roi regardait la noble dame, si ardemment qu'elle en devenait toute honteuse et étonnée. Quand il l'eut longtemps regardée, il alla à une fenêtre pour s'appuyer et commença fortement à penser. La dame, qui, à cela, point ne pensait, alla fêter et saluer grandement, ainsi qu'elle savait bien faire, les autres seigneurs et chevaliers, chacun selon son état. Puis elle commanda de préparer le dîner, et, quand il serait temps, de mettre les tables, de parer et ordonner la salle.

Quand la dame eut décidé et commandé à ses gens tout ce que bon lui sembla, elle s'en revint, en faisant joyeux visage, vers le roi, qui encore pensait et musait fortement. « Cher sire, lui dit-elle, pour quoi pensez-vous si fort ? Tant penser ne vous convient pas, ce m'est avis, sauve votre grâce. Plutôt devez-vous faire fête et joie et bonne chère, puisque vous avez chassé vos ennemis qui ne vous ont osé attendre. Laissez les autres penser au reste ».

...

– « Ah! ma chère dame, autre chose me touche et gît en mon cœur... Le doux maintien, le sens parfait, la grande noblesse, la grâce et la fine beauté que j'ai vus et trouvés en vous m'ont si surpris et entrepris qu'il convient que je sois aimé de vous, car nul refus ne m'en pourrait ôter.»

La noble dame fut alors bien ébahie et dit : « Ah, très cher sire, veuillez ne pas vous moquer ni m'éprouver et me tenter : je ne pourrais croire que soit vrai ce que vous dites, ni que ... si noble prince doive quérir tour ni pensée pour me déshonorer, alors que mon mari qui est si noble chevalier, et tant vous a servi..., comme vous savez, est encore, pour vous, emprisonné. Certes, vous seriez, en tel cas, peu prisé et n'y gagneriez rien. Telle pensée jamais ne me vint au cœur, ni jamais n'y viendra s'il plaît à Dieu, pour homme au monde. Si je le faisais, vous même m'en devriez blâmer, non pas blâmer seulement, mais mon corps condamner et démembrer, pour donner l'exemple aux autres d'être loyales à leurs maris.»

Alors la noble dame partit laissant le roi durement étonné ... (La guerre de cent ans, p.35-37).

 

Mort de Jacques van Artevelde

En ce temps là régnait encore au pays de Flandre, en grande prospérité et puissance, ce bourgeois de Gand, Jacques d'Artevelde. Il était aussi bien avec le roi d'Angleterre qu'il voulait, car il lui promettait qu'il le ferait seigneur et héritier de Flandre, qu'il en revêtirait le prince de Galles et que le comté de Flandre deviendrait un duché... Mais ceux du pays n'étaient pas bien d'accord.

Le conseil de Gand... en l'absence d'Artevelde fit assembler au marché grands et petits et montra ce que le roi d'Angleterre requérait avec l'aide et l'information d'Artevelde. Alors les gens commencèrent à murmurer... et dirent que, s'il plaisait à Dieu, ils ne seraient jamais... trouvés en telle déloyauté que de vouloir déshériter leur naturel seigneur, au profit d'un étranger. Tous partirent du marché... mal contents et en grande haine contre d'Artevelde.

Or regardez comme les choses adviennent : s'il fût venu là lui-même... prêcher la querelle du roi d'Angleterre, il leur eût tant dit d'une chose et d'autres, qu'ils se fussent tous accordés à son opinion... mais il se fiait tant à sa puissance, et prospérité et grandeur, qu'il pensait bien retourner à temps. Quand il eut fait son tour, il revint à Gand et entra en la ville, [environ] l'heure de midi. Ceux de la ville, qui savaient son retour, étaient assemblés sur la rue où il devait chevaucher vers son hôtel. Sitôt qu'ils le virent, ils commencèrent à murmurer et à bouter trois têtes en un seul chaperon, disant : « Voilà celui qui est trop grand maître et veut ordonner du comté de Flandre à sa volonté : ce n'est pas à supporter.»

Encore, avec tout cela, on avait semé paroles parmi la ville, que le grand trésor de Flandre, rassemblé par Jacques d'Artevelde en l'espace de neuf ans et plus qu'il y avait eu le gouvernement, ... que ce grand trésor, où il y avait deniers sans nombres avait été envoyé secrètement en Angleterre. Ce fut une chose qui courrouça fort et enflamma ceux de Gand.

Tandis que Jacques d'Artevelde chevauchait par la rue, il s'aperçut tantôt qu'il y avait quelque chose de nouveau contre lui, car ceux qui d'habitude s'inclinaient et ôtaient leurs chaperons devant lui, lui tournaient l'épaule et rentraient en leurs maisons. Il commença à avoir peur et sitôt qu'il fut descendu en son hôtel, il fit fermer et barrer portes et fenêtres. A peine ses valets eurent-ils fait cela, que la rue devant et derrière lui fut toute couverte de gens, spécialement de menues gens de métier.

Son hôtel fut environné, assailli et rompu par force. Il est bien vrai que ceux de dedans se défendirent longuement et en mirent à terre et blessèrent plusieurs. Mais finalement, ils ne purent durer, car... presque les trois parts de la ville étaient à cet assaut.

Quand Jacques d'Artevelde vit... comment on le pressait, il vint à une fenêtre et commença à s'humilier et dire par trop beau langage et nu tête : « Bonnes gens, que vous faut-il ? Qui vous meut ? Pourquoi êtes-vous si troublés contre moi ? En quelle manière vous puis-je avoir courroucés ? Dites-le-moi et je l'amenderai pleinement à votre volonté.»

D'une seule voix, ils répondirent ... : « Nous voulons avoir compte du grand trésor de Flandre que vous avez détourné sans titre de raison.

Certes, seigneurs, dit Artevelde, bien doucement, au trésor de Flandre je ne pris jamais un denier. Retirez-vous bellement en vos maisons, je vous prie, et revenez demain au matin. Je serai si capable... de vous rendre bon compte que, par raison, cela vous devra suffire.

Nenni, nenni, nous le voulons tantôt avoir. Vous ne nous échapperez pas ainsi. Nous savons de vérité... que vous l'avez envoyé en Angleterre, à notre insu. Pour cela il vous faut mourir.»

Quand d'Artevelde entendit ces mots, il joignit ses mains et commença à pleurer bien tendrement et dit : « Seigneurs, tel que je suis vous m'avez fait et vous me jurâtes jadis que, contre tous les hommes, vous me défendriez et garderiez, et maintenant vous me voulez tuer sans raison. Vous le pouvez faire, si vous voulez, car je ne suis qu'un seul homme contre vous tous et sans défense. Avisez pour Dieu et retournez au temps passé. Considérez les grâces et grandes courtoisies que jadis je vous ai faites. Vous me voulez rendre petite récompense des grands biens qu'au temps passé je vous ai faits. Ne savez-vous comment tout négoce était perdu en ce pays ? Je vous le recouvrai. Puis, je vous ai gouverné en si grande paix que vous avez eu, du temps de mon gouvernement, toutes choses à volonté, blé, laines, argent et toutes marchandises...»

Alors tous commencèrent à crier d'une seule voix : « Descendez et ne nous sermonnez plus de si haut, car nous voulons avoir compte et raison tantôt du grand trésor de Flandre que vous avez gouverné trop longuement sans rendre compte.»

Quand d'Artevelde vit qu'ils ne se refréneraient point, il ferma la fenêtre et s'avisa qu'il se sauverait par derrière et s'en irait à une église proche de son hôtel... Mais son hôtel était déjà effondré par derrière et il y avait plus de quatre cents personnes qui toutes tiraient à l'avoir. Finalement, il fut pris... et tué sans merci. Un toilier qui s'appelait Thomas Denis, lui donna le coup de la mort.

Ainsi finit Artevelde, qui en son temps fut si grand maître en Flandre : pauvres gens l'élevèrent d'abord et méchantes gens le tuèrent à la fin (La guerre de cent ans, p.46-49).

 

Curiosité de Froissart

Et je vous dis en vérité que, pour faire ces chroniques, je fus en mon temps beaucoup par le monde, tant pour accomplir mon plaisir et voir les merveilles de ce monde, que pour m'enquérir des aventures et des faits d'armes qui sont écrits en ce livre. Ainsi, j'ai pu voir, apprendre et retenir beaucoup de situations, mais vraiment, pendant que j'ai couru par le monde, je n'ai vu nul haut seigneur qui n'eût son marmouset [conseiller], soit clerc, soit garçon, monté en honneurs par ses hâbleries et ses bourdes, excepté le comte de Foix. Mais celui-ci n'en eut jamais aucun, car il était sage naturellement. Son avis valait plus que nul autre qu'on lui pût donner. Je ne dis pas que les seigneurs qui agissent par leurs marmousets soient fous, mais ils sont plus que fous, car ils sont tous aveugles et pourtant ils ont deux yeux (La guerre de cent ans, p.240-241).


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