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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


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Historiographie médiévale

 

Ordéric Vital (1075 - c. 1142)


Texte et traduction :

- CHIBNALL M., The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, 6 vol., Oxford, 1969-1980 (Oxford Medieval Texts).

- GUIZOT Fr. (éd.), Histoire de Normandie, par Ordéric Vital, 4 vol., Paris, 1825 (Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France).

Études :

- MUSSET L., L'horizon géographique, moral et intellectuel d'Ordéric Vital, historien anglo-normand, dans La chronique et l'histoire au Moyen âge, pp.101-122.

Bibliographie :

- Rob's Norman Bibliography (Historiography)


Prologue

Dès les siècles antiques, nos ancêtres considérèrent avec prudence le cours des siècles fugitifs, et remarquèrent les biens ou les maux que, suivant la conduite des hommes, les divers temps leur amenaient. Ce fut pour être utile à la postérité qu'on les vit accumuler volumes sur volumes: nous en sommes convaincus en voyant ce qui a été fait non seulement par Moïse, par Daniel, et par divers écrivains sacrés, mais aussi par Darès le Phrygien, par Trogue-Pompée et les autres historiens des Gentils; nous ferons la même observation par rapport à Eusèbe de Césarée, à Paul Orose, à l'Anglais Bède, à Paul du Mont-Cassin [Paul Diacre], et aux autres auteurs ecclésiastiques. Leurs récits font mes délices : je loue, j'admire même l'élégance et l'utilité de leur méthode de composition ; je ne peux donc qu'exhorter les sages de notre temps à profiter du résultat de leurs travaux importans. Toutefois, comme il ne m'appartient pas de commander à qui que ce soit, je me borne à fuir une oisiveté stérile, et, m'exerçant à quelque entreprise autant que le comporte ma faiblesse, je ferai tous mes efforts pour être agréable à mes seuls supérieurs. Autant qu'il peut dépendre de moi, j'ai essayé d'écrire, d'après les ordres de Roger, abbé de Saint-Evroul, le récit de la restauration de ce monastère, et de m'exprimer avec franchise sur le compte des grands, bons ou méchans, de ce siècle pervers, tout dépourvu que je suis de savoir et d'éloquence, mais soutenu par l'intention de ma bonne volonté. Je parlerai des choses que nous voyons ou que nous souffrons. Assurément il est tout-à-fait convenable que les événemens qui arrivent journellement soient écrits à la louange de Dieu, et qu'ainsi que nos ancêtres nous ont transmis les faits anciens, les contemporains fassent aussi parvenir à la postérité les choses mémorables dont ils sont témoins.

Simple fils de l'Eglise, je me dispose à parler avec sincérité des affaires ecclésiastiques, et, suivant avec soin nos anciens Pères, autant que mes faibles efforts peuvent me le permettre, je tâcherai de découvrir et de mettre au jour tous les événemens modernes qui concernent le christianisme. C'est pourquoi je me détermine à donner à cet ouvrage sans conséquence le titre d'Histoire ecclésiastique. Quoique je ne doive pas m'occuper de rechercher ce qui s'est passé à Alexandrie, à Rome, ou dans le Grèce, puisque, moine confiné dans un cloître d'après mes propres vœux, je suis forcé de suivre sans infraction la règle monacale, cependant, avec l'aide de Dieu, je travaille à présenter à l'examen de nos descendans les événemens que j'ai vus de mon temps, et ceux qui, arrivés dans les contrées voisines, sont parvenus à ma connaissance. C'est avec fermeté que je porte mes conjectures sur les faits passés, jusqu'à ce qu'il vienne quelqu'un qui, doué de plus de sagacité que moi, et propre à juger sainement les choses et les faits de toute espèce qui se passent sur le terre, puisera peut-être dans mes tablettes, et dans les écrits de mes pareils, de quoi composer dignement son histoire et ses récits pour l'instruction de la postérité.

Ce qui m'inspire le plus de confiance, c'est que j'ai commencé mon ouvrage par les ordres de Roger, vénérable vieillard, et que c'est à vous, Guérin, mon digne père, à vous qui lui succédez légitimement d'après les lois de l'Eglise, que j'en offre l'hommage, afin que vous en effaciez les choses superflues, que vous en corrigiez les erreurs, et que vous le fortifiiez ensuite de l'autorité de vos lumières. Ainsi je vais commencer à parler du principe de toutes choses qui n'a point eu de commencement, avec l'aide duquel je tâcherai de parvenir à la fin sans terme de mon entreprise, bien déterminé que je suis à chanter éternellement avec nos supérieurs les louanges de Dieu, l'alpha et l'oméga de tout ce qui existe (Histoire de Normandie, t.I, pp.1-3 [Guizot] ; t.I, pp. 130-133 [Chibnall])

 

Les miracles de saint Josse

Guillaume de Merlerault, vénérable moine et prêtre, a composé un excellent ouvrage sur la translation de ce saint corps, dont nous venons de dire quelque chose, et sur les guérisons nombreuses qu'éprouvèrent les malades à Parnes : dans ce traité véridique et éloquent, on trouve le récit de tous les événemens merveilleux qui ont eu lieu devant les saintes reliques de Josse.

Philippe [Ier], roi des Français, avait la fièvre depuis deux ans, et tout l'art de la médecine échouait contre sa maladie. Au bout de ces deux ans il vint à Parnes, but de l'eau sanctifiée par l'approche des reliques du bienheureux Josse, passa deux nuits en prières devant le saint corps, et sa douleur ayant cessé il recouvra la santé. Ainsi guéri, le roi offrit à saint Josse cinquante sous de Pontoise, accorda une foire annuelle en l'honneur du saint, pour la troisième fête de la Pentecôte et confirma cet établissement par un édit de son autorité royale. Il se fit en outre beaucoup d'autres miracles à Parnes, par le mérite de saint Josse; il s'y en fait encore journellement: quelques-uns ont été écrits; mais la plupart ne sont point parvenus à notre connaissance, à cause de la négligence ou de la maladresse de ceux qui les connaissaient et qui les ont vus ou éprouvés. Quoique nous soyons pressés de rapporter d'autres choses, bienheureux Josse, nous avons dit quelques mots sur votre mérite, et publié dans cet ouvrage les grâces que le ciel vous accorda; nous vous avons dévotement exalté, autant que nous le permettent nos faibles moyens. Ainsi nous vous prions, glorieux fils du roi des Bretons, et digne compagnon des anges, de nous recommander à Dieu par l'efficacité de vos mérites, d'obtenir pour nous la société des saints, avec lesquels nous puissions contempler dans sa gloire le créateur de toutes choses, et chanter glorieusement ses louanges dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il ! (Histoire de Normandie, t.II, pp.135-136 [Guizot] ; t.II, pp.166-169 [Chibnall]).

 

Les sources d'Ordéric Vital

Le roi Guillaume [le Conquérant] gouverna courageusement et avec habileté, dans l'adversité comme dans le bonheur, les Etats qu'il avait soumis à son pouvoir ; il mérita beaucoup d'éloges pour la manière avec laquelle il régna pendant vingt ans huit mois et seize jours. Guillaume de Poitiers, archidiacre de Lisieux, a supérieurement parlé du mérite de Guillaume, de son excellente conduite, de ses prospérités, de ses exploits, et de toutes les choses admirables qu'il a faites. Son livre est remarquable par l'élégance du style et par la profondeur des pensées. Il fut long-temps chapelain de ce monarque, et il s'appliqua à retracer avec netteté, dans un long récit, tous les événemens qu'il avait vus et auxquels il avait assisté ; il est fâcheux que, empêché par plusieurs accidens, il n'ait pu conduire son livre jusqu'à la mort du roi. Gui, évêque d'Amiens, composa un poème métrique, dans lequel, à l'imitation de Virgile et de Stace, qui chantèrent les exploits des héros, il fit la description de la bataille de Senlac, blâmant et condamnant Hérald, mais louant beaucoup et glorifiant Guillaume.

Jean de Worcester, moine depuis son enfance, Anglais de nation, respectable par ses mœurs et sa science, a parlé convenablement, dans ses additions aux chroniques de l'Ecossais Marien [Marianus Scotus], tant du roi Guillaume que des événemens qui se sont passés sous lui et sous ses fils Guillaume-le-Roux et Henri, jusqu'à nos jours. Marien était moine dans le couvent de Saint-Alban, martyr, près de Mayence ; c'est là que, selon ses moyens, suivant Eusèbe de Césarée, Jérôme, et d'autres historiens, il travailla avec bonté et offrit charitablement aux enfans de l'Eglise qui, par eux-mêmes, ne peuvent pas faire tant de recherches, les doux fruits de ses longues études et des grands travaux qu'il entreprit dans les régions lointaines. Après avoir soigneusement consulté les auteurs anciens et modernes, il donna sa Chronographie, dans laquelle il recueillit tout ce qu'il y a d'important depuis le commencement du monde, où Dieu pétrit Adam du limon de la terre ; et, parcourant tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, ainsi que les histoires des Romains et des Grecs, il supputa les années dans les temps des rois et des consuls jusqu'au jour de sa mort, et assura ainsi le succès de ses annales historiques. Jean de Worcester, qui le suivit, écrivit les événemens d'environ cent années, et, par l'ordre du vénérable Vulstan, pontife et moine, les ajouta aux chroniques dont nous venons de parler : on y trouve sur les Romains, les Francs, les Allemands et les autres nations, beaucoup de choses qui lui ont paru dignes d'être racontées succinctement. En conséquence, il a compris dans ses chroniques les juges, les rois et les pontifes des Hébreux, depuis Moïse jusqu'à la subversion de Jérusalem, quand, sous Titus et Vespasien, le royaume des Juifs fut justement détruit. On y lit les noms de tous les consuls, des dictateurs, des empereurs et des pontifes des Romains, et de tous les rois aussi qui régnèrent en Angleterre depuis que Hengist et Horsa firent, au grand détriment des Gallois, la guerre à Wortigern, roi de la Grande-Bretagne. On y fait aussi mention des évêques qui gouvernèrent l'Eglise d'Angleterre, depuis que le pape Grégoire y envoya, entre autres, Augustin et Mellitus, prêcher la parole de Dieu : pieux personnages par lesquels Dieu conduisit à la connaissance de la vérité Adelbert, roi de Cantorbéry, Edwin, roi de Northumbrie, et d'autres princes de la même nation. C'est dans ces ouvrages que Sigebert, moine de Gemblours, a puisé beaucoup de belles choses, surtout en ce qui concerne les insulaires de l'Océan, tout en ne négligeant pas de parler des Goths, des Huns, des Perses, et d'autres peuples barbares. J'ai fait usage avec plaisir de ces écrits, afin que les lecteurs avides de connaissances pussent en profiter, parce qu'ils en retireront de grands avantages pour leur instruction, et que d'ailleurs il est difficile de se procurer les chroniques. Publiées par les modernes, elles ne sont pas encore répandues dans l'univers. J'en ai vu une copie à Worcester en Angleterre, et une autre à Cambrai, dans la Lorraine. Fulbert, sage abbé du couvent du Saint-Sépulcre, qui est bâti au nord de Cambrai, m'a communiqué cet ouvrage. Ce couvent fut bâti aux frais de Libert, évêque de la même ville, qui a mérité l'honneur d'y être dignement enseveli.

Fatigué de mon travail, je sens le besoin du repos. Aussi je me dispose à terminer ainsi ce premier [= 3ème] livre de l'histoire ecclésiastique, que j'ai tracée d'une plume véridique, relativement aux princes et aux saints personnages voisins et contemporains. Dans les livres suivans, je parlerai plus longuement du roi Guillaume, et je rapporterai tous les changemens fâcheux qui s'opérèrent tant en Angleterre qu'en Normandie, écrivant sans adulation, car je n'attends ni des vainqueurs, ni des vaincus, les honneurs d'aucune récompense (Histoire de Normandie, t.II, pp.150-153 [Guizot] ; t.II, pp.184-189 [Chibnall]).

 

Autobiographie d'Ordéric

Père Guérin, en considérant attentivement ces choses et plusieurs autres du même genre, je me suis déterminé à mettre au jour avec simplicité un travail utile et agréable aux fidèles de la maison de Dieu, et à observer avec vigilance les maximes que j'en recueillerais, afin que, lorsque le Seigneur procédera au jugement dernier, je ne sois pas condamné pour avoir caché mon talent sous la terre, comme le serviteur négligent. J'ai désiré obéir d'abord aux ordres du vénérable abbé Roger, et ensuite me conformer aux vôtres, en commençant, sur l'état de l'église d'Ouche, cet opuscule que nos prieurs se sont mutuellement engagés à faire, mais qu'aucun d'eux n'a jusqu'à présent entrepris. Chacun a mieux aimé garder le silence que parler, et préféré un tranquille loisir aux soins dévorans qu'exige la recherche des choses passées. Quoiqu'ils eussent lu volontiers tout ce qu'on fait nos abbés et leurs frères; quoiqu'ils eussent voulu voir se former ce recueil de choses qui se sont peu à peu augmentées, grâce à la grande sollicitude des Pères, par les soins de fondateurs pauvres mais pieux, cependant ils ont refusé de ployer leur génie au travail, de dicter ou d'écrire le résultat de leurs réflexions. Enfin, moi Vital, moi Anglais, qui ai, dès l'âge de dix ans, été conduit ici de l'extrême frontière de la Mercie, étranger barbare et inconnu, mêlé à des peuples remplis d'esprit, je m'efforce de mettre par écrit, avec l'inspiration de Dieu, en faveur des Normands, les exploits et les événemens qui concernent la Normandie. Déjà secondé par Dieu même, j'ai publié deux livres, dans lesquels j'ai parlé en peu de mots de la restauration de notre maison, et de trois de nos abbés, ainsi que de certains événemens du temps ; j'ai dû parler avec vérité, puisque je me suis diligemment enquis à ce sujet auprès des vieillards les plus chargés d'années.

Je commencerai mon troisième livre à partir de l'an de l'Incarnation du Sauveur 1075 : je parlerai de mon abbé, du couvent d'Ouche, et des affaires qui ont eu lieu pendant le cours de douze années, c'est-à-dire, jusqu'à la mort du roi Guillaume. J'éprouve du plaisir à commencer ce travail à l'année dont il s'agit, qui est celle où je suis sorti du sein maternel pour voir la lumière, le 14 des calendes de mars [16 février] : le samedi de la pâque suivante, je renaquis dans la sainte fontaine du baptême, par le ministère du prêtre Ordéric, auprès d'Ettingham, dans l'église du confesseur Eatt, située sur la rivière de Saverne. Cinq ans après, je fus remis par mon père, pour être instruit dans les lettres, au noble prêtre Siward, sous lequel je passai cinq années à apprendre mes premiers rudimens. Parvenu à l'âge de onze ans, pour l'amour de Dieu, je quittai ma patrie ; jeune et tendre exilé, je passai d'Angleterre en Normandie, et je fus destiné à combattre pour le monarque éternel. Ensuite, reçu par la vénérable père Mainier, revêtu des insignes de la robe monacale, lié par un pacte indissoluble à la pure association des moines, j'ai déjà, depuis quarante-deux ans, porté avec joie le joug léger du Seigneur, et j'ai marché avec mes contemporains gaîment, et selon mon pouvoir, dans la voie de Dieu, selon les institutions de ma règle. J'ai travaillé à apprendre les usages et le service de l'Eglise, et toujours j'ai appliqué mon esprit à quelque chose d'utile.

Si nos pontifes et les autres chefs du monde jouissaient d'une assez grande sainteté pour que Dieu daignât opérer pour eux et par eux les miracles qu'avaient coutume de faire nos anciens pères, et qui, racontés dans les livres, pénètrent avec suavité le cœur des lecteurs, certain que les prodiges des anciens maîtres rendent leur gloire respectable aux hommes du temps présent, je m'exercerais moi-même à bannir toute langueur, et je transmettrais par écrit, à l'avide postérité, des choses dignes d'être rapportées.

Mais comme nous sommes dans un temps où la charité du plus grand nombre se refroidit et où l'iniquité abonde, les miracles, indices de sainteté, ont cessé, et les crimes ainsi que les sujets de deuil se multiplient de toutes parts. Les historiographes trouvent plus abondamment une matière à exploiter, dans les discussions des prélats, dans les combats sanglans des princes, que dans les dogmes des théologiens ou dans la sobriété et les prodiges des ermites. Le temps de l'Ante-Christ approche: devant lui, comme le Seigneur l'a dit au bienheureux Job, les miracles cesseront, et la rage des vices s'emparera, outre mesure, de ceux qui s'aiment charnellement. Maintenant, vénérable abbé, je poursuivrai hardiment, au nom du Seigneur, ce que j'ai entrepris, me confiant avec bonté sur votre habileté qui corrigera les erreurs qui auraient pu échapper à mon ignorance (Histoire de Normandie, t.II, pp.292-295 [Guizot] ; t.III, pp.6-9 [Chibnall]).

 

Recours aux sources orales

Telles sont les recherches que j'ai faites dans les chroniques et que j'ai recueillies en peu de mots, par le désir que j'éprouve de satisfaire mon lecteur, afin de montrer clairement à quelle époque fleurit en ce monde la vie octogénaire du saint père Evroul. Maintenant je vais tâcher de revenir sur mes pas, pour raconter certaines choses que je n'ai pas apprises dans les livres, mais que j'ai puisées dans les récits des vieillards.

Au milieu des affreuses tempêtes qui causèrent tant de maux du temps des Danois, les écrits des anciens périrent dans les incendies qui dévorèrent les églises et les habitations ; quelque insatiable qu'ait été la soif d'étude de la jeunesse, elle n'a pu recouvrer ces ouvrages. Quelques-uns que la diligence de nos ancêtres arracha adroitement à la main des barbares, périrent, ô honte ! par la condamnable insouciance de leurs successeurs, qui négligèrent ainsi de conserver la profonde sagesse que renfermaient les livres des pères spirituels. Ces écrits ayant été perdus, les actions des anciens furent livrées à l'oubli : les modernes feraient d'inutiles efforts pour tâcher de les recouvrer, car ces antiques monumens disparaissent avec le cours des siècles de la mémoire des vivans, comme la grêle et la neige qui tombent dans les fleuves suivent, pour ne jamais revenir, le cours rapide de leurs ondes. Les noms des lieux dans lesquels le bienheureux père Evroul construisit quinze monastères, et des religieux qu'il établit vicaires du Christ, à la tête des phalanges cénobitiques, ont péri par l'effet des divers changemens arrivés, pendant quatre siècles, sous les princes Clotaire-le-Grand et Childebert, jusqu'à Philippe et Louis, son fils, qui tous régnèrent en France. Cependant plusieurs vieillards chargés d'années ont raconté à leurs enfans avec éloquence certaines choses qu'ils avaient vues et entendues, et que ceux-ci ont retenues fortement dans leur mémoire, et racontées à l'âge suivant. Ainsi, conservant la tradition des choses qui en sont dignes, ils les ont communiquées à leurs frères, excitant ainsi à l'amour du Créateur les cœurs endurcis des mortels, afin qu'ils n'encourussent pas la damnation, pour avoir enfoui le talent dans la terre comme le serviteur paresseux. Ainsi prêtez l'oreille aux récits que, dans mon enfance, j'ai dès long-temps entendus de mes anciens pères, et célébrez avec moi, dans ses saints, un Dieu digne d'admiration (Histoire de Normandie, t.III, pp.56-57 [Guizot] ; t.III, pp.282-285 [Chibnall]).

 

Encore à propos des sources

Dudon, doyen de Saint-Quentin, a écrit avec soin sur l'arrivée des Normands et sur leur barbarie cruelle ; il dédia son livre au duc de Normandie, Richard II, fils de Gunnor. Guillaume, surnommé Calcul, moine de Jumiège, se servit habilement des matériaux de Dudon ; il en fit un abrégé agréable, ajouta l'histoire des successeurs de ce prince jusqu'à la soumission de l'Angleterre, termina sa narration après la bataille de Senlac, et l'offrit à Guillaume, le plus grand des rois de sa nation. Quant à moi, de même que d'autres ont fait connaître les actions sublimes qui concernent les grands personnages, et ont gratuitement exalté la magnificence des exploits mémorables, excité par leur exemple, je m'élève vers une pareille entreprise, et j'ai déjà écrit beaucoup de choses sur le monastère de la forêt d'Ouche, restauré du temps de Guillaume, d'abord duc, puis élevé honorablement au rang des rois. Je n'ai pu trouver aucun écrit sur les anciens temps qui ont suivi la mort du bienheureux Evroul. C'est pourquoi je m'efforcerai principalement de faire connaître ce que j'ai appris des vieillards, et de dire comment le corps de ce saint confesseur fut transféré du lieu où il était placé.

On trouve à Rebais un petit récit que je n'approuve pas entièrement, et qui a été mis au jour par un auteur ignorant, qui, comme je le pense, n'a pas connu certainement les événemens et les temps. En conséquence, puisque je ne peux approuver la relation de cet homme, il faut que je publie ce que j'ai appris des vieillards nés à Ouche, comment et quand les Français s'emparèrent des précieuses reliques du vénérable Evroul (Histoire de Normandie, t.III, pp.74-75 [Guizot] ; t.III, pp.304-307 [Chibnall]).

 

Récit de la première croisade

Foulcher de Chartres, chapelain de Godefroi, duc de Lorraine, qui partagea les travaux et les périls de cette mémorable expédition, a publié un livre certain et véridique sur la louable entreprise de l'armée du Christ. Baudri, évêque de Dol, a écrit élégamment quatre livres dans lesquels il en raconte, avec autant de vérité que d'éloquence, tous les détails depuis le commencement du voyage jusqu'à la première bataille après la prise de Jérusalem. Beaucoup d'autres auteurs, tant latins que grecs, ont aussi parlé de cet événement mémorable, et, dans leurs écrits immortels, ont transmis à la postérité les brillans exploits des héros. Et moi aussi, le moindre de tous ceux qui suivent le Seigneur dans la vie religieuse, comme je chéris les courageux champions du Christ, et désire célébrer leurs actions généreuses, je vais raconter, plein de Notre Seigneur Jésus-Christ, cette expédition des Chrétiens dans cet ouvrage que j'ai commencé sur les affaires ecclésiastiques. Je crains d'entreprendre un travail entier sur la sainte expédition: je n'ose promettre une chose si difficile ; mais je ne sais comment passer sous silence un si noble sujet. Je suis arrêté par la vieillesse, car je suis sexagénaire, élevé dans la régularité du cloître, et moine dès l'enfance. Aussi je ne puis supporter la grande fatigue d'écrire, et je n'ai point d'écrivains qui puissent recueillir ma dictée : c'est pourquoi je me hâte de terminer cet ouvrage. En conséquence, je vais commencer mon neuvième livre, dans lequel je m'efforcerai de raconter de suite et avec véracité quelque chose des affaires de Jérusalem, pourvu que Dieu m'accorde le secours nécessaire. Dans les déserts de l'Idumée, j'invoque, bon Jésus, roi de Nazareth, votre puissante assistance. Donnez-moi des forces pour faire dignement valoir votre pouvoir éclatant, par lequel vous avez élevé les vôtres et terrassé les rebelles. Vous êtes le guide et le directeur des fidèles, et vous les protégez dans l'adversité, vous les secourez, et vous récompensez les vainqueurs. Dieu puissant, je vous adore; j'implore maintenant votre secours. Louanges éternelles pendant l'éternité des siècles soient au Roi des rois ! Ainsi soit-il ! (Histoire de Normandie, t.III, pp.405-406 [Guizot] ; t.V, pp.6-9 [Chibnall]).

 

Insérer des discours?

Les deux frères [Henri Ier d'Angleterre et le duc de Normandie Robert Courteheuse] s'arrêtèrent quelques jours dans une plaine, et s'envoyèrent mutuellement chaque jour de nobles députés. Les traîtres séditieux désiraient plutôt la guerre que la paix; et comme ils s'occupaient beaucoup plus de leurs avantages particuliers que de l'intérêt public, les perfides courriers dénaturaient les paroles des princes, et semaient entre les frères plutôt la zizanie que la concorde. Cependant le sage Henri songea à obtenir de son frère un entretien face à face, et tous deux en se réunissant ressentirent les douceurs de l'amour fraternel. Cette grande armée fit un noble cercle autour des princes, et là brilla de tout son éclat dans les armes la formidable troupe des Normands et des Anglais. Seuls au milieu de tant de spectateurs, les deux frères eurent un entretien, et sans fraude se dirent de bouche ce qu'ils éprouvaient dans leur cœur. Enfin après un petit nombre de paroles, ils s'embrassèrent mutuellement, et s'étant donné de doux baisers, ils se réconcilièrent sans réserve. Je ne saurais ici insérer leurs discours, parce que je n'assistai pas à la conférence ; mais j'ai appris, pour l'avoir entendu, ce qui résulta de l'entrevue de ces illustres frères (Histoire de Normandie, t.IV, p.91 [Guizot] ; t.V, pp.318-319 [Chibnall]).

 

Sur les causes des événements

Au mois de juin, un été ardent brûla le monde pendant quinze jours, et força les mortels de recourir en supplians, par le jeûne et la prière, à la clémence du Seigneur tout-puissant, dans la crainte où ils étaient de périr par les flammes qui brûlèrent la Pentapole. En effet, l'ardeur du soleil, qui parcourait alors les Gémeaux, dessécha les fontaines et les étangs, et une soif importune fit cruellement souffrir les animaux. Alors, un certain samedi, un grand nombre de personnes, excédées de chaleur, cherchèrent à se rafraîchir dans les eaux, et beaucoup, en divers lieux, y furent suffoquées en moins d'une heure. Dans notre voisinage, d'où nous avons facilement reçu des détails, trente-sept hommes périrent dans les eaux des étangs ou des rivières. Je ne saurais discuter les jugemens de Dieu, par lequel tout s'opère, et je ne puis montrer les causes cachées des événemens ; mais, à la prière de mes compagnons, j'écris avec simplicité ces annales. Qui peut expliquer des choses inexplicables ? Je me borne à noter avec soin, pour la postérité, les événemens que j'ai vus, et je glorifie le Seigneur tout-puissant dans toutes ses œuvres, qui sont véritablement justes. D'après les inspirations qu'il reçoit du Ciel, que chacun porte son jugement, et recueille sagement comme il voudra ce qu'il croira lui être utile.

Au mois d'août, la veille de saint Laurent martyr, après nones, il s'éleva un violent tourbillon, qui fut suivi vers le soir de terribles coups de tonnerre avec une excessive inondation de pluie. Alors la foudre tomba avec un bruit horrible, et dans divers lieux tua plusieurs femmes. Je n'ai pas entendu dire qu'il fût mort aucun homme, et le sexe féminin souffrit seul, dans l'espèce humaine comme dans les bêtes brutes, tout le poids de ce fléau menaçant.

Dans le village que l'on appelle Planches, sur les confins des évêchés de Lisieux et de Séès, un certain jeune homme, nommé Guillaume Blanchard, ramenait une charrette du champ voisin, sur laquelle sa sœur était assise avec des gerbes d'avoine. Comme ce jeune homme craignait la pluie qui tombait avec fracas, et se hâtait d'arriver à la chaumière de sa mère, qui était voisine, la foudre tomba sur la croupe de la jument qui traînait la voiture, et tua en même temps cet animal, une pouliche qui courait autour d'elle, et la jeune fille qui était assise. Le jeune homme, qui était sur la selle et tenait la bride, tomba, dans l'excès de sa crainte ; mais, par la miséricorde de Dieu, il échappa à la mort. Il survint une grande inondation de pluie, qui n'empêcha pas la charrette et les gerbes de brûler. J'en vis le lendemain les charbons, ainsi que le corps de la défunte, qui était dans une bière, parce que, me rendant au Merlerault, je m'arrêtai à Planches pour apprendre positivement cette catastrophe, afin de la raconter fidèlement à la postérité. Dans le village de Gâprée, des moissonneurs, voyant une nuée très noire, qui répandait l'obscurité, dirent à une jeune fille, qui par hasard cueillait des épis dans le champ: « Jeune fille, courez vite, et apportez-nous nos manteaux ou nos habits pour nous préserver de la pluie.» Elle s'empressa d'obéir, et partit aussitôt; mais au premier pas qu'elle fit, je crois, la foudre tomba, et l'ayant atteinte, elle mourut au moment même. A la même heure, il arriva beaucoup de choses semblables, que j'ai apprises depuis par des rapports véridiques ; mais je ne puis écrire chaque chose en détail (Histoire de Normandie, t.IV, pp.451-453 [Guizot] ; t.VI, pp.436-439 [Chibnall]).


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