Bibliotheca Classica Selecta - Hodoi Elektronikai - César de Suétone - Oeuvres de César

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PLUTARQUE

Vie de César

Traduction D. Ricard (1830)

 

Cette version numérisée destinée à compléter le commentaire du César de Suétone par Jean-Marie Hannick a été reprise au site Nimispauci. Elle a toutefois été légèrement transformée. Ainsi, nous avons adapté aux éditions modernes la division en chapitres et en paragraphes, ainsi que l'orthographe des noms propres ; nous avons également introduit çà et là quelques modifications dans le style, voire la traduction, sans cependant avoir la prétention de proposer une nouvelle traduction.

Les lecteurs qui souhaiteraient consulter en parallèle le texte grec de Plutarque, la traduction française de D. Ricard et une traduction latine de Xylander, pourront se référer à la présentation hypertexte des Hodoi Elektronikai, qui donne également accès à un riche ensemble d'outils lexicographiques et statistiques très performants.

Jacques Poucet - 19 mars 2005

 


Plan

[I] [II] [III] [IV] [V] [VI] [VII] [VIII] [IX] [X]

[XI] [XII] [XIII] [XIV] [XV] [XVI] [XVII] [XVIII] [XIX] [XX]

[XXI] [XXII] [XXIII] [XXIV] [XXV] [XXVI] [XXVII] [XXVIII] [XXIX] [XXX]

[XXXI] [XXXII] [XXXIII] [XXXIV] [XXXV] [XXXVI] [XXXVII] [XXXVIII] [XXXIX] [XL]

[XLI] [XLII] [XLIII] [XLIV] [XLV] [XLVI] [XLVII] [XLVIII] [XLIX] [L]

[LI] [LII [LIII] [LIV] [LV] [LVI] [LVII] [LVIII] [LIX][LX]

[LXI] [LXII [LXIII] [LXIV] [LXV] [LXVI] [LXVII] [LXVIII] [LXIX]

 

 

[I] (1) Sylla, devenu maître de Rome, et n'ayant pu, ni par ses promesses, ni par ses menaces, déterminer César à répudier Cornélie, fille de Cinna, celui qui avait exercé la souveraine puissance, confisqua la dot de sa femme. (2) La parenté de César avec le vieux Marius fut la cause de son inimitié pour Sylla. Marius avait épousé Julie, soeur du père de César, et en avait eu le jeune Marius, qui par là était cousin germain de César. (3) Dans les commencements des proscriptions, Sylla, distrait par beaucoup d'autres soins et par le grand nombre de victimes qu'il immolait chaque jour, ne songea pas à César, qui, au lieu de se laisser oublier, se mit sur les rangs pour le sacerdoce, et se présenta devant le peuple pour le briguer, quoiqu'il fût dans la première jeunesse. Sylla, par son opposition, fit rejeter sa demande ; (4) il voulut même le faire mourir. Et comme ses amis lui représentaient qu'il n'y aurait pas de raison de sacrifier un si jeune enfant : « Vous êtes vous-mêmes, leur répondit-il, bien peu avisés de ne pas voir dans cet enfant plusieurs Marius. » (5) César, à qui cette parole fut rapportée, crut devoir se cacher, et il erra longtemps dans le pays des Sabins. (6) Un jour qu'il était malade, et qu'il fut obligé de se faire porter pour changer de maison, il tomba la nuit entre les mains des soldats de Sylla, qui faisaient des recherches dans ce canton, et emmenaient tous ceux qui s'y trouvaient cachés. (7) Il donna deux talents à Cornélius, leur capitaine, qui, à ce prix, favorisa son évasion. Il gagna aussitôt les bords de la mer ; et s'étant embarqué, il se retira en Bithynie, auprès du roi Nicomède. (8) Après y avoir séjourné peu de temps, il se remit en mer, et fut pris auprès de l'île de Pharmacuse par des pirates, qui, ayant déjà des flottes considérables et un nombre infini de petits vaisseaux, s'étaient rendus maîtres de toute cette mer. [Retour]

 

[II] (1) Ces pirates lui demandèrent vingt talents pour sa rançon ; il se moqua d'eux de ne pas savoir quel était leur prisonnier, et il leur en promit cinquante. (2) Il envoya ceux qui l'accompagnaient dans différentes villes pour y ramasser cette somme, et ne retint qu'un seul de ses amis et deux domestiques, avec lesquels il resta au milieu de ces corsaires ciliciens, les plus sanguinaires des hommes ; il les traitait avec tant de mépris que, lorsqu'il voulait dormir, il leur faisait dire de garder un profond silence. (3) Il passa trente-huit jours avec eux ; moins comme leur prisonnier que comme un prince entouré de ses gardes. Plein de sécurité, il jouait et faisait avec eux ses exercices, composait des poèmes et des harangues qu'il leur lisait ; et lorsqu'ils n'avaient pas l'air de les admirer, il les traitait, sans ménagement, d'ignorants et de barbares : quelquefois même il les menaçait, en riant, de les faire pendre. Ils aimaient cette franchise, qu'ils prenaient pour une simplicité et une gaieté naturelles. (4) Quand il eut reçu de Milet sa rançon, et qu'il la leur eut payée, il ne fut pas plutôt en liberté qu'il équipa quelques vaisseaux dans le port de cette ville, et cingla vers ces pirates, qu'il surprit à l'ancre dans la rade même de l'île (5) ; il en prit un grand nombre et s'empara de tout leur butin. De là il les conduisit à Pergame, où il les fit charger de fers, et alla trouver Junius, à qui il appartenait, comme préteur d'Asie, de les punir. (6) Junius ayant jeté un oeil de cupidité sur leur argent, qui était considérable, lui dit qu'il examinerait à loisir ce qu'il devait faire de ces prisonniers. César, laissant là le préteur, et retournant à Pergame, fit pendre tous ces pirates, comme il le leur avait souvent annoncé dans l'île, où ils prenaient ses menaces pour des plaisanteries. [Retour]

 

[III] (1) Lorsque la puissance de Sylla eut commencé à s'affaiblir, et que les amis de César lui eurent écrit de revenir à Rome, il alla d'abord à Rhodes pour y prendre des leçons d'Apollonius, fils de Molon, celui dont Cicéron avait été l'auditeur, qui enseignait la rhétorique avec beaucoup de succès, et qui d'ailleurs avait la réputation d'un homme vertueux. (2) On dit que César, né avec les dispositions les plus heureuses pour l'éloquence politique, avait cultivé avec tant de soin ce talent naturel, que, de l'aveu de tout le monde, il tenait le second rang parmi les orateurs de Rome ; (3) et il aurait eu le premier, s'il n'eût pas renoncé aux exercices du barreau, pour acquérir, par les talents militaires, la supériorité du pouvoir. Détourné par d'autres soins, il ne put parvenir, dans l'éloquence, à la perfection pour laquelle la nature l'avait fait ; il se livra uniquement au métier des armes et aux affaires politiques, qui le conduisirent enfin à la suprême puissance. (4) Aussi, dans la réponse qu'il fit longtemps après l'éloge que Cicéron avait fait de Caton, il prie les lecteurs de ne pas comparer le style d'un homme de guerre avec celui d'un excellent orateur, qui s'occupait à loisir de ces sortes d'études. [Retour]

 

[IV] (1) De retour à Rome, il accusa Dolabella de concussions dans le gouvernement de sa province, et trouva dans les villes de la Grèce un grand nombre de témoins qui déposèrent contre l'accusé. (2) Cependant Dolabella fut absous ; et César, pour reconnaître la bonne volonté des Grecs, plaida contre Antoine, qu'ils accusaient de malversations, devant Marcus Lucullus, préteur de la Macédoine. (3) Il parla avec tant d'éloquence qu'Antoine, qui craignit d'être condamné, en appela aux tribuns du peuple, sous prétexte qu'il ne pourrait obtenir justice contre les Grecs dans la Grèce même. (4) À Rome, les grâces de son éloquence brillèrent au barreau, et lui acquirent une grande faveur. En même temps que son affabilité, sa politesse, l'accueil gracieux qu'il faisait à tout le monde, qualités qu'il possédait à un degré au-dessus de son âge, lui méritaient l'affection du peuple ; (5) d'un autre côté, la somptuosité de sa table, et sa magnificence dans toute sa manière de vivre, accrurent peu à peu son influence et son pouvoir dans le gouvernement. (6) D'abord ses envieux, persuadés que, faute de pouvoir suffire à cette dépense excessive, il verrait bientôt sa puissance s'éclipser, firent peu d'attention aux progrès qu'elle faisait parmi le peuple. (7) Mais, quand elle se fut tellement fortifiée qu'il n'était plus possible de la renverser, et qu'elle tendait visiblement à ruiner la république, ils sentirent, mais trop tard, qu'il n'est pas de commencement si faible qui ne s'accroisse promptement par la persévérance, lorsqu'en méprisant ses premiers efforts on n'a pas mis obstacle à ses progrès. (8) Cicéron paraît avoir été le premier à soupçonner et à craindre la douceur de sa conduite politique, qu'il comparait à la bonace de la mer, et à reconnaître la méchanceté de son caractère sous ces dehors de politesse et de grâce dont il la couvrait. (9) « J'aperçois, disait cet orateur, dans tous ses projets et dans toutes ses actions des vues tyranniques ; mais quand je regarde ses cheveux si artistement arrangés, quand je le vois se gratter la tête du bout des doigts, je ne puis croire qu'un tel homme puisse concevoir le dessein si noir de renverser la république. » Mais cela ne fut dit que longtemps après. [Retour]

 

[V] (1) César reçut une première marque de l'affection du peuple lorsqu'il se trouva en concurrence avec Caïus Pompilius, pour l'emploi de tribun des soldats ; il fut nommé le premier. (2) Il en eut une seconde encore plus grande quand, à la mort de la femme de Marius, dont il était le neveu, il prononça avec beaucoup d'éclat son oraison funèbre dans la place publique, et qu'il osa faire porter à son convoi les images de Marius, qui n'avaient pas encore paru depuis que Sylla, maître dans Rome, avait fait déclarer Marius et ses partisans ennemis de la patrie. (3) Quelques personnes s'étant récriées sur cette audace, le peuple s'éleva hautement contre elles, et par les applaudissements les plus prononcés témoigna son admiration pour le courage que César avait eu de rappeler, pour ainsi dire, des enfers les honneurs de Marius, ensevelis depuis si longtemps. (4) C'était, de toute ancienneté, la coutume des Romains de faire l'oraison funèbre des femmes qui mouraient âgées ; mais cet usage n'avait pas lieu pour les jeunes femmes. César fut le premier qui prononça celle de sa femme, morte jeune. (5) Cette nouveauté lui fit honneur, lui concilia la faveur publique, et le rendit cher au peuple, qui vit dans cette sensibilité une marque de ses moeurs douces et honnêtes. (6) Après avoir fait les obsèques de sa femme, il alla comme questeur en Espagne sous le préteur Vétus, qu'il honora depuis tant qu'il vécut, et dont il nomma le fils son questeur, quand il fut parvenu lui-même à la préture. (7) Au retour de sa questure, il épousa en troisième noces Pompéia ; il avait de Cornélie, sa première femme, une fille, qui par la suite fut mariée au grand Pompée. (8) Sa dépense, toujours excessive, faisait croire qu'il achetait chèrement une gloire fragile et presque éphémère, mais, dans la vérité, il s'acquérait à vil prix les choses les plus précieuses. On assure qu'avant d'avoir obtenu aucune charge il était endetté de treize cents talents. (9) Mais le sacrifice d'une grande partie de sa fortune, soit dans l'intendance des réparations de la voie Appienne, soit dans son édilité, où il fit combattre devant le peuple trois cent vingt paires de gladiateurs ; la somptuosité des jeux, des fêtes et des festins qu'il donna, et qui effaçaient tout ce qu'on avait fait avant lui de plus brillant, inspirèrent au peuple une telle affection, qu'il n'y eut personne qui ne cherchât à lui procurer de nouvelles charges et de nouveaux honneurs, pour le récompenser de sa magnificence. [Retour]

 

[VI] (1) Rome était alors divisée en deux factions : celle de Sylla, toujours très puissante, et celle de Marius, qui, réduite à une grande faiblesse et presque dissipée, osait à peine se montrer. César voulut relever et ranimer cette dernière : lorsque les dépenses de son édilité lui donnaient le plus d'éclat dans Rome, il fit faire secrètement des images de Marius, avec des Victoires qui portaient des trophées ; et une nuit il les plaça dans le Capitole. (2) Le lendemain, quand on vit ces images tout éclatantes d'or, et travaillées avec le plus grand art, dont les inscriptions faisaient connaître que c'étaient les victoires de Marius sur les Cimbres, on fut effrayé de l'audace de celui qui les avait placées, car on ne pouvait s'y méprendre. Le bruit qui s'en répandit aussitôt attira tout le monde à ce spectacle : (3) les uns disaient hautement que César aspirait à la tyrannie, en ressuscitant des honneurs qui avaient été comme ensevelis par des lois et des décrets publics : que c'était un essai qu'il faisait pour sonder les dispositions du peuple, déjà amorcé par sa magnificence ; et pour voir si, assez apprivoisé par les fêtes publiques qu'il lui avait données avec tant d'ostentation, il lui laisserait jouer de pareils jeux, et entreprendre des nouveautés si téméraires. (4) Les partisans de Marius, de leur côté, enhardis par son audace, se rassemblèrent en très grand nombre et remplirent le Capitole du bruit de leurs applaudissements : (5) plusieurs même d'entre eux, en voyant la figure de Marius, versaient des larmes de joie ; ils élevaient César jusqu'aux nues, et disaient qu'il était seul digne de la parenté de Marius. (6) Le Sénat s'étant assemblé, Catulus Lutatius, le plus estimé de tous les Romains de son temps, se leva, et parlant avec force contre César, il dit cette parole, si souvent répétée depuis : Que César n'attaquait plus la république par des mines secrètes, et qu'il dressait ouvertement contre elle toutes ses batteries. (7) Mais César s'étant justifié auprès du sénat, ses admirateurs en conçurent de plus hautes espérances ; ils l'encouragèrent à conserver toute sa grandeur d'âme, et à ne plier devant personne, en l'assurant que, soutenu de la faveur du peuple, il l'emporterait sur tous ses rivaux et aurait un jour le premier rang dans Rome. [Retour]

 

[VII] (1) La mort de Métellus ayant laissé vacante la place de grand pontife, ce sacerdoce fut brigué avec chaleur par Isauricus et Catulus, deux des plus illustres personnages de Rome, et qui avaient le plus d'autorité dans le sénat. César, loin de céder à leur dignité, se présenta devant le peuple, et opposa sa brigue à celle de ces deux rivaux. (2) Les trois compétiteurs avaient également de quoi soutenir leurs prétentions. Catulus, qui avec plus de dignité personnelle craignait davantage l'issue de cette rivalité, fit offrir secrètement à César des sommes considérables, s'il voulait se désister de sa poursuite ; César répondit qu'il en emprunterait de plus grandes encore pour soutenir sa brigue. (3) Le jour de l'élection, sa mère l'accompagna tout en larmes jusqu'à la porte de sa maison. « Ma mère, lui dit César en l'embrassant, vous verrez aujourd'hui votre fils ou grand pontife ou banni. » (4) Quand on recueillit les suffrages, les contestations furent très vives, mais enfin César l'emporta, et un tel succès fit craindre au sénat et aux meilleurs citoyens qu'il ne prît assez d'ascendant sur le peuple pour le porter aux plus grands excès. (5) Ce fut alors que Pison et Catulus blâmèrent fort Cicéron d'avoir épargné César, qui avait donné prise sur lui dans la conjuration de Catilina. (6) Celui-ci avait formé le complot non seulement de changer la forme du gouvernement, mais encore d'anéantir la république, et de détruire l'empire romain. Dénoncé sur des indices assez légers, il sortit de Rome avant que ses projets eussent été découverts ; mais il laissa Lentulus et Céthégus pour le remplacer dans la conduite de la conjuration. (7) Il est douteux si César encouragea secrètement ces hommes audacieux, et leur donna même quelque secours ; ce qu'il y a de certain, c'est que ces deux conjurés ayant été convaincus par les preuves les plus évidentes, et Cicéron, alors consul, ayant demandé l'avis de chaque sénateur sur la punition des coupables, tous opinèrent à la mort, (8) jusqu'à César, qui, s'étant levé, fit un discours préparé avec le plus grand soin ; il soutint qu'il n'était conforme ni à la justice, ni aux coutumes des Romains, à moins d'une extrême nécessité, de faire mourir des hommes distingués par leur naissance et par leur dignité, sans leur avoir fait leur procès dans les formes ; (9) qu'il lui paraissait plus juste de les renfermer étroitement dans telles villes de l'Italie que Cicéron voudrait choisir, jusqu'à après la défaite de Catilina ; qu'alors le sénat pourrait, pendant la paix, délibérer à loisir sur ce qu'il conviendrait de faire de ces accusés. [Retour]

 

[VIII] (1) Cet avis, qui parut plus humain, et qu'il avait appuyé de toute la force de son éloquence, fit une telle impression qu'il fut adopté par tous les sénateurs qui parlèrent après lui ; plusieurs même de ceux qui avaient déjà opiné revinrent à son sentiment : mais lorsque Caton et Catulus furent en tour de dire leur avis, (2) ils s'élevèrent avec force contre l'opinion de César ; Caton surtout ayant insisté sans ménagement sur les soupçons qu'on avait contre lui, les ayant même fortifiés par de nouvelles preuves, les conjurés furent envoyés au supplice ; et lorsque César sortit du sénat, plusieurs des jeunes Romains qui servaient alors de gardes à Cicéron coururent sur lui l'épée nue à la main ; (3) mais Curion le couvrit de sa toge, et lui donna le moyen de s'échapper. Cicéron lui-même, sur qui ces jeunes gens jetèrent les yeux, les arrêta, soit qu'il craignît le peuple, soit qu'il crût ce meurtre tout à fait injuste et contraire aux lois. (4) Si ces particularités sont vraies, je ne sais pourquoi Cicéron n'en a rien dit dans l'histoire de son consulat ; mais dans la suite il fut blâmé de n'avoir pas saisi une occasion si favorable de se défaire de César, et d'avoir trop redouté l'affection singulière du peuple pour ce jeune Romain. (5) On eut, peu de jours après, une nouvelle preuve de cette faveur populaire. César étant entré au sénat pour se justifier des soupçons qu'on avait conçus contre lui, y essuya les plus violents reproches. Comme l'assemblée se prolongeait au-delà du terme ordinaire, le peuple accourut en foule, environna le sénat, en jetant de grands cris, et demanda d'un ton impérieux qu'on laissât sortir César. (6) Caton, qui craignait quelque entreprise de la part des indigents de Rome, de ces boutefeux de la multitude, qui avaient mis en César toutes leurs espérances, conseilla au sénat de faire tous les mois, à cette classe du peuple, une distribution de blé, (7) qui n'ajouterait aux dépenses ordinaires de l'année que cinq millions cinq cent mille sesterces. Cette sage politique fit évanouir pour le moment la crainte du sénat ; elle affaiblit et dissipa même en grande partie l'influence de César, dans un temps où l'autorité de la préture allait le rendre bien plus redoutable. [Retour]

 

[IX] (1) Cependant il ne s'éleva point de trouble ; au contraire, il éprouva lui-même une aventure domestique qui lui fut très désagréable. (2) Il y avait à Rome un jeune praticien nommé Publius Clodius, distingué par ses richesses et par son éloquence ; mais qui, en insolence et en audace, ne le cédait à aucun des hommes les plus fameux par leur scélératesse. (3) Il aimait Pompéia, femme de César, qui, elle-même, avait du goût pour lui ; mais son appartement était gardé avec le plus grand soin : Aurélia, mère de César, femme d'une grande vertu, veillait de si près sur sa belle-fille que les occasions de la voir et de lui parler étaient pour Clodius aussi difficiles que dangereuses. (4) Les Romains adorent une divinité qu'ils nomment la Bonne-Déesse, comme les Grecs ont leur Gynécée, ou la déesse des femmes. Les Phrygiens, qui veulent se l'approprier, disent qu'elle était mère du roi Midas ; les Romains prétendent que leur Bonne-Déesse est une nymphe dryade, qui eut commerce avec le dieu Faune ; et les Grecs veulent que ce soit celle des mères de Bacchus qu'il n'est pas permis de nommer : (5) aussi, quand les femmes célèbrent sa fête, elles couvrent leurs tentes de branches de vignes ; et, suivant la Fable, un dragon sacré se tient aux pieds de la statue de la déesse. (6) Tant que ses mystères durent, il n'est permis à aucun homme d'entrer dans la maison où on les célèbre. Les femmes, retirées dans un lieu séparé, pratiquent plusieurs cérémonies conformes à celles qu'on observe dans les mystères d'Orphée. (7) Lorsque le temps de la fête est venu, le consul ou le préteur (car c'est toujours chez l'un ou l'autre qu'elle est célébrée) sort de chez lui, avec tous les hommes qui habitent dans sa maison. La femme, qui en est restée la maîtresse, l'orne avec la décence convenable ; (8) les principales cérémonies se font la nuit, et ces veillées sont mêlées de divertissements et de concerts. [Retour]

 

[X] (1) L'année de la préture de César, Pompéia fut chargée de célébrer cette fête : Clodius, qui n'avait pas encore de barbe, se flattant de n'être pas reconnu, prit l'habillement d'une joueuse de harpe, sous lequel il avait tout l'air d'une jeune femme. (2) Il trouva les portes ouvertes et fut introduit sans obstacle par une des esclaves de Pompéia, qui était dans la confidence, et qui le quitta pour aller avertir sa maîtresse : comme elle tardait à revenir, Clodius n'osa pas l'attendre dans l'endroit où elle l'avait laissé. Il errait de tous côtés dans cette vaste maison et évitait avec soin les lumières, lorsqu'il fut rencontré par une des femmes d'Aurélia, qui, croyant parler à une personne de son sexe, voulut l'arrêter et jouer avec lui ; étonnée du refus qu'il en fit, elle le traîna au milieu de la salle, et lui demanda qui elle était, et d'où elle venait. (3) Clodius lui répondit qu'il attendait Abra, l'esclave de Pompéia ; mais sa voix le trahit, et cette femme s'étant rapprochée des lumières et de la compagnie, cria qu'elle venait de surprendre un homme dans les appartements. L'effroi saisit toutes les femmes : Aurélia fit cesser aussitôt les cérémonies, et voiler les choses sacrées. Elle ordonna de fermer les portes, visita elle-même toute la maison avec des flambeaux, et fit les recherches les plus exactes. (4) On trouva Clodius caché dans la chambre de l'esclave qui l'avait introduit chez Pompéia ; il fut reconnu par toutes les femmes, et chassé ignominieusement. (5) Elles sortirent de la maison dans la nuit même, et allèrent raconter à leurs maris ce qui venait de se passer. Le lendemain toute la ville fut informée que Clodius avait commis un sacrilège horrible ; et l'on disait partout qu'il fallait le punir rigoureusement, pour faire une réparation éclatante, non seulement à ceux qu'il avait personnellement offensés, mais encore à la ville et aux dieux qu'il avait outragés. (6) Il fut cité par un des tribuns devant les juges, comme coupable d'impiété ; les principaux d'entre les sénateurs parlèrent avec force contre lui, et l'accusèrent de plusieurs autres grands crimes, en particulier d'un commerce incestueux avec sa propre soeur, femme de Lucullus. (7) Mais le peuple s'étant opposé à des poursuites si vives, et ayant pris la défense de Clodius, lui fut d'un grand secours auprès des juges que cette opposition étonna, et qui craignirent les fureurs de la multitude. (8) César répudia sur-le-champ Pompéia, et appelé en témoignage contre Clodius, il déclara qu'il n'avait aucune connaissance des faits qu'on imputait à l'accusé. (9) Cette déclaration ayant paru fort étrange, l'accusateur lui demanda pourquoi donc il avait répudié sa femme : « C'est, répondit-il, que ma femme ne doit pas même être soupçonnée. » (10) Les uns prétendent que César parla comme il pensait ; d'autres croient qu'il cherchait à plaire au peuple, qui voulait sauver Clodius. (11) L'accusé fut donc absous, parce que la plupart des juges donnèrent leur avis sur plusieurs affaires à la fois, afin, d'un côté, de ne pas s'attirer, par sa condamnation, le ressentiment du peuple ; et, de l'autre, pour ne pas se déshonorer aux yeux des bons citoyens par une absolution formelle. [Retour]

 

[XI] (1) César, en sortant de la préture, fut désigné par le sort pour aller commander en Espagne. Ses créanciers, qu'il était hors d'état de satisfaire, le voyant sur son départ, vinrent crier après lui, et solliciter le paiement de leurs créances. Il eut donc recours à Crassus, le plus riche des Romains, qui avait besoin de la chaleur et de l'activité de César pour se soutenir contre Pompée, son rival en administration. (2) Crassus s'engagea envers les créanciers les plus difficiles et les moins traitables pour la somme de huit cent trente talents. César, dont il se rendit caution, fut libre de partir pour son gouvernement. (3) On dit qu'en traversant les Alpes, il passa dans une petite ville occupée par des Barbares, et qui n'avait qu'un petit nombre de misérables habitants. Ses amis lui ayant demandé, en plaisantant, s'il croyait qu'il y eût dans cette ville des brigues pour les charges, des rivalités pour le premier rang, des jalousies entre les citoyens les plus puissants, (4) César leur répondit très sérieusement qu'il aimerait mieux être le premier parmi ces Barbares que le second dans Rome. (5) Pendant son séjour en Espagne, il lisait, un jour de loisir, des particularités de la vie d'Alexandre et, après quelques moments de réflexion, il se mit à pleurer. (6) Ses amis, étonnés, lui en demandèrent la cause. « N'est-ce pas pour moi, leur dit-il, un juste sujet de douleur qu'Alexandre, à l'âge où je suis, eût déjà conquis tant de royaumes, et que je n'aie encore rien fait de mémorable ? » [Retour]

 

[XII] (1) À peine arrivé en Espagne, il ne perdit pas un moment, et en peu de jours il eut mis sur pied dix cohortes, qu'il joignit aux vingt qu'il y avait trouvées marchant à leur tête contre les Caléciens et les Lusitaniens, il vainquit ces deux peuples, et s'avança jusqu'à la mer extérieure, en subjuguant des nations qui n'avaient jamais été soumises aux Romains. (2) À la gloire des succès militaires il ajouta celle d'une sage administration pendant la paix ; il rétablit la concorde dans les villes et s'appliqua surtout à terminer les différends qui s'élevaient chaque jour entre les créanciers et les débiteurs. (3) Il ordonna que les premiers rendraient, tous les ans, les deux tiers des revenus des débiteurs, et que ceux-ci auraient l'autre tiers jusqu'à l'entier acquittement de la dette. (4) La sagesse de ce règlement lui fit beaucoup d'honneur ; il quitta son gouvernement, après s'y être enrichi, et avoir procuré des gains considérables à ses soldats, qui, avant son départ, le saluèrent du titre d'impérator. [Retour]

 

[XIII] (1) Les Romains qui demandaient l'honneur du triomphe étaient obligés de demeurer hors de la ville ; et pour briguer le consulat, il fallait être dans Rome. César, arrêté par ces lois contraires, car on était à la veille des comices consulaires, envoya demander au sénat la permission de solliciter le consulat par ses amis, en restant hors de la ville. (2) Caton, armé de la loi, combattit vivement la prétention de César ; mais voyant qu'il avait mis plusieurs sénateurs dans ses intérêts, il chercha à gagner du temps, et employa le jour entier à dire son opinion. César alors prit le parti d'abandonner le triomphe et de briguer le consulat. (3) Il entra dans Rome, et fit une action d'éclat, dont tout le monde, excepté Caton, fut la dupe : il réconcilia Crassus et Pompée, les deux hommes qui avaient le plus de pouvoir dans la ville. (4) César apaisa leurs dissensions, les remit bien ensemble ; et par là il réunit en lui seul la puissance de l'un et de l'autre. On ne s'aperçut pas que ce fut cette action, en apparence si honnête, qui causa le renversement de la république. (5) En effet, ce fut moins l'inimitié de César et de Pompée, comme on croit communément, qui donna naissance aux guerres civiles, que leur amitié même, qui les réunit d'abord pour renverser le gouvernement aristocratique, et qui aboutit ensuite à une rupture ouverte entre ces deux rivaux. (6) Caton, qui prédit souvent le résultat de leur liaison, n'y gagna alors que de passer pour un homme difficile et chagrin ; dans la suite l'événement le justifia ; et l'on reconnut qu'il avait dans ses conseils plus de prudence que de bonheur. [Retour]

 

[XIV] (1) César, en se présentant aux comices entouré de la faveur de Crassus et de Pompée, fut porté avec le plus grand éclat à la dignité de consul : (2) on lui donna pour collègue Calpurnius Bibulus. Il était à peine entré en exercice de sa charge, qu'il publia des lois dignes, non d'un consul, mais du tribun le plus audacieux. Il proposa, par le seul motif de plaire au peuple, des partages de terres et des distributions de blé. (3) Les premiers et les plus honnêtes d'entre les sénateurs s'élevèrent contre ces lois ; et César, qui depuis longtemps ne cherchait qu'un prétexte pour se déclarer, protesta hautement qu'on le poussait malgré lui vers le peuple ; que l'injustice et la dureté du sénat le mettaient dans la nécessité de faire la cour à la multitude, et sur-le-champ il se rendit à l'assemblée du peuple. (4) Là, ayant à ses côtés Crassus et Pompée, il leur demanda à haute voix s'ils approuvaient les lois qu'il venait de proposer. Sur leur réponse affirmative, il les exhorta à le soutenir contre ceux qui, pour les lui faire retirer, le menaçaient de leurs poignards. (5) Ils le lui promirent tous deux ; et Pompée ajouta qu'il opposerait à ces poignards l'épée et le bouclier. (6) Cette parole déplut aux sénateurs et aux nobles, qui la trouvèrent peu convenable à sa dignité personnelle, aux égards qu'il devait au sénat, et digne tout au plus d'un jeune homme emporté ; mais elle le rendit très agréable au peuple. (7) César, qui voulait s'assurer de plus en plus la puissance de Pompée, lui donna en mariage sa fille Julia, déjà fiancée à Servilius Cépion, auquel il promit la fille de Pompée, qui elle-même n'était pas libre, ayant été déjà promise à Faustus, fils de Sylla. (8) Peu de temps après, il épousa Calpurnie, fille de Pison, et fit désigner celui-ci consul pour l'année suivante. Caton ne cessait de se récrier, et de protester en plein sénat contre l'impudence avec laquelle on prostituait ainsi l'empire par des mariages ; et, en trafiquant des femmes, on se donnait mutuellement les gouvernements des provinces, les commandements des armées et les premières charges de la république. (9) Bibulus, le collègue de César, voyant l'inutilité des oppositions qu'il faisait à ces lois, ayant même souvent couru le risque, ainsi que Caton, d'être tué sur la place publique, passa le reste de son consulat renfermé dans sa maison. (10) Pompée, aussitôt après son mariage, ayant rempli la place d'hommes armés, fit confirmer ces lois par le peuple, et décerner à César, pour cinq ans, le gouvernement des deux Gaules cisalpine et transalpine, auquel on ajoutait l'Illyrie, avec quatre légions. (11) Caton ayant voulu s'opposer à ces décrets, César le fit arrêter et conduire en prison, dans la pensée que Caton appellerait de cet ordre aux Tribuns ; (12) mais il s'y laissa mener sans rien dire ; et César voyant non seulement les principaux citoyens révoltés de cette indignité, mais le peuple lui-même, par respect pour la vertu de Caton, le suivre dans un morne silence, fit prier sous main un des tribuns d'enlever Caton à ses licteurs. (13) Après un tel acte de violence, très peu de sénateurs l'accompagnèrent au sénat ; la plupart, offensés de sa conduite, se retirèrent. (14) Considius, un des plus âgés de ceux qui l'y avaient suivi, lui dit que les sénateurs n'étaient pas venus, parce qu'ils avaient craint ses armes et ses soldats. « Pourquoi donc, reprit César, cette même crainte ne vous fait-elle pas rester chez vous ? (15) - Ma vieillesse, repartit Considius, m'empêche d'avoir peur ; le peu de vie qui me reste n'exige pas tant de précaution. » (16) Mais de tous les actes de son consulat, aucun ne lui fit plus de tort que d'avoir fait nommer tribun du peuple ce même Clodius qui l'avait déshonoré en violant les veilles secrètes et mystérieuses que les dames romaines célébraient dans sa maison ; (17) cette élection avait pour motif la ruine de Cicéron et César ne partit pour son gouvernement qu'après l'avoir brouillé avec Clodius, et l'avoir fait bannir de l'Italie. [Retour]

 

[XV] (1) Voilà les actions de sa vie qui précédèrent son commandement dans les Gaules. (2) Les guerres qu'il fit depuis, ces expéditions fameuses dans lesquelles il soumit les Gaules, lui ouvrirent une route toute différente, et commencèrent, en quelque sorte, pour lui une seconde vie ; c'est dans cette nouvelle carrière qu'il se montre à nous aussi grand homme de guerre, aussi habile capitaine qu'aucun des généraux qui se sont fait le plus admirer, et ont acquis le plus de gloire par leurs exploits. (3) Soit qu'on lui compare les Fabius, les Métellus, les Scipions, ou les autres généraux ses contemporains, ou ceux qui ont vécu peu de temps avant lui, tels que les Sylla, les Marius, les Lucullus, et Pompée lui-même 'dont la gloire et le nom s'élèvent jusqu'aux cieux', en quelque genre de succès militaire que ce soit, (4) on reconnaîtra que les exploits de César le mettent au-dessus de tous ces grands capitaines. Il a surpassé l'un par la difficulté des lieux où il a fait la guerre ; l'autre, par l'étendue des pays qu'il a subjugués ; celui-ci, par le nombre et la force des ennemis qu'il a vaincus ; celui-là, par la férocité et la perfidie des nations qu'il a soumises ; l'un, par sa douceur et sa clémence envers les prisonniers ; un autre, par les présents et les bienfaits dont il a comblé ses troupes ; (5) enfin, il a été supérieur à tous ses grands hommes, par le nombre de batailles qu'il a livrées, et par la multitude incroyable d'ennemis qu'il a fait périr. En moins de dix ans qu'a duré sa guerre dans les Gaules, il a pris d'assaut plus de huit cents villes, il a soumis trois cents nations différentes, et combattu, en plusieurs batailles rangées, contre trois millions d'ennemis, dont il en a tué un million, et fait autant de prisonniers. [Retour]

 

[XVI] (1) D'ailleurs, il savait inspirer à ses soldats un affection et une ardeur si vives que ceux qui, sous d'autres chefs et dans d'autres guerres, ne différaient pas des soldats ordinaires, devenaient invincibles sous César, et ne trouvaient rien qui pût résister à l'impétuosité avec laquelle ils se précipitaient dans les plus grands dangers. (2) Tel fut Acilius, qui, dans un combat naval donné près de Marseille, s'étant jeté dans un vaisseau ennemi, et ayant eu la main droite abattue d'un coup d'épée, n'abandonna pas son bouclier qu'il tenait de la main gauche, et dont il frappa sans relâche les ennemis au visage avec tant de roideur, qu'il les renversa tous, et se rendit maître du vaisseau. (3) Au combat de Dyrrachium, Cassius Scéva eut l'oeil percé d'une flèche, l'épaule et la cuisse traversées de deux javelots, et reçut cent trente coups sur son bouclier. Il appela les ennemis, comme s'il eût eu l'intention de se rendre ; (4) et de deux qui s'approchèrent, l'un eut l'épaule abattue d'un coup d'épée ; l'autre, blessé au visage, prit la fuite. Cassius, secouru par ses compagnons, eut le bonheur de s'échapper. (5) Dans la Grande-Bretagne, les centurions s'étaient engagés dans un fond marécageux et plein d'eau, où ils étaient attaqués vivement par les ennemis. Un soldat de César, sous les yeux mêmes du général se jetant au milieu des Barbares, fait des prodiges incroyables de valeur, les oblige de prendre la fuite et sauve les officiers. (6) Ensuite, il passe le marais le dernier, traverse avec la plus grande peine cette eau bourbeuse, partie à la nage, partie en marchant, et gagne l'autre rive, mais avec le chagrin d'avoir laissé son bouclier. (7) César, qui ne pouvait trop admirer son courage, court à lui avec toutes les démonstrations de la joie la plus vive ; mais le soldat, la tête baissée et les yeux baignés de larmes, tombe aux pieds de César et lui demande pardon d'être revenu sans son bouclier. (8) En Afrique, Scipion s'était emparé d'un vaisseau de César, monté par Granius Pétron, qui venait d'être nommé questeur. Scipion fit massacrer tout l'équipage, et dit au questeur qu'il lui donnait la vie. (9) Granius répondit que les soldats de César étaient accoutumés à donner la vie aux autres, non pas à la recevoir. En disant ces mots, il tire son épée et se tue. [Retour]

 

[XVII] (1) Cette ardeur et cette émulation pour la gloire étaient produites et nourries en eux par les récompenses et les honneurs que César leur prodiguait ; par l'espérance qu'il leur donnait qu'au lieu de faire servir à son luxe et à ses plaisirs les richesses qu'il amassait dans ces guerres, il les mettait en dépôt chez lui pour être le prix de la valeur, également destiné à tous ceux qui le mériteraient ; et qu'il ne se croyait riche qu'autant qu'il pouvait récompenser la bonne conduite de ses soldats. D'ailleurs, il s'exposait volontiers à tous les périls et ne se refusait à aucun des travaux de la guerre. (2) Ce mépris du danger n'étonnait point ses soldats, qui connaissaient son amour pour la gloire ; mais ils étaient surpris de sa patience dans les travaux, qu'ils trouvaient supérieure à ses forces ; car il avait la peau blanche et délicate, était frêle de corps, et sujet à de fréquents maux de tête et à des attaques d'épilepsie, dont il avait senti les premiers accès à Cordoue. (3) Mais, loin de se faire de la faiblesse de son tempérament un prétexte pour vivre dans la mollesse, il cherchait dans les exercices de la guerre un remède à ses maladies ; il les combattait par des marches forcées, par un régime frugal, par l'habitude de coucher en plein air, et d'endurcir ainsi son corps à toutes sortes de fatigues. (4) Il prenait presque toujours son sommeil dans un chariot ou dans une litière, pour faire servir son repos même à quelque fin utile. Le jour, il visitait les forteresses, les villes et les camps ; et il avait toujours à côté de lui un secrétaire pour écrire sous sa dictée en voyageant, et derrière, un soldat qui portait son épée. (5) Avec cela, il faisait une si grande diligence que la première fois qu'il sortit de Rome, il se rendit, en huit jours, sur les bords du Rhône. (6) Il eut, dès sa première jeunesse, une grande habitude du cheval, et il acquit la facilité de courir à toute allure, les mains croisées derrière le dos. (7) Dans la guerre des Gaules, il s'accoutuma à dicter des lettres étant à cheval, et à occuper deux secrétaires à la fois, ou même un plus grand nombre, suivant Oppius. (8) Il fut, dit-on, le premier qui introduisit dans Rome l'usage de communiquer par lettres avec ses amis, lorsque les affaires pressées ne lui permettaient pas de s'aboucher avec eux, ou que le grand nombre de ses occupations et l'étendue de la ville ne lui en laissaient pas le temps. (9) On cite un trait remarquable de sa simplicité dans la manière de vivre : Valérius Léo, son hôte à Milan, lui donnant un jour à souper, fit servir un plat d'asperges que l'on avait assaisonnées avec de l'huile de senteur, au lieu d'huile d'olive. Il en mangea sans avoir l'air de s'en apercevoir ; et ses amis s'en étant plaints, il leur en fit des reproches. (10) « Ne devait-il pas vous suffire, leur dit-il, de n'en pas manger, si vous ne les trouviez pas bonnes ? Relever ce défaut de savoir-vivre, ce n'est pas savoir vivre soi-même. » (11) Surpris, dans un de ses voyages, par un orage violent, il fut obligé de chercher une retraite dans la chaumière d'un pauvre homme, où il ne se trouva qu'une petite chambre, à peine suffisante pour une seule personne. « Il faut, dit-il à ses amis, céder aux grands les lieux les plus honorables ; mais les plus nécessaires, il faut les laisser aux plus malades. » Il fit coucher Oppius dans la chambre, parce qu'il était incommodé, et il passa la nuit, avec ses autres amis, sous une couverture du toit en saillie. [Retour]

 

[XVIII] (1) Les Helvètes et les Tigurins furent les premiers peuples de la Gaule qu'il combattit. Après avoir eux-mêmes brûlé leurs douze villes et quatre cents villages de leur dépendance, ils s'avançaient pour traverser la partie des Gaules qui était soumise aux Romains, comme autrefois les Cimbres et les Teutons, à qui ils n'étaient inférieurs ni par leur audace, ni par leur multitude ; on en portait le nombre à trois cent mille hommes, dont quatre-vingt-dix mille étaient en âge de servir. (2) Il ne marcha pas en personne contre les Tigurins ; ce fut Labiénus, un de ses lieutenants, qui les défit et les tailla en pièces sur les bords de l'Arar. Il conduisait lui-même son corps d'armée dans une ville alliée, lorsque les Helvètes tombèrent sur lui sans qu'il s'y attendît. Il fut obligé de gagner un lieu fort d'assiette, (3) où il rassembla ses troupes et les mit en bataille. Lorsqu'on lui amena le cheval qu'il devait monter : « Je m'en servirai, dit-il, après la victoire, afin de poursuivre les ennemis ; maintenant marchons à eux, » et il alla les charger à pied. (4) Il lui en coûta beaucoup de temps et de peine pour enfoncer leurs bataillons ; et après les avoir mis en déroute, il eut encore un plus grand combat à soutenir pour forcer leur camp : outre qu'ils y avaient fait avec leurs chariots un fort retranchement, et que ceux qu'il avait rompus s'y étaient ralliés, leurs enfants et leurs femmes s'y défendirent avec le dernier acharnement ; ils se firent tous tailler en pièces, et le combat finit à peine au milieu de la nuit. (5) Il ajouta à l'éclat de cette victoire un succès plus glorieux encore : ce fut de réunir tous les Barbares qui avaient échappé au carnage, de les faire retourner dans le pays qu'ils avaient abandonné, pour rétablir les villes qu'ils avaient brûlées : ils étaient plus de cent mille. Son motif était d'empêcher que les Germains, voyant ce pays désert, ne passassent le Rhin pour s'y établir. [Retour]

 

[XIX] (1) La seconde guerre qu'il entreprit eut pour objet de défendre les Celtes contre les Germains. Il avait fait, quelque temps avant, reconnaître à Rome Arioviste, leur roi, pour ami et pour allié des Romains ; (2) mais c'étaient des voisins insupportables pour les peuples que César avait soumis, et l'on ne pouvait douter qu'à la première occasion, peu contents de ce qu'ils possédaient, ils ne voulussent s'emparer du reste de la Gaule. (3) César s'étant aperçu que ses officiers, les plus jeunes surtout et les plus nobles, qui ne l'avaient suivi que dans l'espoir de s'enrichir et de vivre dans le luxe, redoutaient cette nouvelle guerre, les assembla, et leur dit qu'ils pouvaient quitter le service ; que, lâches et mous comme ils l'étaient, ils ne devaient pas contre leur gré s'exposer au péril. (4) « Je n'ai besoin, ajouta-t-il, que de la dixième légion pour attaquer les Barbares, qui ne sont pas des ennemis plus redoutables que les Cimbres ; et je ne me crois pas inférieur à Marius. » (5) La dixième légion, flattée de cette marque d'estime, lui députa quelques délégués pour lui témoigner sa reconnaissance : les autres légions désavouèrent leurs officiers : et tous également, remplis d'ardeur et de zèle, le suivirent pendant plusieurs journées de chemin et campèrent à deux cents stades de l'ennemi. (6) Leur arrivée rabattit beaucoup de l'audace d'Arioviste. (7) Loin de s'attendre à être attaqué par les Romains, il avait cru qu'ils n'oseraient pas soutenir la présence de ses troupes ; il fut donc étonné de la hardiesse de César et s'aperçut qu'elle avait jeté le trouble dans son armée. (8) Leur ardeur fut encore plus émoussée par les prédictions de leurs prêtresses, qui, prétendant connaître l'avenir par le bruit des eaux, par les tourbillons que les courants font dans les rivières, leur défendaient de livrer la bataille avant la nouvelle lune. (9) César, averti de cette défense, et voyant les Barbares se tenir en repos, crut qu'il aurait bien plus d'avantage à les attaquer dans cet état de découragement, que de rester lui-même oisif et d'attendre le moment qui leur serait favorable. (10) Il alla donc escarmoucher contre eux jusque dans leurs retranchements, et sur les collines où ils étaient campés. Cette provocation les irrita tellement que, n'écoutant plus que leur colère, ils descendirent dans la plaine pour combattre. (11) Ils furent complètement défaits ; et César les ayant poursuivis jusqu'aux bords du Rhin, l'espace de trois cents stades, couvrit toute la plaine de morts et de dépouilles. (12) Arioviste, qui avait fui des premiers, passa le Rhin avec une suite peu nombreuse : il resta, dit-on, quatre-vingt mille morts sur la place. [Retour]

 

[XX] (1) Après tous ces exploits, il mit ses troupes en quartier d'hiver dans le pays des Séquanes ; et lui-même, pour veiller de plus près sur ce qui se passait à Rome, il alla dans la Gaule, qui est baignée par le Pô, et qui faisait partie de sa province ; car le Rubicon sépare la Gaule cisalpine du reste de l'Italie. (2) Pendant le séjour assez long qu'il y fit, il grossit beaucoup le nombre de ses partisans ; on s'y rendait en foule de Rome, et il donnait libéralement ce que chacun lui demandait : il les renvoya tous, ou comblés de présents, ou pleins d'espérance. (3) Dans tout le cours de cette guerre, Pompée ne se douta même pas que tour à tour César domptait les ennemis avec les armes des Romains, et qu'il gagnait les Romains avec l'argent des ennemis. (4) Cependant César ayant appris que les Belges, les plus puissants des Gaulois, et qui occupent le tiers de la Gaule, s'étaient soulevés, et avaient mis sur pied une armée nombreuse, y courut en diligence, (5) tomba sur eux pendant qu'ils ravageaient les terres des alliés de Rome, défit tous ceux qui s'étaient réunis, et qui se défendirent lâchement ; il en tua un si grand nombre que les Romains passaient les rivières et les étangs sur les corps morts dont ils étaient remplis. (6) Cette défaite effraya tellement les peuples qui habitaient les bords de l'Océan qu'ils se rendirent sans combat. Après cette victoire, il marcha contre les Nerviens, les plus sauvages et les plus belliqueux des Belges ; (7) ils habitaient un pays couvert d'épaisses forêts, au fond desquelles ils avaient retiré, le plus loin qu'ils avaient pu de l'ennemi, leurs femmes, leurs enfants, et leurs richesses. Ils vinrent au nombre de soixante mille fondre sur César, occupé alors à se retrancher, et qui ne s'attendait pas à combattre. Sa cavalerie fut rompue du premier choc ; et les Barbares, sans perdre un instant, ayant enveloppé la douzième et la septième légion, en massacrèrent tous les officiers : (8) si César, arrachant le bouclier d'un soldat, et se faisant jour à travers ceux qui combattaient devant lui, ne se fût jeté sur les Barbares ; si la dixième légion, qui, du haut de la colline qu'elle occupait, vit le danger auquel César était exposé, n'eût fondu précipitamment sur les Barbares, et n'eût, en arrivant, renversé leurs premiers bataillons, il ne serait pas resté un seul Romain ; (9) mais ranimés par l'audace de leur général, ils combattirent avec un courage supérieur à leurs forces ; cependant, malgré tous leurs efforts, ils ne purent faire tourner le dos aux Nerviens, qui furent taillés en pièces en se défendant avec la plus grande valeur. De soixante mille qu'ils étaient, il ne s'en sauva, dit-on, que cinq cents ; et de quatre cents de leurs sénateurs, il ne s'en échappa que trois. [Retour]

 

[XXI] (1) Dès que le sénat à Rome eut appris ces succès extraordinaires, il ordonna qu'on ferait, pendant quinze jours, des sacrifices aux dieux, et qu'on célébrerait des fêtes publiques : jamais encore on n'en avait fait autant pour aucune victoire ; (2) mais le soulèvement simultané de tant de nations avait montré toute la grandeur du péril ; et l'affection du peuple pour César attachait plus d'éclat à la victoire qu'il avait remportée. (3) Jaloux d'entretenir cette disposition de la multitude, il venait chaque année, après avoir réglé les affaires de la Gaule, passer l'hiver aux environs du Pô, pour disposer des affaires de Rome. (4) Non seulement il fournissait à ceux qui briguaient les charges l'argent nécessaire pour corrompre le peuple, et se donnait par là des magistrats qui employaient toute leur autorité à accroître sa puissance ; (5) mais encore il donnait rendez-vous, à Lucques, à tout ce qu'il y avait dans Rome de plus grands et de plus illustres personnages, tels que Pompée, Crassus, Appius, gouverneur de la Sardaigne, et Népos, proconsul d'Espagne ; en sorte qu'il s'y trouvait jusqu'à cent vingt licteurs qui portaient les faisceaux, et plus de deux cents sénateurs. (6) Ce fut là qu'avant de se séparer, ils tinrent un conseil, dans lequel on convint que Crassus et Pompée seraient désignés consuls pour l'année suivante ; qu'on continuerait à César, pour cinq autres années, le gouvernement de la Gaule, et qu'on lui fournirait de l'argent pour la solde des troupes. (7) Ces dispositions révoltèrent tout ce qu'il y avait de gens sensés à Rome ; car ceux à qui César donnait de l'argent engageaient le sénat à lui en fournir, comme s'il en eût manqué ; ou plutôt ils arrachaient au sénat des décrets dont ce corps lui-même ne pouvait s'empêcher de gémir. (8) Il est vrai que Caton était absent ; on l'avait à dessein envoyé en Chypre. Favonius, imitateur zélé de Caton, tenta de s'opposer à ces décrets ; et voyant que ses oppositions étaient inutiles, il s'élança hors du sénat et alla dans l'assemblée du peuple pour parler hautement contre ces lois ; (9) mais il ne fut écouté de personne ; les uns étaient retenus par leur respect pour Pompée et Crassus ; le plus grand nombre voulaient faire plaisir à César, et se tenaient tranquilles, parce qu'ils ne vivaient que des espérances qu'ils avaient en lui. [Retour]

 

[XXII] (1) Lorsque César fut de retour à son armée des Gaules, il trouva la guerre allumée. Deux grandes nations de la Germanie, les Usipètes et les Tentères, avaient passé le Rhin pour s'emparer des terres situées au-delà de ce fleuve. (2) César dit lui-même, dans ses Commentaires, en parlant de la bataille qu'il leur livra, que ces Barbares, après lui avoir envoyé des députés et fait une trêve avec lui, ne laissèrent pas de l'attaquer en chemin, et, avec huit cents cavaliers seulement, ils mirent en fuite cinq milles hommes de sa cavalerie, qui ne s'attendaient à rien moins qu'à cette attaque : (3) ils lui envoyèrent une seconde ambassade, à dessein de le tromper encore ; mais il fit arrêter leurs députés, et marcha contre les Barbares, regardant comme une folie de se piquer de bonne foi envers des perfides qui venaient de violer l'accord qu'ils avaient fait avec lui. (4) Tanusius écrit que le sénat ayant décrété une seconde fois des sacrifices et des fêtes pour cette victoire, Caton opina qu'il fallait livrer César aux Barbares, pour détourner de dessus Rome la punition que méritait l'infraction de la trêve, et en faire retomber la malédiction sur son auteur. (5) De cette multitude de Barbares qui avaient passé le Rhin, quatre cent mille furent taillés en pièces ; il ne s'en sauva qu'un petit nombre que recueillirent les Sicambres, nation germanique. (6) César saisit le prétexte de satisfaire sa passion pour la gloire. Jaloux d'être le premier des Romains qui eût fait passer le Rhin à une armée, il construisit un pont sur ce fleuve, qui, ordinairement fort large, a encore plus d'étendue en cet endroit ; son courant rapide entraînait avec violence les troncs d'arbres et les pièces de bois que les Barbares y jetaient, et qui venaient frapper avec une telle impétuosité les pieux qui soutenaient le pont qu'ils en étaient ébranlés ou rompus. (7) Pour amortir la roideur des coups, il fit enfoncer, au milieu du fleuve, au-dessus du pont, de grosses poutres qui détournaient les arbres et les autres bois qu'on abandonnait au fil de l'eau, et brisaient, en quelque sorte, la rapidité du courant. On vit aussi la chose qui paraissait la plus incroyable, un pont entièrement achevé en dix jours. [Retour]

 

[XXIII] (1) Il y fit passer son armée, sans que personne osât s'y opposer ; les Suèves même, les plus belliqueux des peuples de la Germanie, s'étaient retirés dans des vallées profondes et couvertes de bois. César, après avoir brûlé leur pays et ranimé la confiance des peuples qui tenaient le parti des Romains, repassa dans la Gaule ; il n'avait employé que dix-huit jours à cette expédition dans la Germanie. (2) Celle qu'il entreprit contre les habitants de la Grande-Bretagne est d'une audace extraordinaire. Il fut le premier qui pénétra avec une flotte dans l'Océan occidental, et qui fit traverser à son armée la mer Atlantique, pour aller porter la guerre dans cette île. (3) Ce qu'on rapportait de sa grandeur faisait douter de son existence, et a donné lieu à une dispute entre plusieurs historiens, qui ont cru n'elle n'avait jamais existé, et que tout ce qu'on en débitait, jusqu'à son nom même, était une pure fable. César osa tenter d'en faire la conquête, et de porter au-delà des terres habitables les bornes de l'empire romain. (4) Il y passa deux fois, de la côte opposée de la Gaule, et, dans plusieurs combats qu'il livra, il fit plus de mal aux ennemis qu'il ne procura d'avantage à ses troupes ; elles ne purent rien tirer de ces peuples, qui menaient une vie pauvre et misérable. Cette expédition ne fut donc pas aussi heureuse qu'il l'aurait désiré ; seulement il prit des otages de leur roi, lui imposa un tribut, et repassa dans la Gaule. (5) Il y trouva des lettres qu'on allait lui porter dans l'île, et par lesquelles ses amis de Rome lui apprenaient que sa fille était morte en couches dans la maison de Pompée. (6) Cette mort ne causa pas moins de douleur au père qu'au mari ; leurs amis en furent vivement affligés ; ils prévirent que cette mort allait rompre une alliance qui entretenait la paix et la concorde dans la république, déjà travaillée par des maladies dangereuses. L'enfant même dont elle était accouchée mourut peu de jours après sa mère. (7) Le peuple, malgré les tribuns, enleva le corps de Julie et le porta dans le champ de mars, où elle fut enterrée. [Retour]

 

[XXIV] (1) César avait été obligé de partager en plusieurs corps l'armée nombreuse qu'il commandait, et de la distribuer en divers quartiers pour y passer l'hiver ; après quoi, suivant sa coutume, il était allé en Italie. Pendant son absence, toute la Gaule se souleva de nouveau et fit marcher des armées considérables, qui allèrent attaquer les quartiers des Romains, et entreprirent de forcer leurs retranchements. (2) Les plus nombreux et les plus puissants de ces peuples, commandés par Ambiorix, tombèrent sur les légions de Cotta et de Titurius, et les taillèrent en pièces ; (3) de là ils allèrent, avec soixante mille hommes, assiéger la légion qui était sous les ordres de Q. Cicéron, et peu s'en fallut que ses retranchements ne fussent forcés ; tous ceux qui y étaient renfermés avaient été blessés, et se défendaient avec plus de courage que leur état ne semblait le permettre. (4) César, qui était déjà fort loin de ses quartiers, ayant appris ces fâcheuses nouvelles, revint précipitamment sur ses pas, et n'ayant pu rassembler en tout que sept mille hommes, il fit la plus grande diligence pour aller dégager Cicéron. (5) Les assiégeants, à qui il ne put dérober sa marche, levèrent le siège et allèrent à sa rencontre, méprisant son petit nombre et se croyant sûrs de l'enlever. (6) César, afin de les tromper, fit semblant de fuir, et, ayant trouvé un poste commode pour tenir tête avec peu de monde à une armée nombreuse, il fortifia son camp, défendit à ses soldats de tenter aucun combat, fit élever de grands retranchements et boucher les portes, afin que cette apparence de frayeur inspirât aux généraux ennemis encore plus de mépris pour lui. (7) Son stratagème lui réussit : les Gaulois, pleins de confiance, viennent l'attaquer séparés et sans ordre ; alors il fait sortir sa troupe, tombe sur les Barbares qu'il met en fuite, et en fait un grand carnage. [Retour]

 

[XXV] (1) Cette victoire éteignit tous les soulèvements des Gaulois dans ces quartiers-là ; César, pour en prévenir de nouveaux, se portait avec promptitude partout où il voyait quelque mouvement à craindre. (2) Pour remplacer les légions qu'il avait perdues, il lui en était venu trois d'Italie, dont deux lui avaient été prêtées par Pompée, et la troisième venait d'être levée dans la Gaule aux environs du Pô. (3) Cependant on vit tout à coup se développer, au fond de la Gaule, des semences de révolte, que les chefs les plus puissants avaient depuis longtemps répandues en secret parmi les peuples les plus belliqueux, et qui donnèrent naissance à la plus grande et à la plus dangereuse guerre qui eût encore eu lieu dans ces contrées. Tout se réunissait pour la rendre terrible : une jeunesse aussi nombreuse que brillante, une immense quantité d'armes rassemblées de toutes parts, les fonds énormes qu'ils avaient faits, les places fortes dont ils s'étaient assurés, les lieux presque inaccessibles dont ils avaient faits leurs retraites : (4) on était d'ailleurs dans le fort de l'hiver ; les rivières étaient glacées, les forêts couvertes de neige ; les campagnes inondées étaient comme des torrents ; les chemins, ou ensevelis sous des monceaux de neige, ou couverts de marais et d'eaux débordées, étaient impossibles à reconnaître. Tant de difficultés faisaient croire aux Gaulois que César ne pourrait les attaquer. (5) Entre les nations révoltées, les plus considérables étaient les Arvernes et les Carnutes, qui avaient investi de tout le pouvoir militaire Vercingétorix, dont les Gaulois avaient massacré le père parce qu'ils le soupçonnaient d'aspirer à la tyrannie. [Retour]

 

[XXVI] (1) Ce général, après avoir divisé son armée en plusieurs corps, et établi plusieurs commandants à leur tête, fit entrer dans cette ligue tous les peuples des environs, jusqu'à la Saône ; il pensait à faire prendre subitement les armes à toute la Gaule, pendant qu'à Rome on préparait un soulèvement général contre César. (2) Si le chef des Gaulois eût différé son entreprise, jusqu'à ce que César eût eu sur les bras la guerre civile, il n'eût pas causé à l'Italie entière moins de terreur qu'autrefois les Cimbres et les Teutons. (3) César, qui tirait parti de tous les avantages que la guerre peut offrir, et qui surtout savait profiter du temps, n'eut pas plutôt appris cette révolte générale qu'il partit sans perdre un instant ; et reprenant les mêmes chemins qu'il avait déjà tenus, il fit voir aux Barbares, par la célérité de sa marche dans un hiver si rigoureux, qu'ils allaient avoir affaire à une armée invincible, à laquelle rien ne pouvait résister. (4) Il eût paru incroyable qu'un simple courrier fût venu en un temps beaucoup plus long du lieu d'où il était parti, et ils le voyaient, arrivé en peu de jours avec toute son armée, piller et ravager leur pays, détruire leurs places fortes, et recevoir ceux qui venaient se rendre à lui ; (5) mais quand les Éduens, qui jusqu'alors s'étaient appelés les frères des Romains, et en avaient été traités avec la plus grande distinction, se révoltèrent aussi et entrèrent dans la ligue commune, le découragement se jeta dans ses troupes. (6) César fut donc obligé de décamper promptement, et de traverser le pays des Lingons, pour entrer dans celui des Séquanes, amis des Romains, et plus voisins de l'Italie que le reste de la Gaule. (7) Là, environné par les ennemis, qui étaient venus fondre sur lui avec plusieurs milliers de combattants, il les charge avec tant de vigueur, qu'après un combat long et sanglant, il a partout l'avantage, et met en fuite ces Barbares. (8) Il semble néanmoins qu'il y reçut d'abord quelque échec ; car les Arvernes montrent encore une épée suspendue dans un de leurs temples, qu'ils prétendent être une dépouille prise sur César. Il l'y vit lui-même dans la suite, et ne fit qu'en rire ; ses amis l'engageaient à la faire ôter ; mais il ne le voulut pas, parce qu'il la regardait comme une chose sacrée. [Retour]

 

[XXVII] (1) Le plus grand nombre de ceux qui s'étaient sauvés par la fuite se renfermèrent avec leur roi dans la ville d'Alésia. (2) César alla sur-le-champ l'assiéger, quoique la hauteur de ses murailles et la multitude des troupes qui la défendaient la fissent regarder comme imprenable. Pendant ce siège, il se vit dans un danger dont on ne saurait donner une juste idée. (3) Ce qu'il y avait de plus brave parmi toutes les nations de la Gaule, s'étant rassemblé au nombre de trois cent mille hommes, vint en armes au secours de la ville ; (4) ceux qui étaient renfermés dans Alésia ne montaient pas à moins de soixante-dix mille. César, ainsi enfermé et assiégé entre deux armées si puissantes, fut obligé de se remparer de deux murailles, l'une contre ceux de la place, l'autre contre les troupes qui étaient venues au secours des assiégés : si ces deux armées avaient réuni leurs forces, c'en était fait de César. (5) Aussi le péril extrême auquel il fut exposé devant Alésia lui acquit, à plus d'un titre, la gloire la mieux méritée ; c'est de tous ses exploits celui où il montra le plus d'audace et le plus d'habileté. Mais ce qui doit singulièrement surprendre, c'est que les assiégés n'aient été instruits du combat qu'il livra à tant de milliers d'hommes qu'après qu'il les eut défaits ; et ce qui est plus étonnant encore, les Romains qui gardaient la muraille que César avait tirée contre la ville (6) n'apprirent sa victoire que par les cris des habitants d'Alésia et par les lamentations de leurs femmes, qui virent, des différents quartiers de la ville, les soldats romains emporter dans leur camp une immense quantité de boucliers garnis d'or et d'argent, des cuirasses souillées de sang, de la vaisselle et de tentes gaulois. (7) Toute cette puissance formidable se dissipa et s'évanouit avec la rapidité d'un fantôme ou d'un songe ; car ils périrent presque tous dans le combat. (8) Les assiégés, après avoir donné bien du mal à César, et en avoir souffert eux-mêmes, finirent par se rendre. (9) Vercingétorix, qui avait été l'âme de toute cette guerre, s'étant couvert de ses plus belles armes, sortit de la ville sur un cheval magnifiquement paré ; (10) et après l'avoir fait caracoler autour de César, qui était assis sur son tribunal, il mit pied à terre, se dépouilla de toutes ses armes, et alla s'asseoir aux pieds du général romain, où il se tint dans le plus grand silence. César le remit en garde à des soldats et le réserva à l'ornement de son triomphe. [Retour]

 

[XXVIII] (1) César avait résolu depuis longtemps de détruire Pompée, comme Pompée voulait de son côté ruiner César. Crassus, qui seul pouvait prendre la place de celui des deux qui aurait succombé, ayant péri chez les Parthes, il ne restait à César, pour devenir le plus grand, que de perdre celui qui l'était déjà ; et à Pompée, pour prévenir sa propre perte, que de se défaire de celui dont il craignait l'élévation. (2) Mais c'était depuis peu que Pompée avait cette crainte ; jusque-là il n'avait pas cru César redoutable, persuadé qu'il ne lui serait pas difficile de renverser celui dont l'agrandissement était son ouvrage. (3) César, qui de bonne heure avait eu le projet de détruire tous ses rivaux, avait fait comme un athlète qui va se préparer loin de l'arène où il doit combattre. Il s'était éloigné de Rome, et en s'exerçant lui-même dans les guerres des Gaules, il avait aguerri ses troupes, augmenté sa gloire par ses exploits et égalé les hauts faits de Pompée. (4) Il ne lui fallait que des prétextes pour colorer ses desseins ; et ils lui furent bientôt fournis, soit par Pompée lui-même, soit par les conjonctures, soit enfin par les vices du gouvernement. À Rome, ceux qui briguaient alors les charges dressaient des tables de banque au milieu de la place publique, achetaient sans honte les suffrages des citoyens, qui, après les avoir vendus, descendaient au champ de Mars, non pour donner simplement leurs voix à celui qui les avait achetées, mais pour soutenir sa brigue à coups d'épée, de traits et de frondes. (5) Souvent on ne sortait de l'assemblée qu'après avoir souillé la tribune de sang et de meurtre ; et la ville, plongée dans l'anarchie, ressemblait à un vaisseau sans gouvernail, battu par la tempête. Tout ce qu'il y avait de gens raisonnables aurait regardé comme un grand bonheur que cet état si violent de démence et d'agitation n'amenât pas un plus grand mal que la monarchie. (6) Plusieurs même osaient dire ouvertement que la puissance d'un seul était l'unique remède aux maux de la république, et que ce remède il fallait le recevoir du médecin le plus doux, ce qui désignait clairement Pompée. (7) Celui-ci affectait dans ses discours de refuser le pouvoir absolu ; mais toutes ses actions tendaient à se faire nommer dictateur. Caton, qui pénétrait son dessein, conseilla au sénat de le nommer seul au consulat, afin que, satisfait de cette espèce de monarchie plus conforme aux lois, il n'enlevât pas de force la dictature. (8) Le sénat prit ce parti, et en même temps il lui continua les deux gouvernements dont il était pourvu, l'Espagne et l'Afrique : il les administrait par ses lieutenants et y entretenait des armées dont la dépense montait chaque année à mille talents, qui lui étaient payés du trésor public. [Retour]

 

[XXIX] (1) Ces décrets du sénat déterminèrent César à demander le consulat, et une pareille prolongation des années de ses gouvernements. Pompée d'abord garda le silence. Mais Marcellus et Lentulus, ennemis déclarés de César, proposèrent de rejeter ses demandes : et pour faire outrage à César, à une démarche nécessaire ils en ajoutèrent qui ne l'étaient pas. (2) Ils privèrent du droit de cité les habitants de Novum Comum, que César avait établis depuis peu dans la Gaule. Marcellus, pendant son consulat, fit battre de verges un de leurs sénateurs qui était venu à Rome, et lui dit que, n'étant pas citoyen romain, il lui imprimait cette marque d'ignominie, qu'il pouvait aller montrer à César. (3) Après le consulat de Marcellus, César laissa puiser abondamment dans les trésors qu'il avait amassés en Gaule tous ceux qui avaient quelque part au gouvernement. Il acquitta les dettes du tribun Curion, qui étaient considérables ; et donna quinze cents talents au consul Paulus, qui les employa à bâtir sur la place publique cette fameuse basilique qui a remplacé celle de Fulvius. (4) Pompée, craignant cette espèce de ligue, agit ouvertement, soit par lui-même, soit par ses amis, pour faire nommer un successeur à César ; il lui fit redemander les deux légions qu'il lui avait prêtées pour la guerre des Gaules, et que César lui renvoya sur-le-champ après avoir donné à chaque soldat deux cent cinquante drachmes. (5) Les officiers qui les ramenèrent à Pompée répandirent parmi le peuple des bruits très défavorables à César, et contribuèrent à corrompre de plus en plus Pompée, en le flattant de la vaine espérance que l'armée de César désirait l'avoir pour chef ; que si à Rome l'opposition de ses envieux, et les vices d'un gouvernement vicieux, mettaient des obstacles à ses desseins, l'armée des Gaules était toute disposée à lui obéir ; qu'à peine elle aurait repassé les monts, qu'elle serait toute à lui ; tant, disaient-ils, César leur était devenu odieux par le grand nombre d'expéditions dont il les accablait ! tant la crainte qu'on avait qu'il n'aspirât à la monarchie l'avait rendu suspect ! (6) Ces propos enflèrent tellement le coeur de Pompée qu'il négligea de faire des levées, croyant n'avoir rien à craindre, et se bornant à combattre les demandes de César par des discours et des opinions (7) dont César s'embarrassait fort peu. On assure qu'un de ses officiers qu'il avait envoyé à Rome, et qui se tenait à la porte du conseil, ayant entendu dire que le Sénat refusait à César la continuation de ses gouvernements : « Celle-ci la lui donnera », dit-il en mettant la main sur la garde de son épée. [Retour]

 

[XXX] (1) Cependant César avait, dans ses demandes, toutes les apparences de la justice : il offrait de poser les armes pourvu que Pompée les quittât aussi. Devenus ainsi l'un et l'autre simples particuliers, ils attendraient les honneurs que leurs concitoyens voudraient leur décerner ; mais lui ôter son armée et laisser à Pompée la sienne, c'était, en accusant l'un d'aspirer à la tyrannie, donner à l'autre la facilité d'y parvenir. (2) Curion, qui faisait ces offres au peuple au nom de César, fut singulièrement applaudi ; et quand il sortit de l'assemblée, on lui jeta des couronnes de fleurs, comme à un athlète victorieux. (3) Antoine, l'un des tribuns du peuple, apporta dans l'assemblée une lettre de César, et la fit lire publiquement dans le sénat, malgré les consuls. (4) Scipion, beau-père de Pompée, proposa que si, dans un jour fixé, César ne posait pas les armes, il fût traité en ennemi public. (5) Les consuls demandèrent d'abord si l'on était d'avis que Pompée renvoyât ses troupes ; et ensuite si on voulait que César licenciât les siennes : il y eut très peu de voix pour le premier avis, et le second les eut presque toutes. Antoine ayant proposé de nouveau qu'ils déposent tous deux le commandement, cet avis fut unanimement adopté ; (6) mais le bruit que fit Scipion, et les clameurs du consul Lentulus, qui criait que contre un brigand il fallait des armes et non pas des décrets, obligèrent le sénat de rompre l'assemblée. Les sénateurs, effrayés de cette dissension, prirent des habits de deuil. [Retour]

 

[XXXI] (1) On reçut bientôt une autre lettre de César, qui parut encore plus modérée : il offrait de tout abandonner, à condition qu'on lui laisserait le gouvernement de la Gaule cisalpine et celui de l'Illyrie, avec deux légions, jusqu'à ce qu'il eût obtenu un second consulat. L'orateur Cicéron, qui venait d'arriver de son gouvernement de Cilicie, et qui cherchait à rapprocher les deux partis, faisait tous ses efforts pour adoucir Pompée. Celui-ci, en consentant aux autres demandes de César, refusait de lui laisser les légions. (2) Cicéron avait persuadé les amis de César de l'engager à se contenter de ses deux gouvernements, avec six mille hommes de troupe, et de faire sur ce pied l'accommodement. Pompée se rendait à cette proposition ; mais le consul Lentulus n'y voulut jamais consentir ; il traita indignement Antoine et Curion, et les chassa honteusement du sénat. (3) C'était donner à César le plus spécieux de tous les prétextes ; et il s'en servit avec succès pour irriter ses soldats, en leur montrant des hommes d'un rang distingué, des magistrats romains, obligés de s'enfuir en habits d'esclaves, dans des voitures de louage ; car la crainte d'être reconnus les avait fait sortir de Rome sous ce déguisement. [Retour]

 

[XXXII] (1) César n'avait auprès de lui que cinq mille hommes de pied et trois cent chevaux. Il avait laissé au-delà des Alpes le reste de son armée, que ses lieutenants devaient bientôt lui amener. (2) Il vit que le commencement de son entreprise et la première attaque qu'il projetait n'avaient pas besoin d'un grand nombre de troupes ; qu'il devait plutôt étonner ses ennemis par sa hardiesse et sa célérité, et qu'ils les effrayerait plus facilement en tombant sur eux lorsqu'ils s'y attendraient le moins, qu'il ne les forcerait en venant avec de grands préparatifs. (3) Il ordonna donc à ses tribuns militaires et à ses centurions de ne prendre que leurs épées, sans aucune autre arme ; de s'emparer d'Ariminium, ville considérable de la Gaule, mais d'y causer le moins de tumulte et d'y verser le moins de sang qu'ils pourraient. (4) Après avoir remis à Hortensius la conduite de son armée, il passa le jour en public à voir combattre des gladiateurs ; et un peu avant la nuit il prit un bain, entra ensuite dans la salle à manger, et resta quelque temps avec ceux qu'il avait invités à souper. Dès que la nuit fut venue, il se leva de table, engagea ses convives à faire bonne chère, et les pria de l'attendre, en les assurant qu'il reviendrait bientôt. Il avait prévenu quelques-uns de ses amis de le suivre, non pas tous ensemble, mais chacun par un chemin différent ; (5) et, montant lui-même dans un chariot de louage, il prit d'abord une autre route que celle qu'il voulait tenir, et tourna bientôt vers Ariminium. Lorsqu'il fut sur les bords du Rubicon, fleuve qui sépare la Gaule Cisalpine du reste de l'Italie, frappé tout à coup des réflexions que lui inspirait l'approche du danger, et qui lui montrèrent de plus près la grandeur et l'audace de son entreprise, il s'arrêta ; (6) et, fixé longtemps à la même place, il pesa, dans un profond silence, les différentes résolutions qui s'offraient à son esprit, balança tour à tour les partis contraires, et changea plusieurs fois d'avis. (7) Il en conféra longtemps avec ceux de ses amis qui l'accompagnaient, parmi lesquels était Asinius Pollion. Il se représenta tous les maux dont le passage de ce fleuve allait être suivi, et tous les jugements qu'on porterait de lui dans la postérité. (8) Enfin, n'écoutant plus que sa passion, et rejetant tous les conseils de la raison, pour se précipiter aveuglément dans l'avenir, il prononça ce mot si ordinaire à ceux qui se livrent à des aventures difficiles et hasardeuses : « Le sort en est jeté ! » et, passant le Rubicon, il marcha avec tant de diligence qu'il arriva le lendemain à Ariminium avant le jour et s'empara de la ville. (9) La nuit qui précéda le passage de ce fleuve, il eut, dit-on, un songe affreux : il lui sembla qu'il avait avec sa mère un commerce incestueux. [Retour]

 

[XXXIII] (1) La prise d'Ariminium ouvrit, pour ainsi dire, toutes les portes de la guerre et sur terre et sur mer ; et César, en franchissant les limites de son gouvernement, parut avoir transgressé toutes les lois de Rome. Ce n'était pas seulement, comme dans les autres guerres, des hommes et des femmes qu'on voyait courir éperdus dans toute l'Italie ; les villes elles-mêmes semblaient s'être arrachées de leurs fondements pour prendre la fuite, et se transporter d'un lieu dans un autre ; (2) Rome elle-même se trouva comme inondée d'un déluge de peuples qui s'y réfugiaient de tous les environs ; et dans une agitation, dans une tempête si violente, il n'était plus possible à aucun magistrat de la contenir par la raison ni par l'autorité ; elle fut sur le point de se détruire par ses propres mains. (3) Ce n'était partout que des passions contraires et des mouvements convulsifs ; ceux mêmes qui applaudissaient à l'entreprise de César ne pouvaient se tenir tranquilles : comme ils rencontraient à chaque pas des gens qui en étaient affligés et inquiets (ce qui arrive toujours dans une grande ville), ils les insultaient avec fierté, et les menaçaient de l'avenir. (4) Pompée, déjà assez étonné par lui-même, était encore plus troublé par les propos qu'on lui tenait de toutes parts : il était puni avec justice, lui disaient les uns, d'avoir agrandi César contre lui-même et contre la république ; les autres l'accusaient d'avoir rejeté les conditions raisonnables auxquelles César avait consenti de se réduire, et de l'avoir livré aux outrages de Lentulus. (5) Favonius même osa lui dire de frapper enfin du pied la terre, parce qu'un jour Pompée, en parlant de lui-même en plein sénat dans les termes les plus avantageux, avait déclaré aux sénateurs qu'ils ne devaient s'embarrasser de rien, ni s'inquiéter des préparatifs de la guerre ; que dès que César se serait mis en marche, il n'aurait qu'à frapper la terre du pied, et qu'il remplirait de légions toute l'Italie. (6) Pompée était encore supérieur à César par le nombre de ses troupes ; mais il n'était pas le maître de suivre ses propres sentiments ; les fausses nouvelles qu'on lui apportait, les terreurs qu'on ne cessait de lui inspirer, comme si l'ennemi eût été déjà aux portes de Rome et maître de tout, l'obligèrent enfin de céder au torrent, et de se laisser entraîner à la fuite générale. Il déclara que le tumulte était dans la ville, et il l'abandonna, en ordonnant au sénat de le suivre, et intimant à tous ceux qui préféraient à la tyrannie leur patrie et la liberté, la défense d'y rester. [Retour]

 

[XXXIV] (1) Les consuls quittèrent Rome sans avoir fait les sacrifices qu'il était dans l'usage d'offrir aux dieux lorsqu'ils sortaient de la ville ; la plupart des sénateurs prirent aussi la fuite, saisissant, en quelque sorte, ce qu'ils trouvaient chez eux sous leurs mains, comme s'ils l'eussent enlevé aux ennemis : (2) il y en eut même qui, d'abord très attachés à César, furent tellement troublés par la crainte que sans aucune nécessité ils se laissèrent emporter par le torrent des fuyards. (3) C'était un spectacle digne de pitié que de voir, dans une si terrible tempête, cette ville abandonnée, et semblable à un vaisseau sans pilote, flotter au hasard dans l'incertitude de son sort. (4) Mais quelque déplorable que fût cette fuite, les Romains regardaient le camp de Pompée comme la patrie, et ils fuyaient Rome comme le camp de César. (5) Labiénus lui-même, un des plus intimes amis de César, son lieutenant dans toute la guerre des Gaules, et qui l'avait toujours servi avec le plus grand zèle, quitta son parti et alla joindre Pompée. Cette désertion n'empêcha pas César de lui renvoyer son argent et ses équipages : (6) il alla camper ensuite devant Corfinium, où Domitius commandait pour Pompée. Cet officier, qui désespérait de pouvoir défendre la ville, demanda du poison à un de ses esclaves, qui était médecin, et l'avala dans l'espérance de mourir promptement ; (7) mais ayant bientôt appris avec quelle extrême bonté César traitait ses prisonniers, il déplora son malheur, et la précipitation avec laquelle il avait pris une détermination si violente. (8) Son médecin le rassura, en lui disant que le breuvage qu'il lui avait donné n'était pas un poison mortel, mais un simple narcotique. Content de cette assurance, il se leva sur-le-champ, et alla trouver César, qui le reçut avec beaucoup d'amitié : cependant, peu de temps après, Domitius se rendit au camp de Pompée. (9) Ces nouvelles portées à Rome causèrent beaucoup de joie à ceux qui y étaient restés, et plusieurs de ceux qui en avaient fui y retournèrent. [Retour]

 

[XXXV] (1) César prit à sa solde les troupes de Domitius ; et ayant prévenu ceux qui faisaient dans les villes des levées de soldats pour Pompée, il incorpora ces nouvelles recrues dans son armée. Devenu redoutable par ces renforts, il marcha contre Pompée ; (2) mais celui-ci, ne jugeant pas à propos de l'attendre, se retira à Brindes, d'où il fit d'abord partir les consuls pour Dyrrachium avec des troupes, et y passa lui-même bientôt après l'arrivée de César devant Brindes. J'ai raconté ces faits en détail dans la vie de Pompée. (3) César eût bien voulu le poursuivre ; mais il manquait de vaisseaux ; il s'en retourna donc à Rome, après s'être rendu maître, en soixante jours, de toute l'Italie, sans verser une goutte de sang. (4) Il trouva la ville beaucoup plus calme qu'il ne l'avait espéré ; il parla avec beaucoup de douceur et de popularité à un grand nombre de sénateurs que la confiance y avait ramenés et les exhorta à députer vers Pompée, pour lui porter de sa part des conditions raisonnables. (5) Aucun d'eux ne voulut accepter cette commission, soit qu'ils craignissent Pompée après l'avoir abandonné, soit qu'ils crussent que César ne parlait pas sincèrement, et que ce n'étaient de sa part que des paroles spécieuses. (6) Le tribun Métellus voulut l'empêcher de prendre de l'argent dans le trésor public, et lui allégua des lois qui le défendaient. « Le temps des armes, lui dit César, n'est pas celui des lois : (7) si tu n'approuves pas ce que je veux faire, retire-toi ; la guerre ne souffre pas cette liberté de parler. Quand après l'accommodement fait, j'aurai posé les armes, tu pourras alors haranguer tant que tu voudras. (8) Au reste, ajouta-t-il, quand je parle ainsi, je n'use pas encore de tous mes droits, car vous m'appartenez par le droit de la guerre, toi et tous ceux qui, après vous être déclarés contre moi, êtes tombés entre mes mains. » (9) En parlant ainsi à Métellus, il s'avança vers les portes du trésor ; et comme on ne trouvait pas les clefs, il envoya chercher des serruriers, et leur ordonna d'enfoncer les portes. (10) Métellus voulut encore s'y opposer ; et plusieurs personnes louaient sa fermeté. César, prenant un ton plus haut, le menaça de le tuer s'il l'importunait encore. « Et tu sais, jeune homme, ajouta-t-il, qu'il m'est moins facile de le dire que de le faire. » (11) Métellus, effrayé de ces dernières paroles, se retira, et tout de suite on fournit à César, sans aucune difficulté, tout l'argent dont il eut besoin pour faire la guerre. [Retour]

[vers XXXVI-LXIX]


Hodoi Elektronikai - César de Suétone - César de Suétone - Oeuvres de César


[19 mars 2005]

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