Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 453b-459a - ans 727-728 (?)

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

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SUITE DES « ENFANCES DE DOON » (Section IV)

Ans 727-728 (?) -  Myreur, II, p. 453b-459a


Cette Section IV du récit a été divisée en deux parties :

* La première raconte comment Doon décide d'être le champion de sa mère (II, p. 453b-455 - ans 727-728 ?)

* La seconde raconte les multiples aventures de Doon avant son arrivée à Mayence (II, p. 455b-459a - ans 727-728 ?)


A. Doon décide d'être le champion de sa mère (II, p. 453b-455a)

Résumé

Ernebaut a rédigé à l'intention de son frère Drohar une lettre lui demandant de servir de champion. Il la confie à Henri de Gueldre qui voyage avec son écuyer. Les deux hommes traversent le bois où chassait précisément le jeune Doon qui venait d'attraper un cerf. L'écuyer veut lui voler l'animal, mais Doon le tue.

Henri s'attaque alors à Doon, qui le blesse gravement et l'abandonne à terre, le croyant mort, et le dépouille du courrier qu'il ne lit pas immédiatement, ainsi que de ses armes et de son cheval.  Il rentre alors à l'ermitage chez son père à qui il raconte son aventure. À ce moment, le père ermite retrouve miraculeusement la vue.

Alors Doon et son père lisent la lettre et sont informés de la situation. Doon apprend en particulier le sort réservé à sa mère et décide de lui servir de champion. Il prend la route de Mayence avec l'accord de son père qui l'envoie trouver un châtelain de la région, son frère bâtard, et l'abreuve de conseils pour son voyage.

 


 

[II, p. 453b] [Henris par lettre alat quere le frere Ernebaut pour champir] Atant at Ernebaut apelleit Henris de Geldre et li dest qu'ilh voise quere son frere. Et chis dest : « Volentiers. » Ilh prist la lettre que Ernebaut ly donnat et le mist en une boist, et s'en alat parmy le [II, p. 454] bois où Guys et Doyelin estoient. Et si passat deleis Doyelin, qui avoit pris une chief, si l'emportoit ; mains Henris at dit à son escuwier : « Va-t'en à chi grand vilain et li tols son chierf, ilh nos seirat bons al soppeir. » Et chis y alat, se lit wot tollir.

[II, p. 453b] [Une lettre transmise par Henri demande au frère d'Ernebaut de servir de champion] Alors Ernebaut fit appel à Henri de Gueldre et lui dit d'aller chercher son frère. Celui-ci lui dit : « Volontiers. » Il prit la lettre que lui donna Ernebaut, la mit dans une boîte et partit à travers le [II, p. 454] bois, où se trouvaient Guy et Doon. Doon, qui transportait un cerf qu'il venait d'attraper, rencontra Henri qui dit à son écuyer : « Va-t'en vers ce grand vilain, et prends-lui son cerf, qui nous fera un bon souper. » L'écuyer partit et voulut enlever sa proie à Doon.

[Doyelin ochist ledit Henris et prist le lettre] Et Doyelin ahert le jovene chierf por le chervel à dois mains et le fiert en la tieste cheli qui li voloit tollir, si qu'ilh l'ochist. Quant Henris veit chu, si vient avant contre Doyelin et trait son espée et fiert apres luy ; et Doyelin soy tournat, siqu'ilh falit, et Doyel prist à terre I gros calhewea, si le jettat Henris enmy le pis si roidement qu'ilh l'abatit de son cheval ; mains ilh salt sus, si vient vers Doyelin. Et Doyelin prit à terre unc levier del branche d'on arbre qui gisoit là, et court sus Henris ; et Henris at envoyet à Doyelin tamains cops, et Doyelin mettoit son baston encontre. Henris ferit en baston et le copat, et Doyelin le voit, si assennat Henris sus son hayme, si qu'ilh l'at tout deffrossiet et l'abatit mors à terre. Quant Doyelin le veit mors, ilh prist ses armes et son cheval et li devestit son habregon ; si trovat I boiste où ilh avoit des lettres ; ilh les prist et les mist en son sain, et puis regardat les armes et soy vat tout sus armeir. Apres ilh soy regardat et dest que encors ilh ochirat Ernebaut, qui ferit sa mere devant luy.

[Doon tua Henri et prit la lettre] Mais Doon, empoignant à deux mains la tête du jeune cerf, l'asséna sur la tête de l'écuyer qui voulait le lui enlever. L'écuyer fut tué. Quand il vit cela, Henri s'avança vers Doon, tira son épée et le frappa ; Doon tourna sur lui-même et tomba. Alors il prit par terre une grosse pierre qu'il jeta sur la poitrine d'Henri si rudement qu'il le fit tomber de cheval. Henri se releva et marcha vers Doon, qui saisit en guise d'arme une branche traînant là et l'attaqua. Henri lui porta un grand nombre de coups, que Doon évitait à l'aide de son bâton. Mais le bâton cassa. Doon le vit et frappa Henri sur son heaume, le meurtrissant complètement et le laissant à terre. Quand Doon vit que Henri était mort, il lui prit ses armes et son cheval, et le dépouilla de son équipement ; il y trouva une boîte contenant la lettre qu'il prit et mit sur son sein (sans la lire). Puis, voyant les armes du mort, il s'en équipa et s'en alla. Après, il réfléchit et se dit qu'il tuerait aussi Ernebaut, qui avait frappé sa mère sous ses yeux.

[Doyelin revint à son peire] Apres ilh montat sus le cheval et se le brochat, et le cheval salt si qu'ilh fist pres chaioir Doyelin. Et ilh vint à Guyon, son pere, qui soy mervelhat de chu qu'ilh oiit unc cheval ; et ilh n'avoit veyut ne oyut cheval depuis qu'ilh avoit esteit heremitte ; si demandat cuy ilh estoit, qui enssi chevalchoit par là. Et Doyelin respondit : « Je suy vostre fis. » Respondit Guys : « De queil part, dist-ilh, vint ly cheval. » Et Doyeiin li racomptat son aventure, enssi comme dit est.

[Doon revint près de son père] Alors Doon monta le cheval et l'éperonna. Celui-ci fit un bond qui faillit jeter à terre son cavalier. Doon arriva près de Guy, son père, qui fut très étonné d'entendre un cheval. C'est qu'il n'en avait plus vu ni entendu depuis qu'il était devenu ermite. Il demanda qui était l'homme qui chevauchait ainsi dans cet endroit. Et Doon répondit : « C'est moi, votre fils. » Guy répondit : « D'où vient le cheval ? » Et Doon lui raconta son aventure, comme cela vient d'être dit.

[Doyelin et Guys plorent] Et quant ilh oit tout dit, se dest Doyelin : « Hée ! vrai Dieu ! se mon peire veist, mult volentier yroie vengier la honte que Ernebaut fist à ma mere quant ilh le frappat, et oussi je saroie volentier que ma mere fait, car je le voie sovent en mon dormant. » Atant commenchat à ploreir.

[Doon et Guy pleurent] Et quand il eut fini son récit, Doon dit : « Hé ! vrai Dieu ! Si mon père n'était pas aveugle, j'irais volontiers venger le sort honteux que Ernebaut fit subir à ma mère, quand il la frappa, et je serais heureux aussi de savoir ce que fait ma mère, car je la vois souvent dans mon sommeil. » Alors il se mit à pleurer.

[Guys fut relumineis par Dieu] Quant Guys entendit que Doyelin ploroit, si commenchat aussi à ploreir, et dest : « Je ne voy gotte ; se tu moy lais, je moray de faim. Hée Dieu ! tu sois benis ! » Atant chaiit pasmeis. Là fist Dieu myracle, car là Doyelin le relevat, ilh relumynat, et [II, p. 455] ilh oevre ses yeux, si voit Doyelin grant et gros, si fut mult liies et rendit grasce à Dieu.

[Guy retrouva la vue par un miracle de Dieu] Quand Guy entendit que Doon pleurait, il se mit lui aussi à pleurer, et dit : « Je ne vois rien du tout ; si tu me laisses seul, je mourrai de faim. Hé Dieu ! sois béni ! » Puis il tomba, sans connaissance. Alors, Dieu fit un miracle, car, une fois remis sur pied par Doon, Guy retrouva la vue. Quand il [II, p. 455] ouvrit les yeux, il vit Doon grand et fort. Il en fut très heureux et rendit grâce à Dieu.

[Guys et Doyelin trovont en la lettre le trahison] Atant entrarent en leur heremitage, et Doyelin donnat del herbe à son cheval, et soy alat desarmeir : si trovat la boste en son sain, si le donnat tantost à son peire. Et chis l'ovrit, si trovat une lettre qu'ilh lesit, si trovat dedens tout la trahison ; si regardat Doyelin et li dest : « Beais fis, j'ay mal ovreit quant je ving en chis bois chachier, dont je suy demoreis al heremitage, car ons at amis ta mere qu'elle m'at murdrit et coupeit le geule, et sera arse s'elle n'at unc champion qui le defende. »

[Guy et Doon découvrent la trahison dans la lettre] Ils entrèrent alors dans leur ermitage. Doon donna de l'herbe à son cheval et alla se défaire de ses armes. Il trouva la boîte sur sa poitrine et la donna aussitôt à son père. Celui-ci l'ouvrit pour y découvrir une lettre qu'il lut et qui décrivait toute la trahison. Il regarda Doon et lui dit : « Beau fils, j'ai eu tort de venir chasser dans ce bois, ce qui m'a obligé à rester dans l'ermitage. À cause de cela, ta mère a été accusée de m'avoir assassiné et décapité, et elle sera brûlée vive si elle n'a pas de champion qui la défende. »

[Doyelin wet eistre champion por sa mere] « En nom de Dieu, dest Doyelin, j'ay bon cheval et bonnes armes, et suy fors et haitiés, je m'en yray ensayer à la batalhe. »

[Doon veut être le champion de sa mère] « Au nom de Dieu, dit Doon, j'ai un bon cheval et de bonnes armes ; je suis fort et bien portant ; j'irai me mesurer dans la bataille. »

[Guys envoiat Doyelin à son frere bastars] Quant Guys l'entendit, se li dest : « Va-t'en, beais, en nom de Dieu, tout cel chemyen, ilh toy menrat jusques à l'aighe où tu passeras, et par delà l'aighe tu troveras unc fors casteal, dont li sires at à nom Galerant, qui est mon frere bastars, le fis Gaufrois mon peire ; tu li racompteras tout ton affaire, et ilh toy ferat chevalier et toy ensengnerat chu que tu dois faire, et toi assengnerat le chemien avant. Et vas oiir tous les jours messe, et donne offrande de blanc argent, sy donne volentiers aux povres, et salueras toutes gens, et en estrangnes gens n'ay jamais fianche, et tes secreis celeras aux femmes. »  Et de mult aultres biens l'infourmat Guys et puis l'at armeit, et li donnat son espée qu'ilh aportat en bois. Ilh li pendit à son costeit et puis montat sour son cheval, et prist unc gran levier et le fist josteir à I arbre, en disant : « lays-moy veioir comment tu josteras à gloton Ernebaut. » Et ilh le fist noblement, si soy partit et s'en va parmy le bois.

[Guy envoya Doon chez son frère bâtard] Quand Guy l'entendit, il lui dit : « Va-t'en, beau fils, par ce chemin, il te mènera jusqu'à une rivière que tu traverseras. Sur l'autre rive, tu trouveras un château fort, dont le seigneur s'appelle Walerant ; c'est mon frère bâtard, le fils de Geoffroy, mon père ; tu lui raconteras toute ton histoire. Il fera de toi un chevalier et t'enseignera ce que tu dois faire, et auparavant il t'indiquera la route à suivre. Va entendre la messe tous les jours ; fais des offrandes de vrai argent ; donne volontiers aux pauvres ; salue tout le monde ; ne fait jamais confiance aux étrangers ; cache tes secrets aux femmes. » Guy lui donna beaucoup d'autres conseils encore et l'arma en lui donnant l'épée qu'il avait apportée dans le bois. Doon la suspendit à son côté, puis monta son cheval et prit un grand bâton avec lequel il jouta contre un arbre, en disant : « Laisse-moi voir comment tu jouteras contre cet avide Ernebaut. Il le fit noblement, puis partit à travers le bois.


 

B. Les multiples aventures de Doon avant son arrivée à Mayence (II, p. 455b-459a)

 

Résumé

En premier lieu, Doon tuera un batelier qui refusait de lui faire traverser une rivière. En deuxième lieu, les cris poussés par des passants assistant à la scène avaient attiré l'attention des occupants d'un château voisin, qui l'attaquèrent. Doon en tua neuf avant que le seigneur de l'endroit ne lui propose un combat singulier dont Doon sortira vainqueur ; Doon apprendra que ce seigneur est en fait l'oncle dont son père lui avait parlé. Il sera reçu avec honneur dans ce château, nourri et richement vêtu ; il recevra même de l'argent avant de reprendre la route seul.

En troisième lieu, il sera hébergé dans une riche maison, une sorte de château fort  appartenant au frère d'une des neuf victimes de Doon. Lorsque son hôte apprendra la chose, il voudra tuer Doon, mais sera massacré ainsi que toute sa maisonnée. Puis, en quatrième lieu, Doon, visitant ce château devenu désert, rencontre dans une chambre Nicolette, la fille du châtelain.

Les deux jeunes gens tombent amoureux et décident de partir ensemble pour Mayence, Doon promettant à Nicolette de la faire comtesse de Mayence. Mais Gauthier, le frère de Nicolette, absent au moment du massacre, veut assiéger le château et poursuit Doon qui s'enfuit avec Nicolette, non sans avoir massacré plusieurs de ses poursuivants, dont Gauthier.

Arrivés à la porte de la ville, seul Doon réussit à passer, forcé à regret d'abandonner Nicolette, dont il ne sera plus question.

 

[Doyelin s’en vat] Doyelin s'en vat et son pere demorat, et n'astargat se vint à la rivier, où ilh avoit unc vilain qui passoit les gens ; et Doyelin vint là mangnant del chair toute crue, car ilh avoit fain. Et ly vilain le regarde, se li semble qu'ilh faisoit nyscheteit de mangier uns hons armeit en alant, se li dest des rampoines ; mains Doyelin ne s'en aporchivoit nyent, ains ly dest : « Beais frere, passeis-moy oultre cel aighe. » Et chis ly demandat de l'argent, et Doyelin ly dest qu'ilh n'avoit pointe.

[Doon s’en va] Tandis que son père restait sur place, Doon s'en alla. Il ne s'arrêta qu'en atteignant la rivière, où un vilain faisait traverser les gens. Doon arriva en mangeant de la chair toute crue car il avait faim. Le vilain le regarda. Il lui sembla qu'un homme armé était bien naïf de manger en marchant, et il se moqua de lui. Mais Doon, qui ne s'en apercevait pas, lui dit : « Beau frère, faites-moi passer de l'autre côté de cette rivière. » Le vilain lui demanda de l'argent, et Doon lui dit qu'il n'en avait pas.

[Doyelin at ochis le naivoir qui ne le wet passeir] Et ly vilain jurat Dieu qu'ilh n'y passeroit, si auroit trois paresis, et se le nommat chaitis garchon. [II, p. 456] « Comment ! dest Doyelin, je voie bien que tu toy mokes de moy ; or me passe ou tu le comparas. » Atant desquendit et entrat en batel ; mains ly vilain le ferit del aviron si qu'ilh l'oit pres abatut en l'aighe, el Doyelin sacha son espée et fiert le vilain si qu'ilh l'ochist, et puis passat en bateal par delà.

[Doon tua le batelier qui ne voulait pas le faire traverser] Le vilain jura alors devant Dieu qu'il ne traverserait qu'en payant trois paresis (?) et le traita de garçon chétif. [II, p. 456] « Comment ! dit Doon, je vois bien que tu te moques de moi ; maintenant fais-moi passer, sinon tu le payeras cher. » Alors il descendit et entra dans le bateau ; mais le vilain le frappa de son aviron si fort qu'il faillit le faire tomber dans l'eau. Alors Doon tira son épée, frappa le vilain et le tua. Il traversa alors en bateau.

[Doyelin at ochis I del familh son oncle] Mains dois vilains qui passoient là s'escriarent apres le murdreur qui at ochis le marenier, tant que ly cris et li vois d'eaux vint al castel ; ly sires est armeis et plus de XIIII hommes awec li, et cachat apres Doyelin, qui vint al entrée de I altre bois ; et là fut conseus, car il s'atargat et voit lonc devant venir à lanche abassie, si le va ratendre, car Doyelin n'avoit nulle lanche. Et chis l'asennat, mains ilh ne li fist pointe de grevanche, et Doyelin le ferit teilement de son espée qu'ilh l'ochist.

[Doon tua un membre de la famille de son oncle] Mais deux vilains qui passaient par là poursuivirent en criant le meurtrier du marinier. Leurs cris et leurs voix parvinrent au château. Le seigneur [le frère bâtard de Guy] prit ses armes et, avec plus de quatorze hommes, il poursuivit Doon, qui parvint à l'entrée d'un autre bois. Et là, Doon eut l'idée de s'arrêter, voyant au loin quelqu'un venir vers lui, lance baissée, et décida de l'attendre, car il n'avait pas de lance. L'homme le frappa, mais sans le blesser. Doon lui donna alors un coup d'épée si puissant qu'il le tua.

[Doyelin en at encors ochis VIII] Puis Doyelin desquendit, si butat son cheval en la caverne d'on roche, et prist son espée en son pongne et s'envint à l'entré, et soy defent tant qu'ilh en ochist VIII ; mains li sire vint avant et li dest qu'ilhs soy combatissent entres eaux dois ensemble.

[Doon en tua encore huit] Ensuite Doon descendit de sa monture qu'il poussa dans une cavité du rocher. Il empoigna son épée, se posta à l'entrée, se défendit et tua huit hommes. Mais le seigneur s'avança et proposa à Doon de se battre avec lui en combat singulier.

[Doyelin desconfist le sire de castel] Doyelin l'otriat, si soy combatirent mult longement ; mains li sires fut desconfis, et demandat à Doyelin comment ilh avoit à nom et qui estoient ses parens. Et respondit Doyelin : « De Maienche est mon pere, qui est en chis bois heremite, et je vay faire unc champ encontre Ernebaut qui at impoiseit ma mere qu'elle at mon pere murdrit ; dont ma damme doit livreir I champion pour lée defendre. »

[Doon défit le seigneur du château] Doon accepta. Ils combattirent très longtemps, mais le seigneur fut défait. Il demanda à Doon quel était son nom et qui étaient ses parents. Doon répondit : « Mon père est de Mayence, et il vit en ermite dans ce bois ; quant à moi, je vais me battre en champ clos contre Ernebaut qui a accusé ma mère d'avoir assassiné mon père ; c'est pourquoi ma mère doit présenter un champion, qui la défende. »

[Doyelin fut adoreis de sire de Castel qui estoit son oncle bastars] Quant li sires l'oiit, si soy jettat en genols à terre devant Doyelin et li priat merchi, car ilh estoit son oncle bastars. Et ly demandat Doyelin : « Esteis-vos donc Galerant ? » Ilh respondit : « Oilh, et je m'en vois awec vos. » Et chis le menat en son castel qu'ilh trovat mult hien garnis de vitalhe.

[Doon fut honoré par le seigneur du château, qui était son oncle bâtard] Quand le seigneur l'entendit, il s'agenouilla devant Doon et lui demanda pardon, car l'oncle bâtard de Doon, c'était lui. Doon lui demanda : « Ainsi donc, vous êtes Walerant ? » Il répondit : « Oui, et je vais  vous accompagner. » Et il le conduisit jusqu'à son château, que Doon trouva très bien fourni en ressources vitales.

[Doyelin fut de son oncle vestis richement] Et Doyelin soy prist à mangier, et al nuit ilh dormit mult fort, car ilh estoit travelhiet ; et al matin son oncle le vestit mult richement de draps de soie, et l'emmenat al mostier à messe ; et apres messe si ont mangniet, et adont [corr. dont] ly dest Doyelin qu'ilh s'en voloit aleir ; et son oncle ly donnat de l’argent à grant planteit, et li at livreis des plus grans barons de sa court, el ly-meismes y fust aleis, mains ilh estoit si navreis qu'ilh ne poioit chevalchier.

[Doon fut richement vêtu par son oncle] Doon se mit à manger et dormit profondément la nuit, car il était épuisé. Le matin, son oncle le vêtit richement de draps de soie et l'emmena à la messe au monastère. Après la messe, ils mangèrent, et Doon dit alors à son oncle qu'il voulait s'en aller. Son oncle lui donna de l'argent en grande quantité, et lui proposa, pour l'accompagner, les plus grands barons de sa cour. Lui-même aurait pris part à l'expédition, mais il était si blessé qu'il lui était impossible de monter à cheval.

[Doyelin s’en alat tou seul] Doyelin rechut l'argent et dest aux chevaliers en jurant Dieu qu'ilh n'en enmenrat nullus, et s'en allat tout seul. Ors avint-ilh qu'ilh avoit ochis unc homme à josteir qui avoit à nom Engorans ; si avoit chis dois enfans qui [II, p. 457] alerent agaitier en unc bois Doyelin. Et quant Doyelin vint en bois, ilh s'en alerent, car ilh le veirent si membrus qu'ilh ne l'oiserent aprochier. Et Doyelin s'en vat, et les II enfans le siewent de lonche.

[Doon partit seul] Doon prit l'argent, annonça aux chevaliers, en le jurant devant Dieu, qu'il n'emmènerait personne avec lui et s'en alla tout seul. Mais le fait est qu'il avait tué en combat singulier un homme nommé Enguerrant, père de deux enfants. Ceux-ci [II, p. 457] étaient allés dans un bois guetter Doon. Quand celui-ci passa, les enfants, le voyant très vigoureux, n'osèrent pas l'approcher et le suivirent de loin lorsqu'il s'en alla.

[Doyelin ochist son hoste qui le corit sus] Et quant Doyelin herbegat à la vesprée, elle maison d'on riche homme qui le priat à herbegier à son manson, qui estoit oncles des dois dit enfans, en seant à tauble ly hoste demandat à Doyelin de son estat, et Doyelin li dest. Atant vinrent les enfans qui desent à leur oncle, en basset, comment ilh avoit ochis leur peire, et qu'ilh estoit faux et trahitre. Quant li hoste oiit que Doyelin avoit ochis son frere, ilh prist une halemache et s'en vat vers Doyelin, si le quidat ferir ; mains Doyelin salt sus et jette tauble et viandes tout à terre, se vint à son hoste et li tolt son halmache, et li fiert en la tieste et l'ochist.

[Doon tua son hôte qui l'avait attaqué] Doon, le soir venu, trouva à se loger dans la demeure d'un homme riche, qui l'avait invité chez lui. Cet homme était l'oncle des deux enfants cités plus haut. Une fois à table, l'hôte interrogea Doon sur son état, et Doon lui répondit. Alors arrivèrent les deux enfants qui dirent à voix basse à leur oncle que Doon avait tué leur père et que c'était un fourbe et un traître. Quand il apprit que Doon avait tué son frère, l'hôte saisit une massue et se dirigea vers Doon, avec l'intention de le frapper ; mais Doon d'un bond se leva, jeta à terre la table et les aliments et marcha vers son hôte. Il lui enleva sa massue, le frappa à la tête et le tua.

[Apres Doyelin ochist tout les familiares] Adont soy vont les freres escrieir, et les escuwiers del hosteit vinrent là, si veirent mort leur saingnour, si corirent sus Doyelin al halmache et aux espées. Que vos en feroy long compte ? Doyelin les ochist tous et soy enfermat en cel hosteit.

[Doon après cela tua toute la maisonnée] Alors les deux frères s'en allèrent en criant, et les écuyers de l'hôtel arrivèrent sur place. Ils virent que leur seigneur était mort et coururent attaquer Doon avec massues et épées. Dois-je vous faire un long récit ? Doon les tua tous et s'enferma dans la demeure.

[Doyelin gangnat le castel et enamat la damoysel] Ors avint que Gautiers, ly fis Baldir, l'oste qui estoit mors, estoit aleis cachier al bois ; et les gens de la vilhe s'en alerent devers luy, si l'encontrerent qu'ilh revenoit, se li racomptarent la chouse. Et chis vint tous enragiés et assegat son palais meismes, en lequeile Doyelin estoit et avoit le pont leveit, si estoit aleis veioir por le castel, si le trovat garnis noblement de tout chu qu'ilh ly faloit.

[Doon gagna le château et tomba amoureux de la demoiselle] Il se fit que Gauthier, le fils de Baldir, l'hôte qui avait été tué, était allé chasser dans les bois. Les gens du village allèrent vers lui, le rencontrèrent sur le chemin du retour et lui racontèrent ce qui était arrivé. Celui-ci devint alors enragé. Il assiégea son propre palais, dans lequel se trouvait Doon, qui avait levé le pont et était allé visiter le château qu'il avait trouvé remarquablement pourvu de tout le nécessaire.

Et en une chambre avoit une pucelle dormant, la plus belle que ons powist troveir en X royalmes, del eage de XV ans, qui s'envoilhat, si commenchat à chanteir, tant que Doyelin l'oiit. Et Doyelin suiwit tant le son de la canchon qu'ilh entrat en une chambre, où ilh trovat la pucelle sur unc lit gisant covert d'on siglaton. Et estoit la filhe Baldir et soreur à Gautier. Mains elle ne savoit mie que son peire fust mors, et avoit aconstommeit del chanteir quant elle soy levoit emmy le jour, por lée esvolhier. Doyelin regardat la pucelle, se le voit si belle qu'ilh dest : « Hée! est celle femme uns angle ? » Atant passat avant, se voit que c'estoit une femme, et fut en pais et le commenchat à raisoneir.

Dans une chambre dormait une pucelle, âgée de quinze ans, la plus belle que l'on puisse trouver dans dix royaumes. Elle s'éveilla et se mit à chanter. Doon l'entendit, suivit le son de la chanson et entra dans une chambre, où il la trouva, couchée sur un lit, couverte d'un drap précieux. C'était la fille de Baldir et la soeur de Gauthier. Elle ignorait que son père était mort, et avait l'habitude de chanter pour s'éveiller quand elle se levait avec le jour. Doon la regarda, la trouva si belle qu'il dit : « Hé ! Est-ce une femme ou un ange ? » Alors il s'avança et vit que c'était une femme, il fut rassuré et commença à réfléchir.

A la pucelle vint Doyelin, li noble chevalier, et le salue, se li demandat qu'elle avoit à cuer joie, et n'est pais sens amour qui at teile joie. « Par [II, p. 458] ma foid, sire, c'est por coroche, dest-elle, car mon peire moy wet marier à unc vilhart por son argent, si suy [corr. pour soy] desconfortée et portant je chant de doul. Et qui esteis-vos, qui chi esteis venus ? » Doyelin respondit : « Belle, je suy unc prinche qui n'oy onques femme, mains jusques en mon paiis est la renommée de vos ; si suy à vos venus, et vos ay robeit à vostre peire qui vos at à moy donneit à teile ensengne. » A tant ly donnat la coroie son peire qu'ilh avoit pris sour luy.

Doon, le noble chevalier, s'approcha de la pucelle, la salua et lui demanda quelle joie elle avait au coeur, car qui exprime une telle joie n'est pas sans amour. [II, p. 458] « Par ma foi, seigneur, dit-elle, je suis en colère,  car mon père veut me faire épouser un vieillard pour son argent. Je suis désespérée, et c'est de tristesse que je chante. Et vous qui êtes-vous, pourquoi êtes-vous venu ici ? » Doon répondit : « Ma belle, je suis un prince, et je n'ai jamais connu de femme, mais votre renommée s'étend jusque dans mon pays. Je suis venu vers vous, je vous ai enlevée à votre père, qui vous a donnée à moi, comme cet objet le prouve. » Alors il lui donna la ceinture qu'il avait prise sur le cadavre de son père.

Tant dest et fist Doyelin que la pucelle dest : « Chu qui plaist à mon peire ne doit à moy desplaire. » A celle parolle le baisat et l'abrechat Doyelin et fist de lée son plaisier, et puis alat quere à boire et à mangier. Et Doyelin dest à la damoiselle : « Damme, faite bon chire, car je vos feray contesse de Maienche. » « Sire, Dieu le vos myre, » respondit la damoiselle. Enssi dient entre eaux dois.

Doon en dit et en fit tant que la pucelle déclara : « Ce qui plaît à mon père ne doit pas me déplaire. » À ces paroles, Doon lui donna un baiser, puis l'embrassa, puis prit son plaisir avec elle. Ensuite il alla chercher à boire et à manger. Et Doon dit à la demoiselle : « Madame, faites bonne chère, car je vous ferai comtesse de Mayence. » ‒ « Sire, que Dieu vous récompense, » répondit la demoiselle. C'est ce qu'ils se dirent entre eux.

Et Gauthier seioit devant le castel qui juroit Dieu qu'ilh assegerat lendemain la forteresse, mains de chu ne donnoit Doyelin I pois, qui baisoit sa douche amoret Nycholete. Et celle li dest : « Sire, por Dieu, j'ay grant mervelhe que mon pere et mes freres ne sont chi awec vos, puisqu'ilh m'ont donneit à vos. »

Cependant, Gauthier, le frère de Nicolette, se trouvait devant le château fort et jurait par Dieu que le lendemain il l'assiégerait, mais Doon ne tenait aucun compte de cela, tout occupé à donner des baisers à sa douce amoureuse Nicolette. Elle lui dit : « Seigneur, par Dieu, je suis très étonnée de ne pas voir ici avec vous mon père et mes frères,  qui m'ont donnée à vous. »

[Doyelin dest al damosel comment ilh avoit ochis son pere, et où ilh alloit] Et ilh ly respondit tant qu'ilh li soffiat, et demorat là ens trois jours enssi, et puis se vint aux fenestres, si voit ches charpentiers qui faisoient des instrumens por prendre le casteal. Et Gautier regarde contre mont, si voit Doyelin, si li escrie en disant : « Faux trahitre, vos y moireis ains demain, vos compareis la mort mon peire cuy vos aveis murdrit. » Et Doyelin soy tournat sens riens respondre, et vient à Nycholet et le baisat mult douchement -- et del remanant ne doy-je parleir -- et tant qu'ilh li racomptat la chouse comment ilh estoit, et qu'ilh avoit son peire ochis, et qu'ilh s'en aloit à Maienche sourcorir sa mere la contesse ; et li racomptat tout qu'ilh n'y laissat riens.

[Doon dit à la demoiselle qu'il avait tué son père, et où ilh allait] Après lui avoir donné une réponse qui la satisfasse, il resta là ainsi trois jours durant, puis il regarda par les fenêtres et vit des charpentiers construisant des engins pour prendre la forteresse. Gauthier, levant les yeux, aperçut Doon, et lui cria : « Faux traître, vous mourrez là avant demain, pour payer la mort de mon père, que vous avez tué. » Doon se retourna sans répondre, revint vers Nicolette, la baisa tendrement - je ne dois pas en dire plus - et finit par lui raconter la vérité, à savoir qu'il avait tué son père et qu'il allait à Mayence porter secours à sa mère, la comtesse. Il lui dit tout, sans rien omettre.

[Doyelin emenat la damosel awec li] Quant la dammoiselle l'oiit, si fut bien aise de chu qu'ilh estoit conte de Maienche, et fut mult à mesaise, de chu qu'elle avoit mort son peire et qu’ilh soy voloit partir lendemain ; mains elle s'apensat de chu que Doyelin li dest qu’ilh l'emmenroit awec ly. Si soy partirent à la journée et s'en aloient de costé l'oust, si furent aperchus de II chevaliers, desqueis Doyelin ochist l'unc et li altre s'enfuit criant : Alarme! Alarme!

[Doon emmena la demoiselle avec lui] Quand la demoiselle l'entendit, elle fut bien aise de savoir qu'il était comte de Mayence, mais très contrariée de la mort de son père, et de la décision de Doon de partir le lendemain ; mais elle réfléchit au fait que Doon lui avait dit qu'il l'emmènerait avec lui. Ils partirent dans la journée, mais lorsqu'ils passèrent à côté d'un groupe armé, deux chevaliers les aperçurent. Doon en tua un, tandis que l'autre s'enfuit en criant : Alarme! Alarme!

[Doyelin fut assalhis del oust et en ochist XX] Atant salhent [II, p. 459] cheaux de oust sus, et fut assalhis Doyelin fortement, et en ochist y pluseurs ; et bien s'en fust partis awec la pucelle, se chu ne fust li gaiet de cent hommes qui estoient al defours del oust, si ont Doyelin encontreit, si l'ont assalhis ; et en at XX ochis et at ochis Gautier, le maistre del oust, le frere Nycholete, puis brochat son cheval et envat sa voie luy et Nycholete.

[Doon fut attaqué par le groupe armé et tua vingt hommes] Alors [II, p. 459] les soldats se précipitèrent et attaquèrent violemmment Doon, qui en tua beaucoup. Il aurait réussi à s'enfuir avec la pucelle, s'ils n'étaient pas tombés sur une centaine d'hommes, qui faisaient le guet en dehors du groupe et qui l'attaquèrent. Doon en tua vingt, ainsi que Gauthier, le commandant de l'armée, le frère de Nicolette. Puis il éperonna son cheval et ils s'en allèrent, lui et Nicolette.

[Doyelin lassat chi la damoisel] Tant alerent qu'ilh vinrent à la porte de la vilhe, où ons avoit avaleit les resteals coliches de la porte, si regardat Doyelin, si voit drier la porte unc lieu où ilh passat, mains son amie Nycholete n'y pot passeir, de quoy Doyelin fut mult corochiet et veit qu'elle fut prise et retenue, si s’en alat, car ilh seit bien que ons ne li ferat riens.

[Doon laissa là la demoiselle] Ils finirent par arriver à la porte de la ville, dont on avait laissé tomber la herse. Doon regarda et vit derrière la porte un endroit par où il passa, mais son amie Nicolette ne put le faire. Cela mit Doon fort en colère mais, la voyant prise et retenue, il s'en alla, car il savait bien qu'on ne lui ferait pas de mal.


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