Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 443b-448a - an 723

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

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LES « ENFANCES DE DOON » (II)

An 723 de l'Incarnation - Myreur II, p. 443b-448a

 

Résumé

La comtesse de Mayence accuse Ernebaut de la mort de ses enfants -  Recourant à une ruse,  Ernebaut et ses conseillers font tuer un pèlerin, qu'ils prétendent être le comte Guy assassiné par la comtesse, pour la faire condamner au bûcher - Malgré l'opposition d'Ernebaut,  sur le conseil de Hugues, un vieux sage, la comtesse est sauvée du bûcher et emprisonnée) (II, p. 443b-445a)

La comtesse réclame de Charles Martel un champion, qui la défende en duel contre Ernebaut - Baudouin de Beauplain, un fidèle, l'appuie et arme ses gens, tandis qu'Ernebaut fait ériger le bûcher - La comtesse y échappe grâce à une bataille épique opposant les groupes de Baudouin et d'Ernebaut (II, p. 445b-446a)

* Samson, seigneur  de Clermont, personnage éminent resté fidèle au comté de Mayence, met fin à la bataille et obtient que l'on attende l'arrivée du champion de la comtesse, qui se battrait seul contre Ernebaut et son frère Drohar, dans une propriété de Samson, à une date fixée à six mois - Ernebaut vend son âme au diable, et Baudouin se propose comme champion de la comtesse (II, p. 446b-447a)

* Tandis que Baudouin veille sur la comtesse, l'installant dans divers châteaux, Ernebaut et  des membres de son lignage s'emparent de la ville de Mayence et incendient Beauplain, tuent trois des enfants de Baudouin, emprisonnent la comtesse ainsi que Baudouin et son épouse. À la date fixée pour le combat, Ernebaut est présent  et Samson, constatant l'absence de la comtesse, est forcé de laisser Ernebaut brûler le château de Beauplain et de se comporter comme seigneur de Mayence, gardant prisonniers la comtesse et Baudouin, jusqu'à l'arrivée de Doon (II, p. 447b-448a)

 

 

La comtesse de Mayence accuse Ernebaut de la mort de ses enfants -  Recourant à une ruse,  Ernebaut et ses conseillers font tuer un pèlerin, qu'ils prétendent être le comte Guy assassiné par la comtesse, pour la faire condamner au bûcher - Malgré l'opposition d'Ernebaut,  sur le conseil de Hugues, un vieux sage, la comtesse est sauvée du bûcher et emprisonnée) (II, p. 443b-445a)

[II, p. 443b] [De la contesse de Maienche et de ses enfans Doylin, etc.] En cel an en mois de jule estoit la contesse de Maienche si perturbée por ses enfans, de quoy elle ne savoit novelle ; si en parloit à ses chambriers et à ses familhes, et disoit que Ernebaut avoit mis à mort ses trois fis.

[II, p. 443b] [La comtesse de Mayence et ses enfants Doon, etc.] Cette année-là [723], en juillet, la comtesse de Mayence était très bouleversée à propos de ses enfants dont elle était sans nouvelles. Elle en parlait à ses chambrières et à ses proches, disant qu'Ernebaut avait tué ses trois fils.

Et tant que Ernebaut le soit et amenat avec li XXX sorgans, et at dit à la contesse, qu'ilh trova en sa chambre : « Damme, vos m'ameteis de vos trois fis que je les doie avoir faite mettre à mort ; je n'en sey riens, mains par ma foid vos moy l'amendereis, car je ne suy mie teis. » Atant at apelleis dois de ses cusins : Engorans, le fis Helar et Gontris, et Ernuls son frere, si leurs dest : « Barons, dest-ilh, ly conte Guys est mors et ses trois enfans sont noiiés en la riviere, et se ma damme la contesse estoit mort, la Conteit seiroit à moy ; si vos prie que moy conselhiés. »

Finalement Ernebaut apprit la chose. Il amena avec lui trente sergents et dit à la comtesse qu'il trouva dans sa chambre : « Madame, vous m'accusez d'avoir fait mettre à mort vos trois fils ; je ne suis au courant de rien mais, par ma foi, vous me le payerez, car je ne suis pas homme à faire cela. » Alors il appela deux de ses cousins : Enguerrand, le fils d'Hélar et de Gontris, et son frère Arnould, et leur dit : « Barons, le comte Guy est mort et ses trois fils se sont noyés dans la rivière ; si la comtesse aussi était morte, le comté serait à moi. Je vous demande votre conseil. »

[La contesse fut accusée de trahison] Respondent ses cusins : « Ilh covient que ma damme soit accusée de trahison, dont j'aie une trovée : je vos dis que nos passimes maintenant la porte Egel, si veis I palmier qui avoit esquerpe et bordon qui resembloit mult bien le conte Guyon ; s'ilh estoit mors, ilh nos venroit bien à point, car nos diriens que chestoit ly conte et que ma damme l'avoit fait mettre à mort, et puis seroit arse par jugement. »  Respondit Engorant : « Par ma foid, je le vos liveray mort le palmier. » Atant soy livent et prendent leurs espeez, et s'envont par la citeit de rue en rue en querant le palmier tant qu'ilh l'ont trovei, se le vont atraire par parolles et l'emenont où ilh le voloient avoir ; et si ont encontreis Robars d'Egel awec IIII trahitres, qui estoient tous enfourmeit de fait, si est retourneis awec eaux ; tant vont qu'ilh sont entreis en unc vergier, et li palmier qui venoit apres est ens entreis.

[La comtesse fut accusée de trahison] Ses cousins lui répondirent : « Il suffit que la comtesse soit accusée de trahison et nous avons trouvé un moyen de le faire. En passant par la porte Egel, nous avons vu un pèlerin portant une sacoche et un bâton, qui ressemblait beaucoup au comte Guy. Si cet homme était mort, cela nous conviendrait très bien, car nous dirions qu'il s'agissait du comte et que la comtesse l'avait fait mettre à mort ; ainsi elle serait brûlée après avoir été jugée. » Enguerrand ajouta : « Par ma foi, je vous livrerai le cadavre de ce pèlerin. » Alors, ils se lèvent, prennent leurs épées et parcourent la ville, rue par rue,  cherchant le pèlerin et finissent par le trouver. Ils se mettent à lui parler pour l'attirer à l'endroit où ils souhaitent agir. Ils rencontrent Robert d'Egel et quatre traîtres, qui sont tous mis au courant du projet et repartent avec eux. Finalement ils entrent dans un verger, suivis par le pèlerin qui entra aussi.

[Ly pelrin fut ochis] Et Robars d'Egel awec ses compangnons soy entreprisent de parolles à ly tant qu'ilh le corirent sus, et ilh ochist trois de son bordon, et encachat les aultres fours de vergier, lesqueiles vinrent à Ernebaut et ly [II, p. 444] ont dit le fait. Et chis emenat XII de ses amis en vergier et ont assalhit le pelerin, et ly ont coupeit le gueule en la fin, et si l'ont defigureit en son visaige et l'ont enfoiit en vergier.

[Le pèlerin fut tué] Robert d'Egel et ses compagnons engagèrent la conversation avec le pèlerin et finirent par s'en prendre à lui, mais celui-ci en tua trois avec son bâton et chassa du verger les autres qui allèrent raconter [II, p. 444] à Ernebaut ce qui s'est passé. Alors celui-ci emmena douze de ses amis dans le verger. Ils attaquèrent le pèlerin et finirent par l'égorger. Puis ils le défigurèrent et l'enterrèrent dans le verger.

Apres, at Ernebaut mandeit tous les barons de la conteit, et les at dit : « Saingneurs barons, vos saveis comment Guys nostre sires fut l'autre année perdus, et ne pouwimes onques retroveir ; mains à meenuyt revient chaens, si trovat unc ribaut dormant awec sa femme, se le corit sus. Mains chis happat unc gros levier et le ferit desus l'espalle, si le jectat à terre ; et ma damme li montat sur le pis, se li coupat la geule et le defigurat, et l'enfoiit en son vergier, enssi qu'ilh moy dest, car ilh fut accuseis à moy ; et je metis le ribaut à jehinne, si en ay fait justiche ; si supplie à vos tous que nos alons en vergier et je y monray ma damme. »

Ensuite, Ernebaut convoqua tous les barons du comté et leur dit : « Seigneurs barons, vous savez que notre seigneur Guy a disparu l'année dernière, sans que nous ayons pu le retrouver.  Et bien, cette nuit, Guy est revenu chez lui et, ayant trouvé un ribaud dormant avec sa femme, il l'attaqua. Mais celui-ci saisit une grosse barre de fer, frappa le mari à l'épaule et le jeta à terre. Alors la comtesse enjamba le torse de son mari, lui coupa la gorge, le défigura et l'enterra dans son verger. C'est ce que m'a dit le ribaud, qui m'a été amené ; je l'ai mis à la question et j'ai fait justice. Je vous prie d'aller tous dans le verger, où j'amènerai à la comtesse. »

Quant les barons et les gens qui là estoient entendirent chu, cascon soy sengnat et croient que chu soit veriteit. Et Ernebaut vient à la chambre ma damme, se le trovat plus belle que damme qu'ilh awist en X paiis, mains elle estoit discolorée por l'annoy de ses enfans, qu'elle pensoit qui fussent mors. Si l'at Ernebaut prise par les cheveals, et celle escriat : « Sainte Marie, aidiés-moy. » Et chi l'at enssi emmeneit devant tout le peple. Et la damme soy mist en genols et dest : « Saingnours barons, vos esteis tous mes hommes et je suy vostre damme ; porquoy souffreis que je suy enssiment traitiet por unc mal trahitre, qui toutes mes gens at tourneit à li por argent ? » Adont dest Ernebaut : « Damme putain, vos aveis le conte vostre marit copeit la geule, et murdrit et enfoiit en cel vergier. »

Quand les barons et les gens présents entendirent cela, tous se signèrent, croyant que c'était la vérité. Ernebaut se rendit dans la chambre de la comtesse, trouva qu'elle était très belle et qu'on ne pouvait trouver plus belle femme dans dix pays, mais elle était très pâle, soucieuse pour ses enfants qu'elle croyait morts. Ernebaut la saisit par les cheveux tandis qu'elle criait : « Sainte Marie, aidez-moi. » Et il l'amena comme cela devant toute l'assistance. Elle se mit à genoux et dit : « Seigneurs barons, vous êtes tous mes sujets, et je suis votre Dame ; pourquoi supportez-vous que je sois ainsi traitée par un méchant traître, qui avec de l'argent a retourné tous mes sujets en sa faveur ? » Alors Ernebaut dit : « Madame la putain, vous avez égorgé votre mari le comte, vous l'avez tué et enterré dans ce verger. »

Atant sont aleis où li palmier gisait les trahitres et l'ont defoiit, et le corps de li monstrarent à peuple en disant : « Dieu! comment fut femme si hardie qu'elle at enssi murdrit son saingnour ? » Et la damme, quant elle oiit chut, se dest : « Sainte Marie, queile trahison at chi de ches faux trahitre qui moy weulent honnir ? car onques ne pensay teile derverie. Si chis est monsaingour, ilhs l'ont murdrit entre eaux. »

Alors les traîtres se rendirent à l'endroit où gisait le pèlerin. Ils déterrèrent son corps et le montrèrent au peuple en disant : « Dieu ! Comment une femme a-t-elle eu assez d'audace pour tuer son seigneur ? » En entendant cela, la comtesse dit : « Sainte Marie, quelle trahison ont commise ces faux traîtres qui veulent me couvrir de honte ? Jamais je n'ai imaginé pareille folie. Si ce corps est celui de mon seigneur, c'est eux qui l'ont assassiné. »

[Huewe donnat noble conselhe por la contesse] En celle assemblée avoit uns vies hons, qui oit la barbe florie, si fut mult proidhons et de grant sanc ; chis soy escriat et dest : « Barons, ors oiiés que je diray la veriteit que mon cuer moy tesmongne. Je ne say à cuy ly tors est, nos veions mort le proidhomme, nos ne le cognissons et ne savons cuy c'est ; [II, p. 445] ilh soit porteis en palais là cascon le veirat, et soit ma damme mise en prison, jusques à tant que ons sache se chu est monsangnour Guys, et qui l'at murdrit. » Et avoit à nom chis barons Huoon de Cherubre. Et quant Ernebaut et ses amis entendirent teiles parolles, si desent le contrable ; mains Huon tenoit toudis son entention, et tout li peuple si estoit à chu d'acors, mains Ernebaut ne le wot souffrir.

[Hughes donna un sage conseil concernant la comtesse] Dans cette assemblée il y avait un vieillard à la barbe fleurie, un grand sage, de très haute naissance ; celui-ci poussa un cri et dit : « Barons, maintenant écoutez ; je vais dire une vérité et mon coeur en est témoin. J'ignore qui a tort ; nous voyons un homme mort, nous ne le connaissons pas et nous ne savons pas qui il est. [II, p. 445] Dès lors, qu'on le transporte au palais, où chacun pourra le voir, et que la comtesse soit mise en prison, jusqu'à ce qu'on sache s'il s'agit de monseigneur Guy et qui l'a assassiné. » Ce baron avait pour nom Hughes de Chérubre. Quand Ernebaut et ses amis entendirent ces paroles, ils prétendirent le contraire ; mais Hughes tenait toujours à son idée, et tout le peuple l'approuvait. Cependant Ernebaut ne voulut pas l'accepter.

La comtesse réclame de Charles Martel un champion, qui la défende en duel contre Ernebaut -  Baudouin de Beauplain, un fidèle, l'appuie et arme ses gens, tandis qu'Ernebaut fait ériger le bûcher - La comtesse y échappe grâce à une bataille épique opposant les groupes de Baudouin et d'Ernebaut (II, p. 445b-446a)

[II, p. 445b] [La contesse wot mandeir unc champion à Char-Martel, por defendre sa cause et honneur] Et la damme escriat, en disant : « Barons, vos moy falleis de droit, je manderay à Char-Martel le roy qu'ilh m'envoie unc champion, et fache enqueste de chis faite ; car li trahitre Ernebaut at murdrit monsaingnour et mes enfans, et m'at volut avoir à femme contre ma volonteit et violeir, si que ly murdre vient de luy. » Ernebaut oit paour, quant ilh oiit parleir de Char-Martel, et nonporquant ilh vient à la damme et le ferit de son piet emmy le pis, si qu'elle pasmat.

[II, p. 445b] [La comtesse veut demander un champion à Charles Martel, pour défendre sa cause et son honneur] La comtesse alors poussa un cri en disant : « Barons, vous me privez de mes droits. Je vais demander au roi Charles Martel de m'envoyer un champion et d'enquêter sur cette affaire ; car le traître Ernebaut a assassiné mon seigneur et mes enfants ; il a voulu m'épouser contre ma volonté et m'a violée ; c'est lui l'auteur du meurtre. » Entendant citer Charles Martel, Ernebaut prit peur, et pourtant il frappa d'un coup de pied la poitrine de la comtesse qui perdit connaissance.

[Baldewin, li noble chevalier, excusat et defendit la contesse]  Atant salhit avant Baldewin de Bealplain, unc noble chevalier, fors, hardis et poissans, redrechat la damme et dest : « Ernebaut, vos aveis tort de enssi delaidengier la damme, car vous esteis son garchon ; vos esteis de noble linage, mains pais n'esteis talhiés de enssi faire à une si gentilhe damme de lée ; vos l'ameteis de trahison, et vos ne l'aveis nient proveit encors. J'ay à lée mon seriment, et oussi aveis et tous cheaux qui chi sont qui li fallent, sicom je voie maintenant ; mains je ne ly faray mie, car tous ly avons jureit loialteit ; se n'y voie nuls qui tengne son seriment fours que moy, encors ay-je trop longement ratendut. » « Bien moy semble raison que, puisqu'elle soy wet deffendre par champion et chu mandeir à roy Char-Martel, que ons ne li puet noiier et metre la chouse respit jusques à unc jour qui denomeit serat, qu'elle aurat son champion qui le defenderat encontre vos corps à corps, et ly provereis al espée la trahison. »

[Baudouin, noble chevalier, justifia et défendit la comtesse] Alors s'avança Baudouin de Beauplain, un noble chevalier, fort, hardi et puissant, qui releva la dame en disant : « Ernebaut, vous avez tort d'injurier ainsi la comtesse, car vous êtes à son service ; vous êtes de noble lignage, mais pas de taille pour vous comporter ainsi envers une dame d'aussi haute naissance ; vous l'accusez de trahison, mais vous n'avez encore rien prouvé. J'ai envers elle un engagement solennel, vous aussi d'ailleurs, et je vois maintenant que tous ceux qui sont ici trahissent cet engagement. Mais moi, je n'y faillirai pas. Tous, nous lui avons juré loyauté et, sauf moi, je ne vois personne ici respecter cet engagement, et de plus j'ai trop longuement attendu.  Puisqu'elle veut être défendue par un champion et qu'elle le demande au roi Charles Martel, il me semble raisonnable de ne pas le lui refuser. Il faut laisser l'affaire en suspens jusqu'au jour qui sera fixé, quand son champion la défendra contre vous, en corps à corps, et que vous prouverez sa trahison par l'épée. »

[Ernebaut mult soy corochat contre Baldewin, qui s’en alat à castel de Bealplain] Ernebaut oiit chu, si respondit : « Ors soit pendus qui jà le monstrerat ; si vos taiseis, mal ait qui vos portat. Reculeis Baldewin, qui ne dest mie tout chu qu'ilh pensat. » Mains ilh voit que cascon soy taisoit, et portant ilh soy partit et s'en alat à son castel de Bealplain qui estoit sien, si fait armeir mult de chevaliers et son lynaige. Et Ernebaut fist faire unc grant feu devant le palais.

[Ernebaut fut très en colère contre Baudouin, qui s’en alla dans son château de Beauplain] Ernebaut, entendant cela, répondit : « Alors que soit pendu le champion qui se présentera ; si vous vous taisez, que le malheur frappe cclle qui vous porta. Ne faites pas confiance à Baudouin qui n'a pas dit tout ce qu'il pensait. » Mais Baudouin, voyant que tous se taisaient, retourna à son château de Beauplain, où il fit armer de nombreux chevaliers et les gens de son lignage. Ernebaut, quant à lui, fit préparer un grand bûcher devant le palais.

[Baldewin defendit la contesse qu’elle ne fut ars] Et Baldewin s'en vint vers la citeit, si ordinat ses gens qui estoient plus de cent, et soy atargat de costeit unc bois, si fait despiier quant la contesse serat ammenée [II, p. 446] al feu, qui si bien li nuncharent qu'ilh vint à frappant là si puissamment que les altres vorent fuir, quant Ernebaut leurs dest : « Barons, defendeis-vos contre chis faux Baldewin. »

[Baudouin empêcha la comtesse d'être brûlée] Baudouin alors revint vers Mayence, rangea ses hommes qui étaient plus d'une centaine et s'arrêta près d'un bois. Ses guetteurs épiaient le moment où la comtesse serait amenée [II, p. 446] au bûcher. Quand ce fut le cas, ils avertirent Baudouin qui survint en frappant avec tant de force que ses adversaires voulurent fuir, quand Ernebaut leur dit : « Barons, défendez-vous contre ce perfide Baudouin. »

[Batalhe entre Ernebaut et Baldewin] Et Baldewin à lanche bassié broche vers Ernebaut, si le ferit teilement en l'escut qu'ilh li perchat, et la brongne li fausat et le navrat en costeit et à terre le tresbuchat. Et sachat l'espée et vint à Ernebaut, en disant : « Trahitre malvais, je vos trencheray la tieste. » Et ilh l'awist fait, si ne fussent ses hommes qui le sorcorirent et le remisent sour son cheval. Et Ernebaut jurat que Baldewin le comparat. Là commenchat batalhe mult dure solonc son estat, car les gens Baldewin li fisent mult bien : et Baldewin encontrat Ernebaut, si le ferit si qu'ilh trenchat la visier de son hyamme et avala sour l'archon de cheval, si le coupat en dois tronchons. Et Ernebaut resalhit en piés, si assalhit Baldewin, mains ilh fallit, si consuit Arnart le Flament, le cusin Baldewin, si l'ochist. Et là revint Baldewin, si le ferit, si qu'ilh le jettat sus l'erbe awec son cheval, de quoy Ernebaut pasmat et chaiit à terre.

[Bataille entre Ernebaut et Baudouin] Et Baudouin, lance baissée, fonça sur Ernebaut. Il frappa si fort son écu qu'il le transperça, endommagea sa tunique, le blessa au côté et le fit tomber à terre. Puis il tira son épée et vint vers Ernebaut, en disant : « Traître pervers, je vais vous trancher la tête. » Et il l'aurait fait, si les hommes d'Ernebaut n'étaient venus le secourir et le remettre en selle. Ernebaut jura que Baudouin allait le payer. Alors commença une bataille très dure, vu l'état des combattants, car les hommes de Baudouin se comportèrent très vaillamment. Baudouin frappa Ernebaut au point que son épée fendit la visière de son heaume et tomba sur l'arçon de son cheval qu'elle coupa en deux. Ernebaut se redressa, attaqua Baudouin, mais le rata, atteignant et tuant Arnaud le Flamand, le cousin de Baudouin. Baudouin revint sur place, asséna un coup à Ernebaut qui, jeté sur l'herbe avec son cheval, perdit connaissance une fois à terre. 

Samson, seigneur  de Clermont, personnage éminent resté fidèle au comté de Mayence, met fin à la bataille et obtient que l'on attende l'arrivée du champion de la comtesse, qui se battrait seul contre Ernebaut et son frère Drohar, dans une propriété de Samson, à une date fixée à six mois - Ernebaut vend son âme au diable, et Baudouin se propose comme champion de la comtesse (II, p. 446b-447a)

[II, p. 446b] [Sanson li noble chevalier respondit pour la damme encontre Ernebaut] Atant ferit en l'estour Sanson, le sangnour de Clermont, li plus excellent de forche et de linage qui fust en la conteit de Maienche ; et oussitost qu'ilh vint en caplois, ilh escriat en hault que ons lassast la batalhe. Et ilh fut tantoist cognut, si lasserent l'estour et soy departirent. Adont leur dest Sanson : « Se vos me voleis croire, je vos donray bon conselhe. » Et ilhs respondirent grans et petis : « En nom de Dieu, oilh. »

[II, p. 446b] [Samson, le noble chevalier, défendit la dame contre Ernebaut] Alors Samson, le seigneur de Clermont, l'homme le plus éminent du comté de Mayence par la force et par la naissance, s'engagea dans le combat. Dès qu'il arriva sur place, il cria à haute voix que l'on abandonne la bataille. Et aussitôt qu'il fut reconnu, les combattants cessèrent le combat et se séparèrent. Alors Samson leur dit : « Si vous voulez me croire, je vous donnerai un bon conseil. » Et grands et petits répondirent : « Au nom de Dieu, oui. »

Samson, seigneur de Clermont, correspond au Saisnes, le seigneur de Clarvent de la Geste de Doon.

[La damme descovrit le trahison à Sanson] Là vient la contesse devant Sanson tout esplorée. Et Sanse regardat la damme en queile estat elle estoit, se li transmuat tout li cuer, si desquendit de son cheval et soy mist en genos devant la damme et le salwat. Et la damme l'at araisoneit, quant ilh furent redrechiés : « Sanson, gentilh hons, ne moy lassiés morir à teile desrason. » Et là li dest la damme tout chu que Ernebaut li avoit dit et requis, et comment ilh avoit ochis ses trois enfans, porquen elle li priat qu'ilh li demandast qu'ilh voloit proposeir contre lée et le prenaste, « et soit tout chu, dest-elle, tourneis en jugement, car Dieu m'envoierat al fort unc champion, qui moy defenderat tout seul contre li et Drohar, son frere. »

[La dame dévoila la traîtrise à Samson] Alors la comtesse tout éplorée arriva devant Samson. Quand il vit dans quel état elle était, il en eut le coeur tout remué. Il descendit de cheval, s'agenouilla devant elle et la salua. Et, quand il se fut redressé, la dame lui adressa la parole : « Samson, gentil homme, ne me laissez pas mourir si injustement. » Alors elle lui raconta tout ce qu'Ernebaut lui avait dit et demandé, ajoutant aussi qu'il avait tué ses trois enfants. C'est pourquoi elle le priait de demander à Ernebaut d'exposer ce dont il l'accusait et de le prouver (?). Et elle ajouta « que tout cela fasse l'objet d'un jugement, car Dieu en plus m'enverra un fort champion, qui, à lui seul, me défendra contre Ernebaut et son frère Drohar. »

Et dest Ernebaut : « Chu est passeis et est approveis li fais, et si ne serat par homme reproveit. » [II, p. 447] Sanson en rist quant ilh l'entendit, et at le chief croleit à Ernenebaut, et li dest : « Ernebaut, je voy bien que li tors est vostre et li drois à ma damme, mains par Dieu ilh ne serat pais enssi com vos penseis ; mains puisque ma damme dist qu'elle wet avoir unc champion encontre vos dois, por lée à defendre de la disloialteit que vos ly aveis amis, vos le fereis enssi por ma cristiniteit, ou vos laireis ma damme governeir sa terre en pais, et li rendeis raison de ses trois enfans. Et de ches dois parchons ilh vos en convient prendre l'une, weulhiés ou nom. Et sachiés bien que se ma damme n'awist requis del faire l'estour, et j'awis anchois parleit, jamais ne fuissiés venus à l'estour, car ne loy ne drois ne donne chu ; et se vos le voleis savoir, veneis devant le roy hongrois ou Char-Martel, roy de Franche. » Quant Ernebaut entendit chu, se dest à Sanson : « Sires, vostre corps soit benis : nos ferons l'estour nos dois contre I chevalier. » Chu dest-ilh por le doubt de Sanson. Adont Ernebaut at donneit segurteit de LX de ses cusins.

Alors Ernebaut dit : « Cela s'est passé comme cela ; c'est prouvé et ce ne sera démenti par personne. » [II, p. 447] Quand il entendit cela, Samson sourit, tourna la tête vers Ernebaut et lui dit : « Ernebaut, je vois bien que les torts sont de votre côté, et que le droit est du côté de Madame ; mais, par Dieu, cela ne se passera pas comme vous pensez. Puisque Madame dit vouloir un champion face à vous deux, pour la défendre contre votre déloyauté à son égard, vous agirez ainsi, par Dieu, ou vous laisserez Madame gouverner sa terre en paix, et vous lui rendrez raison de ses trois enfants. Il convient que vous preniez un de ces deux partis, que vous le veuillez ou non. Et sachez bien que si Madame n'avait pas demandé un combat (singulier) et que si j'avais entendu parler de cela avant, jamais vous n'en seriez venu au combat, car ni la loi ni le droit ne l'ordonnent. Et si vous voulez le savoir, venez devant le roi de Hongrie ou devant Charles Martel, roi de Francie. » Quand Ernebaut entendit cela, il dit à Samson : « Seigneur, soyez béni. Nous combattrons à deux contre un chevalier. » Il dit cela par peur de Samson. Alors Ernebaut donna la garantie de soixante de ses cousins.

[Ernebaut soy rendit al dyable, qu’ilh awist victore contre la damme] Ons trueve en pluseurs hystoires qui dient que Ernebaut soy rendit al dyable en corps et en arme, et ilh ly oit enconvent de luy jetteir de champs à honneur.

[Ernebaut se donna au diable, pour avoir la victoire contre la dame] On trouve écrit dans plusieurs histoires qu'Ernebaut se donna, corps et âme, au diable qui lui promit de le faire sortir du champ clos avec honneur.

[Baldewin soy obligat por la damme] Et la damme regardat ses hommes et cheaz de son linage, et demandat à eaux : « lesqueils moy replogeront ? » Mains ilh n'y oit nullus qui respondist, tant dobtoient Ernebaut, fours que Baldewin de Bealplain qui dest à Sanson : « Je replogeray moy et mes enfans, et obligeray unc mien castel por ma damme del toute. » Et respondit Sanson : « Ilh moy plaist et souffie. » Et la damme dest à Sanson : « Sires, por Dieu merchi, qu'avenrat de mes trois enfans ? » Et Ernebaut dest : « Al jour que nos deverons combatre, je les amenray. » Ly jours fut nommeis, à VI mois, d'estre Ernebaut et son frere Drohars en champ contre le champion ma damme en preis de la vals d'Agensi, unc castel qui estoit à Sanson, car Sanson voloit gardeir le champ. Puis se sont les barons departis.

[Baudouin s'engagea pour la dame] La dame regarda ses sujets et ceux de son lignage et leur demanda : « lesquels se porteront garants pour moi ? ». Mais aucun ne répondit, tant ils redoutaient Ernebaut, excepté Baudouin de Beauplain qui dit à Samson : « Je me porterai garant, moi et mes enfants, et j'engagerai un de mes châteaux pour Madame. Et Samson répondit : « Cela me plaît et me satisfait. » Et la dame dit à Samson : « Seigneur, par Dieu merci, qu'adviendra-t-il de mes trois enfants ? » Et Ernebaut dit : « Le jour où nous devrons combattre, je les amènerai. » On fixa à six mois la date à laquelle Ernebaut et son frère Drohar se présenteraient en champ clos contre le champion de Madame, dans le pré de la vallée de Valgensi, un château qui appartenait à Samson, lequel voulait contrôler le combat. Ensuite, les barons se séparèrent.

Tandis que Baudouin veille sur la comtesse, l'installant dans divers châteaux, Ernebaut et  des membres de son lignage s'emparent de la ville de Mayence et incendient Beauplain, tuent trois des enfants de Baudouin, emprisonnent la comtesse ainsi que Baudouin et son épouse. À la date fixée pour le combat, Ernebaut est présent  et Samson, constatant l'absence de la comtesse, est forcé de laisser Ernebaut brûler le château de Beauplain et de se comporter comme seigneur de Mayence, gardant prisonniers la comtesse et Baudouin, jusqu'à l'arrivée de Doon (II, p. 447b-448a)

[II, p. 447b] Et Sanson at dit à Baldewin qu'ilh porte solas à la damme, et qu'ilh le serve près. Et enssi fist-ilh, car ilh l'emmenat à Mombloy, le castel la damme, puis à Bresse et à Maienche, et altre part à XL citeis et casteals ; mains todis ploroit la damme ses enfans et son marit.t.

[II, p. 447b] Et Samson dit à Baudouin de réconforter la comtesse et de veiller de près sur elle. C'est ce qu'il fit. Il l'emmena à Mombloy (cfr II, p. 439), le château de la comtesse, puis à Bresse et à Mayence, et dans quarante autres villes et châteaux. Mais elle pleurait toujours ses enfants et son mari.

[Baldewin et la damme furent pris et trahis] Et Ernebaut avoit teile paour, à pou qu'ilh n'yssoit de son [II, p. 448] sens de cel fait, si mandat tout son linage et leurs dest : « Veneis awec moy, car je weulhe saisir la citeit de Maienche et Bealplain et Mombloy, si en serons tous sires. Et quant li champion venrat, nos le metterons affin par subtilileit. » Enssi fut fait, car ilh ont pris la citeit, et prisent à des escaules par nuit le casteal de Bealplain, et la damme en son lit et Baldewin awec. Si les ont pris et loiiés et emeneis awec eaux, et butteit le feu en castel ; et jettèrent les trois enfans Baldewin ens el feu, et les II altres escappèrent, car ilh avoit V fis. Et ont la contesse, et Baldewin et sa femme, jetteit en prison en une thour obscure, si sont en grant doleur. Et puis s'en alat Ernebaut à Valgensi, et soy poroffrit à le fin del terme luy et son frere devant Sanson.

[Baudouin et la comtesse furent capturés et trahis] Et Ernebaut avait une telle peur, qu'il faillit en perdre la raison [II, p. 448]. Il fit venir tous les membres de son lignage et leur dit : « Venez avec moi, car je veux m'emparer de la cité de Mayence, de Beauplain et de Mombloy. Nous en serons tous les seigneurs et, quand le champion viendra, nous le mettrons à mort par ruse. » C'est ce qui fut fait. Ils s'emparèrent de la cité de Mayence et, de nuit, avec des échelles, ils prirent le château de Beauplain, où ils trouvèrent la comtesse au lit, ainsi que Baudouin. Ils les saisirent, les lièrent, les emmenèrent avec eux et mirent le feu au château. Baudouin avait cinq fils. Ils en jetèrent trois dans le feu tandis que les deux autres s'échappèrent. Ils emprisonnèrent dans une tour obscure la comtesse, Baudouin et sa femme, accablés de douleur. Alors Ernebaut partit pour Valgensi et, à la fin du terme fixé, lui et son frère se présentèrent devant Samson.

[Sanson commandat de nullus à ochier] Et Sanson leur dest : « Gardeis vostre heure. Se ma damme ne vient, je vos donray auctoriteit d'en raleir, car la chouse serat adont approvée. » Qu'en valroit li parleir ? Li jour passat, et apres li secon et ly thirs et li quars, anchois que Sanson les donnast congier ; et al chinqueyme jour les at donneit congier et poioir del cachier Baldewin et Ia damme, et de eaux metre en prison et ardre tout le casteal de Bealplain, mais bien soy gardast, dest-ilh, del faire occhision ; chu ly defendoit-ilh, s'ilh n'y estoit presens.

[Samson commanda de ne tuer personne] Et Samson leur dit : « Attendez votre moment. Si la comtesse ne vient pas, je vous laisserai libres de vous en aller, car alors la chose sera conclue. » Mais à quoi bon en parler ? Un jour passa, puis un second, un troisième et un quatrième, avant que Samson ne les laisse partir ; au cinquième jour il leur donna congé et le pouvoir de poursuivre Baudouin et la comtesse, de les mettre en prison et de brûler entièrement le château de Beauplain. Mais ils devaient bien se garder de mettre quelqu'un à mort ; cela, il leur défendait de le faire en son absence.

[Unc pain d’orge et I quarte d’aige donnoit-on à la contesse et à Baldewin] Tout enssi le fist Ernebaut et s'en ralat par le paiis de la damme, com sires ; et donnat à cheaux, cuy ilh tenoit en sa prison, à cascon unc pain d'orge et une quarte d'aighe le jour. Et enssi fut la contesse et les altres là, jusques à tant que Doyelin, son fils, les en jettat.

[On donna un pain d’orge et deux pintes d'eau à la comtesse et à Baudouin] Ernebaut agit ainsi. Il retourna au pays de la comtesse, comme s'il en était le seigneur. Il donna à chacun de ses prisonniers un pain d'orge et deux pintes d'eau par jour. C'est ainsi que vécurent là la comtesse et les autres, jusqu'à ce que son fils Doon, les en fasse sortir.

L'histoire proprement dite continuera en II, p. 451ss, à la date de 726 de l'Incarnation, après une interruption occupée par des considérations généalogiques de divers ordres, portant notamment sur Charles Martel et son lignage.


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