Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 364b-367a - an 674

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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An 674

SAINT HUBERT - FLORIBERT - PÉPIN II - THIERRY III - ALPAÏDE et ses frères - DODON ET SES AMIS - CHARLES MARTEL - PAPE SERGE

Myreur II, p. 364b-367a

A. An 674 = Myreur, II, p. 364b-365a : Saint Hubert, devenu veuf à la naissance de son fils Floribert, veut quitter le siècle en devenant ermite ou en entrant dans une abbaye. Il renonce au comté de Paris que le roi Thierry III attribue alors à Charles Martel, fils de Pépin II. Il renonce aussi au duché d'Aquitaine qu'il donne à son frère Eudes, en même temps qu'il lui confie la charge de son fils Floribert

B. An 674 = Myreur, II, p. 365b-366b : À la cour de Pépin II, saint Lambert reproche à Alpaïde d'avoir failli à sa promesse et force le couple à se séparer en les excommuniant. Pépin II implore et obtient son pardon en chassant Alpaïde. Celle-ci réunit ses frères, dont Dodon, et ses amis, et les dresse contre Pépin

C. An 674 = Myreur, II, p. 366b-367a : Saint Lambert envoie à Rome son disciple saint Hubert, encore chevalier, demander conseil au pape [Serge]

 


A. An 674 = Myreur, II, p. 364b-365a

Saint Hubert, devenu veuf à la naissance de son fils Floribert, veut quitter le siècle en devenant ermite ou en entrant dans une abbaye. Il renonce au comté de Paris que le roi Thierry III attribue alors à Charles Martel, fils de Pépin II, déjà chevalier et âgé de 17 ans. Il renonce aussi au duché d'Aquitaine qu'il donne à son frère Eudes, en même temps qu'il lui confie la charge de son fils Floribert

[II, p. 364b] [Sains Hubers wot devenir heremite, portant que sa femme estoit morte d’on fis] Item, l'an VIc et LXXIIII en mois d'avrilhe, vint en devotion à sains Hubers d'Acquitaine par divine inspiration que, puisque sa femme estoit morte d'on beal fis qui fut nommeis Floribers, qu'ilh voroit renunchier à siecle et al ordre de chevalerie, et eistre heremitre en unc bois ou reclus en une abbie, solonc le conselhe que li sains peire li pape de Romme li donrat, et sains Pire l'espirrat où ilh l'irat requiere devoltement.

[II, p. 364b] [Saint Hubert voulut devenir ermite, parce que sa femme était morte en donnant naissance à un fils] En avril 674, sa femme étant morte en donnant naissance à un beau garçon nommé Floribert, saint Hubert d'Aquitaine, suite à une inspiration divine et, plongé dans la dévotion, voulut renoncer au siècle et à l'ordre de la chevalerie, pour devenir ermite dans un bois ou reclus dans une abbaye, selon le conseil que lui donnerait le saint Père, le pape de Rome. Il sollicita dévotement saint Pierre de lui inspirer l'endroit où aller.

[Sains Hubers renunchat al conteit de Paris et le resut Charle-Martel] Atant vint à Paris, dont ilh estoit conte, si renunchat et reportat sus la conteit en la main de roy Thyri, qui tantoist le rendit à Charle-Martel, qui jà estoit [II, p. 365] chevalier et avoit XVII ans d'eaige.

[Saint Hubert renonça au comté de Paris que reçut Charles Martel] Alors, il vint à Paris, dont il était le comte, renonça au comté qu'il remit en la main du roi Thierry, lequel aussitôt le donna à Charles Martel, déjà [II, p. 365] chevalier et âgé alors de dix-sept ans.

[Sains Hubers donnat le ducheit d’Acquitaine à son frere] Et puis s'en alat sains Hubers en Acquitaine, où ilh at Bertrant le duc son pere troveit à lit mortel et qui morut dedens III jour apres ; sique la terre esqueit à sains Hubers, sicom anneis fis, mains ilh le donnat à Eudon son frere, sique Eudon fut duc.

[Saint Hubert donna le duché d’Aquitaine à son frère] Ensuite saint Hubert se rendit en Aquitaine, où il trouva sur son lit de mort le duc Bertrand, son père, qui mourut trois jours plus tard. La terre d'Aquitaine échut alors à saint Hubert, en tant que fils aîné, mais celui-ci la donna à son frère Eudes, qui ainsi devint duc.

Apres sains Hubers li recargat son fis Floribert, que ilh le tengne à l'escolle et le fesist le disciple sains Lambers, evesque de Tongre. Chis ly otriat et le fist.

Après cela, saint Hubert lui confia aussi la charge de son fils Floribert, lui demandant de veiller à sa scolarité et d'en faire le disciple de saint Lambert, l'évêque de Tongres. Eudes accepta et assura cette charge.


 

B. An 674 = Myreur, II, p. 365b-366b

À la cour de Pépin II, saint Lambert reproche à Alpaïde d'avoir failli à sa promesse et force le couple à se séparer en les excommuniant. Pépin II implore et obtient son pardon en chassant Alpaïde. Celle-ci réunit ses frères, dont Dodon, et ses amis, qu'elle dresse contre Pépin

[II, p. 365b] Et enssi que sains Hubers faisoit chu, à cel temps propre, assavoir à le Pasque, ly dus Pipin tient grant court à Mes awec ses barons d'Austrie, où sains Lambers fut mandeis et ilh y alat ; mains chu fut tart, car ilh estoient jà assis al dineir ; si fut des hauls barons assis tout al desus, et li fisent reverenche.

[II, p. 365b] Et au moment précis où saint Hubert faisait tout cela, c'est-à-dire à Pâques, le duc Pépin tenait une grande cour à Metz avec ses barons d'Austrasie. Saint Lambert, qui avait été convoqué, s'y rendit. Mais il arriva tard. Les gens étaient déjà attablés pour dîner et saint Lambert fut installé au-dessus des hauts barons, qui lui montrèrent du respect.

[De sains Lambers] Ors fut sains Lambers assis, et tantost vinrent dois chevaliers qui amenoient Alpays par les costeis. Sains Lambers le regardat, si fut mult corochiés et l'araisonnat enssi com vos oreis : « Dis, anemis de Dieu, desloiaz et faux cuer, ne moy juras-tu par le vraie Dieu que toy eslongerois de Pipin le prevoste, et si toy absenterois de ly et toy abstenrois de pechiet où tu avois esteit tant, et de entreir en l'abbie d'Amain ou de Blise por espanir tes pechiés ? Et je voie ton corps plus orgulheux qu'en devant por faire maile. Tu m'as dechuit et toy promierement, porquen je toy dis, devant tous cheaux qui chi sont present, que de Dieu et de sa mere et de sainte Engliese et de tout le court de paradis, et del poioir que Dieu m'at donneit, soit ton corps com heretique separeis de Dieu, et en la protection infernal transporteis et submis, et sy commande à tous cheaux qui chi sont, sour eistre en teile pointe, qu'ilh n'y ait nuls d'eaux qui toy regarde ne parolle à toy, tant com tu seras en la compangnie de Pipin. »

[Saint Lambert] À peine saint Lambert était-il assis que deux chevaliers arrivèrent amenant Alpaïde, qu'ils accompagnaient. Saint Lambert la regarda, très irrité, et l'apostropha comme vous allez l'entendre : « Allons, ennemie de Dieu, cœur déloyal et fourbe, ne m'as-tu pas juré, au nom du vrai Dieu, de t'éloigner du prévôt Pépin, disant que tu le quitterais et t'abstiendrais désormais du péché dans lequel tu as si longtemps vécu, et que tu entrerais à l'abbaye d'Amay ou de Bilsen, pour expier tes fautes ? Et je te vois maintenant plus arrogante que jamais pour mal agir. C'est toi d'abord qui m'as trompé C'est pourquoi je dis, devant tous ceux qui sont ici présents, au nom de Dieu, de sa mère, de la Sainte-Église et de toute la cour du paradis, et en vertu du pouvoir que Dieu m'a donné, que l'hérétique que tu es devenue est maintenant séparée de Dieu, transportée et soumise au monde infernal. J'ordonne aussi à tous ceux qui sont ici de se comporter de telle façon qu'aucun d'eux ne te regarde ni ne te parle, tant que tu resteras la compagne de Pépin. »

A tant soy wot partir li sains evesque ; mains les barons, Pipin et tous les aultres estrangnes saingnours qui là estoient, li priarent merchi et qu'ilh vosist chu rapelleir. Et Pipin li auroit enconvent qu'ilh le mariroit et s'en departiroit. Et ilh respondit que riens n'en feroit jusqu'à tant qu'elle seroit esposée, car elle ly avoit tant mentit que jamais ne le croiroit plus.

Alors le saint évêque voulut partir ; mais les barons, Pépin et tous les autres seigneurs étrangers présents le prièrent d'avoir pitié et d'accepter de revenir sur sa décision. Pépin aurait promis de la marier à un autre et de s'en séparer. Mais Lambert répondit qu'il ne changerait pas d'avis aussi longtemps qu'elle ne serait pas mariée, car elle lui avait tellement menti qu'il ne la croirait jamais plus.

[Sains Lambers excommengnat Pipin et Alpaiis] Atant s'enpartit sains Lambers tous corochiet, et vint à Treit où ilh fist faire lettres qu'ilh saielat, où ilh faisoit denunchier Pipin et Alpays por excommengniés, par toutes les englieses de son paiis.

[Saint Lambert excommunia Pépin et Alpaïde] Alors saint Lambert partit, très courroucé, et, arrivé à Maastricht, il fit écrire des lettres scellées par lesquelles il annonçait dans toutes les églises du pays que Pépin et Alpaïde étaient excommuniés.

[II, p. 366] Apres la court departie, vint Pipin à Jupilhe et Alpays awec li qui ploroit, en tordant ses mains et detirant ses cheveals. Pipin allat à Treit à le evesque depriier qu'ilh veulhe rapelleir sa sentenche ; et ly evesque respondit anchois l'enforcheroit-ilh, et ly-meismes est-ilh excommengniés tant qu'ilh l'arat en sa compangnie. Et tout enssi qu'ilh le dest, le fist-ilh.

[II, p. 366] Une fois la cour partie, Pépin se rendit à Jupille, accompagné d'Alpaïde qui pleurait, se tordant les mains et s'arrachant les cheveux. Pépin alla à Maastricht prier l'évêque d'accepter d'annuler sa sentence ; mais l'évêque lui répondit qu'il la renforçait plutôt et que lui (Pépin) aussi était excommunié tant qu'il garderait Alpaïde comme compagne. Et il fit tout comme il l'avait dit.

[La departie de Pipin et d’Alpays] Quant Pipin veit chu, si oistat le dyable de son compangnie et l’at encachié, et puis soy fist absoure ; et enssi fut faite la departie.

[La séparation de Pépin et d’Alpaïde] Quand Pépin vit cela, il chassa de sa compagnie la créature diabolique, puis se fit absoudre. C'est ainsi que se fit leur séparation.

[Bolsée - Alpays soy plaindit à ses amis] Adont Alpays s'en allat à Bolsée, une vilhete en Hesbay que Pipin meisme avoit fondeit ; si at mandeit Dodo son frere à Auvroit, Guys à Ains, Ebuch à Embeur et tous ses amis. Quant ilhs furent tous venus, si soy plandit à eaux del evesque do Tongre Lambers, qui l’avoit delaidengiet et eslongiet de Pipin par sentenche de excommunication. « Et sachiés, dest-elle, que je moray de duelhe, se chis fais n'est teilement vengiés et amendeit que li evesque soit mors ; et vos meismes esteis honis car tant que ly evesque viverat, je ne revenray deleis Pipin, si prenderat une altre ; et vos saveis que chu que vos aveis, que Pipin le vos at donneit por l'amour de moy ; et encors si ly evesque estoit ochis, cascon de vos aroit une grant singnourie, car je reseroie tantost deleis Pipin , et feray tout chu que je voray. »

[Bolsée - Alpaïde se plaignit à ses amis] Alors Alpaïde se rendit à Bolsée, un village en Hesbaye, fondé par Pépin lui-même. Elle y fit venir, d'Avroy son frère Dodon, de Ans Gui, d'Embourg Ebuch, ainsi que tous ses amis. Quand ils furent tous là, elle se plaignit devant eux de l'évêque de Tongres Lambert, qui l'avait injuriée et éloignée de Pépin, par une sentence d'excommunication. « Et sachez, dit-elle, que je mourrai de douleur, si ce fait n'est pas vengé et réparé par la mort de l'évêque. Vous êtes vous-mêmes à blâmer (de ne pas agir), car aussi longtemps que l'évêque vivra, je ne retournerai pas auprès de Pépin. Il prendra une autre femme, et vous savez très bien que ce que vous avez, Pépin vous l'a donné par amour de moi. De plus, si l'évêque était tué, chacun de vous aurait une grande seigneurie, car je me retrouverais immédiatement près de Pépin, et je ferais alors tout ce que je voudrais. »

Tant at Alpays parleit, qu'elle at son linaige tourneit à mal faire, et li ont tous creanteit par accorde que dedens trois ou IIII mois, quant la chouse serat obliée, ilhs en auroient bon conselhe et en feroient une conclusion. Enssi se sont departis.

Alpaïde parla tellement qu'elle poussa son lignage à mal agir. Ils se mirent tous d'accord pour lui promettre que, endéans les trois ou quatre mois, quand l'affaire serait oubliée, ils tiendraient conseil et concluraient. C'est ainsi qu'ils se quittèrent.


 

C. An 674 = Myreur, II, p. 366b-367a

Saint Lambert envoie à Rome son disciple saint Hubert, encore chevalier, demander conseil au pape [Serge]

[II, p. 366b] [L’an VIc et LXXIIII - Sains Hubers vint à Treit deleis sains Lambers] Item, l'an VIc et LXXIIII deseurdit en mois de may, vint sains Hubers à Treit, et dest à sains Lambers qu'ilh voloit eistre son disciple, li et Floribers son fis, et li priat qu'ilh li vosist asseneir lieu por habiteir quant ilh seroit revenus de Romme, où ilh desiroit d'aleir al apostle sains Piere por avoir sour chu conselhe.

[II, p. 366b] [L’an 674 - Saint Hubert vint à Maastricht près de saint Lambert] En l'an 674, mentionné ci-dessus, en mai, saint Hubert vint à Maastricht et dit à saint Lambert qu'il voulait être son disciple, lui, ainsi que son fils Floribert. Il le pria de lui désigner un endroit où habiter, quand il serait revenu de Rome, où il désirait aller demander conseil à l'apôtre saint Pierre sur le sujet.

[Sains Lambers envoiat sains Hubers al pape à Romme] Adont ly respondit sains Lambers : « Beais fis, vos esteis chevalier. » « Sires, dest sains Hubiers, je ay alle ordre de chevalerie renunchiet et encors je y renunche. » « Beais fis, dest sains Lambers, alleis à Romme et demandeis al pape, qui at nom Sergiens, qu'ilh vos assenne lieu. Chis le vos assenerat depart Dieu. »

[Saint Lambert envoya saint Hubert auprès du pape à Rome] Alors saint Lambert lui répondit : « Beau fils, vous êtes chevalier ». ‒ « Seigneur, dit saint Hubert, j'ai renoncé à l'ordre de chevalerie, et je persiste dans ce renoncement ». ‒ « Beau fils, dit saint Lambert, allez à Rome et demandez au pape, qui se nomme Serge, qu'il vous désigne un endroit. Il le fera avec l'autorité de Dieu. »

[Chu que sains Lambers mandat par Hubers al pape] « Sire, dest sains Hubers, et vos y plaist riens mandeir por moy al pape ? « Oïlh, dest li evesque, vos ly direis depart moy, en demandant se ilh vaut mies, por plus vievre, droit et raison lassier perir, ou morir por toudis veriteit maintenir ? » Quant sains Hubers l'entendit, li cuer li vat fremir, se li ottriat, car ilh estoit bien enfourmeis [II, p. 367] de processe que li evesque avoit fait contre Pipin et Alpays, car sains Lambers meismes li avoit tout racompteit.

[Ce que saint Lambert fit savoir au pape par Hubert] « Seigneur, dit saint Hubert, vous plaît-il de demander quelque chose au pape par mon intermédiaire ? » ‒ « Oui, dit l'évêque, vous lui demanderez de ma part s'il vaut mieux, pour vivre plus longtemps, renoncer au droit et à la raison, ou mourir pour faire respecter la vérité ? » Quand saint Hubert entendit cela, son coeur se mit à battre, et il accepta de le faire, car il était bien informé [II, p. 367] de la procédure que l'évêque avait intentée contre Pépin et Alpaïde, car saint Lambert lui-même lui avait tout raconté.

[Sains Hubers s’en alat vers Romme] Si soy partis sains Hubers lendemain et s'en allat vers Romme ; et li evesque sains Lambers demorat à Treit, jusqu'à XVIe jour de mois de septembre.

[Saint Hubert partit à Rome] Le lendemain saint Hubert se mit en route pour Rome et l'évêque resta à Maastricht jusqu'au seizième jour du mois de septembre.


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