FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 25  - janvier-juin 2013

 


 

Jean d'Outremeuse, traducteur des Mirabilia et des Indulgentiae

 

B. Ses sources : Martin d'Opava (Myreur, p. 58-73)

 

par


Jacques
Poucet

 

Professeur émérite de l'Université de Louvain

Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 


 

 

     Dans notre article sur L'évolution de la tradition des « Mirabilia », cité plus haut, nous avons présenté Martin d’Opava, un chroniqueur allemand né vers 1220/1230 et mort en 1278, qui écrivit entre autres un manuel destiné à l’enseignement et intitulé Chronicon Pontificum et Imperatorum. Rédigé en latin, puis traduit en allemand, il fut largement utilisé pendant les derniers siècles du moyen âge et influença notamment nombre de chroniqueurs postérieurs. La liste en est donnée par son éditeur, L. Weiland (Martini Oppaviensis Chronicon Pontificum et Imperatorum, Hanovre, 1872, p. 395-396 [Monumenta Germaniae Historica, S.S., 22]).

   Les recherches de Mme Miedema ont également montré que la Chronique de Martin d’Opava non seulement avait repris une bonne partie des textes les plus anciens des Mirabilia, mais que, enrichie de cet apport, elle avait aussi influencé les auteurs des manuscrits latins du XIVe siècle et, derrière eux, les différentes traductions allemandes et néerlandaises. Mme Miedema ne parlait évidemment pas de la traduction française de Jean d’Outremeuse qu’elle ne connaissait pas.

     Lorsque, dans notre article sur La demeure de Virgile, nous avons comparé la version française du chroniqueur liégeois et le texte latin d'un manuscrit du XIVe siècle (L 186 du catalogue Miedema) à l’origine des traductions allemandes, nous nous sommes demandé si leur étonnante proximité ne pouvait pas s’expliquer tout simplement par Martin d’Opava et son rayonnement. Nous pouvons maintenant aller plus loin et montrer que  le chroniqueur d’Opava a également influencé la traduction française de Jean d’Outremeuse.

     Pour cela, reprenons la liste des portes de Rome donnée par Jean d’Outremeuse que nous avons comparée plus haut à l’Urtext des Mirabilia avec des résultats plutôt « ouverts ». Cette liste de Jean d'Outremeuse, avions-nous constaté alors, faisait certainement partie de la tradition des Mirabilia, mais était trop éloignée de l’Urtext pour nous laisser envisager une influence directe. La traduction française comportait notamment beaucoup plus de détails que la version latine ancienne. Nous posions alors la question de l’origine de ces ajouts, sans pouvoir y répondre.

 

Les portes de Rome : Martin d’Opava et Jean d’Outremeuse

     En fait, la réponse ne fait plus de doute lorsqu’on compare point par point, sur les portes de Rome, la version de Martin d’Opava et celle de Jean d’Outremeuse. On en jugera :

 

Martin d’Opava (L. Weiland, p. 400)

Myreur, p. 59-60

1. De portis. Porte principales Urbis sunt hee :

1. Apres, sont les portes de la citeit de Romme teiles :

2. Porta Capena, que dicitur porta sancti Pauli iuxta sepulcrum Remi.

2. promirs, le porte Carpane, que ons nom maintenant le porte Saint-Poul, deleis le sepulture Remus, le frere Romelus ;

3. Item porta Apia, quae ducit ad Domine quo vadis ? et ad cathacumbas.

3. item, le porte d'Apie, qui vat à Domine, quo vadis, ad cathecumbas ;

4. Item porta Latina, iuxta quam sanctus Iohannes in oleo coctus fuit.

4. item, le porte de Latins, deleis laqueile sains Johans ewangelist fut cuys en oile ;

5. Item porta Asynaria Laternensis.

5. item, le porte Asineuse de Latram ;

6. Item porta Metronii, ubi rivus influit civitatem.

6. item, le porte Metrona, là li rive influit en la citeit ;

7. Item porta Lavicana, que maior dicitur, que est circa Sanctam Crocem.

7. item, le porte c'on dist Lenicana, que ons dist que c'est la plus grant, et est maintenant dite la porte Sainte-Crois ;

8. Item porta Taurina vel Tyburtina, que dicitur Sancti Larencii.

8. item, la porte c'on dist Laurenche ou Tyburtine, que ons apelle le porte Saint-Loren ;

9. Item porta Numentana, que vadit ad sanctam Agnetem.

9. item, le porte Minientane, qui vat à Sainte-Agnes ;

10. Item porta Salaria, que vadit versus Sanctam Sabinam.

10. item, le porte que ons dist Salaria, qui vat à Sainte-Sabine ;

11. Item porta Pinciana, que est circa Felicis in Pincis.

11. item, la porte Ponciane, qui siet deleis l'engliese Sains-Felix en Pincine ;

12. Item porta Flamminea, que est circa ecclesiam sancte Marie de populo, et per eam itur ad pontem Milvium.

12. item, le porte Flamyne, qui siet à Sainte-Marie de Peuple, et vat-ons par là à pont des Chevaliers ;

13. Item porta Collina, que est circa templum Adriani circa pontem sancti Petri.

13. item, la porte Colin, qui siet vers le temple Adrian l'empereur et vers le pont Sains-Pire ;

14. Trans Tiberim sunt porte tres et in civitate Leonina tres.

14. item, en la citeit trans Tyberim sont trois portes, et en la citeit Leonine trois oussi.

 

15. Chi sont les portes de Romme.

 

    La conclusion ne souffre aucun doute : le chroniqueur liégeois a utilisé le chroniqueur allemand. Mieux, il en a donné une traduction très fidèle. Le seul point discutable concerne le § 7, où le que est circa Sanctam Crocem ne veut pas dire « qui s’appelle aujourd’hui la porte Sainte-Croix », mais « qui se trouve près de l’église Sainte-Croix ».

    En d’autres termes, nous pouvons non seulement rejoindre les positions de la spécialiste allemande mais aussi les élargir. Jean d’Outremeuse a procédé comme les rédacteurs des manuscrits latins des Mirabilia à l’origine des traductions allemandes : il a utilisé Martin d’Opava et il a introduit dans son Myreur, après les avoir traduits en français, des fragments du Chronicon Pontificum et Imperatorum. N’oublions pas que c’était un ouvrage très répandu, comme le montre notamment le nombre des manuscrits conservés.

     D’autres exemples pourraient être présentés. En voici un plus long (25 item), qui montrera à l'évidence que Jean d’Outremeuse ne se sentait pas tenu à un rôle étroit de traducteur (ce qu’il avait fait dans la liste des portes), mais qu’il n’hésitait pas  à intervenir sur son modèle (le contraire eût été étonnant, d’ailleurs).

 

Les palais de Rome et Martin d’Opava

     Il s’agit cette fois de l’énumération des palais de Rome, autre morceau obligé des Mirabilia. Sobrement intitulée de palaciis par Martin d’Opava, elle commence dans Ly Myreur par la phrase : Les palais des empereurs de Romme et des altres saingnours s’ensient en teile manière. Ci-dessous, la colonne de gauche livre le texte latin ; celle de droite la version française. Sont en italiques ce qu’on peut très raisonnablement considérer comme des additions de Jean d’Outremeuse.

 

Martin d’Opava (L. Weiland, p. 400-401)

Myreur, p. 61-63

1. De palaciis.

1. Les palais des empereurs de Romme et des altres saingnours s'ensient en teile maniere.

2. Palacium maius erat in medio Urbis in signum monarchie Orbis.

2. Promier estoit li palais maiour, qui seioit emmy la citeit en signe de monarchie qui demontre justiche ; chis astoit composeis al maniere de crois, car ilh avoit IIII frons, et en chascon front astoient cent portes de arren (airain) doreez.

3. Item palacium Romuli, quod erat iuxta tugurium Faustuli.

3. Item, li palais Romulus, qui siet par-deleis I petit maison de boveres.

4. Item palacium Neronis Lateranense prope Sanctum Marcellinum et Petrum, et dictum Lateranense a latere septemtrionalis plage, in quo situm est, vel a rana, quam Nero latenter ibi peperit.

4. Item, li palais Neron, que ons appelle Lateranense, deleis Sains-Marcelle et Sains-Pire ; et est apelleis Lateranense por I raine que Neron engenrat en cel palais, une raine, enssi qu'ilh en fait mension chi-apres à son temps ; et siet devers septentrionale.

5. Item palacium Susurrianum, ubi modo est ecclesia sancte Crucis.

5. Item, le palais Susurrianum, c'est-à-dire des rimeurs ; là maintenant est l'engliese Sainte-Crois en Jherusalem.

6. Item palacium Pacis, ubi Romulus posuit statuam suam auream dicens : Non cadet, donec virgo pariat.

6. Item, le palais de Pais où Romulus metit l'ymaige de luy tout d'or ; et par-deleis fist puis Virgile une columpne, et sus une ymage de virge, et dest : « Quant une virge enfant aurat, chest ymaige chairat ; » enssi que vos oreis chi-apres à temps de Virgile.

7. Item palacium Traiani.

7. Item, le palais Trajan .

8. Item palacium Adriani, ubi est columpna.

8. Item, le palais Adrian, où est li columpne.

9. Item palacium Claudii prope Pantheon.

9. Item, le palais Claudii, deleis Pantheon.

10. Item palacium Antonini, ubi est alia columpna.

10. Item, le palais Anthoine, où est li aultre coloumpne.

11. Item palacium Neronis supra hospitale sancti Spiritus usque ad Sanctum Petrum.

11. Item, le palais Nero, sour le hospitail de Saint-Espir jusques à Sains-Pire.

12. Item palacium Camilli.

12. Item, le palais Camille.

13. Item palacium Iulii Cesaris, ubi requiescit.

13. Item, le palais Julius-Cesaire, où ilh repouse.

14. Item palacium Cromacii.

14. Item, le palais Cromatii, où est li cheval de erain doreis.

15. Item palacium Eufemiani in monte Aventino.

15. Item, le palais Euphemii, en mont d'Aventine.

16. Item palacium Tyti et Vespasiani foris muros ad cathacumbas.

16. Item, le palais Tytus et Vespasianus, fours des murs ad cathecumbas.

17. Item palacium Constantini, ubi est quidam equus ereus cum insidente, qui dicitur Constantinus, sed non est. Tempore enim quo consules et senatores Urbem regebant, quidam armiger magne forme, virtute audax, quendam regem potentissimum, qui Urbem obsedebat, captata hora cum idem rex ad secreta nature ivisset ad locum consuetum, raptum deportavit in Urbem, et sic soluta fuit obsidio Urbis, Romanis exercitum eius ad nichilum deducentibus. Et hoc memoriale factum est armigero, ut petivit.

17. Item, le palais Constantin, où est ly cheval doreis que ons dist que ch'est Constantin ; mains ilh ne l'est nient, car c'est des mervelhes Virgile fist à Romme, enssi que vos oreis chi-apres, quant temps iist. Quant les consules et les senateurs govrenarent Romme, avoit I homme d'armes de tres-grant fourme et vertut, et plains de hardileiche, qui prist unc poissan roy qui avoit assegiet Romme, et astoit une pasieble heure aleis parfaire le secreit mestier de nature à lieu acoustumeit à chu ; chis gran hons prist le roy et l’emportat par-dedens Romme, et chis gran hons requist aux Romans que en memoire perpetuel fust faite une ymage en cel palais des Olimpiades.

18. Item palacium Domiciani trans Tiberim ad Micam Auream.

18. Item, le palais Domitian en trans Tyberim al miche d'or.

19. Item palacium Olimpiadis, ubi assatus est sanctus Laurencius

19. [une notice strictement correspondante est absente, mais un palais des Olimpiades apparaît à la fin de la notice 17 sur le palais de Constantin, ci-dessus]

20. Item palacium Octaviani, circa ubi est ecclesia sancti Silvestri ad caput.

20. Item, le palais Octovian, où est li engliese Sains-Silvestre à la tieste.

21. Item palacium Veteris apud scolam Grecam.

21. Item, le palais Venus, où est li escolle grigois.

22. Item palacium Ciceronis ubi nunc est domus filiorum Petri Leonis.

22. Item, le palais Cyceron, où est maintenant li maison des enfans Pire Lyon.

23. Item palacium Kathiline, ubi est ecclesia sancti Antonii, iuxta quam est locus qui dicitur Infernus, eo quod ex antiquo tempore erat ibi vorago, ex qua exalatio magnam perniciem Romanis inferebat, ubi Martinus Circius, ut liberaretur civitas, responso deorum armatus proiecit se, et clausa est terra et civitas liberata.

23. Item, le palais Katheline, où est ly engliese Sains-Anthoine deleis laqueile est li lieu c'on nom Infiers, portant que de l'anchien temps astoit-ons illuc devoreis les gens ; et là venoit sy grant soufflemens et si pervelheux aux Romans que ch'astoit mervelhe ; où Marcus Tuitius, affin que la citeit fust delivrée par les responsions des dieux, soy jettat tout armeis en la fosse ; et tantost fut la terre reclouse, et li lieu n'y fut plus, ains en fut dedont en avant la citeit delivrée.

24. Palacia vero que dicuntur terme fuerunt hec, videlicet terme Antoniane, Tyberiane, Nepociane, Domiciane, Maximiane, Luciniane, Dyocleciane, Olimpiadis, Agrippine, Alexandrine.

24. Item, les palais que ons nom Terme sont chi apres contenus, assavoir : Terme Antoniane, Tyberian, Nepotiane, Domytiane, Maximiane, Luciniane, Dyocleciane, Olimpiadane, Agrypiane, Alexandriane ;

25. Capitolium vero erat caput mundi, ubi consules et senatores morabantur ad gubernandum orbem. Cuius facies erat erecta muris altis et firmis, vitro et auro undique coopertis, ut essent speculum omnibus cernentibus

25. Capitolium, qui astoit li tieste de monde, où les senateurs et consules chi-apres demoroient, et avoient à govreneir le monde ; lequeile Capitoile avoit la faiche droit de murs hauls et fermes de voir et dois partout covers, enssi com chu fust unc myreur tous regardans.

 

     Nous n’entendons pas commenter ici les détails de ce texte, et en particulier les realia qu’il contient. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur certains points dans d'autres articles, mais nous voudrions quand même  tenter de répondre ici à quelques questions que  pourraient se poser certains de nos lecteurs, surtout ceux relativement introduits déjà dans le monde de l’antiquité classique.

     Au § 2, le palacium maius (li palais maiour) désigne au moyen âge l’ensemble des constructions monumentales qui s’élevaient sur la colline du Palatin. Au § 3, les antiquistes auront reconnu la casa Romuli, appelée parfois aussi dans les textes antiques, tugurium Faustuli, du nom du berger Faustulus, qui, selon la légende, aurait recueilli Romulus et Rémus abandonnés à la naissance. Jean d’Outremeuse a glosé correctement le nom de Faustulus en le présentant comme un berger (boveres). La note d’A. Borgnet ad locum (« Ne faut-il pas lire bouresses, 'lavandières' ? ») montre bien que l’éditeur belge ne connaissait pas très bien les légendes liées à la fondation de Rome.

     Au § 4, la mention de la grenouille renvoie à une légende médiévale que Jean d’Outremeuse racontera plus loin (Myreur, I, p. 470-471), ce qui explique le renvoi qu’il fait lui-même à son œuvre (enssi qu'ilh en fait mension chi-apres). Selon cette légende, Néron, voulant expérimenter sur lui-même la grossesse et les douleurs de l’enfantement, aurait ordonné à ses médecins, sous peine de mort, de faire qu'il devienne gros d'enfant. Des potions adéquates aboutirent, d’abord à ce que ly ventre Nero commenchat à enfleire, ensuite à l’expulsion, par la bouche de l’empereur, d’une raine (= une grenouille) laide et hisdeuse. Elle fut déposée au Palais de Néron, qui s’appellera désormais Lateranense en mémoire de sa grossesse et de son accouchement.

     Cette légende étymologique, qui voyait dans ce mot l’idée de latuerat rana ou celle de a rana latenter peperit Nero, eut beaucoup de succès au moyen âge. L'autre étymologie présente dans la notice met Lateranensis en rapport avec latus, lateris (« côté » en latin) ; l’alternative est bien comprise et bien rendue par Martin d’Opava ; mais Jean d’Outremeuse, s’il faut en croire sa traduction, ne semble pas l’avoir saisie correctement.

     Au § 5 figure un palatium Susurrianum. Absente de la version la plus ancienne des Mirabilia (chez V.-Z. tout au moins), cette construction fait partie de la tradition depuis la Graphia (ch. 17 : Palatium Susurrianum est modo ecclesia Sanctae Crucis) et la version de Nicolás Rosell (ch. 7 : Palatium Sussurrianum ad thermas de Caluce). Inconnue des textes classiques, cette construction est difficilement identifiable, et on n’est même pas sûr que Sus(s)urianum représente la forme originale (il s’agit peut-être d’une altération de Sessorianum, cfr L. Richardson, A New Topographical Dictionary of Ancient Rome, Baltimore et Londres, 1992, p. 361).

     Quoi qu’il en soit, le mot susurrus, susurri signifie en latin « murmure, bourdonnement, chuchotement ». Est-ce cela qui aurait poussé Jean d’Outremeuse à tenter une interprétation (c’est-à-dire des rimeurs) ? Mais si c’est le cas, le résultat est curieux, et on comprend que son éditeur ait avancé l’hypothèse d’une erreur du chroniqueur (note ad locum : « rimeurs pour rumeurs »).

     Le § 6 présente un grand intérêt, parce qu’il utilise un motif assez fréquemment attesté : celui de l’objet (statue ou bâtiment) censé ne disparaître que « lorsqu’une vierge enfantera », autrement dit jamais. Martin d’Opava a repris littéralement le texte de la version la plus ancienne des Mirabilia (V.-Z., p. 21). Jean d’Outremeuse l’a développé, en imaginant, à côté de la statue de Romulus, une autre colonne portant l’image d’une vierge et dressée cette fois par Virgile, lequel aurait prononcé la parole attribuée à Romulus. Cette histoire, le chroniqueur liégeois la racontera aussi plus loin dans le Myreur (I, p. 233-234), d’où son renvoi enssi que vos oreis chi-apres à temps de Virgile. Quand nous étudierons ailleurs ce passage, nous examinerons plus à fond le sens et l’histoire de cette anecdote. Notons simplement ici que le rôle attribué à Virgile par le chroniqueur liégeois est inconnu des Mirabilia antérieurs. On est manifestement en présence d’une addition propre à Jean d’Outremeuse.

     Le § 17 contient une addition du même genre. La notice évoque un cheval doré, portant un cavalier. Il s’agit de la belle statue équestre de Marc-Aurèle, actuellement sur la place du Capitole, et qui, note A. Borgnet, à l’époque de Jean d’Outremeuse, décorait encore la place de Saint-Jean-de-Latran.

     Les deux auteurs médiévaux s’accordent en tout cas pour contester la version qui veut voir Constantin dans le cavalier. Pour en expliquer l’origine, ils racontent une histoire, dont voici l’essentiel. Rome était un jour assiégée par un roi puissant, et ce roi avait coutume d’aller satisfaire ses besoins naturels à l’écart dans un endroit tranquille, toujours le même. C’est alors qu’un guerrier romain de grande valeur et de grande vaillance, profitant de l’occasion, avait surpris le roi, s’était emparé de lui et l’avait ramené à Rome. Il avait demandé à ses compatriotes de récompenser son exploit en lui élevant cette statue.

     Cette histoire est absente du légendaire antique et on ne sait à quel épisode historique elle pourrait être rattachée, mais elle fait en tout cas partie intégrante de la tradition des Mirabilia. La version qui figure dans le texte le plus ancien (V.-Z., ch. 15, p. 32-33) est plus détaillée et plus claire, donnant par exemple une place au cheval, un animal que le récit de nos deux chroniqueurs ne mentionne même pas. Maître Grégoire (ch. 4 et 5, p. 146-152, éd. C. Nardella) proposera deux versions, la seconde beaucoup moins triviale que celle qui est livrée ici. Nous retrouverons ce point beaucoup plus en détail dans un autre article.

     Quoi qu’il en soit, comme dans la notice du § 6, on voit ici intervenir Virgile chez le seul Jean d’Outremeuse, lequel, à nouveau, renvoie son lecteur à un passage ultérieur de son oeuvre : enssi que vos oreis chi-apres, quant temps iist (= sera). Et le chroniqueur liégeois de signaler que cette statue équestre fait partie des merveilles réalisées à Rome par Virgile (car c'est des mervelhes Virgile fist à Romme).

     Ce qui toutefois intrigue, c’est que la suite du Myreur ne contient rien qui puisse ressembler à cette anecdote. Deux cavaliers y apparaissent bien, l’un en Myreur, p. 230, mais c’est un vieillard à cheval portant à la main une balance et veillant à la régularité des opérations commerciales ; l’autre en Myreur, p. 258-260, mais c’est un cavalier à l’épée patrouillant dans les rues de Rome et veillant au redressement moral de la ville. Cela n’a rien à voir avec la statue équestre conservant le souvenir du Romain qui aurait ramené dans la Ville le puissant roi qui l’assiégeait. Sur tout cela encore, nous nous expliquerons en détail dans un autre article.

     Quelques explications encore sur la notice du § 23, qui concerne le mystérieux Palais Katheline, que l’éditeur A. Borgnet voit comme une « traduction » d’un Palatium Catilinae. Pour un familier de la topographie romaine, l’anecdote qui y est liée et qui fait intervenir un lieu nommé « Enfer » (Infernus - Infiers) se rapporte indiscutablement au lacus Curtius du Forum et à l’épisode de Mettius Curtius, transformé d’un côté en Martinus Circius et de l’autre en Marcus Tuitius. On sait que ce héros romain, pour répondre à un oracle des dieux et sauver sa patrie, s’était jeté avec son cheval dans un gouffre qui s’était ouvert en plein Forum (liste chez L. Richardson, A New Topographical Dictionary of Ancient Rome, Baltimore-Londres, 1992, p. 229, s.v° Lacus Curtius). Il est clair que ni Martin d’Opava, ni Jean d’Outremeuse ne connaissait bien les légendes antiques concernant le dévouement de ce Mettius Curtius.

     Notre dernière remarque concernera le § 24. Les deux versions présentent, dans le même ordre et avec les mêmes noms (compte tenu bien sûr des inévitables variations graphiques), dix constructions considérées comme des thermes.

 

     À elle seule la notice du § 24 constituerait une preuve indiscutable de l’étroite correspondance entre Martin d’Opava et Jean d’Outremeuse. Du reste la confrontation des autres notices va dans le même sens : toutes celles bien sûr concernant les palais et les portes qui ont été présentées ici, mais aussi les autres que nous n’avons pas retenues parce qu'elles n’auraient fait qu’allonger inutilement la démonstration.

     Cette confrontation apporte une autre donnée intéressante. Le chroniqueur liégeois, même quand il suit étroitement son modèle, n’hésite pas à le compléter. Ces ajouts, si on les examine attentivement, apportent une mine de renseignements. C’est notamment le cas dans les notices où Jean d’Outremeuse s’écarte de son modèle pour introduire un Virgile totalement absent des textes antérieurs. Ces ajouts « virgiliens » aussi seront rassemblés et discutés ultérieurement. Pour le moment, notre seul but est de prouver l’utilisation étroite par Jean d’Outremeuse de la Chronique de Martin d’Opava.

 

L’état actuel de l’édition de Martin d’Opava

     Mais avant de continuer, une précision s’impose sur l’état actuel de l’édition de la Chronique de Martin d’Opava.

     Nous n'avons pas insisté suffisamment peut-être sur ce sujet plus haut, mais  les seules éditions disponibles remontent au XIXe siècle : celle de L. Weiland, dans les Monumenta Germaniae Historica en 1872, pour l’original latin, et celle de A. Schulz, dans Archiv für das Studium der neueren Sprachen und Literaturen, t. 25, 1859, pour la traduction allemande. Mais Mme Miedema a mis en évidence la fiabilité très relative de ces vieilles éditions, insatisfaisantes parce qu’elles n’ont pas pris en compte la totalité d’une tradition manuscrite imposante (on compte aujourd'hui quelque 400 manuscrits conservés et leur nombre croit toujours).

     Mme Miedema estime d’ailleurs que la question des sources de la Chronique de Martin d’Opava serait à reprendre entièrement, en particulier en ce qui concerne l’utilisation et la transmission des Mirabilia (Mirabilia, 1996, not. p. 282-283 et p. 295-297). Concrètement, on ne peut pas accorder une confiance aveugle au texte de L. Weiland alors qu'une édition critique récente manque toujours.

     Nous devrons donc pour le moment nous satisfaire des conclusions, déjà fort importantes, que nous avons obtenues sur  base de l’édition L. Weiland. Loin de les affaiblir, une nouvelle édition critique de la Chronique ne pourrait probablement que les renforcer.

 

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