FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003


À PROPOS DE TITE-LIVE, I : 
L'APPORT DE LA COMPARAISON INDO-EUROPÉENNE ET SES LIMITES [III]

par

Dominique Briquel

Professeur à l'Université de Paris-IV (Sorbonne)


Professeur à l'Université de Paris-IV (Sorbonne), Dominique Briquel compte aujourd'hui, dans le domaine des « survivances indo-européennes », parmi les explorateurs privilégiés de la geste des rois de Rome. S'il reste fidèle aux thèses centrales de Georges Dumézil, il prend très heureusement sur plusieurs points les distances critiques qui s'imposent.

En 1998, Dominique Briquel avait présenté dans la Revue d'Études Latines de Paris (t. 76, 1998, p.41-70) une synthèse de ses recherches passées et de ses travaux en cours. On y trouvait règne par règne un tableau, rapide mais précis, de ce qui, dans la tradition de Tite-Live, était susceptible d'être analysé dans une optique comparative indo-européenne.

Avec l'autorisation de la REL, D. Briquel nous a permis de reprendre ici son étude, ce dont nous le remercions. Elle sera incessamment suivie par un inédit, du même D. Briquel, consacré à Tullus Hostilius. Ces contributions s'ajoutent à un groupe de cinq articles dont nous sommes l'auteur et qui ont été publiés dans les FEC 3 (2002) sous le titre général de « Autour de Georges Dumézil et des premiers siècles de Rome ».

[Note de l'éditeur - avril 2003]


Plan


L'apport de la comparaison indo-européenne

On pourra sans doute contester telle ou telle de ces analyses, voire les rejeter dans leur totalité. Ces propositions, comme toute hypothèse interprétative, restent sujettes à discussion. Mais au moins convient-il d'en tenir compte. Pour notre part, nous voudrions simplement, à partir de ce rapide bilan, essayer d'en tirer quelques conclusions sur la méthode, son objet et ce qu'elle permet - ou non - d'apporter à la connaissance de l'histoire de la période royale de Rome.

Tout d'abord la comparaison permet parfois de dégager des parallèles qui rendent compte, à peu près totalement, de tel ou tel épisode du récit romain, qu'on sera dès lors tenté d'interpréter comme une pure légende, la transposition pure et simple d'un mythe hérité. C'est le cas par exemple pour la lutte des Horaces et des Curiaces, ou les rapports difficiles entre Tullus Hostilius et Mettius Fufetius, dont nous avons d'autre part rappelé que la guerre et la destruction d'Albe auxquelles ils étaient liés ne correspondait, en tant que telles, à aucune réalité historique [73]. Mais cela ne joue guère que pour des points limités, facilement repérables dans l'ensemble du récit. Le plus souvent le schéma trifonctionnel joue au niveau d'ensembles plus vastes, sert de cadre à des éléments de récits complexes et variés pour lesquels la comparaison ne permet pas d'expliquer tous les détails. C'est le cas même pour l'interprétation dumézilienne de la guerre des Romains et des Sabins sur le modèle de la guerre des Ases et des Vanes dans le mythe scandinave : comme le relève à juste titre A. Momigliano, il faut admettre une insertion - fonctionnellement justifiable, mais sans correspondance directe dans le récit germanique [74] - de l'enlèvement des femmes sabines par Romulus et ses compagnons dans le récit romain. Le système triparti ne fournit généralement rien de plus qu'un cadre, un mode de regroupement, qui peut être rempli avec des éléments divers, qu'on ne saurait expliquer dans tous les cas par référence à un héritage indo-européen. Dans la série regroupant l'exauguration des dieux anciennement établis sur le Capitole, l'épisode d'Attus Navius et l'achat des livres sybillins, seul le premier paraît pouvoir être rapporté à une ascendance indo-européenne [75]. La provenance des éléments peut être hétérogène, et le cas échéant tributaire d'une influence grecque. Ainsi J. Poucet a rappelé que, dans le récit traditionnel de la guerre romano-sabine, l'épisode de Tarpeia, qui fait fonctionnellement pendant au vœu du temple de Jupiter Stator - qui est lui aussi un élément qui ne peut remonter directement à un modèle indo-européen, mais reste cependant purement romain -, appartient à une large série de récits de type folklorique, bien connue en Grèce, et a dû parvenir de là à Rome [76]. De même dans l'application du thème des « trois péchés du guerrier » que semble constituer le récit du règne de Tarquin le Superbe, les stratagèmes que met en œuvre le fils du tyran à Gabies sont bien évidemment empruntés à des modèles helléniques, le conseil donné par Thrasybule à Périandre et l'histoire de Zopyros, comme l'avait déjà reconnu Denys d'Halicarnasse [77]. Nous avons aussi vu qu'on pouvait faire intervenir un rapprochement entre certains points de la geste des Tarquins dans son ensemble et la légende grecque des Atrides, qui aura fourni un modèle faisant intervenir une séquence trifonctionnelle.

De ce fait, l'ancienneté des applications du schéma des trois fonctions que nous avons envisagées peut être très diverse. C'est un truisme de le dire, ce qui concerne la période des rois étrusques ne peut être antérieur à la fin du VIème siècle, alors qu'une tradition comme celle concernant Romulus, le fondateur de la cité, a des chances d'être antérieure. En ce qui concerne le conditor un monument aussi insigne que la louve du Capitole, qui remonte à 480 av. J.-C. environ, est la preuve éclatante que la légende - au moins en ce qui concerne l'allaitement par l'animal - était connue et admise dès le début du Vème siècle [78]. Mais on peut vraisemblablement remonter au siècle précédent : nous avons déjà évoqué les indices relatifs à l'utilisation consciente de la référence romuléenne de la part de Servius Tullius, et F. Coarelli, se fondant sur les premières traces d'aménagement cultuel de la zone du Volcanal et du lapis niger, a donné de bons arguments pour penser que la figure de Romulus y était l'objet d'un culte, et donc existait dès cette époque [79].

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Il est clair en tout cas que la position adoptée par G. Dumézil lui-même sur la question de l'histoire de la tradition et son mode de formation est inacceptable aujourd'hui. Comme il l'écrivait par exemple dans Mythe et épopée, I, elle aurait été pour lui une œuvre érudite, remontant au IVème ou au IIIème siècle, due au fait que les Romains auraient voulu alors se doter d'une histoire de leurs origines. Nous pouvons citer ce qu'il écrivait alors : « C'est au cours du quatrième et jusqu'au début du troisième siècle que Rome, achevant de devenir la plus grande puissance de l'Italie, s'est avisée de se donner un passé officiel. Rome, ou plutôt des intellectuels romains. La rumeur populaire, anonyme, qui parfois prolonge pendant quelques générations le bruit des grands événements, n'a pas beauoup contribué à l'entreprise. Ce sont des spécialistes qui, ayant constaté un besoin, ont entrepris d'y pourvoir » [80]. Il paraît évident que Rome n'a pas pu se passer, pas plus que n'importe quelle société humaine, de penser ses origines, et se donner une référence in illo tempore, pour reprendre l'expression de M. Eliade.

Il y a des indices que certains éléments de la légende sont bien antérieurs à l'époque où G. Dumézil en situait la naissance. Certains peuvent être datés avec une relative précision : nous l'avons vu avec la question de la naissance de Servius Tullius et plus généralement la forme de récit de « premier roi » donnée au règne de ce roi. On peut faire une remarque analogue en ce qui concerne le détail de « l'arrivée du richissime Tarquin à Rome », pour reprendre une formule de G. Dumézil : ce point, qui s'insère dans la caractérisation du règne d'Ancus Marcius, dans sa période finale au moins, dans un sens de troisième fonction, s'insère dans le développement du thème de la richesse familiale des Tarquins qui, comme l'a récemment suggéré F. Zevi, doit s'être fait au tout début de la République, lorsque la jeune res publica libera était en butte aux réclamations des Tarquins réfugiés auprès d'Aristodème de Cumes, puis de celui-ci, devenu leur héritier, quant aux biens qu'ils avaient laissés à Rome [81]. Avec cela, nous sommes bien avant le IVème ou le IIIème siècle.

Sans doute pourrait-on imaginer que certains éléments du récit classique, où apparaît le cadre trifonctionnel, soient antérieurs à leur insertion dans un tel cadre, mais que celui-ci ne leur ait été surajouté qu'ensuite, pour leur donner une forme. Mais c'est bien plutôt l'inverse qui a des chances de s'être produit : que le cadre global ait été ancien, fixé comme tel dès l'origine, et que tel ou tel détail se soit ajouté par la suite. J. Poucet a bien analysé le processus d'enrichissement qui avait été à l'œuvre dans le récit qui nous est parvenu : il montre la présence d'amplifications, d'éléments étiologiques, de projections abusives dans le passé, de déplacements aussi à l'intérieur de la tradition (comme le processus de « romulisation ») [82]. Même pour des points qui rentrent dans des schèmes trifonctionnels, il a dû en aller de même.

En fait la position de G. Dumézil semble tributaire d'une conception aujourd'hui totalement dépassée quant à la connaissance que pouvaient avoir les Anciens de l'histoire des débuts de Rome. Plus aucun spécialiste [83] n'admettrait aujourd'hui que des individus, dans la Rome du IVème siècle ou du IIIème siècle, aient été libres de modeler à leur guise l'histoire ancienne de leur cité et capables d'imposer cette vision à leurs compatriotes. Tite-Live pouvait estimer - ou feindre de croire  - que l'incendie de la ville par les Gaulois avait marqué une rupture décisive et détruit les documents qui pouvaient susbsister d'une époque plus ancienne [84]. Nous savons qu'il n'en est rien et une belle étude de C. Ampolo a fait le point sur les monuments, nombreux, qui rappelaient aux Romains leur passé antérieur à cette date [85]. Sans doute certains n'étaient-ils plus compris et faisaient l'objet d'interprétations abusives - comme l'inscription du lapis niger, dont F. Coarelli a montré que, chez Denys d'Halicarnasse, elle était tantôt présentée comme une évocation des victoires de Romulus, tantôt comme celle des exploits d'Hostus Hostilius, sans qu'aucune de ces deux interprétations ne tienne [86]. Mais ce n'était pas toujours le cas. Des textes comme ceux du foedus Cassianum, du foedus Gabianum, celui aussi du premier traité Rome/Carthage - si on admet de le faire remonter à cette époque [87] -, étaient correctement interprétés, pour ne pas parler de la loi des Douze Tables, qui faisait l'objet d'études approfondies. Des documents authentiques étaient connus, qui étaient liés à des souvenirs historiques. Dans d'autres cas, même en l'absence de tels documents, il est à croire que la mémoire avait gardé le souvenir de certaines données : on a pu le supposer, avec vraisemblance, pour les dédicaces de temples [88]. Même s'agissant des rois de la liste canonique, il est probable que leurs noms - en dehors de celui de Romulus, qui paraît trop être un ethnique - conservent le souvenir de souverains qui ont vraiment régné sur l'Urbs [89] . Qu'ils aient été au nombre de sept, comme l'affirme la tradition, et, plus encore, qu'ils aient accompli tout ce qu'elle leur attribue, est une autre affaire [90] !

Nous évoquons ici des faits d'histoire authentique, dont nous affirmons que le souvenir aurait pu s'en maintenir, au même titre que des éléments de légende anciens, et passer dans ce que le récit présente sous forme de schémas trifonctionnels. Nous ne pensons pas en effet que la présence d'articulations de ce genre dans le récit permette à elle seule de décider quoi que ce soit quant à l'historicité des faits sous-jacents [91]. G. Dumézil était sceptique quant à la présence d'éléments historiques dans les structures que son approche lui permettait de dégager. Par exemple, il écrivait en 1973 que « les faits qu'elle détermine relèvent de l'histoire des idées plutôt que de l'histoire des événements » et se montrait très restrictif quant à la part d'histoire réelle que tel ou tel élément trifonctionnel du récit pût recouvrir [92]. Une telle position pouvait se comprendre dans le cadre d'une conception de la tradition comme résultant d'une élaboration tardive - mais cette hypothèse, nous l'avons vu, n'est plus admissible. En fait les schémas trifonctionnels que nous avons signalés recouvrent parfois des données certainement réelles. L'acquisition par la Rome des Tarquins des livres sibyllins, ou d'un quadrige fabriqué à Véies sont des faits sans doute authentiques, même si le récit qui nous les transmet est légendaire. La conquête de Gabies par le Superbe, ou l'éviction de Turnus Herdonius avec l'appui d'Octavius Mamilius appartiennent aussi très probablement à l'histoire réelle de la « grande Roma dei Tarquini ». L'anecdote relatant l'opposition de Tarquin l'Ancien et de l'augure Atttus Navius repose vraisemblablement sur une tentative de la monarchie des Tarquins de modifier l'organisation ancienne de la société, qui aurait été bloquée par la réaction de l'aristocratie traditionnelle. Cela n'empêche que tous ces faits aient pu être insérés dans la trame d'un récit d'orientation trifonctionnelle, correspondant dans d'autres secteurs - par exemple pour Indra en Inde, pour Héraclès en Grèce - à une pure mythologie.

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Nous avons pris des exemples tirés de la période la plus récente de l'histoire des rois. Dans ce cas, il est évidemment plus facile de contrôler l'historicité ou la non-historicité des faits : outre la plus grande proximité chronologique, nous disposons de l'appui de certaines sources extérieures, comme l'« histoire cumaine » qu'A. Alföldi a su retrouver derrière le récit du livre VII de Denys d'Halicarnasse [93]. Et on sera bien évidemment porté, par principe, à admettre que la part de légende soit plus importante dans le récit des règnes des premiers rois. Mais on doit se garder d'une tendance à établir ce que A. Grandazzi a appelé un « Yalta scientifique » [94], c'est-à-dire à établir une ligne de partage stricte entre la période des rois étrusques - qui relèverait de l'histoire -, et celle de leurs quatre prédécesseurs - qui relèverait uniquement du mythe. Sans doute dans leur cas l'utilisation de la trifonctionnalité est-elle davantage patente, massive puisqu'elle informe l'ensemble de la présentation de leurs figures - ce qui n'est pas le cas pour les Tarquins et Servius Tullius, dont l'historicité peut par ailleurs s'appuyer sur des sources externes, comme la tombe François [95]. Mais il n'est pas exclu que la tradition ait retenu pour leurs prédécesseurs des données authentiques - même si les éléments de confirmation font défaut. Ainsi F. Coarelli, à partir d'une source de documentation totalement indépendante du récit annalistique - le système des noms des voies partant de Rome - a montré l'ancienneté du contrôle de Rome sur la zone des salines du Tibre, sur la rive gauche à l'embouchure du fleuve, liée à la maîtrise du Janicule et à l'édification du pont Sublicius - événements que la tradition rapporte à Ancus Marcius [96]. Cela ne suffit sans doute pas pour qu'on soit autorisé à attribuer tous ce développements à un roi de ce nom : à tout le moins y-a-t il une certaine possibilité que la tradition garde ici un souvenir de l'histoire réelle - alors que ce ne peut être le cas pour les guerres de ce même roi en zone volsque, manifeste projection de campagnes ultérieures [97]. Mais, authentiques ou pas, ces événements ont été insérés dans le récit traditionnel à la place qui leur revenait dans l'architecture fonctionnelle du schéma. Et à l'inverse la part de trifonctionnalité que recèle la tradition sur les rois de la période étrusque est sensiblement plus forte que ce qui est généralement pris en considération : de ce côté là aussi, on voit que la distinction souvent faite entre une phase, celle des premiers rois, où le récit serait pur démarquage de mythes, et donc susceptible d'être étudié selon la méthode comparatiste, et une autre, celle des rois de la période étrusque, où on aurait affaire à de l'histoire, non redevable de ce genre d'analyse, ne tient pas. L'historicité et l'utilisation de schèmes indo-européens ne sont pas incomptaibles et ne se situent pas sur le même plan.

Mais cette manière de poser la distinction autrement qu'en termes de mythe et d'histoire, l'un excluant automatiquement l'autre, amène à s'interroger sur la place exacte de cette « idéologie » indo-européenne qui aurait si fortement imprimé sa marque dans l'histoire de Rome, telle que la relate le récit traditionnel. Qu'on puisse parler d'idéologie à propos des règnes des premiers rois, étant donné la valeur de référence qu'a pour toute civilisation - au moins dans une optique traditionnelle - la période des origines, cela se conçoit. On peut penser que Rome a très tôt éprouvé le besoin de se donner un récit des origines, et l'ait fait, comme d'autres peuples indo-européens [98], en projetant sur son plus ancien passé l'image structurée de ses dieux - comme l'avaient peut-être fait avant-elle d'autres groupes latins, sans que nous n'en ayons aucune trace [99]. Mais nous avons rencontré plusieurs cas où on ne peut guère penser que le schéma trifonctionnel ait été porteur d'une valeur idéologique consciente, ait été senti - comme cela a été le cas en Inde - comme susceptible de porter une explication globale du monde et de la société. Une fois sorti de l'articulation d'ensemble des premiers règnes, on assiste à la répétition de certains cadres. La thématique des « trois péchés », qui sous-tend la geste du conditor, et a pu éventuellement être appliquée à d'autres figures sans que nous en ayons gardé la trace [100], est reprise pour ce personnage négatif parfaitement historique qu'est Tarquin le Superbe. Le thème des trois guerres et des trois triomphes devient un topos, qui se retrouve pour Romulus, Tullus Hostilius, Tarquin l'Ancien, éventuellement Servius Tullius. La trifonctionnalité fonctionne alors manifestement plus comme une sorte de mécanique du récit, une manière de le structurer en lui donnant une cohésion et une cohérence que les règnes des rois ne pouvaient avoir, dépourvus qu'ils étaient du cadre facile qu'offraient, pour l'histoire ultérieure, les couples de consuls qui scandent le récit annalistique. Il n'est pas sûr que la valeur proprement idéologique de ces séries de triomphes ait été bien forte. À plus forte raison en va-t-il de même pour ces autres occurrences de la trifonctionnalité où la tradition s'est plu à juxtaposer trois histoires parallèles : la référence aux fonctions semble surtout avoir servi à faire imaginer trois anecdotes comparables.

Nous croyons en effet qu'il ne faut pas surestimer l'impact qu'a pu avoir, même à date ancienne, le vieux système trifonctionnel dans la pensée des Romains. L'idée, avancée par G. Dumézil en 1973, que ç'ait été une idéologie vraiment essentielle dans la mentalité des anciens Romains, qu'elle ait joué un rôle central dans la Rome préétrusque, que les Étrusques l'aient en revanche volontairement offusquée, et qu'elle ait ensuite repris une certaine importance à l'avènement de la République, nous paraît illusoire [101]. Assurément les Romains connaissaient la vieille triade précapitoline, associant Jupiter, Mars, Quirinus  ; assurément ils connaissaient, dans le domaine du droit, des groupements de trois formes de la même institution, qui pouvaient appeler une interprétation trifonctionnelle [102]  ; assurément ils pouvaient penser leur propre situation de citoyen en distinguant et en associant tout à la fois les trois aspects fonctionnels - si l'interprétation que nous avons proposée pour le dieu Quirinus est à retenir [103]. Cette idée gardait même une certaine vitalité, comme nous serions porté à le penser d'après ces formules, qu'on rencontre pour des personnages du VIème ou du Vème siècle mais non plus tard, qui les désignaient comme « hommes complets » sur le plan de chacune des trois fonctions, ce qui est susceptible de renvoyer à un mode d'éloge qui avait cours à cette époque [104]. Les Romains continuaient à utiliser comme cadre de classement possible la distinction entre le domaine de l'autorité religieuse ou politique, celui de la guerre, celui de l'économie, avec l'idée que ce cadre rendait compte d'une manière adéquate de la réalité des choses. C'était là certainement une structure présente à leur esprit - et capable de donner lieu à de nouveaux développements, comme ceux qui se sont fait jour pour les règnes des rois de la période étrusque [105]. Cependant ce n'était bien évidemment pas la seule manière de penser le monde qui existât chez eux et il est significatif que Rome ne se soit jamais complu à multiplier les spéculations sur les applications des trois fonctions comme l'ont fait les sages indiens. Après tout la seule triade vivante à Rome, à partir des Tarquins, a été celle du Capitole, qui n'avait rien de fonctionnel. Et quand on voit apparaître des traces d'une conception de l'histoire à Rome, au IVème siècle, celle-ci fait parfois intervenir, comme on le constate pour de la question du siège et de la prise de Véies, des spéculations sur le temps d'origine étrusque, ou des imitations de la guerre de Troie chantée par Homère, qui sont bien éloignées du système des trois fonctions [106]. La pensée trifonctionnelle existe certes, est encore assez présente pour susciter de nouveaux développements. Mais elle n'occupe pas une place exclusive, et on peut douter qu'elle soit perçue comme un système d'explication absolument central [107].

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Ainsi nous serions assez réservé quant à la manière dont G. Dumézil se représentait le rôle qu'avait pu jouer la pensée trifonctionnelle dans le processus qui a abouti à la formation du récit annalistique sur les rois de Rome, et doutons que ce processus lui-même, tout mystérieux qu'il demeure, puisse s'expliquer en termes aussi simples que lui-même le faisait. Ce qui est plus fondamental pour l'historien, nous ne pensons pas non plus que le débat sur l'historicité de la tradition puisse être abordé en opposant les schèmes d'origine indo-européens, qui seraient de l'ordre du mythe, de la légende, et les faits historiques eux-mêmes. Ces schèmes interviennent dans la narration, sans qu'on puisse décider, pour cette seule raison, qu'ils recouvrent des éléments relevant exclusivement de l'imaginaire : ils ont pu servir à présenter des données authentiques. Mais cela n'empêche que ce mode d'approche de la tradition continue à nous paraître extrêmement fécond : pour qui essaie d'appréhender comment s'est formé le récit traditionnel, le cadre trifonctionnel fournit, à notre avis, une grille de lecture parmi les plus efficaces. Et par là l'apport de G. Dumézil reste très important. Il est certain que la méthode qu'il a préconisée ne pemet pas de rendre compte de tout ce qu'il y a dans les récits qui nous sont parvenus, et qu'elle ne dégage en rien le sens que la tradition avait pour les auteurs qui nous la font connaître (ou pour le public auquel ils s'adressaient). Ces auteurs avaient leurs idées sur le passé de Rome, n'étaient certainement pas enclins à faire intervenir la moindre considération trifonctionnelle. Tite-Live, Denys et déjà les prédécesseurs dont ils étaient tributaires avaient leur personalité propre, et tous ont pu de ce fait, bien évidemment, pour de nombreuses raisons, être amenés à modifier ce qui faisait le corps du récit traditionnel [108]. Il n'empêche que - à notre avis - nos sources nous ont conservé suffisamment d'éléments pour qu'on puisse, sans forcer les faits, envisager de retrouver derrière les textes, divers, qui nous sont parvenus un certain principe de mise en ordre dont on peut penser qu'il remonte à la manière dont la tradition a été formée. Au moins pour la période des quatre premiers rois [109], le cadre des trois fonctions nous semble toujours susceptible de donner au récit, dans ses aspects essentiels, une cohérence qui nous paraît préférable à l'idée d'une simple juxtaposition, sans pensée ordonnatrice, d'éléments variés, quand bien même celle-ci estime pouvoir se fonder sur les règles d'une saine prudence scientifique.

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Notes

[73] Sur ce point, voir les travaux de A. Grandazzi, La fondation de Rome, p.177-183, et déjà La localisation d'Albe, dans MÉFRA, 98, 1986, p.47-90. Nous simplifions ici volontairement les données : il reste, inévitablement, des points d'ancrage dans la réalité, ne serait-ce que dans la topographie (le concept d'Albe a un sens, même si ce n'a pas été une cité) ou l'onomastique (pourquoi avoir choisi les noms d'Horace et de Curiace ?) ; d'autre part le problème de l'effacement de l'ancien centre de la fédération latine qu'était Albe est une problème historique réel. [Retour au texte]

[74] Voir n.25. En réalité, on peut retrouver une correspondance, mais plus complexe et mettant en jeu un système d'inversion, comme l'a montré B. Sergent, L'or et la mauvaise femme, dans L'homme, 113, 30, 1990, p. 13-42, p.17-18 (les Vanes envoient une femme unique aux Ases, les Romains enlèvent plusieurs femmes aux Sabins). [Retour au texte]

[75] Voir plus haut n.63. [Retour au texte]

[76] J. Poucet, Les origines de Rome, p.193, 228. [Retour au texte]

[77] Voir DH, 4, 55-58, sur la question, p.ex. P.-M. Martin, L'idée de royauté à Rome, I, p.162. [Retour au texte]

[78] C. Dulière, Lupa Romana, recherches d'iconographie et essai d'interprétation, Bruxelles-Rome, 1979, p.21-43, qui a remarquablement rassemblé et étudié les témoignages iconographiques, a certainement tort de refuser de mettre en relation ce monument avec l'existence, dès cette époque, de la légende. [Retour au texte]

[79] Voir plus haut, n.11, et F. Coarelli, Il Foro Romano, I, p.188-197. [Retour au texte]

[80] Citation tirée de Mythe et épopée, I, p.269 (l'ouvrage est de 1968). la formulation devait être nuancée, mais sans être fondamentalement différente dans Mythe et épopée, III, p.197, en 1973. [Retour au texte]

[81] Voir F. Zevi, Demarato e i re « corinzi » di Roma, dans L'incidenza dell'antico, studi in memoria di E. Lepore, Anacapri, 1991, p.291-314 (spéc. p.304). Sur le thème des biens des Tarquins et son importance au début de la République, voir A. Mastrocinque, Romolo, la fondazione di Roma tra storia e leggenda, Este, 1993, p.114-121, F. Coarelli, Il Campo Marzio, Rome, 1997, p.136-148. La formule de G. Dumézil est empruntée au passage cité n.30. [Retour au texte]

[82] Voir Les origines de Rome, p.199-227, 246-274. [Retour au texte]

[83] Ou du moins presque ; mais une position comme celle de T.P. Wiseman, Remus, a Roman Myth, Cambridge, 1995, voyant dans la légende de Romulus et Rémus une construction du IVème siècle, projetant sur les origines de la cité la tension entre le patriciat et la plèbe, apparaît exceptionnelle de nos jours. [Retour au texte]

[84] Nous faisons allusion à ce qu'il écrit dans la préface du livre 6, au lendemain de la catastrophe gauloise. [Retour au texte]

[85] Voir C. Ampolo, La storiografia su Roma arcaica e i documenti, dans Tria corda, scritti in onore di A. Momigliano, Côme, 1983, p.9-23. [Retour au texte]

[86] Voir F. Coarelli, Il Foro Romano, I, p.167-169, 176-178, commentant DH, 2, 54, 2, et 3, 1, 2 ; ce point est repris dans J. Poucet, Les origines de Rome, p.64. [Retour au texte]

[87] Point sur la question des traités entre les deux cités dans B. Scardigli, I trattati romano-cartaginesi, Pise, 1991. [Retour au texte]

[88] Le fait avait été justement relevé par R. Bloch, Le départ des Étrusques de Rome et la dédicace du temple de Jupiter Capitolin, dans RHR, 149, 1961, p.141-156, même si les conséquences qu'il en tirait (fin de la monarchie étrusque vers 475 seulement) étaient certainement erronées. [Retour au texte]

[89] Voir sur cette question les remarques de J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale, p.231-235, T.J. Cornell, The Beginnings, p.119-121. P.ex. le nom de Tullus Hostilius était raccroché au nom de la curia Hostilia, en dehors de toute référence au récit annalistique. A. Grandazzi, La fondation de Rome, p.230-235, pense même qu'il est possible de restituer à l'histoire réelle le nom de Romulus, en l'expliquant comme un nom individuel de type ethnique donné au personnage qui aurait établi la première cité du Palatin. [Retour au texte]

[90] Il est inutile de souligner combien une figure comme celle de Numa, qui ne participe à aucune activité guerrière, est invraisemblable. [Retour au texte]

[91] Sur ce point nous serions beaucoup plus proche de la position adoptée par J. Poucet dans sa communication au colloque de Luxembourg (citée n.3), où il conclut que « les recherches de G. Dumézil ne concernent pas, ou ne concernent que très indirectement, la solution du problème... de l'historicité ou de la non-historicité du récit traditionnel » (p.38) que celle exprimée dans Les origines de Rome, p.171-179, rangeant les données dégagées par cette méthode dans la catégorie de « l'analyse de la tradition comme matière non historique ». [Retour au texte]

[92] Voir Mythe et épopée, III, p.11, et p.196-199. La citation que fait A. Grandazzi, La fondation de Rome, p.58, de la p.12, concerne des points relativement secondaires de la tradition et n'a pas de portée véritablement générale. [Retour au texte]

[93] Voir A. Alföldi, Early Rome and the Latins, Ann Arbor, 1965, p.58-72. [Retour au texte]

[94] Voir A. Grandazzi, La fondation de Rome, p.59. [Retour au texte]

[95] Sur ce témoignage, voir en particulier l'analyse de M. Pallottino, Il fregio dei Vibenna e le sue implicazioni storiche, dans La Tomba François di Vulci, sous la direction de F. Buranelli, Vatican, 1987, p.225-233. Ce document permet cependant de mettre en doute bien des points du récit traditionnel (à commencer par la distinction faite par la tradition entre deux et deux seuls rois Tarquins, le père et le fils). [Retour au texte]

[96] Voir I santuari, il fiume, gli empori, dans Storia di Roma, I, Turin, 1988, p.131-141. [Retour au texte]

[97] Voir P.-M. Martin, L'idée de royauté à Rome, 1, p.155, J. Poucet, Les origines de Rome, p.225-226. Sur la discussion suscitée par les fouilles de Castel di Decima à propos de la tradition attribuant la destruction de Politorium à ce roi, voir J. Poucet, id., p.151-152, A. Grandazzi, La fondation de Rome, p.181-182. [Retour au texte]

[98] Voir plus haut n.58. [Retour au texte]

[99] Sur le caractère insoluble, faute de toute documentation, que pose la conservation de structures mentales indo-européennes jusqu'au moment où nous les percevons, voir G. Dumézil, Mythe et épopée, I, p.274 ; J. Poucet, dans sa communication au colloque de Luxembourg (citée n.3), évoque, p.41, des « structures narratives », véhiculées par « des 'histoires', des scénarios, des schémas narratifs ». [Retour au texte]

[100] Sur le problème que pose, de ce point de vue, Tullus Hostilius, voir notre article Le règne de Tullus Hostilius et l'idéologie indo-européenne des trois fonctions, dans RHR, 214, 1997, p.5-22. [Retour au texte]

[101] Voir Mythe et épopée, III, p.211-215. Nous avons d'ailleurs vu qu'il est inexact de dire que la trifonctionnalité soit absente de la tradition concernant les rois étrusques. [Retour au texte]

[102] Voir L. Gerschel, dans G. Dumézil, Jupiter, Mars, Quirinus, IV, Paris, 1948, p.170-176, repris dans G. Dumézil, Mariages indo-européens, Paris, 1979, p.22-24, pour les procédures de testament et d'affranchissement ; pour la question des formes de mariage, moins claire, on se reportera à Mariages indo-européens, spéc. p.17-58 ; pour les dépouilles opimes, Religion romaine archaïque, Paris, 1966, p.171-173. Il est abusif de dire que l'existence de telle formes, différenciées selon le système des trois fonctions, suppose nécessairement l'existence de classes sociales correspondantes, comme le fait A. Momigliano, Georges Dumézil, p.155-156. [Retour au texte]

[103] Voir notre article Remarques sur Quirinus, dans RBPh, 74, 1996, p.99-120. [Retour au texte]

[104] On les retrouve pour Appius Claudius (Plut., Publicola, 21, 4 : « homme puisssant par ses richesses, connu pour sa force physique comme pour sa vaillance, et qui occupait le premier plan surtout grâce à sa réputation de vertu et à son éloquence »), Tullus Herdonius (DH, 4, 45, 4 : « homme... puissant par ses richesses et ses amis, glorieux à la guerre et capable de bien parler dans le domaine politique »), Tullus Attius (DH, 8, 1, 4 : « homme puissant et plein de conscience de sa valeur à cause de sa noblesse, de sa richesse et de ses exploits guerriers » ; Plut., Publicola, 22, 1 (avec allusion remarquable au roi) : « en raison de sa richesse, de son courage, de l'illustration de sa famille, il était honoré comme un roi par tous les Volsques »), ainsi que, avec une inversion significative au niveau de la troisième fonction (refus des plaisirs, de la facilité de vie et des richesses ; sur un plan général, voir D. Dubuisson, The Apologues of Saint Columba and Solon, or the Third Function Denigrated, dans JIES, 6, 3-4, 1978, p.231-242), explicable par l'idéal romain de la paupertas, pour Coriolan (Plut., Coriolan, 1, 3 : « on admirait (ses) qualités auxquelles on donnait le nom de tempérance, justice et courage » ; cette tempérance est précisée comme étant « son indifférence envers les richesses et sa patience envers les travaux »). A l'inverse, une caractérisation trifonctionnelle peut se retrouver pour des personnages négatifs (ce qui est le cas dans le thème des « trois péchés ») et je dois à M. Jean-Claude Svadchii la remarque que ce schéma s'applique parfaitement au cas d'Appius Claudius le décemvir, qui n'abdique pas de la magistrature qui lui a été confiée par le peuple au terme de son mandat (faute de première fonction), se conduit en chef de guerre déplorable et fait assassiner l'« Achille romain », Siccius Dentatus (faute de deuxième fonction), s'en prend à Verginie (faute de troisième fonction). [Retour au texte]

[105] De ce point de vue, la vitalité du système fonctionnel persiste encore longtemps : la sériation des têtes d'homme, de cheval, de bovin dans les récits sur la fondation de Carthage et l'édification du temple de Jupiter capitolin à Rome, repérée par L. Gerschel, Structures augurales et tripartition fonctionnelle dans la pensée de l'ancienne Rome, dans Journal de Psychologie, 45, 1952, p.47-77, ne peut pas être antérieure aux guerres puniques. [Retour au texte]

[106] Voir notre ouvrage Le regard des autres, les origines de Rome vues par ses ennemis (début du IVème siècle / début du Ier siècle av. J.-C.), Besançon, 1997, p.112-116. Cela n'empêche pas que cette même guerre de Véies donne lieu à des développements fondés sur les conceptions d'origine indo-européenne (comme le thème du « feu dans l'eau », voir G. Dumézil, Mythe et épopée, III, p.19-85) et que la prise de Rome par les Gaulois donne lieu à une série d'histoires trifonctionnelles (G. Dumézil, id., p.216-238). [Retour au texte]

[107] Même pour une époque aussi ancienne que le VIème siècle, d'autres types de spéculations sur le passé se sont fait jour. La geste de Servius Tullius, à travers un motif comme celui de la « dame à la fenêtre » (sur ce point, les propositions de A. Grottanelli, Servio Tullio, Fortuna e l'Oriente, dans DArch, 3, 5, 1987, p.71-110, reprises par F. Coarelli, Il Foro Boario, p.219-221, sont parfaitement valables), garde la trace de conceptions d'origine orientale qui se sont répandues dans l'Italie du VIème siècle et pour la même période la figuration d'Athéna introduisant Héraclès dans l'Olympe dans le décor du temple de Sant'Omobono témoigne d'une conception héroïque du souverain qui n'a plus rien à voir avec un héritage indo-européen (voir notre communication au colloque Réception du mythe grec en Italie, sous la direction de F.-H. Massa-Pairault, Rome, 1996, La référence à Héraklès de part et d'autre de la révolution de 509, et notre article Les figures féminines dans la tradition sur les trois derniers rois de Rome, à paraître). [Retour au texte]

[108] Dans les limites de cet exposé nous n'avons pas cherché à distinguer ce qui apparaissait chez tel ou tel auteur ; il est clair par exemple que Tite-Live, plus nerveux et plus concis, n'offre pas l'équivalent de certains schémas qui sont envisageables à partir du récit, beaucoup plus ample, de Denys d'Halicarnasse ; par exemple la séquence de trois triomphes orientés fonctionnellement se repère chez Denys, non chez l'auteur padouan. [Retour au texte]

[109] Sur le fait que la ligne directrice qui ordonne l'ensemble du récit concernant les règnes des Tarquins et Servius Tullius paraît autre, voir plus haut n.68. [Retour au texte]

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003

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