FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003


À PROPOS DE TITE-LIVE, I : 
L'APPORT DE LA COMPARAISON INDO-EUROPÉENNE ET SES LIMITES [II]

par

Dominique Briquel

Professeur à l'Université de Paris-IV (Sorbonne)


Professeur à l'Université de Paris-IV (Sorbonne), Dominique Briquel compte aujourd'hui, dans le domaine des « survivances indo-européennes », parmi les explorateurs privilégiés de la geste des rois de Rome. S'il reste fidèle aux thèses centrales de Georges Dumézil, il prend très heureusement sur plusieurs points les distances critiques qui s'imposent.

En 1998, Dominique Briquel avait présenté dans la Revue d'Études Latines de Paris (t. 76, 1998, p.41-70) une synthèse de ses recherches passées et de ses travaux en cours. On y trouvait règne par règne un tableau, rapide mais précis, de ce qui, dans la tradition de Tite-Live, était susceptible d'être analysé dans une optique comparative indo-européenne.

Avec l'autorisation de la REL, D. Briquel nous a permis de reprendre ici son étude, ce dont nous le remercions. Elle sera incessamment suivie par un inédit, du même D. Briquel, consacré à Tullus Hostilius. Ces contributions s'ajoutent à un groupe de cinq articles dont nous sommes l'auteur et qui ont été publiés dans les FEC 3 (2002) sous le titre général de « Autour de Georges Dumézil et des premiers siècles de Rome ».

[Note de l'éditeur - avril 2003]


Plan


Introduction 

Les hasards du programme des agrégations de Lettres Classiques et de Grammaire amènent cette année beaucoup d'entre nous à se replonger dans le livre I des Histoires de Tite-Live, et donc à s'intéresser à l'histoire de la Rome de la période royale. C'est peut-être l'occasion de réfléchir, et de tenter d'esquisser un bilan, sur une des questions les plus controversées quant à la manière d'appréhender le récit livien, et par-delà la narration des règnes des sept rois de Rome telle que nous la présente la tradition : l'apport de la méthode de comparaison avec des données tirées d'autres secteurs du monde indo-européen mise en œuvre par G. Dumézil. G. Dumézil est mort depuis maintenant plus de dix ans - il s'est éteint le 11 octobre 1986. Beaucoup de ses contradicteurs les plus décidés ne sont plus de ce monde, eux non plus, et on peut espérer qu'un climat plus serein pour apprécier la validité de l'apport personnel de la méthode dont il a été l'initiateur peut s'instaurer que du temps où se déroulait, entre autres, sa fameuse « idylle de vingt ans » avec A. Momigliano [1]. Il n'est pas besoin de préciser que seule nous retiendra ici la question de l'apport de ce type de comparatisme à la connaissance des premiers temps de Rome. Nous doutons que toutes les pages qui ont été écrites dans lesquelles G. Dumézil devient l'enjeu d'un débat qui n'est plus scientifique, mais politique - fussent-elle le fait de savants de valeur [2] -, et cela que se soit pour se prévaloir de sa pensée ou pour la dénoncer, fassent progresser en quoi que ce soit cette problématique, la seule qui compte à nos yeux.

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Pourquoi la pensée de G. Dumézil reste encore en partie ignorée

La pensée de G. Dumézil reste ignorée - au sens de l'allemand ignoriert - dans beaucoup de travaux sur les origines de Rome, et cette constatation que notre confrère belge J. Poucet pouvait faire à l'occasion d'un colloque en 1988 reste encore en grande partie valable aujourd'hui, surtout en dehors du monde francophone [3]. Il ne manque pas cependant de chercheurs qui, s'interrogeant sur l'histoire de la plus ancienne Rome, se sont penchés sur les travaux de ce que les disciples américains de G. Dumézil ont appelé la New Comparative Mythology[4]. Certains - rarement - l'ont fait pour juger cet apport positif : c'est le cas de P.-M. Martin [5] et surtout de J. Poucet, notamment dans sa synthèse de 1985 Les origines de Rome, tradition et histoire [6]. Plus souvent, cela s'est fait dans un sens négatif : mais il n'empêche qu'on peut constater que des esprits sceptiques, et parfois très critiques, comme J. Heurgon, A. Grandazzi, T.J. Cornell, et bien sûr A. Momigliano ont fait une place à l'approche « dumézilienne » de ces questions. Le premier a consacré, en 1969, plusieurs pages de sa Rome et la Méditerranée occidentale à poser la question « Les rois, expression d'une mythologie fonctionnelle ? » ; le deuxième, dans La fondation de Rome, en 1991, intitule un chapitre L'herméneutique de Georges Dumézil ; le troisième, en 1995, traite en détail de la question de Rome's Indo-European Heritage [7] ; mais c'est surtout le dernier - on ne s'en étonnera pas - qui mérite d'être évoqué ici, en particulier dans la mesure où il a organisé à l'Ecole Normale Supérieure de Pise en 1983 un séminaire sur la pensée de G. Dumézil, qui lui a permis non seulement de préciser les critiques qu'il lui avait adressées dans son Interim Report on the Origins of Rome de 1963 [8], mais de recueillir les avis - généralement négatifs - d'autres savants sur la question : J. Scheid, E. Campanile, C. Grottanelli, C. Ampolo, R. Di Donato. En outre il a lui même repris plus en détail la question dans un article de 1984 [9]. Ces prises de position ont l'avantage de se fonder - à peu près - sur le dernier état de la pensée de G. Dumézil, et de ne pas mettre au centre du débat la question de savoir si la société romaine archaïque avait connu une division en classes fonctionnelles analogue au système indien des varna, comme cela avait été le cas lors des débats antérieurs. G. Dumézil ayant renoncé depuis longtemps à une telle position, effectivement indéfendable pour Rome, reprendre cette question ne peut avoir qu'un intérêt pour l'histoire de l'herméneutique, non pour ses résultats. Nous nous en tiendrons donc aux critiques du système dumézilien « dernière manière », le seul qui importe aujourd'hui.

Certaines de ces critiques il est vrai ne nous paraissent pas demander un examen particulier dans le cadre d'un exposé centré sur l'interprétation en fonction de la comparaison indo-européenne pour la tradition sur les règnes des rois de Rome. C'est le cas pour les propositions qui visent, plus ou moins explicitement, à substituer au modèle proposé par G. Dumézil, et défini par lui comme indo-européen, d'autres modèles, qu'on a été chercher dans d'autres directions. Nous pouvons prendre pour exemple l'explication que A. Alföldi a proposée du récit de fondation de Rome, posant la distinction entre les Romains et les Sabins comme fondée sur un système binaire, réunissant deux groupes homologues et pourvus chacun d'une dieu guerrier qui leur soit propre (Mars pour les Romains, Quirinus pour les Sabins), selon un schéma que l'auteur retrouve sur une vaste aire eurasienne [10] : c'est bien évidemment une explication différente de celle, ternaire et fonctionnelle, proposée par G. Dumézil. On pourrait évoquer, dans le même sens, l'interprétation avancée par C. Grottanelli pour le règne de Servius Tullius, y voyant la transposition de ce qu'il estime être un mythe oriental dont la trace se retrouverait dans l'histoire de Jézabel et Jéhu dans la Bible [11], ou le rapprochement esquissé par A. Grandazzi entre la constitution de la société romaine suite au rapt des Sabines et un mythe analogue de l'île Fidji [12]. Devant chacune de ces propositions, il convient, cas par cas, de comparer les différentes hypothèses, et de rechercher celle qui offre le parallèle le plus proche du récit romain - ce que nous ne pouvons pas envisager de faire ici. Nous continuons à penser que, par exemple dans le récit sur la fondation de Rome par la réunion des Romains de Romulus et des Sabins de Titus Tatius, les analogies avec le mythe scandinave offrent la meilleure possibilité de rapprochement et que cela est cohérent avec le fait que les Romains, comme les anciens Scandinaves, parlent des langues appartenant à la même famille linguistique [13] : mais c'est affaire d'appréciation personnelle de chaque savant, et d'autres peuvent en juger différemment. Il n'est pas nécessaire que nous nous attardions sur ce point.

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Il en va de même pour une question de plus vaste portée, celle en fait que pose A. Grandazzi en avançant son exemple emprunté à la mythologie de l'île Fidji. Est-il légitime de privilégier une comparaison indo-européenne, alors que la tradition romaine paraît offrir des thèmes légendaires très généraux, qu'on peut le cas échéant attribuer à une « mythologie universelle », du genre de celle dont M. Eliade s'est attaché à déterminer certains archétypes [14] ? Le récit romain met en jeu des motifs courants dans le monde entier : G. Binder a pu mettre la légende de Romulus et Rémus en parallèle avec près de quatre-vingt cas analogues de légendes d'exposition et de salvation du futur héros, qui sont loin de se limiter à la seule aire indo-européenne [15]. Mais là encore, la détermination de la pertinence d'une comparaison privilégiée avec d'autres secteurs du monde indo-européen nécessiterait une étude de chaque cas particulier, qu'il ne peut être question d'entreprendre ici. A tout le moins une telle approche, plus vaste et englobant les faits indo-européens, n'interdit pas d'utiliser ceux-ci comme matériel de comparaison, ce qui n'était pas le cas avec le type de critique que nous avons envisagé précédemment : nous pouvons nous contenter de cette constatation dans le cadre de notre exposé d'aujourd'hui.

Autre type de critique sur lequel nous ne nous attarderons pas : celle qui consiste à mettre en doute la pertinence du comparatisme indo-européen pour la raison que les Romains ne sauraient avoir conservé et mis en œuvre dans le processus de constitution de leur tradition nationale un schéma comme celui des trois fonctions remontant aux temps indo-européens, qui ne correspondait à plus rien de réel dans leur culture [16]. C'est là une objection de principe : mais seule la « méthode expérimentale » qu'évoquait J. Scheid à propos de G. Dumézil [17] peut permettre de décider si une analyse selon, par exemple, les trois fonctions a ou non une validité pour l'étude des faits romains. Une approche purement théorique de la question a aussi le grave inconvénient de figer ce que G. Dumézil a appelé - d'un terme qui peut effectivement paraître ambigu et sur lequel nous reviendrons - « idéologie indo-européenne » comme un fait de mentalité invariant à travers l'histoire - ce qui n'est sûrement pas le cas [18].

En fait si, d'une manière plus pragmatique, on recherche ce en quoi les critiques apportées à la perspective comparatiste par des travaux comme ceux que nous avons évoqués permettent de corriger et le cas échéant de rejeter les points qui nous concernent ici pour lesquels des analyses de ce type ont été proposés, on ne peut manquer d'être déçu. Il est rare que les négateurs de la validité de cette approche s'astreignent à l'analyse des thèses et à leur réfutation détaillées qui seraient nécessaires, s'agissant d'une méthode qui estime pouvoir donner à la fois une explication globale et des interprétations pour des épisodes particuliers. Dans sa contribution au colloque de Pise, A. Momigliano évoquant « le proposte di G. Dumézil su Roma arcaica » - seul point qui nous intéresse ici - ajoute « e non tutte possono essere accettate », mais sans préciser cette position de refus pour aucun des points qui relèvent de notre propos [19]. Si ce savant évoque dans ces pages, parmi les propositions avancées par G. Dumézil, celle de reconnaître dans la succession Romulus/ Numa celle de deux aspects distincts et opposés de la souveraineté, représentés en Inde par Varuna et Mitra, ou celle voyant dans l'histoire des Horaces et des Curiaces le pendant romain de la lutte du dieu indien Indra (aidé de Trita) contre le Tricéphale, il n'ajoute aucun commentaire, ni positif, ni négatif, et il faut se reporter à l'article de 1984 pour avoir quelques précisions - mais qui restent rapides et dont ne ressort pas toujours une image très claire, ni des thèses de G. Dumézil, ni des raisons de sa propre hostilité [20]. Il est clair que son hostilité aux thèses duméziliennes tient surtout à ce que, comme il le formulait en 1983, elles ne permettent pas de répondre aux questions que lui-même juge primordiales pour l'histoire des débuts de Rome, et dans lesquelles il ne mentionne pas le problème de la tradition et de sa formation, évidemment essentiel dans les travaux de G. Dumézil [21].

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Cette rapidité dans l'analyse des thèses duméziliennes qui peuvent nous intéresser ici se retrouve presque partout. En fait, seule la contribution de C. Ampolo au colloque de Pise, portant sur le roi Servius Tullius et la manière dont G. Dumézil avait proposé de l'interpréter dans un ouvrage de 1943, offre la fois une présentation complète des idées du savant français, et en avance une réfutation détaillée, en opposant à cette conception qui voit dans la présentation que fait l'historiographie romaine de ce roi réformateur le prolongement d'une représentation héritée des temps indo-européens celle, fondée sur la connaissance qu'on peut avoir, d'après notamment les données archéologiques, de l'histoire effective du VIème siècle romain, y reconnaissant, par-delà les éléments légendaires, le souvenir d'une transformation effective de la société de l'Urbs à cette époque [22]. Il est clair que, dans ce cas précis, les vues de C. Ampolo sont à préférer à celles de G. Dumézil. Mais elles ne portent pas sur ce qui est central dans les propositions de G. Dumézil sur l'histoire de la période royale, c'est-à-dire, comme le relevait A. Momigilano, la validité d'une analyse selon le cadre des trois fonctions.

Or sur ce point, le tableau offert par les contributions que nous avons évoquées reste insuffisant. Elles ne prennent pas en compte tout ce qui a été proposé sur une base comparatiste, s'agissant de la tradition qui nous occupe ici, et par exemple une proposition aussi ancienne que celle, avancée par L. Gerschel en 1952, de reconnaître une série trifonctionnelle dans les épisodes de la découverte d'une tête d'homme sur le Capitole lors du creusement des fondations du temple de Jupiter, de l'arrivée à Rome du quadrige de terre cuite fabriqué à Véies pour orner le faîte de ce temple, que les Véiens veulent se garder dans un premier temps, et du subterfuge qui permet au desservant du temple de Diane sur l'Aventin de réserver pour Rome le bénéfice du prodige de la vache gigantesque du Sabin, n'est jamais examinée [23]. Il s'agit certes d'un disciple, et non de Dumézil lui-même : mais une hypothèse personnelle de Dumézil, formulée en 1985, comme celle visant à analyser le règne de Tarquin le Superbe selon le schéma des trois péchés du guerrier n'est pas davantage soumise à examen [24]. Et même des thèses aussi anciennes que celles concernant les Romains et les Sabins dans le récit des origines de Rome ou le combat des Horaces et les Curiaces, si elles sont le cas échéant signalées et examinées, ne sont pas pour autant traitées avec l'attention qu'elles devraient recevoir quant à leur sens exact dans la présentation dumézilienne [25].

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En fait, lorsque les adversaires des positions duméziliennes abordent en détail la question du récit des règnes des rois de Rome, il est frappant de constater que certaines d'entre elles ne paraissent pas vraiment susciter de critique, alors qu'en revanche d'autres points sont jugés totalement irrecevables. Ainsi T.J. Cornell évoque avec précision à la fois le cas de Numa Pompilius, celui de Tullus Hostilius, celui d'Ancus Marcius. Or ce savant, s'il rejette les vues de G. Dumézil, n'en admet pas moins à peu près son analyse des règnes de Numa et Tullus, et focalise son opposition sur celle du règne d'Ancus Marcius : « True, Numa and Tullus can be convincingly interpreted as contrasting functional stereotypes, but Ancus makes a poor representative of the third function » [26]. Il en va même ainsi pour A. Momigliano, dans son article de 1984. Lui aussi estimerait plus ou moins admissibles certaines vues de G. Dumézil, cette fois à propos du couple Romulus/ Numa (« Dumézil is certainly right in suggesting that Romulus and Numa supplement each other as sovereigns, more or less as Varuna and Mitra supplemented each other as gods »), les points d'opposition évoqués pouvant apparaître mineurs [27]. Le désaccord est en revanche patent, et affirmé, quant à Ancus Marcius [28].

Le cas d'Ancus semble donc poser problème : fait significatif, même un défenseur des vues duméziliennes comme J. Poucet admet leur incapacité à rendre compte d'une manière vraiment satisfaisante du cas du quatrième roi de Rome. Il écrit à ce sujet : « L'analyse indo-européenne de la geste d'Ancus Marcius reste la moins convaincante », et signale la position négative, sur ce point précis, de D. Porte et J.-C. Richard [29]. Ancus Marcius offre donc, dans l'interprétation de G. Dumézil, une indéniable difficulté. Si on peut lui trouver des connotations de troisième fonction - que G. Dumézil évoquait seules à son propos [30] -, il est clair qu'il n'y a pas que cela. En particulier Ancus mène de nombreuses guerres, et on ne peut que suivre J.-C. Richard lorsqu'il écrit que « la geste d'Ancus..., loin de se limiter au cadre de la troisième fonction, déborde sur les domaines de la première fonction et plus encore de la deuxième » [31]. Ici, la position adoptée par G. Dumézil se heurte à une difficulté fondamentale.

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[Suite de l'article]


Notes

[1] C'est ainsi que G. Dumézil avait qualifié en 1985 la longue controverse qui l'avait opposée à A. Momigliano : Une idylle de vingt ans (A. Momigliano, OPVS, II, 2, p.329-341), dans L'oubli de l'homme et l'honneur des dieux, Paris, p.299-318. [Retour au texte]

[2] Dans ce cas généralement très critiques à l'égard de l'homme et de l'œuvre. Nous pouvons évoquer, comme travaux relevant de cette catégorie, C. Ginzburg, Mythologie germanique et nazisme, sur un ancien livre de Georges Dumézil, dans Annales E.S.C., 40, 1985, p.985-989, B. Lincoln, Shaping the Past and the Future, dans Times Literary Supplement, 3 octobre 1986, p.1107-1108, M. Olender, Georges Dumézil et les usages « politiques » de la préhistoire indo-européenne, dans Les Grecs, les Romains et nous, l'Antiquité est-elle moderne ?, sous la direction de R.-P. Droit, Paris, 1991, p.191-228, C. Grottanelli, Ideologie, miti, massacri, Indoeuropei di Georges Dumézil, Palerme, 1991. Il est exceptionnel que de telles études apportent une réflexion susceptible de nous intéresser ici (p. ex. dans le dernier ouvrage cité, le chapitre Trifunzianilismo bianchi e neri, p.87-142, où est repris, avec des exemples africains, le type de critique qui avait déjà été celui de J. Brough, The Tripartite Ideology of the Indo-Europeans : an Experiment in Method, dans Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 22, 1959, p.69-85, dans ce cas à partir d'exemples bibliques, portant sur le caractère banal, et donc non caractéristique d'une vision indo-européenne, d'une analyse selon le cadre des trois fonctions. Cf. également dans ce sens l'ouvrage de B. Lincoln, Death, War and Sacrifice, Studies in Ideology and Practice, Chicago-Londres, 1991). [Retour au texte]

[3] Voir Georges Dumézil et l'histoire des origines et des premiers siècles de Rome, dans Actes du colloque international « Eliade-Dumézil », sous la direction de C.-M. Ternes, Luxembourg, 1988, p.27-49 (spéc. p.27-29). [Retour au texte]

[4] C.S. Littleton, The New Comparative Mythology, Berkeley, 1966 (réédité en 1982). [Retour au texte]

[5] P.-M. Martin, L'idée de royauté à Rome, I, De la Rome royale au consensus républicain, Clermont-Ferrand, 1982, p.4, 39, 58-60. [Retour au texte]

[6] J. Poucet, Les origines de Rome, tradition et histoire, Bruxelles, 1985, surtout p.171-179 (L'héritage indo-européen). Sur la question capitale des rapports entre les résultats d'une analyse comparatiste et le problème de l'historicité du récit, J. Poucet devait sensiblement modifier ses vues dans sa contribution au colloque de Luxembourg de 1988 (cité n.3). [Retour au texte]

[7] Voir J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres puniques, Paris, 1969 (1ère édition ; 3ème édition en 1993, inchangée sur ce point), p.228-231, A. Grandazzi, La fondation de Rome, réflexion sur l'histoire, Paris, 1991, p.51-68, T.J. Cornell, The Beginnings of Rome, Italy and Rome from the Bronze Age to the Punic Wars (c. 1000-264 BC), Londres-New York, 1995, p.77-79. [Retour au texte]

[8] Voir A. Momigliano, An Interim Report on the Origins of Rome, dans JRS, 53, 1963, p. 95-121 (p.113-114 pour le point qui nous concerne) = Terzo contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, Rome, 1966, II, p.545-598 (p. 583-584). [Retour au texte]

[9] Voir Aspetti dell'opera di Georges Dumézil, dans Opus, 2, 1983, p.325-421, avec A. Momigliano, Premesse per una discussione su Georges Dumézil, p.329-342, J. Scheid, G. Dumézil et la méthode expérimentale, p.343-354, E. Campanile, Georges Dumézil indoeuropeista, p.355-363, C. Grottanelli, Temi Dumeziliani fuori dal mondo indoeuropeo, p.365-389, C. Ampolo, Servio Tullio e Dumézil, (osservazioni su Dumézil e le tradizioni e i documenti della storia romana del VII-VI secolo a.C.), p.391-400, R. Di Donato, Di Apollon sonore e di alcuni suoi antenati : Georges Dumézil e l'epica greca arcaica, p.401-412 ; également A. Momigliano, Georges Dumézil and the Trifunctional Approach to Roman Civilization, dans History and Theory, 23, 1984, p.312-330 = Ottavo contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, Rome, 1987, p.135-159. [Retour au texte]

[10] A. Alföldi, Die Struktur des voretruskischen Römerstaates, Heidelberg, 1974, en part. p.105-180. [Retour au texte]

[11] C. Grottanelli, Servio Tullio, Fortuna e l'Oriente, dans DArch, 3, 5, 1987, p.71-110. Cette proposition nous semble susciter de graves difficultés. Si on la suit, il faut admettre que l'influence orientale, assurée dans l'Italie de cette époque (exemple de Pyrgi, référence à la « dame à la fenêtre » dans la tradition romaine sur Servius Tullius), se traduise par l'adoption de mythes, et non simplement de données cultuelles (comme pour cette « dame à la fenêtre ») ou rituelles (comme cela peut être le cas pour le motif de la hiérogamie), ce dont on n'a aucune preuve, ni même aucun indice vraiment probant. L'existence même d'un mythe oriental originel sous-jacent peut être mise en doute : outre le type de lecture particulier que cela implique pour l'épisode biblique, qui n'est pas nécessairement admissible, il faudrait admettre que le mythe primitif ne soit plus perceptible que par cette unique histoire, où on doit supposer qu'il ait subi un retournement complet (au départ le roi est renversé par la Fortune dans son char, ce qu'on a dans le cas de Servius, mais dans le parallèle biblique allégué, le personnage féminin, qui prolongerait la déesse supposée première, est au contraire victime du roi monté sur son char ; F. Coarelli, Il Foro Boario, Rome, 1988, qui suit pourtant les vues de C. Grottanelli, a bien noté, p.321, cette inversion). Plus généralement la tentative de reconnaître dans la geste du roi Servius Tullius une mythologie historicisée de matrice orientale à laquelle s'attache cet article ne nous paraît pas susceptible de rendre compte de l'essentiel de la tradition qui s'est développée autour de ce roi, avec notamment le thème de la naissance à partir d'un principe masculin sorti du feu, qui est du ressort de la typologie du « premier roi », telle qu'elle est connue dans le Latium (voir en part. G. Capdeville, Servius Tullius et le mythe du premier roi, dans Mythe et politique, Liège, 1989 (Paris, 1990), p.45-74, Volcanus, recherches comparatistes sur les origines du culte de Vulcain, Rome, 1995, p.7-39, et déjà notre article En deça de l'épopée, un thème légendaire indo-européen : caractère trifonctionnel et liaison avec le feu dans la geste des rois iraniens et latins, dans L'épopée gréco-latine et ses prolongements européens, Calliope II, sous la direction de R. Chevallier, Caesarodunum, 16 bis, 1981, p.7-31). Outre cette naissance, le contenu même de la tradition sur le règne de Servius témoigne d'un alignement sur celui du premier roi de Rome, son fondateur Romulus (tous deux donnent une organisation à la cité, avec le cadre des tribus ancienne et nouvelle manière, Servius donne à la ville un nouveau pomerium après celui qu'avait tracé le conditor, comme Romulus il célèbre trois triomphes, comme lui il ouvre un lieu d'asile) qui est susceptible de remonter à l'époque même du personnage, voulant ainsi se poser en émule du fondateur de la cité (selon les vues suggestives de S. Mazzarino, Il pensiero storico classico, Bari, 1966, I, p.197-199, F. Coarelli, Il Foro Romano, I, Rome, 1983, p.198-199, G. Capdeville, Servius Tullius, p.69-74). Par ailleurs les aspects orientaux de la Fortune de Servius Tullius, sensibles effectivement dans la référence à la « dame à fenêtre » (ainsi à juste titre F. Coarelli, Il Foro Boario, p.319-323), ne sont pas exclusifs d'autres traits qui ne peuvent s'expliquer que par des données romaines, le cas échéant d'ascendance indo-européenne (ainsi l'homologie relevée par J. Champeaux entre le rite, lors des Matralia, des matrones donnant leurs soins aux enfants de leurs sœurs et non aux leurs propres et la protection assurée par Tanaquil au fils d'Ocresia alors qu'elle a un fils à elle, Tarquin le Superbe ; voir J. Champeaux, Fortuna, le culte de la Fortune à Rome et dans le monde romain, I, Rome, 1982, p.315, avec renvoi aux analyses proposées par G. Dumézil pour le rite romain). [Retour au texte]

[12] Voir La fondation de Rome, p.261. [Retour au texte]

[13] Là encore il nous paraît inutile d'encombrer notre propos par le débat concernant les Indo-européens, la critique ou la défense du modèle génétique traditionnel. Pour l'historien de Rome (comme pour le linguiste qui étudie les faits latins), seul importe le résultat - ce que la comparaison indo-européenne est susceptible de lui apporter pour une meilleure compréhension de son objet. [Retour au texte]

[14] M. Eliade, Traité d'histoire des religions, Paris, 1970. C'est par exemple à ce type de comparatisme universel que se réfère M. Pallottino, Origini e storia primitiva di Roma, Milan, 1993, p.17-18, avec refus explicite du comparatisme indo-européen de G. Dumézil. [Retour au texte]

[15] G. Binder, Die Aussetzung des Königskindes Kyros und Romulus, Meisenheim, 1964. [Retour au texte]

[16] Cette manière de poser le problème est particulièrement nette chez A Grandazzi, qui conçoit l'apport indo-européen comme un « éternel », qu'il met en balance avec le « temporel », c'est-à-dire l'« historique » (La fondation de Rome, p.58-59). [Retour au texte]

[17] J. Scheid, G. Dumézil et la méthode expérimentale, dans Aspetti dell'opera di Georges Dumézil, = Opus, 2, 1983, p.343-354. [Retour au texte]

[18] Un bon exemple est formé par la mythologie germanique, où G. Dumézil estime que s'est produit un effacement de la souveraineté devant la fonction guerrière fonction, propre à ce secteur : le schéma trifonctionnel n'est donc pas un invariant figé (et corrélativement le cas germanique ne peut être invoqué pour remettre en cause l'ensemble du sytème). [Retour au texte]

[19] Voir Premesse, p.339. Le seul point évoqué, mais sans une véritable analyse (qu'on trouvera en revanche dans Georges Dumézil, p.150), qui figure, à la p.340 (« L'antitesi Scevola-Coclite, se è valida (e io ne dubito) »), sort de notre propos ; inversement, on peut relever l'allusion (même page), pour la rejeter, à la conception de Quirinus chez G. Dumézil, qui nous intéresse pour la question d'Ancus Marcius et constitue effectivement un point d'achoppement de la vision de ce savant - sur lequel nous reviendrons. [Retour au texte]

[20] Voir Premesse, p.337. Sur la présentation et la discussion de certains points qui nous concernent (conception d'Ancus Marcius, sens de la distinction Romulus/Tullus Hostilius, interprétation de la guerre sabine, interprétation de la légende des Horaces et des Curiaces), voir plus loin. [Retour au texte]

[21] Voir Premesse, p.339 : « il contributo di Dumézil alla comprensione della storia romana rimane scarso. Lo storico romano ha quattro o cinque fatti volgari da spiegare nella evoluzione costituzionale di Roma : il sorgere del dualismo patriziato-plebe ; la relazione tra questo dualismo e il dualismo tra patroni e clienti ; la struttura gerarchica dell'ordinamento centuriato ; la organizzazione federale romana con il suo peculiare sistema di alleanze militari, di colonie e di municipi, di cittadinanza con e senza suffragio. Tutto questo, e altro ancora, è al di fuori di ogni tripartizione ». Le jugement de A. Momigliano est parfaitement fondé pour les questions qu'il évoque - mais qui ne sont pas celle que le comparatisme indo-européen prétend appréhender. Voir pour une discussion plus approfondie J. Poucet, Georges Dumézil et l'histoire des origines, p.83-84. [Retour au texte]

[22] Voir C. Ampolo, Servio Tullio e Dumézil, à propos de G. Dumézil, Servius et la Fortune, Paris, 1943. [Retour au texte]

[23] Voir L. Gerschel, Structures augurales et tripartition fonctionnelle dans la pensée de l'ancienne Rome, dans Journal de Psychologie, 45, 1952, p.47-77 ; nous renvoyons à cet article pour les occurrences parallèles de la série homme/ cheval/ bovin. [Retour au texte]

[24] Voir G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, 2ème éd., Paris, 1985, p.105-114. [Retour au texte]

[25] A. Momigliano, Georges Dumézil, p.150-151, reproche au parallèle institué entre le récit romain et le mythe scandinave d'offrir pour Rome un mariage par rapt là où la Scandinavie n'offre rien de tel : mais c'est méconnaître le sens du comparatisme dumézilien, qui estime travailler sur des structures globales, lesquelles peuvent présenter des détails différents, mais occupant la même place dans le système d'ensemble. Rome a pu, dans l'optique de G. Dumézil, introduire le motif de l'enlèvement des jeunes filles par des nouveaux-venus, qui, comme le relève A. Grandazzi, est un thème répandu dans le monde entier. Mais voir aussi sur ce point plus loin n.74. De même le reproche adressé, p.149-150, à la légende des Horaces et des Curiaces de ne pas être trifonctionnelle - la triplicité des adversaires étant d'ordre intensif et n'étant en rien liée au système des fonctions. Mais G. Dumézil a toujours fait du schème sous-jacent un mythe purement guerrier, qui se meut à l'intérieur d'une seule fonction - en l'occurrence la deuxième - et n'a pas à faire intervenir les autres, et donc le système trifontionnel en tant que tel (même si Trita dans le mythe indien est lié à la troisième fonction ; mais le caractère de « troisième » de l'Horace survivant à Rome n'a rien de fonctionnel). Voir surtout Heur et malheur du guerrier, Paris, 1963, p.19-33, 2ème édition, 1985, p.25-43. [Retour au texte]

[26] Voir The Beginnings of Rome, p.78. De même la vision proposée par J. Heurgon pour les figures de Numa et de Tullus, si elle diffère totalement des vues de G. Dumézil quant au mode de formation de la légende, n'en repose pas moins sur une analyse comparable des caractères de ces deux rois - religieux dans le premier cas, militaire (J. Heurgon dit « épique ») dans le second. Voir Rome et la Méditerranée occidentale, p.233-235. [Retour au texte]

[27] Voir A. Momigliano, Georges Dumézil, p.149 ; l'auteur refuse de voir dans les deux personnages des anciens dieux, homologues romains de Varuna et Mitra, et voit une distorsion entre le cas de Romulus, personnage purement mythique (selon l'hypothèse qui voit dans le nom Romulus un ethnique de Rome), mais une base humaine réelle derrière le personnage de Numa. Mais ces remarques sont sans importance par rapport au mode de constitution d'une histoire à base mythique, qui a pu se fonder sur des éléments divers, pour lesquels la distinction hommes/dieux n'est pas pertinente. [Retour au texte]

[28] Autre point de désaccord, mais de moindre importance, concernant la distinction entre Romulus et Tullus Hostilius : A. Momigliano note à juste titre que tous deux sont des rois guerriers, alors que l'analyse fonctionnelle les situe le premier dans la première fonction, le second dans la deuxième. Mais on ne peut négliger les affinités entre l'aspect « varunien » de la souveraineté et la fonction guerrière, entre l'aspect « mitrien » et la troisième ; nous verrons au reste que la légende de Romulus et celle de Tullus présentent des affinités comparatistes précises, justement vis-à-vis de la guerre (thème trifonctionnel des trois guerres et des trois triomphes du roi). [Retour au texte]

[29] Voir Les origines de Rome, p.41 ; ce savant se réfère à deux comptes rendus de D. Porte et J.-C. Richard parus dans REL, 64, 1986, respectivement p.320 (J. Scheid, Religion et piété à Rome, Paris, 1985) et p.296-297 (J. Poucet, Les origines de Rome). [Retour au texte]

[30] Nous pouvons citer le résumé que G. Dumézil donnait de ses vues sur ce roi dans Mythe et épopée, I, Paris, 1968, p.280-281 : « Quant au quatrième roi, Ancus, tout ce qui, en dehors même de ses aspects 'commerciaux'  et 'plébéiens', constitue le récit de son règne, à savoir l'arrivée du richissime Tarquin à qui ses richesses, mises au service de Rome et du roi, donnent la vedette ; l'aventure de la courtisane Larentia à qui Hercule, après le plaisir qu'elle lui a donné, procure un richissime mari, dont elle lègue en mourant la fortune au peuple romain ; la fondation enfin du culte de la 'Vénus chauve' en remerciement d'une épidémie qui privait les dames romaines du charme important qu'est la chevelure : toutes ces légendes, quelles qu'en soient les origines, sûrement diverses, n'ont en facteur commun que de relever toutes - richesse et générosité, séduction et volupté, santé - de la 'troisième fonction' ». [Retour au texte]

[31] Voir compte-rendu cité à n.29 ; en revanche ce qu'écrit D. Porte, l.c., « Les Romains présentaient Ancus comme un guerrier » n'est qu'en partie vrai ; le début du règne d'Ancus, tel que le raconte Tite-Live, en fait un roi pacifique, qui voudrait que son règne se passe dans la paix, à l'instar de celui de Numa. [Retour au texte]

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003

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