FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003
À PROPOS
DE TITE-LIVE, I :
L'APPORT DE LA
COMPARAISON INDO-EUROPÉENNE ET SES LIMITES [II]
par
Dominique Briquel
Professeur à l'Université de Paris-IV (Sorbonne)
Professeur à l'Université de Paris-IV (Sorbonne), Dominique Briquel compte aujourd'hui, dans le domaine des « survivances indo-européennes », parmi les explorateurs privilégiés de la geste des rois de Rome. S'il reste fidèle aux thèses centrales de Georges Dumézil, il prend très heureusement sur plusieurs points les distances critiques qui s'imposent.
En 1998, Dominique Briquel avait présenté dans la Revue d'Études Latines de Paris (t. 76, 1998, p.41-70) une synthèse de ses recherches passées et de ses travaux en cours. On y trouvait règne par règne un tableau, rapide mais précis, de ce qui, dans la tradition de Tite-Live, était susceptible d'être analysé dans une optique comparative indo-européenne.
Avec l'autorisation de la REL, D. Briquel nous a permis de reprendre ici son étude, ce dont nous le remercions. Elle sera incessamment suivie par un inédit, du même D. Briquel, consacré à Tullus Hostilius. Ces contributions s'ajoutent à un groupe de cinq articles dont nous sommes l'auteur et qui ont été publiés dans les FEC 3 (2002) sous le titre général de « Autour de Georges Dumézil et des premiers siècles de Rome ».
[Note de l'éditeur - avril 2003]
Ces deux raisons - d'une part insuffisance de discussion, et déjà d'information, sur l'étendue exacte de ce qu'une analyse de type comparatiste s'estime en mesure de proposer pour l'interprétation du récit traditionnel sur les règnes des sept rois de Rome, d'autre part, insuffisance notoire de certaines propositions duméziliennes - nous paraissent rendre utile la présentation d'une sorte de bilan de la question. Nous le ferons avec nos positions propres, qui sont favorables à cette méthode. Celles-ci peuvent être discutées, contestées. Mais au moins convient-il de partir de l'ensemble du dossier, et aussi de ne plus se limiter aujourd'hui, dix ans après la disparition de G. Dumézil, à ce qu'il avait lui-même pu penser ou écrire sur le sujet. Beaucoup de propositions ont été avancées par d'autres chercheurs, depuis ou parallèlement à lui. Par ailleurs la polarisation de la discussion sur la figure de Dumézil et l'immense personnalité qui fut la sienne, nous semble s'être parfois faite au détriment de l'attention portée à la méthode en elle-même, et aboutir dans certains cas à une problématique où il ne s'agit plus de prendre en considération les résultats d'une herméneutique particulière, mais la personne de celui qui l'a créée et le premier mise en œuvre [32].
Or les résultats de cette analyse comparatiste - ou du moins les hypothèses qu'elle est aujourd'hui en mesure d'avancer - vont sensiblement au-delà de la présentation schématique qui en est habituellement donnée (en gros le cadre général des règnes des quatre premiers rois de Rome comme se modelant sur les trois fonctions indo-européennes) ; elle envisage également une série de points d'application en ce qui concerne la période des rois étrusques et elle mêle à des schémas explicatifs globaux des analyses plus détaillées, sur tel ou tel point particulier sur lequel elle pense retrouver des parallèles dans d'autres secteurs du monde indo-européen. Nous voudrions présenter un tableau, qui ne peut être que rapide et sommaire, règne après règne, de ce qui nous semble pouvoir être analysé d'une manière comparatiste à propos de la geste des différents rois, avant d'essayer d'en dégager quelques conclusions. Nous nous en tiendrons volontairement au cadre de l'« idéologie trifonctionnelle », en laissant de côté d'autres hypothèses de reconstruction d'archétypes indo-européens, qui ne sont pas strictement du domaine des trois fonctions, et qui ont été proposées par plusieurs continuateurs de G. Dumézil [33].
L'analyse de G. Dumézil a, on le sait, consisté avant tout à faire, globalement, de Romulus un représentant de la première fonction, sous son aspect violent et autoritaire (aspect correspondant dans le système des dieux indiens à Varuna), par opposition à Numa Pompilius, qui en représenterait l'aspect religieux et pacifique (aspect Mitra) [34]. On connaît aussi son interprétation de l'épisode central de la fondation de Rome que constitue la guerre, consécutive à l'enlèvement des Sabines, des Romains de Romulus et des Sabins de Titus Tatius, aboutissant à la paix et à la formation d'une cité réunissant les anciens adversaires : il s'agirait de la transposition historicisée d'un mythe indo-européen dont le parallèle le plus proche serait le récit scandinave sur la guerre des dieux Ases et des dieux Vanes, exposant la constitution d'un panthéon complet unissant les dieux des fonctions supérieures (Ases) à ceux de la fonction inférieure, la troisième (Vanes) [35]. Rome aurait gardé ce schéma en l'appliquant à l'histoire de sa fondation, Romulus et ses Romains y représentant la première et la deuxième fonctions, Titus Tatius et ses Sabins la troisième, selon un système de transposition auquel B. Sergent a en 1990 proposé d'ajouter de nouveaux éléments [36].
Ces analyses donnent un sens à la légende du fondateur de Rome vis-à-vis de l'ensemble de la tradition sur les règnes des rois préétrusques (cadre des trois fonctions), et au principal épisode du récit. Mais elles laissent de côté tous les autres éléments de sa geste. Or s'agissant d'une figure pour laquelle la composante légendaire est manifestement essentielle - comme le montre le récit de sa naissance, qui ne relève pas d'une perspective trifonctionnelle à proprement parler et sur lequel nous ne voulons pas nous attarder ici [37] -, on peut se demander si le principe d'analyse trifonctionnelle n'a pas joué ailleurs. G. Dumézil lui-même l'avait envisagé, de différentes manières, dont la dernière - qui ne nous paraît pas vraiment satisfaisante - avait été de distinguer dans la carrière du conditor trois moments, celui des enfances où, berger, il fait couple avec Rémus, puis celui des guerres, à partir de la mise à mort de Rémus et jusqu'à la fusion avec les Sabins de Titus Tatius, enfin celui de son règne, qui connaît une évolution vers la tyrannie, aboutissant ainsi à une articulation de tout le récit allant de la troisième à la première fonction en passant par la deuxième [38].
Nous avons nous-même repris, sur d'autres bases, ce type d'analyse, et il nous a paru possible de trouver dans la geste de Romulus toute une série d'épisodes s'articulant selon le schéma des trois fonctions. Ainsi la fondation de Rome, par-delà la péripétie centrale que constitue la guerre des Romains et des Sabins, paraît refléter un schéma général semblable à celui que F. Vian avait reconnu dans la tradition grecque sur les origines de Thèbes : un épisode religieux (à Rome la prise d'auspices) est suivi d'un épisode de lutte sanglante (à Rome le fratricide) puis d'un stade qualifiable de « troisième fonction » (à Rome le peuplement de la cité par le double moyen de l'Asylum et de l'enlèvement des Sabines) [39]. Surtout la carrière du héros, telle que la présente le récit traditionnel, met en jeu plusieurs articulations où on peut estimer retrouver les trois fonctions. Dans le début de la vie de Romulus, les dieux manifestent leur protection par l'intervention de trois animaux qui forment une série trifonctionnelle - la louve et un (ou des) oiseau(x) ominaux lors de la scène d'allaitement miraculeux, la truie aux trente gorets ensuite. Romulus est mis en présence de trois arbres, eux aussi symboliques des trois fonctions (le figuier Ruminal, le cornouiller du Palatin, le chêne de Jupiter Férétrien). Le récit des enfances se laisse répartir en trois épisodes où les rapports entre les deux jumeaux sont différenciés, et qui vont de la scène de l'allaitement initial, où les deux frères sont sur le même plan, à celle de la rentrée dans Albe de Romulus, les armes à la main, pour y rétablir Numitor comme roi, alors que son frère a été capturé, en passant par celle de la lutte contre les bandits, dans laquelle au contraire Rémus a la première place, à la tête de sa troupe de bergers. Enfin la partie initiale de la geste du conditor est marquée par trois combats de Romulus, celui à Albe, à la tête des bergers, contre Amulius, celui, lors de la fondation de Rome, contre Rémus, celui enfin, déjà en tant que roi, contre le roi des Caeniniens Acron [40]. Tous ces schémas peuvent s'expliquer en fonction d'une base trifonctionnelle : mais, comme nous le verrons d'autres fois, ce n'est plus nécessairement cet aspect qui est au premier plan . Il faut parfois - par exemple pour l'articulation du récit des enfances ou pour les trois combats successifs - y voir surtout un schème narratif, un cadre ternaire qui scande le récit.
De la même manière, le règne de Romulus, à partir du moment charnière que constitue son triomphe sur Acron et le dépôt des premières dépouilles opimes de l'histoire de Rome, apparaît sous-tendu par une vaste articulation trifonctionnelle, fondée sur les guerres menées par le roi et les trois triomphes que lui accorde la tradition (en dehors de Tite-Live qui situe l'institution des triomphes seulement sous le règne de Tarquin l'Ancien). Romulus remporte un triomphe de première fonction contre Acron (dépouilles opimes remises à Jupiter), puis un de deuxième contre Cameria (en une guerre sans autre connotation que militaire) et un de troisième contre les Etrusques de Véies (avec une nette insistance sur l'aspect économique de la guerre). Ce schéma semble se superposer à celui, parmi les plus classiques du monde indo-européen, faisant se succéder trois fautes du guerrier (ou du roi), selon une orientation fonctionnelle descendante, aboutissant à la fin à la mort violente du personnage : après son premier triomphe, il joue un rôle ambigu lors du meurtre de son collègue à la tête de l'Etat, Titus Tatius, puis mène une guerre d'agression, contrairement à la doctrine romaine du bellum justum, contre Fidènes, enfin se comporte tyranniquement dans la répartition des prises de la guerre contre Véies [41]. Au terme de cette série descendante, il ne reste plus à Romulus - comme Héraclès ou Starcatherus, ou encore le premier roi iranien Yima dans des récits comparables - qu'à disparaître [42].
Ainsi ces séries, nombreuses et superposées, montrent que l'« idéologie trifonctionnelle » n'a pas seulement joué dans l'épisode de la guerre contre les Sabins : la geste tout entière de Romulus semble construite selon des séquences articulées selon les trois fonctions. Il semble qu'on puisse de ce fait interpréter le récit sur le premier roi de Rome à la lumière de ce qu'on rencontre pour d'autres figures de « premiers rois », l'Iranien Yima mais aussi dans une certaine mesure les Grecs Minos ou Thésée, qui présentent au moins des traces d'articulations analogues. Ces schèmes trifonctionnels le poseraient dans une optique non plus strictement de première fonction - comme l'envisageait Dumézil - mais trifonctionnelle, comme il est d'ailleurs normal non seulement pour un roi dans une optique indo-européenne, mais encore plus pour le roi initial, celui qui fonde la société dans son ensemble, donc à travers ses trois aspects fonctionnels [43]. Ce qui n'est d'ailleurs pas incompatible avec le rapprochement avec Varuna : il semble que Varuna ait été pensé comme antérieur aux dieux proprement fonctionnels, et en quelque sorte les englobant tous [44].
L'analyse du règne de Numa, qui n'offre pas de péripéties particulières, selon des données de comparaison indo-européenne paraît relativement simple : comme l'a souligné G. Dumézil, il représente la face religieuse, pacifique de la souveraineté (aspect Mitra), faisant ainsi contraste avec Romulus [45].
Tullus aussi se laisse définir d'une manière simple au niveau de sa légende [46] : il est le roi guerrier, ce qui ne paraît pas pouvoir être mis en doute. Mais, ce qui n'était pas le cas pour Numa, G. Dumézil a pu appliquer dans son cas l'analyse comparatiste non seulement à la définition d'ensemble du règne, mais également à plusieurs épisodes, qui se laissent assez bien rapporter à des modèles légendaires relevant de la fonction guerrière, dont on retrouve la trace ailleurs dans le domaine indo-européen [47]. Deux épisodes liés à la guerre contre Albe, aboutissant à la destruction finale de la vieille métropole - événement dont A. Grandazzi a bien rappelé qu'il ne peut pas être, sous cette forme, historique, Albe n'ayant jamais existé en tant que cité [48] -, peuvent être mis en parallèle notamment avec deux mythes concernant le dieu guerrier Indra. Le combat des Horaces contre les Curiaces, où le troisième Horace vainc seul ses trois adversaires, serait l'homologue romain du combat victorieux d'Indra, aidé de Trita, contre le Tricéphale, ou plus généralement de celui d'un héros « troisième » contre un monstre triple, selon un schéma légendaire qui semble refléter d'antiques rites d'initiation guerrière. Un autre mythe d'Indra fournirait un pendant à l'histoire de Tullus Hostilius et de l'Albain Mettius Fufetius : celui de sa lutte contre Namuci, où, de la même manière, à une paix ambiguë et entachée de ruse et de traîtrise réciproques fait suite un châtiment exceptionnel de l'adversaire.
Cette fois, à la différence du règne de Numa, le récit annalistique offre un récit circonstancié, avec des guerres : celles-ci nous ont paru pouvoir s'ordonner, comme celles de Romulus, selon un cadre ternaire, et trifonctionnel. De nouveau ce roi remporte trois triomphes, à la suite de trois guerres victorieuses, la première contre Albe - où est en jeu la souveraineté sur le Latium -, la deuxième contre les Etrusques - en une lutte pour laquelle seule des traits guerriers sont notés -, la troisième contre les Sabins - cette fois à propos d'une querelle de marchands, et avec une conclusion privilégiant les aspects économiques. Une fois de plus le cadre trifonctionnel - selon ce schéma des trois victoires - aurait servi à ordonner la geste du roi - avant sa disparition, au terme de la dernière guerre [49].
Nous avons rappelé la difficulté majeure que semblait constituer le cas d'Ancus Marcius vis-à-vis d'une analyse faisant intervenir les trois fonctions. Les aspects relevant de la troisième fonction, indéniables et auxquels D. Dubuisson avait encore ajouté une base comparative solide concernant l'institution du culte de la Vénus chauve [50], ne suffisent cependant pas à en faire un monarque de troisième fonction : il est cela, mais aussi bien autre chose, et notamment un guerrier. Cependant nous pensons qu'il est possible d'envisager une solution en prenant en considération le récit de ce règne dans son ensemble, tel que Tite-Live en particulier le présente, et non seulement des éléments isolés - comme G. Dumézil l'avait fait [51]. L'historien distingue en effet des moments successifs dans la carrière de ce roi. Au début, il a voulu imiter Numa, s'occuper de religion et faire régner la paix ; mais ensuite, en butte aux attaques des ennemis de la cité, il a dû se faire l'émule de ses prédécesseurs guerriers que furent Romulus et Tullus, et mener des guerres ; enfin, une fois la paix revenue, il a pu se consacrer à des travaux et à une œuvre économique - sans que cette fois l'histoire précédente lui offre de référent [52]. En termes fonctionnels, il passe successivement par les trois stades, apparaît comme un personnage rassemblant dans sa carrière les trois niveaux d'analyse. Autrement dit, cette superposition des trois fonctions que relevait, à juste titre, J.-C. Richard [53], n'est pas un mélange indistinct, mais une combinaison voulue, et soigneusement ordonnée. Derrière cette conception, finalement trifonctionnelle et non limitée à la troisième fonction dans son sens habituel (économique par exemple), il nous a semblé qu'il fallait faire intervenir l'évolution particulière qu'avait subie à Rome le représentant canonique de la troisième fonction au sein de la triade précapitoline, ce Quirinus que D. Porte a justement défini comme « dieu des citoyens » [54], en une définition qui n'est d'ailleurs pas si différente de celles qu'avait avancées Dumézil lui-même dans ses derniers ouvrages [55]. À l'image des citoyens, dont il est le dieu tutélaire et donc le modèle, il a dû être pensé comme faisant en son être la synthèse des trois fonctions - étendant ainsi à l'ensemble du corps civique une définition d'« homme complet », achevé sur les trois plans fonctionnels, qui, dans d'autres secteurs du monde indo-européen était l'apanage du roi [56]. Autrement dit, selon une formule de A. Momigliano, les Romains vivaient « in a city where the peasants were soldiers, and the soldiers filled the priesthoods », et n'ont jamais connu de division en classes fonctionnelles [57]. Mais loin de ruiner la théorie trifonctionnelle, cette constatation se concilie parfaitement avec elle à partir du moment où on s'avise de ce que cette situation a été elle-même pensée selon le schéma intellectuel des trois fonctions.
Dans la perspective dumézilienne classique, l'idéologie indo-européenne ne se retrouve, comme cadre explicatif général, que pour les règnes des quatre premiers rois de l'Urbs - de la même manière que les Scandinaves d'Upland ou les Grecs d'Orchomène ont appliqué le schéma trifonctionnel à leurs premiers rois [58]. Mais cela n'implique pas que cette « idéologie » n'ait pas joué pour des épisodes ultérieurs, et donc pour les règnes des rois suivants, les deux Tarquins et Servius Tullius. Or, là encore, les études de G. Dumézil et d'autres ont amené à envisager de retrouver un nombre de schémas trifonctionnels qui est loin d'être négligeable [59].
Certains il est vrai n'apparaissent pas dans la narration annalistique, où ils auraient été insérés comme des éléments successifs du récit, ainsi que nous l'avons vu pour les séquences trifonctionnelles que nous avons examinées pour les rois précédents. Ils relèvent d'un autre type d'occurrence : des « histoires parallèles » racontées à propos de ces souverains - sans qu'elles s'insèrent dans une chronologie clairement définie, ni même concernent tel roi plutôt que tel autre. Celles-ci, au nombre de trois, offrent des épisodes de structure et de sens analogues, illustrant chacun un des niveaux fonctionnels. L. Gerschel, nous l'avons rappelé, avait relevé dès 1952 un groupement de trois anecdotes de ce genre, relatives aux règnes de Servius Tullius et Tarquin le Superbe : trois signes annonçaient la grandeur future de Rome, s'ordonnant selon une séquence homme/ cheval/ bovin qui se retrouve ailleurs, en laison avec les trois fonctions, dans le domaine indo-européen [60].
On peut en envisager un autre, faisant intervenir des épisodes attribués aux deux Tarquins, d'une manière d'ailleurs variable [61] : un roi Tarquin se serait par trois fois opposé à la volonté des dieux, sans les empêcher - fort heureusement pour Rome - d'imposer leur désir, aboutissant finalement à un résultat heureux pour l'Urbs. Cela se serait produit une fois lors de la tentative, avortée, d'exauguration de Terminus et Juventas, pour faire place nette pour la construction du temple du Capitole, une autre fois lors de l'épisode d'Attus Navius, qui justifie la place de l'art augural à Rome, incident survenu à propos d'une affaire militaire (création de nouvelles centuries de cavaliers), une dernière fois, dans le cadre, économique, d'une proposition d'achat, lors de l'acquisition des livres sibyllins par un souverain d'abord réticent devant les exigences, apparemment insensées, d'une vieille femme inconnue. Là encore, les Romains, pour rapporter des innovations religieuses qu'on attribuait à l'époque des rois étrusques, semblent avoir bâti une série d'histoires parallèles, formant une séquence trifonctionnelle [62]. Il ne s'agit plus ici, ou du moins très partiellement, d'histoires héritées, en ce sens qu'on pourrait leur retrouver une lointaine ascendance indo-européenne comme c'est le cas pour les récits relatifs à la guerre albaine de Tullus Hostilius [63]. On se trouve - comme nous l'avons déjà relevé pour certaines séquences trifonctionnelles repérables dans la geste de Romulus - d'une création d'époque romaine, où l'aspect fonctionnel ne sert que de base de départ, donc plus comme une sorte de principe de narration que comme une véritable conception idéologique, exprimant une vision totale et consciente du monde.
Néanmoins, ces histoires qu'on pourrait dire annexes, et non toujours parfaitement intégrées dans le récit traditionnel, ne sont pas les seules traces de la présence de l'idéologie trifonctionnelle envisageables pour les règnes des trois derniers rois. Servius Tullius il est vrai ne laisse, semble-t-il, pas de prise à ce type d'analyse. Sa légende s'est apparemment modelée sur le modèle du « premier roi », et peut-être, comme on a pu le penser, par un alignement volontaire, entrepris déjà du vivant de celui qui fut selon toute probabilité un usurpateur, ayant mis fin pour un temps à la domination de la famille des Tarquins. On n'y a pas jusqu'à présent repéré d'articulation trifonctionnelle [64]. Mais l'examen est moins négatif pour les deux Tarquins, et on retrouve, dans leur cas, un agencement du récit qui se laisse analyser selon une sériation fonctionnelle :
- Comme Romulus, Tullus Hostilius et Servius Tullius, Tarquin l'Ancien est crédité - au moins chez Denys d'Halicarnasse et dans la forme de tradition représentée par les Actes triomphaux -, de trois triomphes, concluant autant de guerres victorieuses : contre les Latins, les Sabins, les Etrusques. C'est d'ailleurs là l'essentiel de ce que l'historien grec rapporte à son sujet. Or il semble que, dans son cas comme dans celui du conditor et de Tullus, cette articulation de sa carrière militaire repose sur une séquence orientée fonctionnellement. Dans le récit embrouillé et enchevêtré que nous a transmis Denys, la guerre contre les Latins ne met en avant que des aspects économiques - avec une insistance exclusive sur le butin et les esclaves capturés, sur les colons installés, sur les dédommagements accordés aux Romains. Celle contre les Sabins est marquée, comme dans la présentation parallèle de Tite-Live, par l'utilisation d'un stratagème consistant à lancer du bois enflammé dans la rivière : cet épisode étrange, qui, comme l'a relevé R.M. Ogilvie [65], est sûrement à mettre en relation avec le fait que, chez Tite-Live, les armes prises à l'ennemi sont offertes, par crémation, à Vulcain, s'explique dans une perspective comparatiste par référence au thème du « feu dans l'eau », ici lié à Vulcain. Nous aurions une guerre de deuxième fonction, en accord avec le caractère différentiel de deuxième fonction attribuable au dieu Vulcain au sein des divinités romaines du feu. La dernière guerre, celle contre les Etrusques, a en revanche un aspect de première fonction : elle s'achève par la remise solennelle à Tarquin du sceptre et des autres insignes de souveraineté étrusques. Cette fois encore, les trois conflits où le roi est engagé se laissent ordonner selon les trois fonctions, dans un sens ascendant cette fois, allant de la troisième à la première [66].
- La carrière de Tarquin le Superbe paraît encore plus susceptible de recevoir, globalement, une analyse selon le cadre des trois fonctions. Comme nous l'avons rappelé, G. Dumézil, dans une étude publiée en 1985, a appliqué au récit du règne de ce roi le schème si fréquent dans le monde indo-européen des « trois péchés du guerrier » [67]. Rome aurait donc raconté le règne tyrannique du dernier de ses rois en en faisant un « pécheur » selon un modèle traditionnel, qui aurait commis trois fautes s'ordonnant selon les trois fonctions, en un sens descendant, avant de se terminer, sinon par sa mort - ce qui aurait été contraire à la vérité historique -, du moins par son expulsion. Selon un processus associant de manière variable mais structurée le tyran à ses fils, la mise à mort frauduleuse de Turnus Herdonius lors de la rencontre des chefs latins aurait fourni la faute de première fonction, la capture par une ruse déloyale de Gabies, celle de deuxième, le viol de Lucrèce enfin celle de troisième. La fin de la royauté aurait donc été narrée selon une vieille thématique qui mettait en scène la déchéance progressive et la fin d'un héros.
Ainsi, même si les rois Tarquins, tels que les présente le récit traditionnel, ne sont pas des figures fonctionnelles au sens où peuvent l'être, dans une optique dumézilienne, les quatre rois de la période précédente, dont la série des règnes formerait une structure articulée selon les trois fonctions, ce qui est raconté d'eux serait aussi tributaire de ce type de cadre : l'agencement de leur geste, dans des traits importants - récit des guerres, qui représentent le plus clair de l'activité de ce roi, pour le premier Tarquin, récit de l'ensemble du règne après la prise de pouvoir pour le second -, semble pouvoir être analysé selon le principe des trois fonctions [68].
Qui plus est, l'articulation globale de l'histoire de la dynastie des Tarquins fait aussi intervenir, apparemment, une structure trifonctionnelle. J. J. Orgogozo avait repéré, dans un article paru en 1949, une séquence ternaire fondée sur l'occurrence successive de trois symboles de la royauté, auxquels on peut donner un sens fonctionnel - le sceptre, signe de souveraineté, le char, véhicule de combat, le bélier, symbole de prospérité - dans l'histoire des Atrides : Pélops reçoit le sceptre de Zeus que lui remet Hermès en gage de son pouvoir, il s'empare par la violence du trône d'Oenomaos, dans une course de chars où le vieux roi périt, lui-même étant monté sur le char de sa fille Hippodamie, il reçoit du dieu Hermès le don perfide du bélier à la toison d'or, qui va semer la discorde dans la famille en opposant ses fils entre eux [69]. On peut envisager de retrouver dans l'histoire de cette famille maudite qu'est pour Rome celle des Tarquins une séquence comparable : au moment initial - et positif - de la remise du sceptre et des autres insignes de souveraineté par les Etrusques au premier Tarquin fait suite la prise de pouvoir, par la violence et le crime, de son fils, en une scène où un char joue aussi un rôle central - celui que l'ambitieuse fille de Servius, Tullia, femme du Superbe, fait passer sur le corps de son père -, avant que la chute de la dynastie, et du fait d'un parent, Brutus soit anoncée - dans la version que présente Accius - par un prodige où le bélier apparaît comme signe de discorde au sein même de la famille. Dans cette séquence, clairement modelée sur les récits concernant les Atrides [70], on retrouverait donc la même scansion selon trois symboles royaux, orientés selon les trois fonctions - même si ceux-ci servent assurément plus à marquer des temps essentiels de l'histoire de la famille qu'à leur conférer une signification fonctionnelle [71]. Mais par là on retrouverait au moins une certaine trace de la vieille idéologie trifonctionnelle, comme élément d'articulation du récit, selon le modèle fourni par la tradition hellénique, non seulement au niveau du récit des règnes des deux rois Tarquins, mais aussi à celui de l'histoire globale de la dynastie - avec cette déchéance progressive, analogue à celle ayant affecté les Atrides, du règne positif du premier Tarquin à la tyrannie criminelle du second, se terminant par la fin du regnum [72].
Notes
[32] Voir les travaux cités à n.2. [Retour au texte]
[33] Nous pouvons ainsi évoquer la proposition de C. Sterckx, Sept rois de Rome, dans Latomus, 51, 1992, p.52-72, de poursuivre l'analyse des quatre rois de la période étrusque par celles des trois rois de la période étrusque, Tarquin l'Ancien, Servius Tullius, Tarquin le Superbe, en adjoignant aux figures des trois fonctions celles de correspondants des trois classes d'individus extérieurs à la société qu'il propose de reconnaître pour l'Inde, la Scandinavie, l'Irlande (étrangers domiciliés/ esclaves/ étrangers ennemis) ; celle de F. Blaive, Impius bellator, Bruxelles, 1996, concernant le thème du « guerrier impie », qui reste de toutes façons marginal pour notre propos (l'auteur étudie pour Rome les cas de Flaminius, Sylla, Crassus, César, et Mézence, sur lequel on verra également Mézence le Guerrier Impie, mythologie indo-européenne et épopée romaine, dans Latomus, 49, 1990, p.81-87, De Ravana à Mézence : dégradation du mythe indo-européen du Guerrier Impie à Rome, dans Latomus, 51, 1992, p.73-78) ; celle aussi de N.J. Allen de distinguer, à côté des trois fonctions classiques, une quatrième fonction, de sens soit positif, soit négatif, qui serait répartie sur Romulus (aspect positif) et les rois étrusques (aspect négatif), la première fonction classique se limitant, dans le cas du récit sur les origines de Rome, au seul Numa (N.J. Allen, The Ideology of the Indo-Europeans, Dumézil's Theory and the Idea of a Fourth Function, dans International Journal of Moral and Social Studies, 2, 1987, p.23-39, Debating Dumézil : Recent Studies in Comparative Mythology, dans JASO, 24, 1993, p.119-131). [Retour au texte]
[34] Pour un exposé commode (et récent) de ces vues, voir Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris, 1977, p.159-166. Egalement Mythe et épopée, I, p.275-278 (exposé de 1968). [Retour au texte]
[35] Sur le fait que certains détails n'ont pas leur équivalent dans le mythe scandinave, mais se susbstituent à d'autres données qui y sont présentes, sans que cela remette en cause le parallélisme d'ensemble, voir plus haut n.25. [Retour au texte]
[36] Exposé p.ex. dans Mythe et épopée, I, p.285-299. G. Dumézil développe ensuite (p.299-303) sa thèse d'une utilisation consciente du modèle dans la littérature augustéenne, qui nous semble très contestable. Depuis, B. Sergent, L'or et la mauvaise femme, dans L'homme, 113, 30, 1990, p. 13-42, a envisagé de compléter l'analyze dumézilienne, en y faisant rentrer deux figures mineures du récit, faisant couple dans la bataille du Forum, Mettius Curtius, Sabin qui manque de périr dans le point d'eau qui portera son nom (lacus Curtius), et Hostus Hostilius, grand-père de Tullus Hostilius (dont le prénom Hostus a des chances d'être tiré du gentilice : sur la fonction patronymique du suffixe -ilius, voir H. Rix, Ursprung des römisch-mittelitalischen Gentilsystems, dans ANRW, I, 2, 1972, p.718-722), qui meurt dans la lutte et dont la tombe, selon certains, serait à l'emplacement du lapis niger. Ils correspondraient, dans un jeu complexe de correspondances et d'inversions, à deux figures du récit scandinave, un Ase et un Vane donnés en otage lors de la conclusion de la guerre et tués ensuite. Mais on ne peut pas non plus exclure un développement purement romain, ayant voulu, sur une base étiologique claire au moins pour Curtius, enrichir le récit en posant deux figures symétriques de guerriers, une dans chaque camp. Sur Hostus Hostilius, voir aussi F. Coarelli, Il Foro Romano, I, Rome, 1983, p.189, 199 (figure de fondateur de Rome ; mais l'ancienneté de la légende est indémontrable et la symétrie, topographique et légendaire, avec Mettius Curtius ne peut être négligée). [Retour au texte]
[37] Sur l'analyse du thème de la naissance à partir du feu, avec le récit de Promathion et les traditions parallèles relatives à Caeculus et Servius Tullius, voir maintenant G. Capdeville, Volcanus, recherches comparatistes sur les origines du culte de Vulcain, Rome, 1995, p.61-95 (Romulus), 41-59 (Caeculus), 7-39 (Servius Tullius). Nous n'évoquerons pas non plus les thèmes, conjoints dans la légende, de la gémellité et de l'exposition, sur lequels la thèse de A. Meurant, L'idée de gémellité au regard des figures légendaires de l'Italie primitive, une esquisse de typologie axée sur les origines de Rome, soutenue à Louvain en 1996, fera bientôt le point. [Cfr L'idée de gémellité dans la légende des origines de Rome, Bruxelles, 2000, 335 p. (Mémoires de la Classe des Lettres de l'Académie Royale de Belgique, 3ème série, tome XXIV : addition du 28 février 2003) [Retour au texte]
[38] Voir Religion romaine archaïque, Paris, 1966, p.255. En fait Romulus est déjà roi lorsqu'il affronte Titus Tatius et les guerres représentent encore la plus grande partie de son activité après la fusion des Romains et des Sabins. [Retour au texte]
[39] Voir La triple fondation de Rome, dans RHR, 189, 1976, p.145-176 (et F. Vian, Les origines de Thèbes, Cadmos et les Spartes, Paris, 1963). [Retour au texte]
[40] Sur tous ces points, voir respectivement L'oiseau ominal, la louve de Mars, la truie féconde, dans MÉFRA, 88, 1976, p.31-50, Les trois arbres du fondateur, dans Recherches sur les religions de l'Antiquité classique, sous la direction de R. Bloch, Paris-Genève, 1980, p.301-319, Les enfances de Romulus et Rémus, dans Mélanges offerts à R. Schilling, Paris, 1983, p.55-66, Les trois combats de Romulus, dans Ollodagos, 10, 1, 1997, p.117-130. [Retour au texte]
[41] Voir Les guerres de Romulus, dans Recherches sur les religions de l'Antiquité classique, p.267-346. Sur le thème des trois péchés du guerrier, G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, 2ème édition, p.69-131. Sur les fautes du roi, G. Dumézil, Mythe et épopée, II, Paris, p.274-292 (exemple de Yayati en Inde, Yima en Iran). G. Dumézil oppose aux trois péchés du guerrier le péché unique du roi ; mais cette distinction nous semble contredite par le cas de Romulus (ou celui de Laomédon, analysé par Dumézil lui-même, dans L'oubli de l'homme et l'honneur des dieux, Paris, 1985, p.31-37). [Retour au texte]
[42] Nous n'examinerons pas ici la question de la fin du héros qui, d'un point de vue comparatiste, nous semble relever d'autres schémas (mythologie gémellaire, voir notre article Perspectives comparatives sur la tradition relative à la disparition de Romulus, dans Latomus, 36, 1977, p.255-282, ou mythologie propre de troisième fonction, voir notre article Les différentes versions de la disparition de Romulus, dans La mythologie, clef de lecture du monde classique, hommage à R. Chevallier, Caesarodunum, 21 bis, 1986, I, p.15-37). [Retour au texte]
[43] Voir notre article Du premier roi au héros fondateur : remarques comparatives sur la légende de Romulus, dans Colloque « Condere Urbem », sous la direction de C.-M. Ternes, Luxembourg, 1991 = Etudes classiques, 3, Luxembourg, 1992, p.26-48. Sur le roi dans une optique indo-européenne, voir en particulier D. Dubuisson, Le roi indo-européen et la synthèse des trois fonctions, dans Annales É.S.C., 1978, p.21-34, L'équipement de l'inauguration royale dans l'Inde védique et en Irlande, dans RHR, 193, 1978, p.153-164. [Retour au texte]
[44] Voir notre article La Théogonie d'Hésiode : essai de comparaison indo-européenne, dans RHR, 197, 1980, p.243-276. [Retour au texte]
[45] Voir références aux analyses de G. Dumézil n.34. [Retour au texte]
[46] Ce ne veut pas dire que, si un personnage sous-jacent a existé et a régné sur Rome, il ait eu une activité aussi unilatérale. S'il faut rapporter à un roi de ce nom l'édification de la curia Hostilia, dont les premières traces pourraient remonter à cette époque (voir G. Colonna, Italia omnium terrarum alumna, Milan 1988, p.472), ce point, extérieur au récit traditionnel, ne le connoterait nullement comme guerrier. [Retour au texte]
[47] Voir Heur et malheur du guerrier, p.11-42, 2ème éd., p.13-55 ; présentation commode dans Mythe et épopée, I, p.278-280. [Retour au texte]
[48] Voir A. Grandazzi, La fondation de Rome, p.177-183, et déjà La localisation d'Albe, dans MÉFRA, 98, 1986, p.47-90. Comme le note bien A. Grandazzi, la destruction d'Albe ne peut être prise que dans un sens métaphorique, comme expression, seule possible à une époque où on ne concevait une organisation du Latium que dans le cadre de cités, de la fin de la phase primitive de la fédération latine, centrée sur le culte commun célébré en ces lieux et de la place prise au sein du nomen Latinum par Rome. [Retour au texte]
[49] Voir Le règne de Tullus Hostilius et l'idéologie indo-européenne des trois fonctions, dans RHR, 214, 1997, p.5-22. Nous avons discuté dans cet article la question - insoluble dans l'état de la documentation - de savoir si, comme dans le cas de Romulus, cette séquence fondée sur les guerres et les triomphes est liée à la thématique des « trois péchés » et se poursuivrait donc par la disparition du roi qui en serait la conséquence attendue. [Retour au texte]
[50] Voir D. Dubuisson, La reine chevelue et la déesse coiffeuse, dans JA, 1978, p.291-310. Sur la présentation de ce roi chez G.Dumézil, voir n.30. [Retour au texte]
[51] Voir Le problème d'Ancus Marcius, dans MÉFRA, 107, 1995, p.183-195. Également Remarques sur Quirinus, dans RBPh, 74, 1996, p.99-120. [Retour au texte]
[52] D'un point de vue fonctionnel, cette absence de réferent s'explique par le fait que, apparaissant au troisième stade, celui de la troisième fonction, il n'a pas de prédécesseur qui puisse lui servir de modèle sur ce point. [Retour au texte]
[53] Voir plus haut n.31. [Retour au texte]
[54] Voir D. Porte, Romulus-Quirinus, prince et dieu, dieu des princes, étude sur le personnage de Quirinus et son évolution, des origines à Auguste, dans ANRW, 16, 1, 1981, p.300-342. Des vues originales sur Quirinus - que pour notre part nous ne suivrions pas - ont été présentées dans l'ouvrage posthume d'A. Magdelain, De la royauté et du droit de Romulus à Masurius, Rome, 1995, p.49-54. [Retour au texte]
[55] Voir en part. les formules, appliquées à ce dieu « le plus politique des dieux de troisième fonction » (Idées romaines, Paris, 1969, p.184), « le terme de troisième fonction est politique dans la triade canonique » (id., p.295). [Retour au texte]
[56] Sur ce point, voir notre article Remarques sur Quirinus, p.118-120. On se gardera d'expliquer cette singularité romaine vis-à-vis de ce qui apparaît avoir été la situation normale ailleurs dans le monde indo-européen (aspect trifonctionnel réservé au seul roi ; sur cette question, voir en particulier D. Dubuisson, Le roi indo-européen et la synthèse des trois fonctions, dans Annales É.S.C., 1978, p.21-34, L'équipement de l'inauguration royale dans l'Inde védique et en Irlande, dans RHR, 193, 1978, p.153-164) comme la conséquence de la fin de la monarchie et l'instauration de la République ; nous doutons qu'une telle conception, s'agissant du troisième dieu de la triade précapitoline, puisse s'expliquer par des développements aussi récents. Rome a dû toujours penser les habitants de sa cité selon un modèle qui, ailleurs, était l'apanage du seul souverain. [Retour au texte]
[57] A. Momigliano, Georges Dumézil, p.148. [Retour au texte]
[58] Pour le premier cas, G. Dumézil, Mythe et épopée, I, p.264-267 ; le second cas a été repéré par F. Vian, La triade des rois d'Orchomène : Étéoklès, Phlégyas, Minyas, dans Hommages à G. Dumézil, Bruxelles, 1960, p.215-260. Pour la proposition de C. Sterckx d'étendre aux règnes des rois étrusques l'analyse comparatiste, sur une base qui n'est plus strictement trifonctionnelle, voir n.33. [Retour au texte]
[59] Sur ce point la position adoptée par G. Dumézil lui-même encore en 1973 (Mythe et épopée, III, Paris, p.212 : « les auteurs de l'histoire romaine (mais sur cette expression, très contestable, voir plus loin) se sont abstenus de faire référence, pendant la période étrusque - les règnes de Tarquin l'Ancien, de Servius Tullius et de Tarquin le Superbe - à une idéologie qui ne pouvait être celle des maîtres du moment ») apparaît dépassée par l'examen de nouvelles données, y compris celles apportées par Dumézil lui-même (analyse du règne du Superbe en fonction du thème des trois péchés du guerrier). D'ailleurs déjà l'analyse de L. Gerschel la rendait inexacte. [Retour au texte]
[60] Voir L. Gerschel, Structures augurales et tripartition fonctionnelle dans la pensée de l'ancienne Rome, dans Journal de Psychologie, 45, 1952, p.47-77 ; la vache du Sabin, liée au temple de Diane, est rapportée au règne de Servius, le quadrige du Capitole, couronnant le faîte du temple de Jupiter Capitolin, et la découverte de la tête d'homme lors du creusement des fondations à celui de Tarquin le Superbe. [Retour au texte]
[61] Si l'épisode d'Attus Navius est toujours situé sous Tarquin l'Ancien, celui de l'exauguration du Capitole est rapporté à celui-ci en DH, 3, 69, 3-6, mais au Superbe en Liv., 1, 55, 2-4, Flor., 1, 1 (1, 7), Serv., ad Verg., Aen., 9, 448, et à un Tarquin non précisé en Lact., Inst., 1, 30, 27, Aug., C.D., 4, 23, 29, celui de l'achat des livres sibyllins à Tarquin l'Ancien en Varr., ap. Lact., Inst., 1, 6, 10-11, au Superbe en DH, 3, 62, Gell., 1, 19, 1, Zon., 7, 11, à un Tarquin non précisé en Serv., ad Verg., Aen., 6, 72, I. Lyd., Mens., 4, 47. Ces échanges, fréquents dans la tradition sur les Tarquins, tiennent à ce que celle-ci a dû répartir sur les deux figures que le récit canonique a retenues ce qui était rapporté au départ à cette dynastie, sans autre précision. [Retour au texte]
[62] Voir notre article Désirs humains et volonté divine, dans RHR, 215, 1998, p.419-434. Il nous paraît inacceptable d'interpréter l'épisode d'Attus Navius comme l'a fait G. Dumézil lui-même, encore dans Mythe et épopée, III, 1973, p.212-213, comme un refus par la monarchie étrusque de l'idéologie trifonctionnelle à partir du moment où, comme cela était dès lors admis par ce savant lui-même, il faut récuser aux trois tribus (et aux trois centuries de cavaliers, évoquées ici) toute valeur fonctionnelle. [Retour au texte]
[63] De ces anecdotes, seule celle concernant Juventas et Terminus peut reposer sur un archétype indo-européen, dans la mesure où ces figures paraissent prolonger à Rome les figures d'« auxiliaires de la souveraineté » de la mythologie indo-européenne. Voir G. Dumézil, Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris, 1977, p.153-182, et notre article Jupiter, Saturne et le Capitole : essai de comparaison indo-européenne, dans RHR, 198, 1981, p.131-162. [Retour au texte]
[64] Sur la question de la geste de Servius Tullius, voir plus haut n.11. Sur l'arrière-fond historique envisageable, voir J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale, p.241-247, T.J. Cornell, The Beginnings, p.130-141. La tradition attribue à ce roi, comme à Romulus, Tullus Hostilius et Tarquin l'Ancien une suite de trois triomphes : mais elle ne donne aucun détail à leur sujet, si bien qu'il est impossible d'envisager une séquence trifonctionnelle analogue à celle qu'on rencontre pour les autres rois que nous avons cités. [Retour au texte]
[65] Voir A Commentary on Livy, 1-5, Oxford, 1965, p.152. [Retour au texte]
[66] Sur cette question, voir notre article Tarquin l'Ancien et le dieu Vulcain, dans RHR, 215, 1998, p.369-395. Sur l'analyse trifonctionnelle des feux romains, voir G. Dumézil, Aedes rotunda Vestae, dans Rituels indo-européens à Rome, Paris, 1954, p.29-43, Les pisciculi vivi des Volcanalia, dans RÉL, 36, 1958, p.121-130, Les feux du culte public, dans Religion romaine archaïque, Paris, 1966, p.307-321. Sur le thème du feu dans l'eau, voir G. Dumézil, Mythe et épopée, III, Paris, 1973, p.19-89. D'importants prolongement iraniens ont été dégagés par J.-L. Desnier, Le passage du fleuve, Besançon-Paris, 1995, et déjà J.-L. Desnier, D. Briquel, Le passage de l'Hellespont par Xerxès, dans BAGB, 1983, p.22-30, D. Briquel, Sur un passage d'Hérodote : prise de Babylone et prise de Véies, dans BAGB, 1983, p.22-30. Pour des données correspondantes en Grèce, voir nos articles Vieux de la Mer grec et Descendant des eaux indo-européens, dans Recherches sur les religions de l'Antiquité classique, 2, sous la direction de R. Bloch, Paris-Genève, 1985, p.141-158, La comparaison indo-européenne dans le domaine grec : l'exemple de Poséidon, dans Colloque Eliade-Dumézil, sous la direction de C.-M. Ternes, Luxembourg, 1988, p.51-64. Voir aussi pour le domaine celtique C. Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des Indo-Européens, Bruxelles, 1994. [Retour au texte]
[67] Voir G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, 2ème éd., Paris, 1985, p.105-114. [Retour au texte]
[68] Il reste dans leur cas une différence essentielle par rapport à la période précédente : le principe organisateur de l'ensemble du récit de cette période n'est plus le cadre des trois fonctions (même si celles-ci, nous allons le voir avec la série sceptre/ char/ bélier, a pu servir à souligner les articulations de la narration). L'essentiel est, cette fois, un processus de dégradation progressive de l'institution monarchique, aboutissant à la tyrannie et à l'expulsion du dernier roi, qui a été analysé en détail par P.-M. Martin, L'idée de royauté à Rome, I, De la Rome royale au consensus républicain, Clermont-Ferrand, 1982, p.49-55 ; déjà J. Heurgon, Tite-Live, Histoires, I, coll. Erasme, Paris, 1963, p.7-8, parlait d'une « trajectoire lancée avec fermeté et dessinée sans défaillance jusqu'à la retombée finale » : ce jugement porté sur Tite-Live s'applique à la tradition en elle-même. Nous traitons de cette question dans notre article Les figures féminines dans la tradition sur les trois derniers rois de Rome,dans Gerión, 16, 1998, p.113-141. [Retour au texte]
[69] Voir J. J. Orgogozo, L'Hermès des Achéens, dans RHR, 136, 1949, p.10-30, 139-179, spéc. p.25-28 pour la question qui nous concerne. [Retour au texte]
[70] Le parallélisme entre la légende des Tarquins et celle des Atrides (pour l'épisode du char de Tullia) avait été souligné par J. Gagé, Huit recherches sur les origines italiques et romaines, Paris, 1950, p.187-193, F. Coarelli, Il Foro Boario, Rome, 1988, p.314-315. Le songe des deux béliers d'Accius est clairement modelé sur le modèle grec (J. Dangel, Accius, édition CUF, Paris, 1996, Brutus, fr. 1-2, comm. p.372-373, avec bibl. antérieure), mais la séquence envisagée ici amène à envisager que ce parallélisme puisse être antérieur à Accius et concerner la structure même de la tradition sur les Tarquins. [Retour au texte]
[71] Sur cette question, voir notre article Famille des Tarquins et lignage des Atrides, dans RHR, 215, 1998, p.234-250. [Retour au texte]
[72] Les péripéties de la révolution de 509, avec l'expulsion des Tarquins et leurs tentatives pour reprendre le pouvoir semble également, d'après l'analyse proposée par G. Dumézil dans Mythe et épopée, III, p.273-291, faire intervenir un schème indo-européen hérité, celui de la bataille eschatologique tel qu'il apparaît dans le mythe germanique du Crépuscule des dieux et dans la transposition épique indienne du Mahabharata (voir Mythe et épopée, I, p.31-257 ; pour d'éventuels parallèles grecs, voir notre article Mahabharata, Crépuscule des dieux et mythe de Prométhée, dans RHR, 193, 1978, p.165-185). Cette analyse, qui n'a été qu'esquissée par G. Dumézil, mérite d'être reprise et approfondie. On peut relever par exemple que, de même que la crise, dans le Mahabharata, fait suite à une atteinte faite à une femme, Draupadi, l'épouse unique des Pandava (alors que Yudisthira vient de la perdre en jouant aux dés contre le démoniaque Duryodhana, celle-ci, par un sursaut d'indignation, oblige le père de Duryodhana à annuler la partie, ce qui fait que, lorsque Yudisthira aura définitivement perdu au jeu, elle l'accompagnera dans son exil - qui marque le passage à la crise ouverte), la crise romaine résulte de l'outrage fait à Lucrèce. Nous avons nous-même analysé les points qui permettaient de comprendre la figure de Brutus comme le prolongement du dieu-cadre indo-européen sous-jacent au Bhisma indien ou au Heimdallr germanique (rejet de la royauté et de la paternité - pour Brutus par la mise à mort de ses fils ; disparition au moment de l'avénement des temps nouveaux, en même temps qu'un adversaire - Brutus meurt en tuant son adversaire Tarquin) ; voir notre article Sull'origine e lo sviluppo della leggenda di Giunio Bruto, dans « Dulce et decorum est pro patria mori », la morte in combattimento nell'antichità, sous la direction de M. Sordi, Milan, 1990, p.127-143. Mais il convient sans doute de compléter cette analyse en reconnaissant que Brutus prolonge aussi à Rome le modèle du Vidarr germanique, l'« Ase silencieux » (dont on peut rapprocher, dans les divinités de Rome, Angerona, déesse du solstice d'hiver, représentée bouche fermée et le doigt sur les lèvres ; voir G. Dumézil, Religion romaine archaïque, Paris, 1966, p.329-332). Celui-ci reste silencieux, inactif jusqu'à la bataille finale pour laquelle il s'est longuement préparé, se réservant pour cet affrontement dans lequel il donne pleinement sa mesure, mettant à mort le loup qui menace d'engloutir le monde. Le silence, cette apparente passivité peuvent se retrouver à Rome non seulement dans la figure divine d'Angerona, mais aussi dans le personnage de Brutus, avec la feinte imbécillité derrière laquelle il se dissimule jusqu'au jour où il peut se révéler, face aux Tarquins. En outre, dans Le roman des jumeaux, ouvrage posthume paru en 1994, G. Dumézil notait que Vidarr avait comme arme spécifique un bâton, le « bâton de Gridr » (Visnu, Vidarr et l'espace (suite), p.317-323). Brutus a aussi pour attribut symbolique un bâton, son bâton de cornouiller recouvrant une âme d'or. Ces traits, différents de ceux qui relèvent de la typologie du « dieu-cadre », permettent de penser que la figure romaine a réuni des traits relevant de deux archétypes indo-européens distincts. [Retour au texte]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003