FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002


Mythe et allégorie : Autour des imaginaires mythiques

par

Thomas Labeye

Étudiant de licence en langues et littératures classiques


Le présent travail entend essentiellement fournir un compte rendu du livre de Jean Pépin (Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes. Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Études augustiniennes, 1976, 587p.). Il a été réalisé à Louvain-la-Neuve en janvier 2002 dans le cadre du cours de Typologie et permanence des imaginaires mythiques dont le thème était la figure d'Orphée. En effet, l'étude de Jean Pépin, en bien des points, soutient, complète et éclaire remarquablement les exposés qui ont été présentés lors du cours.

Ce compte rendu comprend deux parties de longueur très inégale. Dans un premier temps, l'auteur du travail s'efforce de donner de l'ouvrage un résumé précis et détaillé. En raison de la complexité du sujet abordé ainsi que par souci de précision, la rédaction respecte les divisions de Jean Pépin lui-même. Dans un second temps, Thomas Labeye propose une appréciation personnelle de l'ouvrage dans laquelle il établit quelques liens avec le cours suivi.

Deux autres travaux, un compte rendu de F. Buffière, Les mythes d'Homère et la pensée grecque, Paris, 1956, dû à Aline Smeesters, et un compte rendu de M. Simon, Hercule et le Christianisme, Paris, 1955, dû à Stéphanie Danvoye, font partie du présent fascicule 4 des Folia Electronica Classica. Ces trois travaux sont liés au cours de Typologie et permanence des imaginaires mythiques.

[Note de l'éditeur - janvier 2002]


Plan

I. Résumé du livre (J. Pépin, Mythe et Allégorie, Paris, 1986)

 

 

 

II. Appréciation personnelle


Résumé du livre de J. Pépin

 

Introduction

 

Le terme de mythologie présente au moins deux sens. Il s'applique non seulement à la simple collection des mythes d'une civilisation mais aussi à la science et l'explication des mythes. La seconde acception du mot désigne en quelque sorte la « philosophie » de la première. Dans leurs réflexions sur les mythes, les philosophes adoptèrent des attitudes très diverses. Reprenant la classification tripartite proposée par F.-W. Schelling, Jean Pépin examine certaines d'entre elles sans remonter au-delà du 17ème siècle.

La mythologie condamnée comme une erreur

Dans cette perspective, la mythologie correspondrait à la première explication des phénomènes naturels dont les hommes des premiers temps auraient rapporté la production à des êtres supérieurs, conçus naturellement comme des hommes, présentant tous les caractères humains mais affectés de plus de puissance. Les récits véhiculant cette mythologie auraient rapidement été perçus comme faux. Toutefois, cette explication erronée et anthropomorphique se serait maintenue par le goût des fables, l'attachement à l'Antiquité et l'imposture des prêtres qui y voyaient un instrument de domination. Les meilleures expressions de cette position philosophique hostile aux mythes se retrouvent dans les oeuvres de Fontenelle (17ème) et Auguste Comte.

Toutefois, au 17ème siècle, une autre hypothèse fut avancée : la mythologie devrait être tenue pour un plagiat des vérités de la Révélation juive. Les tenants de cette théorie (Grotius par exemple) entendaient affermir les positions chrétiennes en travaillant à établir que les formes religieuses qui en paraissent les plus éloignées procèdent en réalité du même point de départ, altéré par une interprétation insensée. Cette théorie s'inscrit dans le cadre d'un débat beaucoup plus vaste, celui de l'antériorité supposée du monothéisme sur le polythéisme en matière de religion. L'humanité aurait reçu le monothéisme en dépôt mais, incapable de le garder dans sa pureté originelle, elle l'aurait laissé se déformer. Ce point de vue fut adopté également par le 18ème siècle français (Voltaire, Diderot, Rousseau) et le courant traditionaliste qui considère que, dans le domaine de la religion, du langage et du droit constitutionnel, la Révélation donnée en dépôt à l'humanité primitive contenait la vérité à l'état pur.

Des savants comme Herder, Humboldt et Max Müller, proposèrent une troisième théorie, celle du malentendu linguistique. Selon eux, les hommes des premiers temps auraient élaboré des conceptions scientifiques valables mais, par manque de termes techniques appropriés, auraient dû les exprimer par des noms d'allure personnelle. Les théories scientifiques auraient été dramatisées. On ne perçut plus par la suite le caractère scientifique de ces récits, on les interpréta au premier degré et les poètes les amplifièrent.

D'autres enfin considèrent la mythologie comme une invention poétique gratuite simplement destinée à satisfaire l'instinct créateur de ses auteurs et le goût d'un public amateur de merveilleux.

La reconnaissance d'une vérité indirecte de la mythologie. L'hypothèse allégoriste

Schelling refuse de considérer le paganisme comme une dégradation car si l'humanité avait commencé par connaître la vérité sur Dieu, elle n'aurait pu la désapprendre. Selon lui, la mythologie précède la Révélation comme son fondement et sa matière indispensable. De même, selon Schelling, la mythologie ne peut être tenue pour une invention. On ne peut concevoir un peuple privé de sa mythologie qui est la vision du monde dans laquelle il se rassemble. Il faut donc admettre que la naissance de la mythologie est concomitante à celle du peuple lui-même. Les poètes se révèlent donc être des ordonnateurs plutôt que des créateurs de la mythologie. La mythologie aurait donc une certaine valeur de vérité que la théorie de l'allégorie s'efforce de comprendre.

L'explication allégoriste suppose dans la mythologie une structure ambivalente, la dualité d'un sens courant et d'un sens caché. Les hommes, par les mythes, travestirent la simple vérité pour être plus persuasifs. Il faut donc distinguer l'expression allégorique de l'auteur et l'interprétation allégorique du lecteur pour découvrir la vérité. Cette conception allégoriste de la mythologie connut un vif succès dans le romantisme allemand.

La théorie allégoriste de la mythologie revêt diverses spécifications selon la nature de la vérité que l'on suppose exprimée par l'apparence imagée ou narrative. Elle peut ainsi être historique (Évhémère), physique (stoïciens), morale (Bacon), métaphysique (néoplatoniciens), psychologique (Freud, Jung) ou religieuse (Bultmann).

La découverte de la vérité immédiate de la mythologie

La thèse allégoriste, sous ses différentes formes, reconnaît donc une certaine valeur de vérité à la mythologie mais il s'agit d'une vérité extrinsèque en ce sens que ce n'est pas la mythologie elle-même qui est vraie mais une signification qui s'en écarte souvent à l'extrême. On ne peut dès lors pénétrer la nature même de l'image. En effet, dès qu'on définit le mythe comme un signe, l'intérêt l'abandonne pour se porter sur la signification. De même, l'allégorsime suppose une philosophie théorique antérieure à la mythologie. Or cette hypothèse est fausse car les mêmes hommes furent mythologues et philosophes, par exemple Hésiode.

Après s'être, dans ses premiers écrits, rallié à la thèse allégoriste, Schelling en montra les faiblesses. Il estime dès lors que la mythologie vaut par elle-même, qu'elle est tautégorique et non allégorique. En effet, affranchie de toute référence à autre chose qu'elle-même, la mythologie ne peut trouver qu'en elle-même sa valeur de vérité, elle est vraie de façon immédiate, intrinsèque et inconditionnelle. Toutefois sa vérité est de l'ordre, non de la représentation, mais de la réalité vécue ; elle est vraie, non à la façon d'une doctrine, mais comme une suite d'événements historiques qui ont vraiment eu lieu, même s'ils n'ont existé que dans l'histoire de la conscience.

Cette pensée de Schelling suscita au 20ème siècle de nombreux prolongements, notamment chez Lévy-Bruhl qui s'efforça d'explorer la mentalité des primitifs, chez Freud et Jung, ou encore Karl Jaspers, un philosophe de l'existence.

L'histoire ancienne de la philosophie de la mythologie

Il ne faut pas oublier non plus que cette théorie schellingienne comporte un grand nombre d'antécédents. La plupart des thèmes qu'elle récuse, nuance ou accepte, furent formulés dès l'Antiquité, classique ou chrétienne. L'étude de ces antécédents est précisément l'objectif de l'ouvrage de Jean Pépin.

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Première partie :
l'interprétation allégorique des poèmes homériques chez les Grecs

 

 

I. Généralités

Dans ce premier chapitre, l'auteur s'efforce de définir le terme grec allêgoria tel qu'il était compris par les Grecs. Il s'agit d'un mot relativement récent dans la langue grecque. Il traduit cependant une idée fort ancienne, qui s'exprima d'abord par le terme hyponoia. Tous les auteurs s'accordent pour définir l'allêgoria comme la figure de rhétorique qui consiste à dire une chose pour en faire comprendre une autre. Elle n'est pas une figure primaire, elle apparaît dès que l'on prolonge un certain temps un autre procédé de rhétorique, la métaphore. L'allêgoria nécessite donc une interprétation de la part du lecteur.

II. La première réaction contre Homère et Hésiode

Nous savons que se développa au 6ème siècle av. J.-C., une vigoureuse opposition à la théologie homérique, accusée de donner des dieux une représentation immorale. Or, à la même époque, apparurent les premiers essais d'interprétation allégorique d'Homère. Il existe vraisemblablement un lien entre ces deux initiatives et il est logique, et traditionnel, de penser que c'est le souci de défendre Homère et ses dieux contre leurs détracteurs qui a engendré l'allégorie. Mais les données chronologiques, très floues pour cette époque, ne permettent pas de le prouver. Par contre, il est certain que la théologie d'Homère et d'Hésiode fut rapidement la cible d'âpres critiques menées par exemple par Pythagore, Xénophane et Héraclite.

III. La naissance de l'exégèse allégorique

Il est impossible de dater avec précision la naissance de l'interprétation allégorique. Toutefois, des circonstances favorables ont provoqué l'apparition de celle-ci. En effet, Pythagore lui-même favorisait d'une certaine manière l'avènement de l'allégorie, par le caractère secret dont il voulut entourer son message. De fait, le philosophe exprimait sa pensée à l'aide de symboles, ce qui nécessitait une interprétation, un décodage. Il en va de même pour Héraclite. Exploitant le polysémantisme de quelques mots grecs qui rendent certaines de ses phrases susceptibles de plusieurs interprétations, il encouragea l'allégorie. Il réalise donc, comme Pythagore, le paradoxe de s'être élevé contre l'attribution de toute sagesse cachée à Homère et à Hésiode, tout en préparant leur interprétation allégorique.

À notre connaissance, Théagène de Rhégium, contemporain de Cambyse (529-522), aurait été l'initiateur de l'interprétation allégorique des poèmes homériques. Il aurait recouru à ce procédé pour justifier Homère contre les détracteurs de sa théologie. Il aurait développé une allégorie physique, interprétant l'épisode homérique du combat des dieux comme l'expression imagée de la lutte entre les éléments, mais il aurait aussi inauguré l'allégorie morale, pour laquelle les dieux représentent les dispositions de l'âme.

En revanche, l'exégèse allégorique recommandée vers le milieu du 5ème siècle par Anaxagore, paraît avoir été uniquement éthique ou, selon une autre dénomination, psychologique. L'effort d'Anaxagore dans le domaine de l'allégorie homérique fut particulièrement poursuivi par l'un de ses disciples : Métrodore de Lampsaque. Mais celui-ci pratiquait surtout l'allégorie physique de type stoïcien : il tenait les héros du paganisme pour le symbole des éléments physiques de l'univers.

À la fin du 5ème siècle, l'atomiste Démocrite pratiqua une allégorie physique : il voyait en Zeus une dénomination de l'air. Mais il poursuivit aussi l'allégorie psychologique de Théagène et des anaxagoréens, considérant Athéna Tritogénéia comme le symbole de la raison qui est mère des trois opérations essentielles de l'esprit : la réflexion, la parole et l'action.

L'allégorie naissante fut enfin adoptée par la sophistique. Ainsi, Prodicus de Céos développa une allégorie physique, voyant dans les dieux de la mythologie homérique le résultat d'une personnalisation des substances naturelles les plus utiles à la vie humaine, mais aussi une allégorie éthique, interprétant la légende d'Héraclès au carrefour, sollicité par Kakia et par Aretê, dans laquelle il voyait l'image de la condition humaine, hésitant entre les séductions du vice et l'austérité de la vertu.

Dès le 6ème siècle et le début du 5ème, l'interprétation allégorique d'Homère était donc solidement constituée.

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IV. L'apport des cyniques

Antisthène, contemporain de Platon, est un socratique qui, au lieu de retenir l'enseignement théorique de son maître, fut surtout frappé par l'austérité et la franchise de ses moeurs, dont il tira une philosophie morale assez systématique. Par son interprétation allégorique d'Homère, il s'applique à faire de ce dernier, avant la lettre, un adepte de la philosophie cynique. Il consacra à Homère et ses personnages une très importante partie de son oeuvre. Tous ses traités sont perdus, sauf quelques fragments. Mais on peut être sûr que tous invoquaient à l'appui de chapitres de la morale cynique des épisodes homériques interprétés allégoriquement. Antisthène a notamment fortement insisté sur le fait que les poèmes homériques présentaient une opposition entre un sens obvie, accessible à la multitude, et un sens vrai et caché. Antisthène eut le mérite de formuler très clairement cette idée déjà ancienne. Il consacra ses travaux les plus importants à Héraclès et à Ulysse.

Diogène le Cynique, élève d'Antisthène, poursuivit son allégorie moralisante. Il l'appliqua notamment à la légende de Médée. Par celle-ci, il illustra clairement la distinction introduite par son maître entre l'opinion que se fait la multitude de l'enseignement des premiers poètes, et la vérité de cet enseignement : selon l'opinion commune, Médée est une magicienne maléfique ; mais dans la réalité, à laquelle accède l'interprétation allégorique, elle est une sage bienfaitrice et un témoin de la morale cynique. Il effectua le même type d'analyses concernant le personnage de Circé.

Antisthène et Diogène avaient donc procuré un essor considérable à l'interprétation allégorique d'Homère et des autres mythologues. Ils ne s'étaient plus contentés de défendre leur piété, mais les avaient annexés à leur propre philosophie, faisant d'Héraclès et d'Ulysse, de Médée et de Circé, des héros cyniques. Un tel excès d'allégorie appelait une réaction : elle vint avec Platon.

V. La réaction platonicienne

Platon n'aimait pas Homère ; il ne pouvait aimer davantage ceux qui, par le biais de l'exégèse allégorique, faisaient de lui un maître à penser. Avant tout, il n'admet pas que la théologie homérique puisse fonder une piété valable : vouloir prendre la conduite des dieux populaire pour norme de sa propre action, c'est d'abord accorder créance à des récits invraisemblables ; c'est surtout se condamner à la contradiction, car il y a tant de dissentiments entre les dieux que suivre l'un entraîne de déplaire à l'autre.

Pour Platon, que l'on s'en tienne à leur sens obvie ou qu'on leur applique l'allégorie, les fictions immorales d'Homère sont également inadmissibles, surtout pour le pédagogue, car les enfants ne peuvent faire la part des choses entre le récit concret et sa signification et ne retiennent dès lors que les faits. De même, si l'allégorie cesse d'être dangereuse pour les adultes, ce n'est que pour devenir absurde car elle permet de prêter aux récits les significations les plus inattendues. Pour Platon, l'interprétation allégorique se plie en tous sens et on n'y retrouve que ce que l'on y met.

Tous les interprètes allégoristes d'Homère partent d'un même postulat : il y a chez lui un enseignement, que l'allégorie a précisément pour but d'extraire de sa gangue narrative et de transposer en savoir théorique directement intelligible. Mais au livre X de la République, Platon s'attache à détruire ce postulat fondamental. Pour lui, Homère et ses pareils ne connaissent rien, en aucun domaine. Il n'y a donc pas lieu d'essayer de déchiffrer dans leurs oeuvres un message qu'ils n'ont pu transmettre. En effet, leur poésie est une imitation et, en tant qu'imitateurs, ils s'enferment dans une zone dépourvue de réalité, leur monde n'a pas plus de consistance que celui des fantômes. Leur oeuvre, comme tout produit de l'imitation, est éloignée de la nature de trois degrés. En effet, la seule vraie réalité est l'Idée de la chose. L'actualisation empirique de cette chose est semblable au réel mais n'a pas la réalité complète. Quant à l'imitation de cette actualisation, elle est sans réalité, comme une image donnée par un miroir. Il faut donc refuser l'accès à la République à Homère et à ses semblables.

Toutefois, cette condamnation de la valeur expressive du mythe étonne de la part de Platon qui, c'est notoire, y a si souvent recouru. Sans doute Platon tient-il l'opinion pour inférieure à la science ; mais il sait distinguer, à côté de l'opinion fausse, une opinion vraie. La science, dont il se fait une très haute idée, est la connaissance de l'immuable ; son domaine est donc restreint. Dès lors, le mythe, qui n'est pas une fiction gratuite, mais un récit lourd de signification, s'apparente à l'opinion vraie, et procure le meilleur mode d'expression du probable. Platon condamne donc l'interprétation allégorique d'Homère pour la seule raison qu'elle ne saurait découvrir dans ses poèmes un message doctrinal qui en est absent par définition ; mais il admet et pratique lui-même l'allégorie comme moyen d'expression, à condition que l'on ait quelque chose à exprimer par elle.

Malgré son goût de l'exposé clair, Aristote apprécia le mythe. On sait qu'il voyait dans l' « étonnement » l'origine de la curiosité philosophique ; or le mythe, par son allure prodigieuse, provoque précisément l'étonnement ; il s'ensuit qu'aimer les mythes est une façon indirecte de devenir philosophe. Pour Aristote, le mythe n'est pas une fiction insignifiante ; il supporte un enseignement, qu'il eût peut-être mieux valu exprimer en clair, mais qu'il ne faut pas pour autant mépriser. Pour profiter pleinement de la leçon de ces mythes, il faut les dépouiller des affabulations anthropocentriques dont on les a déformés par la suite. Ramenés à leur pureté originelle, ils sont porteurs d'un enseignement divin sur la nature des éléments. À l'inverse de Platon, Aristote ne voit donc pas dans le mythe d'Homère et d'Hésiode une fiction purement arbitraire et dépourvue de toute portée didactique. Le mythe est pour lui l'expression allégorique d'un enseignement rationnel.

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VI. L'allégorisme stoïcien

Le stoïcisme était, du moins pour ses théories morales, une suite du cynisme, dont il poursuivit également l'interprétation allégorique d'Homère. L'activité littéraire des anciens stoïciens remonte à la fin du 4ème et à la première moitié du 3ème siècle av. J.-C. Les principes de leur exégèse allégorique et quelques exemples de son application ont été consignés par Cicéron dans le discours fictif qu'il prête au stoïcien Lucilius Balbus dans le deuxième livre de son ouvrage Sur la nature des dieux. On peut y lire l'essentiel de la théorie de l'interprétation allégorique des poètes commune à tous les représentants de l'ancien stoïcisme : les dieux populaires ne doivent pas être pris à la lettre, mais leur personne et leur histoire sont chargées d'une signification, qu'il faut retrouver derrière des descriptions et des récits qui seraient grotesques si l'on s'y arrêtait ; ils représentent parfois des dispositions de l'âme (allégorie morale), mais le plus souvent des forces élémentaires de la nature (allégorie physique). On discerne le vrai sens de ces dieux essentiellement par l'observation étymologique de leurs noms, qui sont le plus souvent en rapport étroit avec la réalité psychologique ou cosmique qu'ils désignent. Cette rationalisation des mythes sauve d'ailleurs leur valeur religieuse : on renonce bien aux cultes populaires, mais c'est pour retrouver dans les forces physiques qu'ils incarnent autant de spécifications de la véritable divinité, la seule qui appelle la vénération.

Jean Pépin indique ensuite, au-delà de ce fond commun à l'ensemble de l'ancien stoïcisme, des spécificités propres à certains de ces maîtres du Portique. Il étudie le cas de Zénon de Cittium, le fondateur de l'école, Cléanthe et Chrysippe.

En fait, l'allégorie stoïcienne est une interprétation, dans le sens de la philosophie du Portique, des poèmes d'Homère et d'Hésiode, à laquelle l'usage intempérant de l'étymologie permet de voir, derrière le nom des dieux et des héros, les réalités physiques et psychologiques qu'ils expriment.

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VII. Les résistances à l'allégorisme stoïcien

    1. La critique épicurienne

Sur ce point également, le De natura deorum de Cicéron se révèle être une source d'information extrêmement importante. En effet, au livre I, il prête un discours fictif à l'épicurien Velleius qui apparaît comme un véritable réquisitoire contre l'allégorie stoïcienne. Velleius reproche à ses adversaires d'avoir supprimé la conception populaire des dieux des poètes pour en faire, ce qui n'est pas mieux, la représentation de réalités physiques. Les stoïciens ont, selon lui, interprété les mythes de manière à faire croire que les plus anciens poètes étaient déjà, de façon inconsciente, des stoïciens.

Une critique épicurienne analogue s'exprime dans un opuscule de l'épicurien Philodème Sur la piété, découvert à la fin du 19ème siècle dans les papyrus d'Herculanum.

Cependant, il est légitime de se demander si Philodème et les propos prêtés à Velleius sont fidèles à l'enseignement d'Épicure. En effet, deux éléments rapprochent ce dernier de la pensée stoïcienne. Premièrement, la religion d'Épicure postulait, comme celle du stoïcisme, un refus de la piété traditionnelle. Deuxièmement, une partie de l'Antiquité a pensé qu'Épicure avait tiré son enseignement des poèmes d'Homère, lui imposant d'être le garant de ses propres doctrines par un traitement d'où l'allégorie n'était probablement pas exclue. Cette similitude aurait dû, semble-t-il, incliner la critique épicurienne à plus de modération envers l'allégorie des stoïciens. Toutefois, il ne faut pas se presser de voir en Velleius et Philodème des épicuriens infidèles et plusieurs indices donnent à penser qu'Épicure, s'il avait pu prendre position sur le sujet, n'aurait pas été plus accueillant qu'eux. De fait, Épicure se défie du mythe et tient que le philosophe doit à la grandeur de son sujet de parler clair ; c'est cette horreur de l'expression mythique, de celui qui y recourt comme de celui qui prétend la traduire, qui a détourné ses élèves, et qui l'aurait détourné lui-même, de souscrire à l'allégorisme stoïcien.

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    2. La critique de la nouvelle Académie

L'interprétation allégorique des stoïciens encourut aussi l'opposition des philosophes à qui échut, aux 3ème et 2ème siècles, la direction de l'Académie fondée par Platon. Ces nouveaux adversaires reprochent aux stoïciens de vains efforts pour sauver par l'allégorie une religion populaire que ses contradictions condamnent nécessairement. Le meilleur exposé de la critique élaborée par la nouvelle Académie est encore fourni par le De natura deorum de Cicéron, dont le livre III reproduit un long discours de l'académicien Cotta, porte-parole de Carnéade. Selon Cotta, le foisonnement des dieux de la mythologie tuera la vraie religion. Or les stoïciens, au lieu de le combattre, le consolident par l'allégorie. De plus, par leur procédé, le nombre des dieux, déjà considérable, est susceptible d'un accroissement indéfini.

Un écho des attaques portées à l'allégorie stoïcienne par la nouvelle Académie s'entend encore à la fin du 2ème siècle après J.-C. dans l'oeuvre de Sextus Empiricus, compilateur d'une médiocre originalité, mais précieux doxographe. Non seulement il combat le principe général du recours des philosophes aux enseignements des poètes mais il note également, en bon sceptique, que la seule diversité des opinions sur la divinité manifeste leur commune erreur.

    3. La critique de Lucien

Lucien de Samosate, à peu près contemporain de Sextus Empiricus, s'opposa à l'allégorie stoïcienne. N'étant le porte-parole d'aucune formation philosophique, il s'adonne à la critique pour son propre compte. Sa méthode est l'ironie et le pastiche. En effet, par une démarche similaire à celle que pratiquent les stoïciens, il s'attache à démontrer qu'on peut trouver dans les poèmes homériques des arguments pour dire que la vie de parasite est le plus charmant des destins.

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VIII. La postérité de l'allégorisme stoïcien

L'allégorie des stoïciens ne se ressentit guère du triple assaut qu'elle eut à soutenir contre la critique épicurienne, contre l'athéisme des sceptiques, contre l'ironie d'un Lucien. Elle continua de se développer et même de se consolider. On peut toutefois distinguer deux branches dans la postérité stoïcienne : les uns virent dans Homère un savant de bon sens, qui avait consigné dans ses poèmes des données positives d'une écriture si limpide qu'une allégorie très mesurée suffisait à la déchiffrer ; les autres firent du poète un métaphysicien et un moraliste de haut vol, d'une coloration outrageusement stoïcienne, dont la lecture nécessitait des contorsions allégoriques extraordinaires. De là les titres de sections donnés par Jean Pépin : l' « allégorisme réaliste » et l' « allégorisme débridé ».

    1. L'allégorisme réaliste

On peut considérer que l'initiateur de l'allégorisme réaliste fut Évhémère, un Sicilien du milieu du 3ème siècle av. J.-C. Son point départ fut incontestablement un aspect de la théologie stoïcienne selon lequel plusieurs dieux de la mythologie ne seraient autres que des hommes que l'on aurait divinisés en récompense de services marquants rendus à la société. Il étendit cette explication à la totalité du panthéon populaire. Il assigne ainsi au culte des dieux une double origine : d'une part, avant les temps civilisés, les plus puissants et les plus rusés des chefs s'attribuèrent indûment une dignité divine ; d'autre part, la divinité fut décernée volontairement par les peuples, après leur mort, aux rois les plus valeureux et aux inventeurs qui avaient amélioré les conditions de la vie. Dans cette perspective, les poèmes d'Homère et d'Hésiode devenaient alors une sorte de manuel de proto-histoire.

L'interprétation réaliste et historique d'Évhémère fut reprise par Palaephatos et Diodore de Sicile. Palaephatos est un grammairien alexandrin du 2ème siècle av. J.-C. Il s'intéressa surtout à la légende de Médée en s'inspirant visiblement de l'interprétation de Diogène le Cynique. L'évhémérisme de Diodore de Sicile, contemporain d'Auguste, n'a plus la totale expansion qu'il comportait à l'origine. En effet, Diodore distingue entre les mythes divins, dans lesquels il voit soit l'expression d'une théologie invérifiable, soit de pures créations de la fantaisie du poète, et les mythes héroïques qui seuls ont leur racine dans la réalité. À l'interprétation réaliste d'Évhémère, il faut enfin rattacher l'allégorie que défend le géographe Strabon, contemporain de l'avènement de l'ère chrétienne. Mais Strabon trouve plus volontiers chez le poète un enseignement de nature géographique.

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    2. L'allégorisme débridé

À côté de cette allégorie réaliste, il en est une autre qui, comme elle, recueille l'héritage stoïcien. Elle en est même plus représentative puisqu'elle reprend l'interprétation physique et morale, servie par d'aventureuses étymologies, dont le stoïcisme faisait plus grand cas que de l'allégorie historique. Cratès de Malle, grammairien de l'école de Pergame au 2ème siècle av. J.-C., est le premier à la pratiquer. Il fut aussi l'allégoriste le plus intempérant que ses continuateurs eux-mêmes désavouèrent. Il trouve dans Homère l'expression d'une science universelle et surnaturelle, qui dispense celui qui sait le comprendre de recourir à d'autres livres, en quelque domaine que ce soit.

Un des successeurs de Cratès fut Apollodore, né à Athènes en 180 av. J.-C., élève du stoïcien Diogène de Séleucie et des grammairiens de Pergame, auteur d'un traité (perdu) Sur les dieux. Il y développait de nombreuses étymologies de type stoïcien. Son influence fut considérable : on voit en lui la source immédiate de Cornutus, du pseudo-Héraclite et d'autres célèbres allégoristes ainsi que d'interprètes néoplatoniciens tels que Porphyre et Macrobe.

Cornutus est un Grec qui arriva à Rome sous Néron et y fut le professeur du jeune satirique Perse et de Lucain. Il nous reste de lui un manuel d'interprétation allégorique de la théologie des poètes, où il compila l'ancien stoïcisme et Apollodore. Ce traité n'est guère qu'une suite d'étymologies souvent fantaisistes, dans la manière stoïcienne, invoquées pour confirmer la présence d'un enseignement de nature surtout physique dans les mythes de la religion traditionnelle.

Le pseudo-Héraclite est un stoïcien du premier siècle avant notre ère, auteur de Questions homériques, sur la théologie allégorique d'Homère. Alors que le premier dessein de Cornutus était de démontrer la présence d'un enseignement physique dans les poèmes anciens, sans dévotion spéciale à l'endroit de leur auteur, celui d'Héraclite, qui nourrit un véritable culte pour Homère, est de le défendre contre ses détracteurs. Ce n'est que dans un second mouvement qu'il découvre que l'interprétation allégorique est la meilleure stratégie au service de cette défense. On note chez lui une prédilection pour l'allégorie morale. C'est avec le pseudo-Héraclite que l'allégorie d'origine stoïcienne connut le plus d'éclat et d'ampleur. Jean Pépin propose d'ailleurs de nombreux exemples de ses interprétations allégoriques des poèmes homériques.

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IX. La défiance des grammairiens d'Alexandrie à l'égard de l'allégorisme stoïcien

À la fin du 3ème siècle avant notre ère et au début du 2ème, la légitimité de l'interprétation allégorique d'Homère fut l'occasion d'une querelle entre grammairiens. Alors que ceux de l'école de Pergame étaient des partisans enthousiastes de ce mode d'exégèse, ceux de l'école rivale d'Alexandrie marquèrent une opposition énergique à l'allégorisme de la postérité stoïcienne, aussi bien dans sa forme réaliste que dans sa forme intempérante. Ces Alexandrins sont d'ailleurs bien antérieurs aux derniers représentants de l'une et l'autre tendance du stoïcisme qui connurent leur critique et n'y trouvèrent qu'une raison de s'ancrer plus profondément dans leur allégorie. Les principaux auteurs de cette réaction d'Alexandrie sont Ératosthène et Aristarque.

Ératosthène de Cyrène fut, en 246, appelé par Ptolémée III Évergète à la direction de la célèbre bibliothèque d'Alexandrie, où il succéda à Apollonius de Rhodes. Il était philologue, historien et mathématicien. Mais c'est en tant que géographe qu'il intervint dans la querelle de l'allégorie. Il se moque en effet de ceux qui, par ces procédés, attribuent des connaissances géographiques sérieuses à Homère. Pour lui, Homère n'est nullement un professeur.

Aristarque de Samothrace (217-145) fut également bibliothécaire d'Alexandrie. Il se défie de l'allégorie, qui lui apparaît comme un mensonge, comme une contrainte imposée de force à la signification obvie du récit, que l'on torture pour lui faire livrer un enseignement physique, moral et surtout historique. Connaissant ainsi le caractère artificiel de l'interprétation allégorique, il se flattait de n'y jamais recourir, et de réduire les mythes à leur sens littéral. À la méthode allégorique, ce grammairien substituait une exégèse philologique et, conformément au principe qui devait être surtout celui de Porphyre, il se faisait une règle d'éclairer Homère par lui-même. Aux yeux d'Aristarque, le simple bon sens et une attention élémentaire prêtée à la langue même d'Homère suffisaient ainsi à dissiper la plupart des difficultés sur lesquelles les allégoristes construisaient des hypothèses de pure imagination.

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X. L'allégorie des mythes grecs chez les poètes latins

Dans ce chapitre, Jean Pépin évoque brièvement la position de quatre poètes latins par rapport aux mythes grecs : Ennius, Lucrèce, Horace et Phèdre. Ennius présentait des vieux mythes une interprétation historique et rationaliste, à l'instar d'Évhémère qu'il avait adapté en latin, tandis que les trois autres développaient surtout une allégorie morale.

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XI. Les théoriciens de l'allégorie

    1. Témoignages des deux premiers siècles

Jean Pépin envisage ici des auteurs qui, d'une part, n'appartiennent à aucune des écoles rencontrées jusqu'à présent et qui, d'autre part, sont plutôt des spéculatifs qui font la théorie de la méthode d'interprétation allégorique et réfléchissent sur la légitimité du mythe en tant que mode d'expression sans avoir nécessairement pratiqué eux-mêmes l'allégorie. Parmi eux, on trouve Denys d'Halicarnasse qui reconnaît que les mythes peuvent être profitables mais s'en défie et préfère la théologie romaine qui a évacué le mythe ; Théon d'Alexandrie, rhéteur du début du 2ème siècle de notre ère pour qui le mythe est un discours mensonger qui exprime la vérité en images et Dion Chrysostome qui fait l'éloge d'Homère.

    2. Plutarque et l'allégorie

L'apport de Plutarque, à la fin du 1er et au début du 2ème siècle, à l'analyse philosophique du mythe fut considérable. Un problème analogue à celui de l'exégèse homérique était posé par l'interprétation des réponses oraculaires formulées par la Pythie de Delphes au nom d'Apollon. À l'époque classique en effet, les sentences du dieu se présentaient en des termes voilés et requéraient donc une interprétation qui, abandonnant le sens littéral, devait découvrir derrière lui une signification opportune. On voit que la démarche était proche de celles des exégètes allégoristes. Par la suite, la Pythie renonça à s'exprimer ainsi en figures et adopta un langage clair, directement accessible à tous. Plutarque, qui était justement prêtre d'Apollon Delphique, se félicite de cette évolution. On peut noter qu'un semblable abandon de l'expression poétique équivoque s'observe, hors du domaine de la mantique, dans le langage de l'histoire et de la philosophie, disciplines qui substituent aux séductions du mythe une forme simplement didactique. On sait que Plutarque était un adversaire déterminé du stoïcisme, contre lequel il a dirigé plusieurs traités. Il est naturel de penser que cette approbation qu'il marque lorsqu'il voit la mantique et d'autres disciplines renoncer à l'expression allégorique est une forme de désaveu de l'allégorisme stoïcien. Plutarque reconnaît néanmoins que tout n'était pas mauvais dans la mantique allégorique, et il admet que l'on ait pu l'apprécier.

Il existe aussi des passages où Plutarque se prononce expressément sur la lecture d'Homère. Ainsi en est-il dans deux de ses traités : le De Iside et Sur la façon dont le jeune homme doit entendre les poèmes. Il y admet que les mythes homériques les plus décriés sont porteurs d'un enseignement latent qui en élargit singulièrement la portée. Toutefois Plutarque n'approuve pas l'allégorie physique des stoïciens et tient pour plus naturelle l'allégorie morale. Il lui arrive néanmoins de pratiquer l'allégorie cosmologique des vieux mythes, à la manière de ses adversaires stoïciens. Il y a mieux. Dans un opuscule malheureusement perdu, mais dont un fragment a été conservé dans la Préparation évangélique d'Eusèbe, III, 1-2, Sur les fêtes Dédales qui se célèbrent à Platée, Plutarque présente de certaines légendes et manifestations relatives à Héra, une interprétation allégorique qui évoque à s'y méprendre l'exégèse stoïcienne, y compris l'usage de l'étymologie. Jean Pépin s'efforce ensuite de le démontrer en étudiant le passage d'Eusèbe signalé plus haut.

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    3. La nostalgie du mythe chez Maxime de Tyr

Maxime de Tyr, un platonicien intéressé par les questions religieuses, séjourna à Rome probablement sous l'empereur Commode. Il observe dans le langage philosophique l'évolution déjà décrite par Plutarque, à savoir l'abandon de l'expression mythique. Mais tout en enregistrant cet avènement du langage clair, il garde la nostalgie de l'expression mythique, dont il dit les nombreux avantages. Pour lui, il n'y a pas de progrès, que du contraire, si la nouvelle manière de s'exprimer ne fait que substituer des mythes transparents aux anciens mythes.

    4. Plotin et les mythes

La philosophie de Plotin accorde la première place à une réalité ineffable et innommable. Une telle philosophie de l'indicible, dès qu'elle veut se codifier et se transmettre, est réduite à user d'un langage approché, d'une expression symbolique. Plotin sait que la formulation mythique est obligatoirement inadéquate à la vérité qu'elle veut évoquer. Il signale ainsi que le mythe, qui est par sa nature un récit déployé dans le temps, décrit comme successifs des êtres en réalité synchroniques et qui ne souffrent qu'une distinction de valeur. Mais cette infidélité du mythe a une contrepartie utile : en dédoublant dans le temps des êtres qui, à vrai dire sont compacts et ramassés, il est un instrument d'analyse et d'enseignement. Il suffit de ne pas oublier que cette séparation est purement conceptuelle. Le mythe a donc une valeur analytique et didactique qui, dans l'esprit de Plotin, est solidaire d'une théorie de l'image. Le mythe est une image et, à ce titre, reflète la vérité. Mais il n'est pas lui-même la vérité, d'où la nécessité, pour parvenir jusqu'à elle, de dépasser le mythe. Dès lors, on comprend que les Ennéades recèlent une quantité d'allusions mythologiques. Sans doute, à la différence de la plupart des auteurs envisagés jusqu'ici, Plotin ne croit pas qu'Homère et Hésiode aient été des philosophes néoplatoniciens honteux ou prudents, qui auraient exprimé en termes de récit concret un enseignement théorique. Il reste qu'il utilise fréquemment leurs fictions pour traduire les moments les plus difficiles de sa propre pensée, par quoi il ressortit, sinon à l'interprétation, du moins à l'expression allégorique. Tout comme Platon, il voit dans ces légendes le moyen de s'exprimer avec bonheur. Il reprend d'ailleurs souvent le langage allégorique de Platon, dont il connaît tous les grands mythes. De plus, bien que travaillant sur des mythes homériques et hésiodiques, Plotin ne donne jamais l'impression d'être l'exégète d'Homère et d'Hésiode. Il ne les nomme nulle part et se garde de prêter à ces poètes la moindre des doctrines qu'il développe. Loin de se poser en interprète de l'Iliade et de la Théogonie, il voit simplement dans l'allégorie un langage commode, parce que concret, pour exprimer sa propre pensée lorsqu'elle devient le plus difficilement exprimable. C'est ainsi qu'il reprend, par exemple, les mythes de la naissance d'Éros et de la triade divine selon Hésiode, dont Jean Pépin propose une analyse.

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    5. La défiance de l'empereur Julien

L'empereur Julien (331-363) se défie de l'usage classique de l'allégorie. Selon lui, faisant fond sur une minuscule ressemblance, les allégoristes violentent les récits pour les transformer en enseignements, et substituent leur propre pensée au dessein du poète.

    6. Macrobe et la classification des mythes

Au début du 5ème siècle, Macrobe, compilateur latin nourri de néoplatonisme grec, consacre plusieurs pages de son Commentaire au Songe de Scipion à la défense du mythe comme technique d'expression philosophique. D'après lui, l'erreur, en philosophie, serait aussi grande de condamner tous les mythes en bloc que de les admettre indistinctement. Il faut donc opérer un tri. Dans l'ensemble des fables, Macrobe distingue les récits dont le but est simplement de charmer l'oreille (par exemple, la comédie populaire) et ceux dont l'objectif est d'exhorter à la vertu. Dans cette deuxième catégorie, il fait également la part entre les mythes dont le sujet et le développement sont purement fictifs et les autres dont le sujet est vrai bien que le développement soit fictif. Enfin, parmi ces derniers, il faut distinguer ceux dont le récit est indécent de ceux dont le récit est honnête. Cette dernière catégorie dont relèvent par exemple le mythe d'Er et le Songe de Scipion est, selon lui, la seule que doit prendre en compte le philosophe. Mais, même ces mythes qui présentent leur contenu sacré sous un déguisement de bon ton ne peuvent être employés sans discernement. En effet, tous les sujets n'admettent pas l'utilisation du mythe.

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 Deuxième partie : l'allégorisme grec et l'allégorisme juif

 

I. L'arrangement allégorique de l'oeuvre de « Sanchuniathon », d'après Philon de Byblos

La dépendance de l'allégorie juive par rapport à l'allégorie grecque, communément admise aujourd'hui, ne le fut pas d'emblée. Dès l'Antiquité, Philon de Byblos, historien grec du temps de l'empereur Hadrien, promut la filiation inverse, assigna à l'allégorie grecque une origine non pas précisément juive, mais sémitique, exactement phénicienne. Il composa neufs livres de Phoinika qu'il ne donne d'ailleurs pas pour son propre ouvrage, mais pour la traduction de l'Histoire Phénicienne d'un certain Sanchuniathon de Beyrouth, antérieur à la guerre de Troie, proche de Moïse et contemporain de Sémiramis, reine d'Assyrie. On ne croit plus guère aujourd'hui à l'existence historique de ce Sanchuniathon. Il s'agirait d'un artifice littéraire par lequel Philon fournissait à ses conceptions évhéméristes le prestige d'un patronage antique, lointain et imaginaire. Dans cette oeuvre, Philon s'attache à montrer que l'exégèse allégorique est un phénomène tardif et artificiel, provoqué par d'obscures raisons de dominations politiques, dans une classe enseignante jalouse de son savoir, que les plus anciens théologiens prétendaient être entendus à la lettre et que les données de physique qu'on a ensuite voulu découvrir dans leurs récits n'étaient nullement leur fait. Il ajoute encore que l'interprétation allégorique serait née en orient, où elle se serait d'abord appliquée à un auteur oriental, et d'où elle aurait contaminé la Grèce. La mention de cette provenance barbare lui paraissait sans doute propre à détourner de ce procédé les Grecs, encore défiants et méprisants à l'égard des inventions religieuses exotiques en même temps qu'attirés par elles. Mais on a démontré aujourd'hui que ces affirmations de Philon étaient contraires à la réalité.

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II. L'influence grecque sur l'interprétation allégorique de la bible en milieu juif

    1. Généralités

Lorsqu'ils étudient la culture juive des deux premiers siècles avant J.-C., et spécialement l'attitude de ces Juifs à l'égard de la Bible, les historiens ont l'habitude de distinguer deux grandes tendances : les Juifs plus ou moins fraîchement émigrés de leur patrie d'origine et pénétrés d'influence grecque, et les Juifs demeurés en Palestine et dont la civilisation avait été, à ce titre, davantage préservée des contaminations occidentales. Les uns et les autres s'appliquaient à la Bible avec autant de zèle et de vénération mais leur exégèse accusait d'importantes différences, surtout dans l'usage de l'interprétation allégorique. En effet, les seconds ne pratiquaient pas ou peu l'exégèse allégorique. C'est que la mentalité rabbinique est peu portée à l'allégorie : les rabbins ne cherchent pas à dégager de la Bible un système de sagesse qui lui est étranger ; ils ne l'étudient que pour acquérir la science de la parole divine et pour en déduire toutes les prescriptions juridiques qu'elle recèle. Or l'esprit juridique met en fuite l'esprit poétique inhérent et nécessaire à l'allégorie. Il n'en va pas de même du judaïsme alexandrin où une allégorie souvent intempérante était de règle. Celle-ci pouvait être aussi bien morale que physique.

Une influence grecque semble être à la base de ce mode d'exégèse. Plusieurs indices le montrent : le fait que seuls les Juifs entrés en contact avec la civilisation hellénique pratiquent cette exégèse allégorique, la présence, chez les allégoristes juifs, d'une notable connaissance de la pensée grecque... Mais il y a, de cette influence déterminante de l'allégorie grecque sur l'allégorie juive, des indices plus éloquents et plus positifs. En effet, plusieurs Juifs alexandrins ont eux-mêmes pris soin de noter la parenté qui relie l'exégèse figurée qu'ils donnent de leurs textes sacrés au traitement allégorique que les Grecs appliquaient à leurs premiers poètes. On constate alors deux nuances. Certains Juifs hellénisés rapprochent leurs propres mystères des mythes grecs, leur allégorie de l'allégorie grecque, pour conclure que c'est à eux-mêmes que revient la gloire de la découverte et aux Grecs la honte du plagiat. D'autres auteurs maintiennent le rapprochement entre leur propre exégèse allégorique de la Bible et l'interprétation grecque d'Homère et d'Hésiode, sans prétendre avoir été les initiateurs de la Grèce. Mais à vrai dire, ils ne professent pas davantage en avoir été les initiés, mais leur familiarité avec les mythes grecs classiques, la démarche spontanée par laquelle ils les évoquent chaque fois que l'Écriture présente avec eux quelque analogie, pour tout dire l'impression qu'ils donnent de croire à l'existence d'un vieux fonds mythique commun qui aurait reçu une double formulation, homéro-hésiodique et biblique, toutes ces raisons induisent à penser que leur interprétation allégorique a été influencée, pour ne pas dire suscitée, par le procédé littéraire grec qu'ils ne pouvaient pas ignorer. Le but que ces auteurs poursuivaient en amalgamant le récit biblique d'épisodes tirés des poèmes homériques et hésiodiques était naturellement de se concilier les lecteurs grecs, en leur montrant que la Genèse n'est pas l'histoire d'un peuple imaginaire, ni même d'un monde à part, mais que les plus incroyables chapitres, tels ceux du déluge et de la tour de Babel, se laissent recouper par les données mythiques de la Grèce. Pour achever de capter l'attention bienveillante des Grecs, le plus sûr était évidemment de transporter à la Bible la méthode allégorique qu'ils prenaient tant de plaisir à voir appliquer à leurs poètes.

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    2. Philon d'Alexandrie

Philon d'Alexandrie, à peu près contemporain de l'ère chrétienne, a pratiqué sur une grande échelle l'interprétation allégorique de l'Ancien Testament, soit qu'il ait produit des exégèses nouvelles, soit qu'il ait simplement repris et amplifié celles qui avaient déjà cours dans le milieu judéo-hellénistique. Selon Philon, le recours à l'allégorie s'impose lorsque le sens littéral du texte sacré, à soi seul, présenterait une difficulté insoluble, une ineptie, une contradiction et surtout une affirmation indigne de Dieu. On peut remarquer que cette règle philonienne n'est que la transposition d'un principe stoïcien dont la meilleure formulation est due au pseudo-Héraclite, et selon lequel l'allégorie est l'indispensable antidote des textes homériques qui, sans elle, ne seraient qu'impiété. Il faut d'ailleurs remarquer combien Philon connaît familièrement l'exégèse allégorique que les Grecs donnaient de leurs principaux mythes, soit, le plus souvent, qu'il y acquiesce et la prenne à son compte, soit qu'il la repousse. En outre, il produit, de passages d'Homère et d'Hésiode, diverses interprétations allégoriques dont il semble bien être l'inventeur. Il voue aux poètes des premiers siècles la plus grande admiration, il les défend contre l'accusation d'impiété et il estime que le plus sûr moyen de justifier cette admiration comme d'assurer cette défense est de mettre en valeur, par l'allégorie, l'enseignement dissimulé dans leurs poèmes. Mais Philon ne se borne pas à interpréter ces mythes grecs selon des schémas stoïciens classiques, ni même à en proposer des utilisations inédites : il les fait encore s'entremêler aux récits bibliques. L'intimité de Philon avec la culture grecque est si parfaite et son désir de donner du message juif une présentation propre à séduire le lecteur hellénistique tellement puissant, qu'il en vient presque à dissoudre la spécificité de la révélation mosaïque, à la fondre avec les données légendaires d'Homère dans un unique fond mythique, que seule peut sauver l'interprétation allégorique.

3. Josèphe

Bien que s'adressant aussi à des lecteurs grecs, et dans leur langue, l'historien juif Josèphe, un peu postérieur à Philon, demeure beaucoup plus proche que lui du judaïsme palestinien. Dès lors, il ne faut pas s'étonner de le voir formuler des réserves sur l'allégorie comme mode d'expression philosophique. Il lui reproche sa froideur et loue les meilleurs philosophes grecs, tout en la connaissant, de s'en être abstenus. Mais, s'il réprouve l'allégorie comme formulation du savoir philosophique, il l'admet comme expression de la révélation religieuse, et par conséquent comme procédé d'interprétation de certains textes de l'Écriture.

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Troisième partie : l'allégorisme grec et l'allégorisme chrétien

 

I. L'allégorie dans le Nouveau Testament

    1. La typologie de saint Paul

L'expression allégorique n'est pas le fait de saint Paul. Bien que son message soit souvent difficile, il ne lui arrive guère, même pour mieux le faire comprendre, de l'habiller d'images. Mais s'il récuse ce procédé pour son propre usage, Paul affirme avec force que les auteurs de l'Ancien Testament ont exprimé leurs révélations par des allégories et que leurs écrits, par conséquent, doivent faire l'objet d'une interprétation allégorique. Si l'Ancien Testament apparaît ainsi comme une immense allégorie, la raison en est simple : c'est qu'il s'adresse en réalité aux chrétiens, et non pas aux Juifs, qui n'étaient pas à même de l'entendre. Son message devait donc revêtir une présentation déguisée, à laquelle les Juifs s'arrêteraient, tandis que les chrétiens perceraient cette écorce pour en recueillir le fruit spirituel. Paul offre donc l'exemple d'une lecture allégorique de la Bible, dans laquelle il découvre, sous le déguisement des figures, l'annonce du Christ, la description de la foi chrétienne ou encore un ensemble de prescriptions morales destinées aux chrétiens. On ne saurait nier, dans cette démarche de saint Paul, le fait d'une certaine influence grecque sur la substance et le langage des Épîtres, que cette influence ait été recherchée ou simplement subie, que l'on doive l'étendre à l'essentiel ou la limiter à l'accessoire. Toutefois, sur la question de savoir si l'interprétation allégorique de la Bible par saint Paul ressortit à cette influence, il faut remarquer que le vocabulaire dont il use pour désigner l'allégorie et ses techniques apparaît nouveau. S'il est vrai que l'indépendance du langage atteste celle de la pensée, c'est au judaïsme palestinien, dans lequel Paul a été élevé, qu'il faudrait demander l'inspiration de son allégorie biblique, ou plus simplement à son propre génie religieux.

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2. La parabole dans les évangiles synoptiques

L'allégorie est bien présente dans les évangiles. Mais, à l'inverse de ce que l'on observe chez saint Paul, elle n'y apparaît pas sous la forme de l'interprétation allégorique de l'Ancien Testament, mais exclusivement au titre de l'expression allégorique, qui traduit en images un enseignement abstrait, de ce fait dérobé aux indignes et réservé à une élite et qui se manifeste dans les paraboles. En effet, ces paraboles sont d'authentiques allégories au sens le plus classique du terme. Elles rassemblent tous les éléments nécessaires et suffisants à la définition de l'expression allégorique, dans quelque civilisation qu'on la rencontre. En ce qui concerne l'origine de ces allégories des évangiles, il faut, semble-t-il, songer à un emprunt au judaïsme palestinien, ou mieux, à la manifestation d'un procédé naturel à l'esprit humain, lorsque la vérité à exprimer est ardue et que les auditeurs sont rudes.

    3. La paroimia dans le quatrième évangile

Le terme parabolê est absent de l'évangile de Jean mais l'usage de l'expression allégorique y apparaît sous le nom de paroimia. L'allégorie faisait par conséquent partie des quatre évangiles canoniques. Les chrétiens des premiers siècles possédaient donc avec le Nouveau Testament de quoi combler leur légitime appétit d'allégorie.

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II. Les diverses attitudes chrétiennes en face de l'allégorie

Les écrivains chrétiens des premiers siècles peuvent être répartis en quatre catégories d'après leur attitude vis-à-vis de l'interprétation allégorique. La première catégorie regroupe les auteurs qui développent une interprétation allégorique sans rien devoir d'important à l'exégèse figurée du paganisme. D'autres apparaissent au contraire fort avertis de l'allégorisme païen et en utilisent largement les procédés et les leçons dans leur propre explication de la Bible. Un troisième groupe rassemble les écrivains qui, sans guère user eux-mêmes d'une interprétation allégorique de la Bible, marquent une hostilité souvent vigoureuse à l'endroit de l'allégorie païenne. Les écrivains chez lesquels la pratique parfois outrancière de l'allégorie biblique s'allie à un effort pour disqualifier le même procédé d'exégèse dès que ce sont les païens qui l'appliquent à leurs propres textes, forment la quatrième catégorie.

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III. La simple fidélité à l'allégorie néotestamentaire dans l'Épître de Barnabé et chez Hippolyte de Rome

La pseudo-Épître de Barnabé remonte à la première moitié du 2ème siècle. Son objet principal est de dépouiller de leur signification littérale les prescriptions rituelles de l'Ancien Testament, pour voir en chacune d'elles une préfiguration allégorique du Messie. C'est une exégèse allégorique analogue, étroitement inspirée de saint Paul dans sa méthode, sinon dans son contenu, qu'a pratiquée Hippolyte, prêtre romain du début du 3ème siècle. On peut remarquer combien cette technique reste fidèle, dans ses procédés comme dans son vocabulaire, à l'exemple de saint Paul, et préservée de la contamination de l'allégorisme païen, qu'elle ne semble même pas connaître. Mais cette interprétation figurée spécifiquement néotestamentaire ne devait pas se maintenir, ni l'allégorisme païen demeurer longtemps étranger aux préoccupations chrétiennes.

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IV. L'utilisation paisible de l'allégorie païenne par un allégoriste chrétien : Clément d'Alexandrie

Clément d'Alexandrie, à la fin du 2ème et au début du 3ème siècle, appliqua largement à l'Écriture l'interprétation allégorique. Mais l'exemple paulinien n'est plus sa seule source. À côté de lui, et sans s'en cacher, il en appelle à l'allégorie telle qu'il la savait pratiquée dans les civilisations païennes. Il insiste même sur la continuité de l'allégorie païenne et de l'allégorie chrétienne. L'allégorie lui apparaît comme la loi même de toute religion. Le Vème Stromate contient un véritable traité de l'allégorie considérée comme phénomène religieux universel et Clément s'y montre comme le premier historien des religions au sens moderne du terme. Pour Clément, l'allégorie s'étend en réalité à toute forme d'expression. Ce sont les avantages qui en résultent pour chacun, aussi bien pour l'auteur que pour le lecteur et même pour la divinité dont il est traité qui ont assuré à l'allégorie un tel succès.

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V. Une occasion de l'hostilité des chrétiens à l'égard de l'allégorie païenne : la « théologie tripartite » de Varron

Les seize livres des Antiquités divines de Varron offraient, semble-t-il, une compilation de renseignements sur la religion romaine. Les apologistes chrétiens en tirèrent des arguments contre la religion romaine qui s'y trouvait exposée et défendue et spécialement contre l'allégorie païenne que Varron y soutenait. L'un des principes directeurs de l'encyclopédiste romain consistait à distinguer divers niveaux dans la présentation traditionnelle, suivant que l'on s'adressait à un auditoire de gens du peuple, de poètes ou d'esprits cultivés. Telle est l'origine de sa célèbre division tripartite de la théologie romaine.

        1. Le témoignage de Tertullien

Le premier texte où il soit fait état nommément de la théologie tripartite de Varron est le début du livre II du pamphlet de Tertullien Ad nationes, écrit en 197. L'apologiste chrétien utilise en effet la doctrine de Varron à des fins polémiques au début d'un développement consacré à l'attaque de la théologie païenne. Nous y apprenons que Varron distribuait le recensement des dieux en trois catégories, dont l'une est physique et établie par les philosophes, l'autre mythique et due aux poètes, la troisième nationale, choisie par chaque peuple pour son usage. Selon Tertullien, ces trois genres de dieux sont présentés comme des éventualités qui s'excluent l'une l'autre et entre lesquelles il faut choisir.

    2. Le témoignage d'Augustin

Dans sa Cité de Dieu, Augustin offre, de la théologie tripartite de Varron, un témoignage beaucoup plus riche que celui fourni par Tertullien. Le problème de l'objectivité de l'auteur chrétien reste cependant posé car Augustin, lui aussi, exhume les idées de Varron dans un dessein polémique. Mais il donne une double description de cette théologie tripartite, selon qu'il la rapporte au seul Varron, ou que, sur le témoignage de Varron lui-même, il la fait remonter plus haut que lui, et l'attribue au pontife Scaevola. Dans la suite de son exposé, Jean Pépin étudie en détail ces deux descriptions que donne Varron de la théologie tripartite ainsi que les attaques d'Augustin que subit cette dernière.

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    3. Diverses tripartitions anonymes

Tertullien et Augustin semblent bien être les seuls auteurs de l'Antiquité à traiter de la théologie tripartite en la rapportant expressément à Varron ou à Scaevola. Mais on rencontre sous la plume de divers autres écrivains l'expression d'une doctrine analogue, sans qu'ils l'attribuent nommément à qui que ce soit. C'est le cas de Plutarque lorsque, dans son Dialogue sur l'Amour, il s'interroge sur l'origine de nos idées. Il en va de même pour Dion Chrysostome qui, dans le XIIème de ses Discours intitulé De l'origine de la notion de Dieu, propose une tripartition de la théologie qui présente une parenté indéniable avec la division de Varron, tout en se rapprochant davantage des termes mêmes de celle de Plutarque. Toutefois, la théologie tripartite de Scaevola et de Varron affleure plus encore au début du IVème livre de la Préparation évangélique d'Eusèbe de Césarée, apologiste chrétien de la première moitié du 4ème siècle. Il rapporte en effet que les Grecs introduisent dans leur théologie une triple division : la première est la théologie mythique que les poètes inventent au gré de leur imagination ; ensuite vient la théologie physique ou spéculative, objet de la recherche des philosophes qui la raccordent à la précédente en la présentant comme le résultat d'une interprétation allégorique des mythes ; la troisième place appartient à la théologie politique, qui a force de loi dans chaque cité et s'impose rigoureusement au nom de la tradition. Mais l'apport principal d'Eusèbe est de relier la théologie mythique à la théologie physique, en présentant celle-ci comme le résultat de l'application à celle-là de l'interprétation allégorique menée par les philosophes en vue de sauver la théologie des poètes par une interprétation rationnelle des mythes et des cultes. On trouve enfin trace de la tripartition dans les Placita d'Aétius, doxographe qui appartient vraisemblablement à la fin du 1er et au début du 2ème siècle.

Ces quatre auteurs grecs invoquent donc une tripartition théologique très proche de celle proposée par Varron et Scaevola. Cependant, il est peu probable qu'ils aient utilisé l'oeuvre de Varron lui-même comme source de leur exposé. L'hypothèse s'impose donc d'une commune source grecque à laquelle seraient redevables d'une part Scaevola et Varron, d'autre part Aétius, Plutarque, Dion Chrysostome et Eusèbe.

    4. Les sources de la théologie tripartite de Varron

La théologie tripartite de Varron procéderait donc d'une source grecque. Deux distinctions au moins, très répandues, ont pu donner naissance, en Grèce, à la théologie tripartite. D'abord, l'opposition entre physis et nomos, classique au moins depuis la sophistique. Transportée dans le domaine religieux, cette antithèse donne facilement lieu à la distinction entre la théologie « physique » et la théologie « légale ». Ensuite, l'opposition entre alêtheia et doxa. On comprend comment, introduite en matière religieuse, cette distinction a pu engendrer la séparation de la théologie « mythique » et de la théologie « physique ». Si on lui ajoute les virtualités de l'opposition physis et nomos, on est à peu près en possession de la tripartition théologique de Varron. De nombreux indices viennent également s'ajouter à l'influence de cette double opposition pour suggérer une origine stoïcienne à la tripartition de Varron. On a essayé de préciser cette origine stoïcienne. Plusieurs éléments semblent désigner comme promoteur de cette tripartition théologique Panaetius ou son disciple Posidonius. Néanmoins, il est fort probable que cette tripartition ait une origine plus ancienne.

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VI. L'attitude des chrétiens en présence de l'allégorie liée à la théologie tripartite

    1. Critique chrétienne de la théologie tripartite

La théologie tripartite de Varron se heurta à l'opposition des polémistes chrétiens, qui contestèrent à la fois le bien-fondé de la division elle-même et la légitimité de chacune des trois théologies ainsi distinguées. Cette critique se rencontre naturellement chez ceux à qui nous devons de connaître la tripartition varronienne, Tertullien et Augustin. Toutefois, chacun de ces deux auteurs donnait de la tripartition une présentation légèrement différente. De cette différence dans la conception de la tripartition résultent d'importantes nuances dans la critique de cette représentation religieuse. Jean Pépin procède à l'analyse de leurs positions respectives.

    2. La solidarité de la théologie tripartite et de l'interprétation allégorique

L'interprétation allégorique fait partie intégrante de la théologie tripartite varronienne. En effet, si Varron récuse la théologie des poètes et celle de la cité dans leur présentation courante et superficielle, sans pourtant les condamner définitivement au bénéfice de la théologie naturelle, c'est qu'il pense que, pour qui sait en comprendre la nature profonde, ces deux premières théologies se ramènent à la troisième. La théologie des poètes et celle de la cité apparaissent donc comme l'expression allégorique, narrative et rituelle, d'une théologie abstraite qui est celle des philosophes. Varron s'attache dès lors à interpréter allégoriquement ces deux théologies pour montrer qu'elles renferment déjà en elles les dogmes principaux de sa théologie naturelle. Une fois encore, il faut admettre une origine stoïcienne à l'exégèse allégorique pratiquée par Varron. Jean Pépin donne plusieurs exemples qui le prouvent à suffisance, à savoir : l'interprétation allégorique faite par Varron de Janus, Saturne, Jupiter, la Grande Mère ; des allégories diverses ; le traitement des mystères de Samothrace et l'interprétation allégorique du culte des statues.

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    3. Critique chrétienne de l'interprétation allégorique de Varron

Jean Pépin envisage maintenant la réaction de trois apologistes chrétiens, Tertullien, Augustin, Eusèbe, en face de l'allégorie païenne tributaire de la théologie tripartite même si, dans la présentation de cette dernière, il n'a pu faire autrement que déjà présenter certaines critiques développées par l'évêque d'Hippone.

Tertullien dénigre l'interprétation allégorique que Varron avait donnée de Saturne. L'encyclopédiste romain considérait ce dernier à la fois comme un personnage historique et comme la personnification du temps. Tertullien s'y oppose : on ne peut assigner à un personnage humain une nature corporelle et incorporelle. Soit Saturne est un humain divinisé, soit il est le temps, mais pas les deux.

Augustin se montre très dur vis-à-vis des cultes païens. Pour lui, l'allégorie ne saurait supprimer la contradiction entre les prescriptions morales du paganisme et le fait que les crimes interdits sont eux-mêmes imputés aux dieux et magnifiés par leur culte. Pour Augustin, non seulement l'allégorie de Varron, impuissante à sortir de l'univers créé, échoue à rejoindre le vrai Dieu ; mais à ce premier grief s'en ajoute un autre : indépendamment de cette erreur de visée, et considérée en elle-même, elle souffre de contradictions internes dont certaines sont liées à la structure tripartite de la théologie. Augustin envisage donc, comme le faisait aussi Tertullien, les dieux du paganisme dans une perspective évhémériste : ce ne sont que des hommes. Jean Pépin envisage ensuite des critiques particulières dirigées par Augustin contre diverses interprétations allégoriques données par Varron. Il indique également l'accueil favorable qu'Augustin réserve à l'allégorie néoplatonicienne que Plotin développe dans ses Ennéades.

À la différence de Tertullien et d'Augustin, ce n'est pas Varron qu'Eusèbe prend pour cible. De plus, l'interprétation allégorique à laquelle il s'attaque n'est pas formellement reliée à la tripartition de la théologie. Toutefois, comme Eusèbe fut un important témoin de cette dernière, on peut supposer que l'allégorisme païen contre lequel il argumente n'est pas dépourvu de toute relation à cette théologie. Pour lui, à l'origine, au langage directement véridique des auteurs sacrés répondait chez les exégètes une interprétation littérale et historique. Mais cette belle époque de clarté et de réalisme ne s'est pas maintenue : les théologiens, trop épris de philosophie, en vinrent à lire de force dans les histoires divines des enseignements d'ordre physique. Les griefs généraux qu'Eusèbe oppose à l'allégorie païenne sont donc les suivants : elle est une forme de pensée récente, sans caution dans la haute Antiquité, et même les Grecs, chez qui elle s'est surtout développée, la renient, comme le fait par exemple Platon.

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VII. Une critique conséquente de l'allégorie païenne : celle des milieux chrétiens non-allégoristes

    1. Ce que nous entendons par les « milieux chrétiens non-allégoristes »

Les auteurs chez lesquels ce type d'opposition se développe échappent à la situation paradoxale d'Eusèbe et d'Augustin, c'est-à-dire qu'ils critiquent l'exégèse allégorique des mythes grecs, mais s'abstiennent en général d'appliquer eux-mêmes ce procédé à l'interprétation de leurs propres Écritures. Il y a par conséquent dans leur attitude une cohérence, une logique dans la polémique qu'on ne retrouve pas forcément chez les autres. Malgré leur éparpillement chronologique et géographique, ces auteurs constituent une sorte d'école : on s'en aperçoit en constatant, dans leur lutte contre l'allégorie païenne, la surprenante communauté de leurs thèmes favoris. Cette concordance semble s'expliquer non seulement par une influence mutuelle entre ces auteurs, mais aussi par l'utilisation de sources communes. Dès lors, Jean Pépin aborde ces auteurs par le biais d'une approche thématique.

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    2. La connaissance de l'allégorie païenne

Le premier problème est d'évaluer quelle connaissance ces auteurs avaient de l'interprétation allégorique qu'ils reprochent à leurs adversaires. Or, le rédacteur des écrits pseudo-clémentins (Homélies et Recognitiones) et Arnobe font précéder leur argumentation d'un résumé de la position tenue par leurs adversaires, sur les lèvres desquels ils mettent d'ailleurs cet exposé.

Dans la IVème Homélie pseudo-clémentine, un certain Appion, interlocuteur fictif, mais repris d'un personnage historique surtout connu pour son zèle contre les Juifs, défend les intérêts du paganisme. La démarche allégorique qu'il met en valeur est clairement celle de l'école stoïcienne. La même conclusion ressort de l'examen du livre X des Recognitiones où le porte-parole du paganisme n'est plus un païen mais un chrétien éclairé du nom de Nicéta. Cela montre clairement que l'auteur des écrits pseudo-clémentins avait une connaissance familière de l'allégorie stoïcienne, et qu'il en transcrit un honnête résumé avant de déclencher contre elle sa critique.

Le long passage du livre V de l'Aduersus nationes qu'Arnobe consacre à réfuter l'allégorisme profane s'ouvre également par un chapitre dans lequel un païen fictif condense sa position. Mais l'information d'Arnobe apparaît passablement éloignée de la véritable forme de pensée qu'il prétend combattre. Provenant de renseignements oraux ou de documents de seconde main, elle s'accommode de schématisations et de bévues. Il faut dès lors craindre que l'incertitude de son information ne se soit transmise à son disciple Lactance.

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    3. L'illégitimité de l'interprétation allégorique

Le premier effort d'Arnobe consiste à nier la légitimité de l'interprétation allégorique et son premier argument est de contester qu'elle soit conforme à l'intention des auteurs mêmes soumis au traitement allégorique.

Même si l'interprétation allégorique ne constituait pas un abus de confiance à l'égard des auteurs auxquels on l'applique, et une violation de leur secret, elle ne serait pas pour autant de mise dans une vraie théologie car, aboutissant à des réalités physiques, elle demeure au niveau de la créature et n'a pas accès au Créateur. Ce reproche formulé par Tertullien et Augustin à l'encontre de Varron, avait déjà été longuement développé par Athénagore dans sa Supplique au sujet des chrétiens. On le retrouve également, mais plus brièvement, dans la VIème Homélie pseudo-clémentine. Plusieurs fois, cette argumentation des chrétiens sur l'impuissance de l'allégorie païenne à atteindre le vrai Dieu s'exprime sous la forme d'une alternative : ou bien les mythes relatifs aux dieux doivent être entendus à la lettre, et ils sont alors manifestement erronés, la nature divine ne pouvant être aussi misérable qu'ils le disent ; ou bien ils réclament une interprétation physique, c'est-à-dire une réduction des dieux aux éléments matériels, qui est également aux antipodes de la véritable théologie. Ce type de formulation se retrouve par exemple dans l'Apologie d'Aristide et dans le Discours aux Grecs de Tatien.

Enfin, les auteurs chrétiens adressent des reproches aux auteurs des mythes que l'on veut traiter par l'allégorie. Ils s'indignent en effet de ce que ces auteurs ont utilisé un déguisement absurde pour conter des mythes qui, apparemment, traduisent en histoires divines de simples vérités d'ordre physique. Ce procédé est totalement impie à l'égard des dieux et propre à encourager les lecteurs au péché par l'exemple des Immortels. Ces attaques dirigées contre les auteurs de mythes se trouvent présentées, avec plus ou moins de véhémence, par les écrits pseudo-clémentins, par Arnobe et par Firmicus Maternus.

En résumé : que les mythes soient à prendre à la lettre ou moyennant l'allégorie, ils constituent de toute façon un outrage à l'adresse de la divinité et, pour les hommes, par suite de la valeur exemplaire des histoires divines, une exhortation à pécher.

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    4. L'impossibilité de l'interprétation allégorique

En outre, il faut encore se poser la question de la possibilité de l'application pratique de l'allégorie païenne. Or cette application se heurte à d'insurmontables difficultés, qui tiennent à sa nature même et la disqualifient en tant que procédé d'exégèse. C'est Arnobe qui dénonce le plus clairement les difficultés de fonctionnement propres à l'interprétation allégorique. Il insiste d'abord sur son incertitude, liée au polysémantisme du mythe : chaque exégète peut, selon son humeur, en découvrir une signification qui lui est propre. On ne saurait le lui reprocher puisque aucune autorité n'est habilitée à canoniser une interprétation à l'exclusion de toutes les autres. De plus, l'interprétation allégorique exige le régime du tout ou rien : si elle est légitime, elle doit être exclusive, s'étendre à tous les mythes et à tous les éléments de chaque mythe. En effet, aucun critère n'indique que certains éléments des récits mythiques doivent être interprétés allégoriquement tandis que, pour d'autres, le sens littéral suffirait. Or, comme les allégoristes païens sont incapables d'avoir réponse à tout, c'est qu'ils n'ont réponse à rien et que l'interprétation allégorique est sans valeur.

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    5. Le vrai dessein de l'interprétation allégorique

Selon les chrétiens, qui rejoignent sur ce point nombre de païens, le véritable objectif de l'interprétation allégorique est de purifier la mythologie. Les païens, disent-ils, sont les premiers à souffrir de l'immoralité attachée à leurs mythes. Mais cet assainissement des mythes et des cultes ne pouvait aboutir. Les auteurs chrétiens donnent de cet échec inévitable deux raisons principales. D'une part, s'il est vrai que les exégètes allégoristes ont été guidés dans leur effort par un souci de moralité, c'est le fondement même de l'allégorie qui s'en trouve ruiné. En effet, pour éliminer l'indécence des récits mythiques, le moyen le plus simple était de rejeter les mythes eux-mêmes. Or, s'ils ne l'ont pas fait, c'est que les mythes, tout honteux qu'ils soient, expriment la vérité sur les dieux. Mais la notion même d'exégèse allégorique exige que les mythes, dans leur littérarité, soient faux. Dès lors, cette exégèse perd tout son sens. D'autre part, l'interprétation allégorique vient trop tard pour restaurer la moralité. Les mythes ont déjà fait leur oeuvre néfaste : les dieux ont été, une fois pour toutes, injuriés.

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    6. La véritable origine des mythes

Il faut se poser dès lors la question de la nature de la vérité véhiculée par les mythes dans leur sens littéral. Il ne s'agit assurément pas d'une vérité relative à la divinité même, dont il est inconcevable, dans une perspective chrétienne, qu'elle ait vécu les aventures rapportées dans ces récits. Les mythes seraient alors des documents d'histoire humaine qui attribuent à des prétendus dieux des événements réellement survenus à des hommes. Cette interprétation évhémériste se retrouve plus ou moins chez chacun des polémistes chrétiens envisagés par Jean Pépin dans ce chapitre. Parmi ceux-ci, Arnobe et Lactance lui consacrent un développement de plus grande ampleur.

    7. La défiance à l'égard de l'allégorie chrétienne

Il faut noter la cohérence des auteurs chrétiens dont il vient d'être question dans leur attitude vis-à-vis de l'allégorisme. S'ils dénoncent l'interprétation allégorique pratiquée dans le paganisme, ils ont le plus souvent la sagesse de ne pas l'appliquer à leurs propres textes sacrés.

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VIII. Une critique inattendue de l'allégorie païenne : celle des allégoristes chrétiens

Certains auteurs chrétiens adoptent une attitude étonnante : ils censurent avec acharnement l'allégorie païenne tout en appliquant ce même procédé à leurs Écritures. Mais cette attitude n'est pas le seul fait des chrétiens. Beaucoup de païens en effet interprètent allégoriquement leurs mythes mais ne supportent pas que leurs adversaires puissent proposer des Écritures chrétiennes la même exégèse. Dans ce chapitre, Jean Pépin envisage deux cas. Le premier comprend l'attaque du païen Celse, la riposte du chrétien Origène et la contre-attaque du païen Porphyre. Le second concerne l'opposition entre l'empereur Julien et saint Grégoire de Nazianze.

    1. L'attitude paradoxale de Celse

L'oeuvre de Celse appartient à la deuxième moitié du 2ème siècle. Celse n'accorde naturellement pas créance à l'Ancien Testament, mais n'approuve pas davantage les chrétiens qui en produisent une exégèse allégorique. Les attaques de Celse contre l'allégorie chrétienne sont pratiquement identiques à celles qu'Arnobe ou le pseudo-Clément dirigeaient contre l'allégorisme païen mais avec, évidemment, une inversion des termes. Seulement, ce n'est pas l'interprétation allégorique en tant que telle que Celse entend disqualifier, mais simplement son application à la Bible. C'est pourquoi Celse fait un grand usage de ce procédé exégétique, en l'appliquant par exemple à la mythologie grecque. L'intention générale de l'apologiste païen est de nier la spécificité du christianisme. À cette fin, il entreprend de montrer que les principaux dogmes de cette religion ne sont autre chose qu'une contrefaçon plus ou moins habile de doctrines grecques traditionnelles.

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    2. L'attitude paradoxale d'Origène

Origène se pose en ennemi de l'allégorie païenne. Selon lui, celle-ci, pour être acceptable, devrait répondre à une double condition : non seulement elle doit être elle-même correcte, mais les mythes doivent eux aussi présenter un sens littéral recevable. Origène s'attache alors à prouver que l'allégorie païenne ne répond à aucune de ces deux conditions. Comme celle de Celse, quoiqu'en sens inverse, la critique d'Origène ne disqualifie pas l'interprétation allégorique en elle-même, mais seulement son application à la mythologie grecque. Il souligne d'abord que, pour être cohérent, Celse, en reconnaissant le droit aux païens d'appliquer l'allégorie à leurs récits, aurait dû reconnaître ce même droit aux chrétiens pour leurs Écritures. Cette argumentation pourrait donner à penser que l'allégorie chrétienne se trouve, quant à sa vraisemblance, sur un pied d'égalité avec l'allégorie païenne. En réalité, sa situation est nettement meilleure. En effet, l'interprétation symbolique des mythes grecs demeure une démarche de second temps, qui, loin d'être requise explicitement par son objet, doit le plus souvent lui faire violence. L'exégèse allégorique se trouve au contraire provoquée et fondée par la Bible elle-même, puisque c'est un auteur sacré, saint Paul, qui doit être considéré comme le garant et l'initiateur de l'interprétation tropologique de l'Ancien Testament. De plus, l'allégorie biblique remplit la double condition posée par Origène. D'une part en effet, l'interprétation symbolique pratiquée par les chrétiens est raisonnable. D'autre part et surtout, l'auteur des récits bibliques s'est toujours préoccupé de donner à son oeuvre une valeur littérale de bon aloi, en même temps qu'une portée allégorique. La position d'Origène pourrait paraître plus cohérente que celle de Celse. Il n'en est rien. En effet, en dehors de son Contra Celsum, on voit qu'Origène, pour les besoins de la polémique, est amené à demander à son adversaire des garanties sur la signification littérale des mythes, qu'il ne saurait donner lui-même lorsqu'il traite de la Bible sans préoccupation de controverse.

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    3. L'attitude paradoxale de Porphyre

Porphyre apparaît, contre Origène et après Celse dont il épouse le ressentiment, un adversaire déclaré de l'allégorie chrétienne. Mais, pas plus que ces deux auteurs, il n'est à l'abri du paradoxe déjà signalé. En effet, s'il disqualifie l'exégèse symbolique lorsqu'elle prend la Bible pour objet, il réclame pour les païens le droit de l'appliquer à leurs mythes. Il a lui-même pratiqué sur une grande échelle l'interprétation allégorique des poètes grecs. Il faut noter cependant que Porphyre récuse également l'allégorie de type stoïcien, à laquelle il reproche sa perspective uniquement naturaliste. Il marque donc un tournant dans l'histoire de l'allégorie profane, un passage de la formule stoïcienne, à prédominance physique, à la formule néoplatonicienne, qui s'efforce de retrouver dans les mythes une signification applicable à l'univers des esprits.

    4. Un autre système polémique : l'empereur Julien et Grégoire de Nazianze

L'attitude de l'empereur Julien apparaît très équilibrée. Il exige que le caractère mythique soit reconnu aussi bien aux récits de la Bible qu'aux légendes grecques et laisse entendre que l'interprétation allégorique peut être pratiquée sur celle-ci comme sur ceux-là. Les narrations de Moïse et d'Homère lui apparaissent comme l'émanation d'une identique mentalité mythique. Par conséquent, ni l'une ni l'autre ne peuvent revendiquer l'exclusivité de l'interprétation allégorique.

La critique que Grégoire de Nazianze oppose à l'empereur Julien s'avère quant à elle être une récapitulation des remarques déjà formulées par les Apologistes qui l'ont précédé pour aboutir finalement à une position proche de celle d'Origène.

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Conclusion : la mythologie de la philosophie

I. Le destin de la mythologie

Dans cette première partie de sa conclusion, Jean Pépin, dans une forme très brève qu'il m'apparaît vain de vouloir résumer, s'efforce de dégager les lignes de forces qui sous-tendent l'histoire de l'allégorie qu'il vient de retracer depuis sa naissance en milieu grec aux environs du 6ème siècle jusqu'à Augustin et Grégoire de Nazianze. Ces deux auteurs marquent en effet le terme chronologique de son étude et il s'en explique : durant les dix siècles qu'il vient de parcourir, toutes les grandes attitudes relatives à la mythologie ont été soutenues et les siècles qui suivent ne feront qu'y apporter des précisions, des nuances, des approfondissements.

II. L'utilité philosophique de la mythologie

À l'origine, la mythologie apparaît comme un premier et naïf essai d'explication de l'univers. On peut donc voir en elle l'enfance de la philosophie. Mais les progrès de cette dernière l'ont rapidement conduite à renier son origine mythique, à se définir même comme l'antithèse de ce qui fut son point de départ. Cependant, la raison a parfois besoin de retrouver ses origines, et ce retour aux sources survient souvent après une période de rationalisme intransigeant. Or si la raison fait ainsi retour au mythe, c'est qu'elle y trouve son compte. Jean Pépin reprend donc ici, d'une manière très schématique, les différents avantages de l'expression mythique pour la formulation de vérités philosophiques.

L'ouvrage se referme ensuite sur deux appendices : le premier est intitulé « l'allégorie et les allégories », le deuxième « le temps et le mythe ».

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Appréciation personnelle

 

Cet ouvrage, dont le résumé a laissé entrevoir la très grande érudition, se révèle être un riche complément d'information pour notre cours. Ce dernier était en effet centré sur la figure mythique d'Orphée. Il s'agissait donc de l'étude d'un mythe précis qui fait partie, comme beaucoup d'autres, de ce qu'on appelle communément la « mythologie antique ». Cependant, l'exposé de chacun des cinq intervenants a clairement montré que, loin d'être un phénomène isolé, ce mythe d'Orphée entretenait des relations multiples et parfois même très étroites avec les autres composantes de cette mythologie. Nous avons donc dû, à plusieurs reprises, évoquer l'un ou l'autre aspect de cette dernière. Nous nous sommes notamment intéressés aux techniques d'interprétation des mythes, en tête desquelles vient l'allégorie. Il suffit dès lors de se rappeler le titre de l'ouvrage de Jean Pépin pour constater que son étude et la nôtre étaient vouées à se rencontrer. Elles ont un sujet commun, la mythologie antique, mais elles l'abordent par un biais qui leur est propre : pour nous, il s'agissait du mythe d'Orphée tandis que Jean Pépin centrait son attention sur l'interprétation allégorique des mythes.

Cette démarche de Jean Pépin se présente dès lors comme un approfondissement de l'histoire de l'interprétation des mythes du 6ème siècle avant au 19ème après J.-C. qui avait constitué la première partie de notre cours. Il est vrai qu'Augustin et Grégoire de Nazianze constituent le terme chronologique de l'étude de Jean Pépin qui, par conséquent, se trouve moins étendue dans le temps. Pour les siècles qui leur sont communs, l'étude de Jean Pépin offre donc une confirmation intéressante des leçons que nous avons suivies, grâce, notamment, à la présentation qu'elle donne des textes antiques. En plus d'une confirmation, elle procure également un complément d'information : la formule livresque permettant à l'auteur de ne pas subir les désagréments du temps propres à un cours, Jean Pépin a en effet le loisir d'aborder des auteurs supplémentaires ou de procéder à une analyse plus approfondie de leurs positions. Mais l'apport de Jean Pépin dépasse largement le 4ème siècle auquel il s'est arrêté. En effet, dans son introduction, il donne un aperçu de quelques théories modernes, celle de Schelling ou Freud par exemple. De plus, comme la majorité des positions relatives à l'allégorie ont été formulées dès l'Antiquité, ainsi qu'il l'indique lui-même dans sa conclusion, la connaissance de celles-ci facilite inévitablement la compréhension de celles des époques suivantes.

L'analyse de Jean Pépin entretient également des relations très étroites avec l'exposé consacré à la réception chrétienne du mythe d'Orphée. Dans cette optique, nous nous étions naturellement penchés sur la question de la légitimité de la reprise de la mythologie païenne par des chrétiens. L' exposé fut également centré sur la manière par laquelle les chrétiens ont procédé à cette récupération. Or, il est clair que ces deux questions constituent la problématique centrale de la troisième partie du livre de Jean Pépin. Ce sont en effet ces deux thèmes qu'il étudie chez chacun des auteurs qu'il passe en revue. Le rapprochement avec nos leçons apparaît encore plus fort lorsqu'on sait que, de l'aveu même de l'auteur, cette troisième partie est la plus importante de l'ouvrage.

L'écho aux exposés consacrés aux sources antiques du mythe d'Orphée est quant à lui plus ponctuel. L'étude de Jean Pépin présente avec ceux-ci une démarche commune, à savoir un examen approfondi des sources antiques. Il en va de même pour les leçons qui avaient pour objet l'étude de ce même mythe à travers les arts plastiques et picturaux. L'analyse de Jean Pépin s'en rapproche quelque peu en abordant la question de la légitimité des représentations artistiques des dieux.

Par contre, le sujet même du livre de Jean Pépin excluait tout rapprochement avec les cours consacrés au mythe d'Orphée dans la littérature contemporaine.

On comprend donc aisément l'intérêt que la lecture de cet ouvrage présentait pour éclairer, compléter et surtout prolonger les réflexions entamées au cours de Typologie et permanence des imaginaires mythiques. L'étude réalisée par Jean Pépin se révèle tellement riche que ces réflexions peuvent être poursuivies dans diverses directions.

Par exemple, à la lecture de cet ouvrage, il me semble que l'interprétation allégorique présente, dans sa nature, un élément central sur lequel il faut insister, à savoir que l'allégorie est essentiellement un phénomène antithétique. En effet, la naissance même de l'allégorie est marquée par l'antithèse et ce caractère lui restera attaché tout au long de son histoire. De fait, l'interprétation allégorique est apparue en Grèce aux alentours du 6ème siècle av. J.-C au moment où, pour la première fois, les théologies d'Homère et d'Hésiode furent contestées, voire rejetées, au nom de la raison. Il est manifeste que ces deux phénomènes se répondent mutuellement sans qu'il soit possible, pour autant, de déterminer avec certitude lequel des deux provoqua la réponse de l'autre. De plus, la naissance de l'interprétation allégorique entraîne, par la même occasion, l'apparition de la question de l'expression allégorique. Née de cette antithèse, l'allégorie va rapidement gagner en importance. Divers courants d'interprétation vont alors apparaître et il est frappant de noter combien ces courants s'opposent entre eux. Un type d'interprétation se présente généralement comme l'antithèse d'un autre. Les différentes interprétations semblent s'exclure l'une l'autre, et l'idée de les combiner, d'en faire une synthèse, n'est que très rarement envisagée. Il faudra attendre un Clément d'Alexandrie par exemple, pour voir se réaliser une telle synthèse. Mais entre-temps, l'apparition du christianisme aura encore compliqué le problème. En effet, les oppositions qui caractérisaient l'allégorie dans le domaine profane se retrouveront dans le monde chrétien. En outre, rares seront les tentatives de synthèse entre des éléments appartenant à deux mondes si différents. C'est ainsi que, comme nous l'avons vu au cours, les chrétiens refuseront longtemps d'employer des techniques utilisées par les païens. C'est ainsi également qu'on verra apparaître des attitudes paradoxales consistant à admettre l'interprétation allégorique des mythes mais à refuser son application aux Écritures ou l'inverse.

Cette constatation me paraît importante car elle montre clairement que l'allégorie consiste essentiellement en l'oppositon d'un sens littéral et de diverses interprétations possibles, ces dernières pouvant elles-mêmes s'opposer entre elles. Or parmi tous les auteurs étudiés par Jean Pépin, il en est un dont les positions me semblent plus séduisantes, il s'agit de Clément d'Alexandrie (il ne me paraît d'ailleurs pas anodin de rappeler que, ainsi que nous l'avons vu au cours, la première mention d'Orphée par un chrétien se trouve dans l'hymne d'ouverture de son Protreptique). Clément estime en effet que ce phénomène (l'opposition d'un sens littéral et de diverses interprétations possibles) n'est pas lié uniquement aux mythes ou aux Écritures, mais est propre à toute forme d'expression. Et cette remarque me semble correcte : j'en veux pour preuve les diverses interprétations possibles d'une même pièce de théâtre, d'un même film, d'un même roman, d'un tableau, la possibilité de réaliser des jeux de mots... On pourrait dès lors estimer que, depuis que l'homme communique, ce phénomène a toujours existé. En adoptant cette position, on pourrait alors, au départ de l'étude de Jean Pépin, tenter de mettre en évidence certaines caractéristiques propres aux mythes. De même, le fait d'extraire l'interprétation allégorique de son contexte purement mythique et judéo-chrétien, ainsi que nous l'avons fait au cours, permettrait, je pense, de mieux comprendre les raisons pour lesquelles les mythes et les Écritures ont entraîné un tel foisonnement d'interprétations. En effet, l'étude de phénomènes semblables, mais plus proches de nous dans le temps, pourrait jeter une lumière nouvelle sur la question. Prenons un exemple : les fables de Jean de La Fontaine. Tout le monde s'accorde aujourd'hui pour dire que ces fables présentent un sens second, caché sous le sens littéral. Mais lorsqu'il s'agit d'interpréter ces fables, d'en dégager le sens second, la tâche, pour nous, est loin d'être simple. En effet, d'une part, l'interprétation de ces fables est tributaire du contexte historique et politique du 17ème siècle dans lequel nous ne vivons plus et que nous ne pouvons plus connaître que par l'intermédiaire d'oeuvres historiques ou de cours d'histoire. Mais, d'autre part, l'ignorance ou la méconnaissance de ce contexte n'interdit pas de proposer de ces fables des interprétations nouvelles en rapport avec notre époque. De plus, que faut-il penser de ces fables et de leurs interprétations lorsqu'on sait que le poète français s'inspira, pour leur rédaction, d'Ésope et de Phèdre ? Il ne me paraît pas improbable dès lors que les mythes aient subi un traitement assez semblable. Et si l'on se rappelle que les mythes étaient considérés comme une parole sans auteur venue du fonds des âges, qu'ils informaient la vie des hommes de l'antiquité qui en avaient une connaissance certainement plus importante que la nôtre, qui pouvaient en voir des adaptations dans les tragédies, on ne s'étonnerait plus guère de l'ampleur qu'a connue ce traitement allégorique des mythes.

Ces idées ne sont qu'un exemple parmi d'autres. Mais l'enseignement le plus important à retirer au terme de ce compte rendu et du cours de Typologie et permanence des imaginaires mythiques est que l'application d'une démarche pluridisciplinaire ouvre des perspectives nouvelles pour la compréhension de phénomènes aussi riches et aussi complexes que la mythologie antique.

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002

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