FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002
Mythes d'Homère, mythe d'Orphée. Les méandres de l'interprétation
Aline Smeesters
Étudiante de licence en langues et littératures classiques
Ce travail, rédigé en janvier 2002 dans le cadre du cours de Typologie et permanence des imaginaires mythiques, est basé sur le livre de F. Buffière, Les mythes d'Homère et la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1956, 677 p. (Collection d'études anciennes publiée sous le patronage de l'association Guillaume Budé). L'étude présente d'abord un compte rendu assez circonstancié du livre, puis s'applique à dégager les liens qui peuvent être établis avec les exposés constituant le cours.
Deux autres travaux, un compte rendu de J. Pépin, Mythe et allégorie, Paris, 1976, dû à Thomas Labeye, et un compte rendu de M. Simon, Hercule et le Christianisme, Paris, 1955, dû à Stéphanie Danvoye, font partie du présent fascicule 4 des Folia Electronica Classica. Ces trois travaux sont liés au cours de Typologie et permanence des imaginaires mythiques.
[Note de l'éditeur - janvier 2002]
COMPTE-RENDU DU LIVRE DE BUFFIERE (Les mythes d'Homère et la pensée grecque)
- Première partie : les positions de l'exégèse antique
- Deuxième partie : les secrets de l'univers matériel
- Troisième partie : la condition humaine
- Quatrième partie : les mystères du monde invisible
- Conclusion
Cet ouvrage passionnant et remarquablement documenté est consacré aux exégèses antiques dont les épopées homériques ont fait l'objet. Il se divise en quatre grandes parties. La première, intitulée « les positions de l'exégèse antique », introduit le lecteur à la problématique générale ; les trois autres sections abordent respectivement les trois grands courants de cette exégèse, selon que le sens caché découvert dans les poèmes homériques est de nature physique, morale ou théologique.
Première partie : les positions de l'exégèse antique
La bataille autour d'Homère
Au cours de l'Antiquité, Homère fut le centre d'une véritable bataille, d'autant plus vive que l'Iliade et l'Odyssée constituaient, pour les Grecs, une véritable Bible, dont ils étaient nourris dès l'enfance. Buffière commence par nous présenter les belligérants.
Une première catégorie d'ennemis d'Homère est constituée par les philosophes. Dès le sixième siècle avant J.-C., Héraclite d'Éphèse, Pythagore et Xénophane de Colophon se montrent très critiques vis-à-vis de ces poèmes qui nous montrent des dieux chargés de toutes les passions et de toute les faiblesses humaines. Mais aux yeux de la postérité, le véritable ennemi en titre d'Homère sera Platon. On se rappelle en effet que dans la République, le philosophe bannissait les poètes, et au premier rang Homère, de sa cité idéale. Platon accuse l'Iliade et l'Odyssée de contenir de fausses conceptions théologiques, et de présenter de mauvais exemples à la jeunesse. Ces pages resteront au centre des débats entre détracteurs et apologistes d'Homère. L'opinion de Platon était cependant plus nuancée que ce que la postérité en a retenu : s'il considère la poésie comme une imitation illusoire de la réalité, il reconnaît pourtant y prendre lui-même plaisir. Le réquisitoire de Platon n'a nullement tari la passion des Grecs pour Homère, mais il a contribué à orienter les apologistes vers l'interprétation allégorique ; beaucoup admettent que ses épopées, prises à la lettre, seraient immorales. Un autre grand détracteur d'Homère est Épicure ; il est probable que la pierre d'achoppement fut, dans son cas, la providence divine.
Les sophistes et rhéteurs constituent la seconde catégorie des ennemis d'Homère. Ils s'intéressent quant à eux à des questions de détail, s'acharnant sur les moindres invraisemblances du texte. Un bon exemple en est fourni par Zoïle d'Amphipolis, auteur de neuf livres contre Homère.
Parmi les défenseurs du poète, on trouve des critiques pondérés, qui savent faire preuve de bon sens, et même d'un certain sens historique. Mais ce n'est pas à eux que Buffière s'intéresse : son livre est consacré à ces apologistes passionnés pour qui la poésie d'Homère est véritablement inspirée, et ne saurait contenir la moindre erreur.
Au premier rang de ceux-ci se trouvent, assez paradoxalement, les Néoplatoniciens. Réconciliant Platon et Homère, Proclus reprend la théorie platonicienne de l'inspiration poétique pour expliquer qu'à travers la voix du poète s'exprime Dieu lui-même, c'est-à-dire l'Un ; il existe certes deux autres types de poésie, qui utilisent les facultés tantôt intellectuelles, tantôt « bassement » sensibles de l'âme humaine ; mais Homère écrit presque toujours sous l'inspiration divine, ou au moins en appliquant le « vrai savoir » qu'il possédait. La cécité d'Homère devient alors le symbole de la clairvoyance intérieure d'un poète instruit de tous les mystères de l'homme et de la divinité.
Les mythes d'Homère, miroir du monde invisible
Dans ce chapitre, Buffière explique que les nécessités apologétiques furent l'occasion plus que la cause réelle de tout ce mouvement d'exégèse homérique ; en effet, l'esprit grec se caractérise en général par une prédilection pour l'énigme, le mystère et pour tout ce qui permet un passage du monde du visible au monde de l'invisible. Les mystères, les oracles, l'oniromancie en sont d'autres illustrations.
Selon de nombreux auteurs grecs, Homère a volontairement caché sous une apparence mythique le message qu'il apportait aux hommes de la part des dieux ; les raisons de cette obscurité sont d'ordre religieux (il n'est pas permis de révéler les mystères divins aux profanes, dont l'âme n'a pas été purifiée), psychologique (les énigmes posées par le mythe excitent les esprits curieux à en rechercher le sens profond), ou tout simplement esthétique (la « pénombre » du mythe rend la vérité plus belle).
Allégorie et symbolisme
Différents termes de vocabulaire sont utilisés par les anciens pour exprimer les résonances profondes du texte homérique : Buffière passe ainsi en revue les notions d'« hyponoïa », d'allégorie, d'énigme, de mystère, de philosophie et de symbole, chacun de ces termes possédant diverses connotations liées à leur localisation chronologique et aux écoles philosophiques qui les utilisent de préférence. Il consacre également quelques pages à la fureur étymologique des anciens, et au débat philosophique sous-jacent, à savoir : les mots s'appliquent-ils aux choses en vertu d'une simple convention, ou en vertu d'un rapport de nature ?
D'Héraclite à Eustathe : inventaire de nos sources
La première partie du livre se termine par un inventaire des sources disponibles : il y a bien sûr les allusions dispersées dans l'ensemble de la littérature grecque, mais aussi des ouvrages spécifiquement consacrés à l'interprétation d'Homère : les Allégories homériques d'Héraclite le rhéteur, l'Antre des Nymphes de Porphyre, la Théologie de Cornutus, la Vie et Poésie d'Homère du Pseudo-Plutarque, les recueils de scolies et les Commentaires d'Eustathe.
Homère et la « physique »
La première exégèse d'Homère est de nature physique ; il s'agit de rechercher sous le mythe des vérités d'ordre scientifique, qui renvoient aux théories des philosophes présocratiques dont les premiers exégètes semblent avoir été contemporains. Les dieux homériques vont ainsi être assimilés aux quatre éléments. Ce type d'exégèse peut nous sembler à priori aberrant ; mais d'une part l'analogie avec les dieux-éléments d'Hésiode poussait à cette assimilation, et d'autre part l'obscurité même du lien laissait aux exégètes une grande liberté d'action.
Les éléments chez les Présocratiques
Pour éclaircir son propos, Buffière commence par résumer rapidement les théories des premiers physiciens de langue grecque. Pour Thalès de Milet, l'élément originel est l'eau ; beaucoup d'auteurs se sont plu à souligner que chez Homère également, l'Océan est décrit comme « le père des dieux » ou « l'origine de tous les êtres ». Anaximène propose l'air comme principe premier ; sa pensée sera reprise par Diogène d'Apollonie (vers 500) qui met l'air en rapport avec Zeus. Un fragment de Xénophane présente l'eau et la terre comme les deux ingrédients de base des êtres humains ; de nombreux commentateurs y ont vu un rapprochement avec une imprécation de Ménélas (« mais redevenez donc tous, ici, terre et eau », Il. VII, 99) chez Homère - alors que, comme nous l'avons vu, Xénophane fut un des premiers à condamner le poète...
Héraclite, Anaxagore et Parménide distinguent, dans leur description du monde, une couche d'air, obscur et humide, au voisinage direct de la terre, et une couche plus chaude et lumineuse en périphérie : l'éther. Ce couple éther-air sera assimilé au couple Zeus-Héra. Un certain flottement se constate cependant dans la terminologie : avant qu'Aristote ne fasse de l'éther un cinquième élément, il est souvent confondu avec l'air ou le feu.
Empédocle, enfin, fut considéré par les anciens comme l'initiateur de la doctrine des quatre éléments ; or il existe un fragment où il les présente sous des noms mythiques (Zeus, Héra, Aïdônée et Nestis), dont l'identification avec les éléments a été beaucoup discutée. Cette même pratique se retrouve chez le pythagoricien Philolaos ; les noms sont cependant différents de ceux que l'on retrouve dans l'exégèse allégorique d'Homère, et il est donc probable que la première école pythagoricienne n'ait pas eu de forte influence dans le domaine. Quoi qu'il en soit, ce petit fait nous confirme que philosophie physique et poésie mythologique n'étaient pas, à l'époque, incompatibles.
De façon générale, le climat intellectuel poussait les penseurs à trouver une explication scientifique et rationnelle à toutes les réalités.
Les mythes des quatre éléments
Buffière se penche ensuite sur les quatre grands mythes de l'Iliade dans lesquels interviennent les « dieux-éléments ».
Il y a d'abord la bataille des dieux au chant XX. Au cours du temps, diverses interprétations en ont été données, dont une interprétation physique : il s'agirait d'une vision allégorique de la lutte des éléments dans l'univers ; les dieux représenteraient les uns les quatre éléments, les autres des astres, ou encore des notions morales comme la démence, la sagesse, le désir,... Une scolie attribuable à Porphyre fait remonter cette interprétation à Théagène de Rhégium ; un passage de Tatien nous permet par ailleurs de situer ce dernier personnage à l'époque de Cambyse, c'est-à-dire à la fin du sixième siècle avant J.-C.
Le deuxième passage concerne les amours indécentes de Zeus et d'Héra au sommet de l'Ida, au chant XIV. Les deux divinités ont été assimilées à l'éther et à l'air, dont l'union fécondante permet l'éclosion du printemps.
La même interprétation se poursuit pour le troisième passage, qui raconte une punition infligée par Zeus à Héra : il l'aurait suspendue dans les airs, en accrochant à ses pieds deux enclumes et en jetant autour de ses mains une chaîne d'or infrangible (chant XV). L'exégèse physique y voit l'air maintenu prisonnier par la couche d'éther ; les deux enclumes représenteraient la terre et la mer (la forme que certains Présocratiques attribuaient à notre planète ressemblait assez à celle d'une enclume antique), et la chaîne d'or, la zone lumineuse à la jonction de l'air et de l'éther.
Le quatrième mythe envisagé est bien sûr le partage du monde entre Zeus, Hadès et Poséidon, mentionné au chant XV. Les allégoristes y ont vu une preuve de la justesse de leur interprétation. Il faut signaler qu'Hadès, étonnamment, est assimilé non pas à la terre mais à l'air (que les Grecs concevaient comme une masse ténébreuse et brumeuse). Buffière remarque que les divergences dans l'identification des dieux aux éléments ne semblaient pas du tout troubler les anciens, et ne supposent donc pas des origines différentes à ces interprétations.
L'exégèse allégorique avant les Stoïciens
La mention de Théagène de Rhégium ainsi que le parallélisme avec les recherches et hypothèses des présocratiques prouvent que l'exégèse de type physique remonte bien au sixième siècle avant J.-C. Cependant, les traités d'allégorie conservés sont tous plus tardifs, et postérieurs au stoïcisme qui a beaucoup développé ce type d'allégorie. Comment délimiter dès lors l'importance du courant primitif ?
Buffière soutient que l'essentiel de la doctrine était au point dès l'époque de Platon. Il cite comme preuve un passage de l'Ion, où Platon donne les noms d'interprètes homériques célèbres : Métrodore de Lampsaque, Stésimbrote de Thasos et Glaucon.
Métrodore est cité par Diogène Laërce comme étant « le premier à s'intéresser à l'étude physique du poète » (II, 11). Il semble qu'il ait fait partie de l'entourage du philosophe Anaxagore (Ve siècle ; il serait donc tout de même postérieur à Théagène). Un papyrus d'Herculanum nous a conservé un résumé de son interprétation d'Homère, où il semble appliquer la physique d'Anaxagore. L'originalité de son exégèse consiste dans le fait que chez lui, les éléments sont assimilés non aux dieux, mais aux héros de l'Iliade ; les dieux représentent quant à eux des parties du corps, assimilation dont l'explication se trouve peut-être dans les théories médicales de l'école d'Anaxagore. Cette théorie semble cependant avoir été supplantée par le courant issu de Théagène, qui identifiait les dieux aux éléments. Buffière insiste sur le rationalisme de ces exégètes, qui cherchent moins à défendre le poète qu'à trouver l'explication scientifique des mythes, exactement comme le feront, vingt-cinq siècles plus tard, Müller ou Kuhn.
Glaucon nous est très peu connu ; Stésimbrote, par contre, est cité dans le Banquet de Xénophon comme un maître ès allégories qui faisait payer cher ses leçons d'interprétation homérique. Il semble qu'il ait été un des relais dans la perpétuation du système de Théagène.
Sous le Portique
L'école stoïcienne, fondée à Athènes par Zénon de Citium vers 300 av. J.-C., va reprendre ce type d'exégèse en le modifiant. Les stoïciens croient en l'âme du monde qui se répand dans tout l'Univers ; pour eux, les religions traditionnelles ont été forgées par les hommes qui ont divinisé cette âme unique sous différents noms, selon ses fonctions et les éléments qu'elle anime ; ainsi, le souffle universel a été appelé Zeus, mais il prend le nom d'Héraclès s'il est considéré sous son aspect de force et de puissance, le nom de Dionysos s'il est considéré dans sa fonction de donner la vie et de l'entretenir, celui de Déméter s'il parcourt la terre, etc...
Les Stoïciens vont donc tenter de retrouver dans toute la mythologie, et notamment chez Homère, des traces de l'universelle vérité. Ce travail d'interprétation sera surtout le fait de l'ancien stoïcisme et de ses trois grands représentants : Zénon, Cléanthe et surtout Chrysippe. Il faut faire remarquer que ces exégèses ne présentent pas de préoccupation apologétique ou morale : l'accusation d'immoralité lancée par Platon contre Homère semble préoccuper assez peu les Stoïciens.
Buffière remonte aux sources mêmes et analyse en détail les quelques fragments conservés concernant les théories de Zénon, de Cléanthe et de Chrysippe.
Il nous présente également le platonicien Xénocrate, scolarque de l'Académie entre 339 et 314, dont la théorie des dieux suprêmes, monade et dyade ou esprit et âme, principes masculin et féminin parcourant les éléments matériels, a préparé la voie aux spéculations des Stoïciens et, par-delà eux, des Néoplatoniciens. Buffière distingue trois stades dans l'exégèse allégorique des dieux de la mythologie : d'abord considérés comme des éléments par les contemporains des physiciens présocratiques, ils deviennent avec les Stoïciens les âmes particulières, mais toujours matérielles, de ces mêmes éléments, avant que les Néoplatoniciens n'en fassent des réalités du monde des intelligences.
Mythes cosmogoniques
Buffière passe maintenant à l'analyse de mythes homériques plus complexes, où les allégoristes ont vu une théorie de l'organisation et des cycles du monde. Parmi ces mythes, ceux qui tombaient sous le coup de l'accusation d'immoralité ont fait l'objet de commentaires particulièrement abondants. La datation de ces exégèses est assez complexe ; il faut souvent en rechercher l'initiative bien avant les Stoïciens, mais certains passages portent l'empreinte de leur école. L'exégèse physique a de plus continué son cours bien après l'époque de Zénon, Cléanthe et Chrysippe.
Le premier mythe envisagé est bien sûr le bouclier d'Achille forgé par Héphaistos. Les anciens y ont vu une véritable cosmogonie : par l'image du monde qui s'y trouve représentée, mais aussi par sa forme, représentant la sphéricité de la terre, par les matériaux, symbolisant les quatre éléments, par les cinq plaques, images des cinq zones climatiques, etc...
Le deuxième mythe est celui d'Héphaistos jeté du ciel. Les explications proposées sont très variées. En général, Héphaistos représente le feu terrestre : sa canne symbolise le bois dont le feu s'alimente ; il a atterri à Lemnos, terre volcanique ; sa chute dans l'Océan symboliserait la transformation des éléments, du feu à l'air et de l'air à l'eau,... Pour Zénon par contre, Héphaistos symbolise le feu artiste courant à travers le monde.
L'aventure d'Arès et d'Aphrodite, ensuite, a été interprétée comme l'union des pulsions de Haine et d'Amour, dans une exégèse s'inspirant à la fois d'Empédocle (pour les deux principes Amour et Haine) et d'Héraclite d'Éphèse (pour la théorie de l'harmonie naissant de la lutte des contraires).
Le chant I de l'Iliade raconte comment l'Océanide Thétis a jadis envoyé Briarée aux cent bras au secours de Zeus, qu'Héra, Poséidon et Athéna voulaient enchaîner. Ce mythe a lui aussi reçu plusieurs explications. La première est météorologique : les quatre dieux Olympiens représentent les quatre éléments ; en hiver, l'eau, l'air et la terre semblent se conjurer pour chasser le feu ; mais la Nature, Thétis, envoie le Soleil, Briarée, au secours de l'élément-feu. Le mythe connaît aussi des explications cosmologiques ; les divinités représentent toujours les éléments, mais Thétis devient la Providence, qui permet d'organiser le monde, ou de le sauver d'une menace de révolte des éléments.
Enfin, le mythe de Protée multiforme et de sa fille Idothée a été interprété comme le passage de la matière informe et primitive aux formes organisées et harmonieuses du cosmos. En général, Protée représente la matière, et Idothée la force organisatrice ; mais un passage de Sextus Empiricus nous apprend que les rôles pouvaient être inversés.
Apollon et le Soleil
Nous avons déjà dit plus haut que la première école pythagoricienne eut un rôle assez réduit dans l'exégèse allégorique d'Homère. Il semble pourtant que l'identification d'Apollon au Soleil, qui ne va pas de soi dans les poèmes homériques, remonte anciennement aux Pythagoriciens, avant sa vulgarisation par les Stoïciens.
Apollon, dieu de l'harmonie, semble avoir été assimilé dans les premiers cercles pythagoriciens au chef du choeur des planètes, c'est-à-dire au Soleil ; le son des flèches dans le carquois du dieu ne serait autre que le bruit prodigieux, mais inaudible pour les hommes, émis par l'astre dans sa course, et qui s'intègre dans l'harmonie céleste. Les Stoïciens auraient ensuite effectué un travail d'adaptation, de transfert au dieu solaire de toutes les fonctions apolliniennes, à savoir son double aspect de guérisseur et de destructeur, ses capacités divinatoires qui « éclaircissent les ténèbres », son arc dont les traits deviennent les rayons solaires,... Les flèches mortelles lancées par Apollon sur l'armée des Grecs sont identifiées à des rayons brûlants causant une épidémie de peste ; les développements très techniques des commentateurs semblent renvoyer à des sources médicales, ce qui nous ramène encore aux pythagoriciens, puisque les premiers médecins grecs sortirent de cette école...
Homère, savant infaillible
Si l'on peut trouver chez Homère tant de données scientifiques sur l'organisation du monde, c'est donc que le poète connaissait déjà tous ces secrets de la nature... Telle est la thèse soutenue par de nombreux défenseurs d'Homère, et en particulier Cratès de Mallos (IIe siècle avant J.-C.) et l'école de Pergame, à qui s'opposent Aristarque et l'école d'Alexandrie, dont la critique plus pondérée sait faire appel à la « coutume » et au contexte historique dans lequel vivait le poète. La même opposition se retrouve, dans le domaine de la géographie, entre Ératosthène (entre 250 et 220), pour qui les itinéraires homériques sont pure fantaisie, et Strabon (siècle d'Auguste), qui soutient que les poèmes d'Homère sont géographiquement corrects.
Buffière expose ensuite la façon dont les différents commentateurs ont tenté de prouver, au prix d'interprétations qui malmènent souvent le texte, qu'Homère possédait des connaissances précises en astronomie, qu'il était au courant de la sphéricité de la terre et du phénomène des marées (qu'illustrerait Charybde), ainsi que des particularités des séismes et des éclipses...
L'exégèse historique des mythes : Palaiphatos
Il existe un autre type d'exégèse, proche par l'esprit de l'exégèse « physique », mais qui se montre beaucoup plus terre à terre : l'exégèse dite « historique ». Il s'agit de réduire les mythes à un fait historique, voire à un simple fait divers, que la tradition aurait développé et amplifié. Ce genre d'explication remonte au moins aux sophistes du Ve siècle. Le nom de Palaiphatos, disciple d'Aristote, y est généralement attaché. De ses livres d'Histoires incroyables, il ne nous reste qu'une compilation tardive ; mais nous possédons en outre deux autres recueils et de nombreuses scolies de même tendance.
La méthode a surtout été appliquée aux monstres de la fable : ainsi, les Centaures auraient été, à l'origine, des jeunes gens à cheval, et les Sirènes, des courtisanes aux talents de musiciennes... Beaucoup de personnages divins, comme Éole, Atlas ou Protée, sont ramenés au rang d'astrologues ou de magiciens. Héphaistos surprenant les amours d'Arès et d'Aphrodite devient la métaphore du forgeron liant ensemble le fer et la beauté ; le mythe de Dionysos et Lycurgue représenterait quant à lui la culture de la vigne. Buffière signale qu'Aristote lui-même a utilisé cette méthode, pour expliquer l'histoire des vaches du Soleil mangées par les compagnons d'Ulysse : les vaches représenteraient les jours de l'année, et leur meurtre figurerait simplement le temps perdu.
Ce type d'explication évoque Evhémère (environ 330-240 avant J.-C.), mais les angles de vue, selon Buffière, sont assez différents : tandis qu'Evhémère veut faire l'histoire des religions et expliquer l'origine de la croyance aux dieux du culte, Palaiphatos cherche l'origine des monstres et merveilles présents dans les légendes, religieuses ou non.
Les principes de l'exégèse historique sont, au départ, assez raisonnables ; pourtant, ce type de commentaires n'est pas toujours exempt d'aberrations: les explications sont parfois plus incroyables que la légende à expliquer...
Troisième partie : la condition humaine
Le Livre du bien et du mal
Buffière passe à présent, dans cette troisième grande section, aux exégèses morales des épopées homériques. Platon avait fustigé l'immoralité d'Homère ; mais des auteurs comme Plutarque exposent quelques grands principes susceptibles de transformer l'Iliade et l'Odyssée en livres de morale. Dans son traité Sur la manière dont les jeunes doivent écouter la récitation des poètes, Plutarque explique ainsi que la peinture du mal est inséparable de la poésie, dont la vocation est de peindre les actions humaines ; mais les auditeurs peuvent très bien admirer la beauté de la peinture tout en détestant la laideur du modèle ; et la peinture du mal peut justement servir à nous mettre en garde contre lui. La poésie d'Homère devient ainsi un vaste répertoire d'exemples, d'échantillons, voire d'allégories des différents aspects de la vie morale.
De nombreux auteurs de tendances très diverses vont rechercher chez Homère l'illustration de leur propre morale ; quand ils se mettent à prêter à l'aède toutes sortes de sous-entendus, leur exégèse pourra les mener presqu'aussi loin que l'exégèse physique... Ce type d'interprétation remonte très loin ; elle est sans doute presque aussi ancienne qu'Homère. Mais elle se développe surtout à l'époque de Plutarque (Ier-IIe siècle après J.-C.), au moment où l'exégèse physique s'essouffle et où l'exégèse mystique vient à peine d'éclore.
Les trois parties de l'âme. Accords et discordances
Dans l'ensemble, les leçons de vie tirées d'Homère se ramènent à la lutte entre les forces irrationnelles et la part raisonnable de l'âme humaine. Mais comment Homère concevait-il les différentes parties de l'âme et leur localisation dans le corps humain ? Platoniciens et Stoïciens vont chacun tenter de ramener le texte homérique, en général assez flou, à leur propre théorie.
Les Stoïciens retrouvent dans le thumos d'Homère leur âme-souffle, un souffle humide et brûlant. La tripartition de l'âme exposée par Platon (intelligence raisonnable, thumos et epithymia) semble quant à elle largement influencée par la psychologie homérique, malgré les reproches du philosophe envers le poète. Un grand débat va opposer les deux écoles concernant le siège de la raison et des passions : pour les Platoniciens, la raison est logée dans la tête, le courage dans le coeur, les bas instincts dans le ventre ; les premiers Stoïciens considèrent pour leur part que l'ensemble de ces fonctions se trouve rassemblée autour du coeur, et ils citent de nombreux vers homériques à l'appui de leur propos. Une partie de leur opposition, cependant, tient davantage à une confusion dans les mots qu'à une contradiction dans les choses.
Dieux de sagesse et de raison : Athéna et Hermès
Certains dieux homériques ont été compris par les commentateurs comme des incarnations de ces facultés de sagesse et de raison d'une part, de thumos et d'épithymia d'autre part. En général ces dieux ne sont pas les mêmes que ceux qui incarnent des éléments dans l'exégèse physique, et cette distinction remonte jusqu'à Théagène de Rhégium.
Athéna représente, chez les exégètes, la phronésis, c'est-à-dire la sagesse ou le bon sens ; il s'agit d'une notion intermédiaire entre le nous incarné par Zeus, et la techné, l'habileté technique qui définissait Athéna à l'origine. Athéna est née de la tête de Zeus ; les Platoniciens y trouvent une confirmation de leur localisation de la raison, mais les Stoïciens se rattrapent en voyant là une allégorie de la parole, exprimée par la bouche mais née dans la poitrine. En général, l'interprétation des commentateurs est très rationaliste : les interventions miraculeuses de la déesse sont réduites à la voix de la raison qui se fait entendre aux héros. Un passage de l'Iliade posait cependant problème : au chant IV, Athéna glisse à Pandaros un perfide conseil pour le pousser à rompre une trêve... Les défenseurs d'Homère ont trouvé à cette traîtrise différentes explications : le pacte à la base de la trêve n'était de toute façon pas valable ; de plus, Athéna ne représente ici que la réflexion personnelle de Pandaros, dont l'esprit était bas et calculateur. Cependant, Pandaros est resté très longtemps un sujet de méditation, parce que son cas pose le problème de la responsabilité divine dans le mal. C'est surtout l'Athéna de l'Odyssée, avec son rôle permanent de sage inspiratrice d'Ulysse, qui se prêtait à l'interprétation moralisante. En outre, les attributs et les surnoms de la déesse ont fait l'objet de toute une exégèse visant à les ramener aux trois grandes caractéristiques de la sagesse : puissance, clairvoyance et pureté.
Hermès, quant à lui, est le dieu du discours, du logos. Sa bataille contre Létô dans la Théomachie a été interprétée comme le symbole de la lutte entre la parole et l'oubli (Léthé). Quand il mène Priam à la tente d'Achille, quand il porte à Calypso l'ordre de laisser partir Ulysse, il représente l'immense pouvoir de la parole, capable d'émouvoir et de persuader. Lorsqu'il confie à Ulysse l'herbe magique qui le protégera des enchantements de Circé, il devient la parole intérieure, le raisonnement, selon le double sens du mot logos. Sa baguette représente le sceptre de l'orateur, ou encore la ligne droite que la raison fait suivre. Cependant Hermès, dieu secondaire de la mythologie, n'avait pas assez de consistance pour incarner le logos au sens stoïcien du terme, c'est-à-dire la raison divine immanente au monde ; ce rôle sera joué par Zeus et Athéna.
Dieux de folie et de passion : Arès et Aphrodite
Arès représente la fureur déchaînée. Il peut incarner la guerre à l'échelon cosmique, le conflit des éléments qui, pour certains philosophes, est nécessaire à l'harmonie du tout. Il peut incarner aussi la guerre entre les peuples, entre les cités ; ces guerres sont sources de maux, mais sont aussi l'occasion des grands actes d'héroïsme. Arès est donc parfois l'objet de louanges ; mais le plus souvent, sa folie furieuse est invectivée et on lui oppose le courage réfléchi d'Athéna, qui peut elle aussi se montrer guerrière. Il peut incarner enfin l'instinct d'agressivité présent en chaque homme ; c'est ainsi qu'il a été interprété dans le mythe de son enfermement par Otos et Éphialte ; les deux jeunes gens représenteraient les bons principes présents dans l'esprit humain, les uns de façon innée, les autres par l'entremise de l'éducation ; la belle-mère qui délivre finalement Arès est tantôt charmante, tantôt marâtre, selon que la colère qui se déchaîne est ou non justifiée.
Aphrodite enfin incarne le désir d'amour. Son sort est souvent lié à celui d'Arès. En tant que servante des désirs et plaisirs des amants, elle est fustigée par les moralistes ; mais les Stoïciens voient aussi en elle l'universelle fécondatrice qui permet la perpétuation des espèces. Ses épithètes et ses attributs (notamment le ceste, ruban magique excitant les désirs d'amour) ont également fait l'objet de nombreuses interprétations.
Homère et les grandes écoles de morale
Des rapprochements ont été établis entre la moralité des héros homériques et les doctrines morales prônées par les diverses écoles philosophiques de l'Antiquité. Ces rapprochements remontent parfois aux philosophes eux-mêmes.
L'éthique aristotélicienne, tout d'abord, rejoint la morale homérique sur trois points essentiels. D'abord, la conception de la vertu, définie comme la capacité à modérer ses émotions et ses élans, mais sans rechercher l'insensibilité totale ; et en effet, les héros homériques ne sont pas inaccessibles au trouble dans les situations exceptionnelles. Ensuite, la conception du bonheur, qui consiste en l'harmonieux développement de toutes nos virtualités, et implique non seulement la vertu, mais aussi un certain bien-être matériel et social dont l'homme n'est pas seul maître ; or Homère insiste souvent sur les dons (richesse, gloire, beauté,...) que les dieux dispensent aux hommes. Enfin, l'importance attribuée à l'action, qui permet l'épanouissement de l'être humain, et dont Achille est un bel exemple. À quand remontent ces rapprochements ? Les livres d'éthique d'Aristote n'offrent que de rares allusions à Homère, mais il n'est pas impossible que les membres de son école aient cherché à concilier le texte homérique avec la pensée de leur maître.
La morale stoïcienne, pourtant très différente de celle d'Aristote, revendique elle aussi le patronage d'Homère. Chrysippe lui-même a fait appel à des citations homériques pour étayer ses thèses, notamment le déterminisme du monde et l'inexorabilité du destin, qu'il tente de concilier avec la liberté et la responsabilité de l'homme. En ce qui concerne l'ataraxie, les épopées homériques offrent peu de bons exemples de sages capables de dominer leurs passions en toutes circonstances - à part Ulysse, qu'Épictète invective pourtant à l'occasion pour sa faiblesse de caractère.
Épicure, nous l'avons déjà dit, professait un certain mépris pour les « divagations homériques ». Les commentateurs ont pris d'autant plus de plaisir à affirmer que son idéal de vie n'était autre que celui des Phéaciens de l'Odyssée. Non seulemen Épicure aurait dérobé sa morale au poète, mais en plus il l'aurait mal compris, en prenant au sérieux les hypocrites déclarations d'Ulysse vantant la vie de plaisir de ses hôtes... La sincérité d'Ulysse (et d'Homère) dans ces vers a d'ailleurs provoqué de nombreux débats parmi les commentateurs.
Les règles du bien vivre selon Homère
Au-delà de la division entre écoles philosophiques, les poèmes homériques offrent à tous les moralistes un terrain d'entente, une morale commune appliquée aussi bien à la conduite individuelle qu'à la marche des cités.
Pour la nourriture, d'abord, les commentateurs ont remarqué que les personnages homériques ne mangeaient que des grillades de viande, et y ont vu une leçon de tempérance ; peut-être ces réflexions alimentaires ont-elles été favorisées par les pythagoriciens chez qui le poisson était tabou. Homère est également invoqué en matière de boisson : le poète décrit les bons effets du vin, mais aussi les attitudes blâmables auxquelles il peut porter en cas d'excès.
Dans le domaine des plaisirs d'amour et des richesses, Homère semble à première vue moins édifiant. Mais les commentateurs font des passages scabreux des contre-exemples, ou tentent de trouver des justifications aux héros et aux dieux.
Achille est bien sûr convoqué pour illustrer la colère, les bons et les mauvais aspects de l'impulsivité. Des allégories morales sont également découvertes. Celle des Prières, filles boiteuses et ridées de Zeus qui accourent sur les pas de l'Erreur, est assez indiscutable. D'autres sont davantage sujettes à discussion : telles les deux Charis, épouses d'Héphaistos et du Sommeil, interprétées comme des allégories de la Reconnaissance ; tel aussi Protée, dont les multiples transformations sont comprises tantôt comme les précautions que doit prendre l'amitié avant de se donner, tantôt comme la dégradation croissante de l'homme qui s'abandonne à ses passions.
La cité selon Homère
Les Grecs ont également trouvé chez Homère des préceptes politiques. Tout d'abord, les commentateurs ont retrouvé dans son oeuvre les divers types de gouvernement : les trois régimes normaux : monarchie (Agamemnon, Ulysse), aristocratie (les Béotiens dans l'Iliade, les Phéaciens dans l'Odyssée) et démocratie (figurée sur le bouclier d'Achille) ; les trois régimes corrompus : tyrannie (le roi Échétos, Égisthe), oligarchie (les prétendants de Pénélope) et ochlocratie (la ville de Priam). La préférence d'Homère pour la monarchie est évidente ; à travers le personnage d'Agamemnon, il expose les devoirs du chef, dont la mission sacrée consiste à faire oeuvre de justice et à protéger ses sujets comme le taureau protège le troupeau ; le modèle suprême des rois n'est autre que Zeus, père des dieux et des hommes. Homère est également un grand maître dans le domaine de l'art oratoire, et les rhétoriciens grecs ont longuement analysé les discours de ses héros, en particulier Nestor, dont l'éloquence s'adresse aux rois, et Ulysse, type de l'orateur populaire.
Homère est particulièrement qualifié dans le domaine de la guerre. Les poèmes homériques ont longtemps inculqué au coeur des Grecs la haine du Barbare, et les commentateurs se sont évertués à opposer les défauts des Troyens aux qualités des Grecs. Homère met également en valeur les trois exercices sportifs qui préparent le mieux au combat : la boxe, la lutte et la course ; il enseigne la bravoure, mais aussi les subtilités tactiques des combats, l'emplacement et l'organisation des camps, etc...
Les Cyniques, à l'inverse, se sont emparés d'Homère pour illustrer leur rejet des institutions sociales : ils ont vu dans les Cyclopes l'image d'une communauté dépourvue de lois, vivant au coeur de la nature dans l'abondance et la piété (à part Polyphème qui représente une regrettable exception). L'Iliade offrait aussi une société de type « communiste », avec les Hippémolgues.
Un idéal d'humanité : Ulysse
Ulysse présente, dans l'exégèse homérique, de nombreux visages successifs. À l'époque des sophistes, sa sincérité et sa franchise sont mises en doute. Chez Platon, Hippias fait d'Ulysse un menteur et un fourbe, en se basant sur son épithète de polytropon. Antisthène, fondateur de l'école cynique, défend quant à lui le héros : ce qualificatif renverrait non pas à sa duplicité mais à sa capacité d'accorder à son auditoire l'expression de sa pensée. La cause d'Ulysse sera gagnée de bonne heure, dès le temps de Platon ; de nombreux apologistes plus ou moins anonymes se sont attachés à le laver de tout reproche.
Pour les Cyniques en particulier, Ulysse va devenir un idéal de vertu ; par son indifférence à la douleur et son entraînement aux plus dures fatigues, il s'accordait bien aux principes de leur morale. Les Stoïciens ont recueilli une bonne partie de l'héritage cynique ; si les fragments des premiers théoriciens sont à peu près muets sur Ulysse, le personnage résumait bien l'attitude du sage stoïcien, et va donc faire l'objet d'un grand engouement de la part des adeptes de cette philosophie.
Les exploits d'Ulysse ont reçu une exégèse allégorique, teintée de stoïcisme, mais à laquelle d'autres courants ont probablement participé. Les monstres qu'Ulysse doit affronter représentent les plaisirs et les vices, vaincus par la sagesse. Les Sirènes font l'objet d'une exégèse particulièrement élaborée : elles représentent tour à tour le plaisir, la poésie et la connaissance.
Signalons aussi la présence, chez Maxime de Tyr, d'un Ulysse platonicien, dont la vertu trouve occasion de se déployer grâce aux épreuves envoyées par Zeus. Sa force d'âme, les lumières de la philosophie et l'assistance divine lui servent d'appuis dans ses malheurs.
Enfin, Eustathe nous révèle l'existence d'une interprétation étrange des personnages de Calypso et de Pénélope : elles incarneraient l'une l'astronomie (en tant que fille d'Atlas), l'autre la philosophie régulière et méthodique (en tant que tisserande).
Quatrième partie : les mystères du monde invisible
L'exégèse néoplatonicienne et néopythagoricienne
Le troisième grand courant d'exégèse homérique voit dans l'Iliade et l'Odyssée des allégories du parcours des âmes, et affirme que telle était bien l'intention d'Homère. Cette exégèse est le fait des Néoplatoniciens et Néopythagoriciens, qui en l'occurrence se confondent souvent. Elle a pu naître dans le secret des communautés pythagoriciennes ; elle n'apparaît au grand jour qu'avec Plutarque, qui témoigne d'une eschatologie où les âmes après la mort passent par la lune et le soleil. Son véritable hiérophante est cependant le pythagoricien Numénius (seconde moitié du IIe siècle après J.-C.), suivi par son disciple Cronius, et dans l'école néoplatonicienne de Plotin, par Porphyre (IIIe siècle). Ces trois auteurs font voyager les âmes dans le zodiaque et dans la galaxie, à travers les cercles planétaires. Le courant réapparaît au cinquième siècle avec Syrianus et Proclus.
Homère et l'immortalité des âmes
Homère nous présente un au-delà sombre, peuplé de fantômes gémissants et sans consistance. Platon lui a reproché cette décourageante représentation de la vie des morts, mais il s'en est pourtant inspiré dans le mythe final du Gorgias. À partir de Plutarque, Homère est considéré, au même titre que Pythagore et Platon, comme un garant de la croyance à l'immortalité des âmes, et les commentaires des scolies s'attachent à le prouver. Les premiers exégètes ayant appliqué le nom d'Hadès aussi bien à l'air qu'à la terre, l'eschatologie d'Homère est susceptible de s'accorder à diverses croyances concernant le séjour des âmes.
Un passage homérique en particulier a suscité de nombreux commentaires : il s'agit de l'apparition du fantôme d'Héraclès à Ulysse. L'aède précise que la véritable personne du héros se trouve, non dans l'Hadès, mais à la table des dieux immortels. Les critiques alexandrins soupçonnent une interpolation ; mais les théologiens y voient de profondes vérités eschatologiques. Pour Plutarque, l'homme est formé de trois composantes : le corps, l'âme et l'esprit ; à la mort du corps, la psychê vit quelque temps sur la lune (c'est-à-dire dans l'Hadès d'Homère) une existence de fantôme, tandis que le nous part rejoindre dans le soleil la Pensée éternelle. Plotin distingue quant à lui l'âme d'essence divine et lumineuse, et l'eidolon qui en est une projection sur le corps, une irradiation ; lorsque l'âme se tourne toute entière vers les réalités supérieures, l'eidolon s'évanouit de lui-même ; le cas d'Héraclès représente donc une exception, que Plotin explique par l'excellence du héros dans le domaine inférieur de l'action.
L'Iliade et l'Odyssée, poèmes mystiques
Il existait, dans les cercles néoplatoniciens et pythagoriciens, une exégèse d'ensemble des poèmes homériques, que Buffière tente de reconstituer.
L'Iliade, d'abord, représente le combat des âmes sur la terre autour de la beauté matérielle, figurée par Hélène. Les Troyens figurent les âmes obsédées par les réalités charnelles, tandis que les Grecs, qui finissent par quitter Troie après dix ans (symbole des dix millénaires d'exil des âmes dont parle Platon), figurent les âmes spirituelles, qui s'élèvent jusqu'au monde de l'intelligible.
Le symbolisme de l'Odyssée, ensuite, a été établi par Numénius, dont la doctrine philosophique, assez syncrétique, mêlait au pythagorisme des conceptions orientales, juives, gnostiques et platoniciennes. Numénius voit dans l'errance d'Ulysse sur la mer l'exil de l'âme au pays de la matière. La mer symbolise le monde matériel, par sa fécondité et l'éternel mouvement de ses vagues ; l'épreuve finale imposée à Ulysse (marcher jusqu'à ce qu'il rencontre des gens qui ignorent la mer) symbolise l'envol de l'âme hors de la matière, à la mort. Toutes les aventures d'Ulysse sont ainsi transposées sur le plan spirituel. Plotin voit également en Ulysse le symbole du sage selon Platon, qui fuit la beauté matérielle de Circé et Calypso pour progresser vers la beauté intelligible ; Proclus développe lui aussi une exégèse du même genre.
L'antre des nymphes
Buffière analyse ici en détail un traité de Porphyre, intitulé l'Antre des Nymphes. L'auteur y développe toute une interprétation symbolique de la grotte d'Ithaque où Ulysse cacha les cadeaux des Phéaciens. Ses deux sources directes sont Numénius et Cronius, dont les ouvrages étaient lus dans l'école de Plotin.
Le passage de l'Odyssée décrivant la grotte ne compte que onze vers ; pourtant, nos exégètes en tirent une allégorie très élaborée. La grotte (dont l'existence réelle prête à discussion) représente le monde ; les Nymphes Naïades qui y habitent sont les âmes qui descendent sur terre et s'alourdissent en aspirant des vapeurs humides ; ces âmes tissent un corps autour d'elles, et c'est ce que symbolisent les métiers à tisser des Nymphes. Tout un symbolisme est également lié aux abeilles présentes dans la grotte : le miel est l'image du plaisir que les âmes recherchent en s'incarnant ; les abeilles elles-mêmes, espèce souverainement juste, représentent les meilleures âmes qui désirent retourner dans leur vraie patrie.
La grotte, dit Homère, a deux entrées : l'une au nord, pour les humains, l'autre au midi, réservée aux dieux. Numénius et Cronius voient dans ces portes les constellations du Cancer et du Capricorne, étapes des âmes, l'une dans leur descente sur terre, quand elles deviennent hommes, et l'autre dans leur remontée au ciel, quand elles retrouvent leur vie immortelle et divine. Buffière développe à ce sujet de nombreuses considérations astronomiques. Numénius tente d'accorder cette explication à d'autres textes de référence : les deux « bouches du ciel » du mythe d'Er de Platon, les « portes du soleil » du chant XXIV de l'Odyssée sont elles aussi identifiées au Cancer et au Capricorne. Mais les scolies nous ont également conservé une interprétation antérieure des deux portes de la grotte des Nymphes, où les âmes arrivent non pas du ciel, mais de la terre ou de l'hémisphère inférieur : elles sortent donc, revêtues d'un corps humain, par la porte du nord, et entrent par celle du sud quand elles ont retrouvé leur condition immortelle. Cette conception semble plus proche que celle de Numénius du mythe d'Er platonicien.
Le symbolisme des portes ne s'arrête pas là... Homère dit aussi que l'une est du côté de Borée, l'autre du côté de Notos ; or le vent froid, qui solidifie les eaux, est censé exercer une action analogue sur les âmes, tandis que le vent chaud les « évapore ». Borée est souvent décrit comme le vent de la vie et de la génération ; on lui prête même des pouvoirs fécondants. La porte en elle-même, qui signifie entrée et commencement, est un symbole divin, et la dualité des portes entraîne en outre Porphyre à de multiples considérations symboliques autour du chiffre deux.
L'âme ici-bas prisonnière du corps
Pour les Pythagoriciens, le corps est le tombeau de l'âme. Les commentateurs ont voulu retrouver des traces de cette conception chez Homère. D'abord, dans le vocabulaire : Homère appelle toujours demas le corps vivant, et sôma le cadavre ; or le corps est, pendant la vie, la prison de l'âme (desmos) et, après la mort, son cénotaphe (séma).
Les exégètes ont également vu dans deux scènes de l'Odyssée le symbole de la captivité de l'âme dans les liens du corps. Il y a d'abord la nymphe Calypso qui retient Ulysse dans son île - une île couverte de bois, symbole de la matière, et battue par les flots, tout comme l'âme dans le corps est assaillie par les sensations et les passions. Il y a ensuite les amours d'Arès et d'Aphrodite, où le filet d'Héphaistos lie les amants l'un à l'autre, tout comme le démiurge laisse l'âme s'enchaîner à un corps. Le filet peut représenter, plus précisément, le réseau des veines, des artères et des nerfs, lui-même issu des linéaments lumineux dont l'âme s'est enveloppée lors de sa descente à travers les cercles planétaires.
Harmonies pythagoriciennes : musique et sirènes
Les Pythagoriciens considéraient que la musique permet de rétablir l'harmonie interne de l'âme ; ils avaient développé toute une science musicale où à chaque type de « désaccord » de l'âme correspondait une mélodie appropriée destinée à la guérir. Or Homère nous présente Achille jouant de la cithare lorsqu'il s'est retiré dans sa baraque, et il donne également l'exemple de la primauté de la lyre sur la flûte. La lyre, selon les Pythagoriciens, imite l'harmonie des sphères et donne à l'âme un avant-goût des mélodies célestes.
Car les astres, en roulant dans l'éther, émettent des sons harmonieux, dont l'ensemble forme un concert merveilleux mais inaccessible aux hommes (à part quelques privilégiés, comme Pythagore lui-même). Cette musique sert à guider vers leur séjour ultime les âmes séparées des corps qui errent dans l'espace. Les Sirènes homériques sont comprises comme le symbole de cette harmonie céleste ; dans le mythe d'Er, Platon leur fait présider à la rotation des sphères et à la musique du monde. Les talents de musiciennes qu'Homère leur prête, mais aussi leur ancien statut de démons conducteurs d'âmes, président à cette assimilation. Les âmes après la mort errent, incertaines, dans l'air trouble de l'atmosphère ; les Sirènes les aident à trouver leur voie en leur procurant, comme le dit Homère, l'oubli des choses mortelles. Pour l'âme incarnée, l'écho de leur musique éveille la nostalgie de la patrie perdue, et c'est ce qu'illustre la ferveur d'Ulysse ; les hommes vulgaires, eux, ont de la cire dans les oreilles.
Rites funèbres et demeures de l'au-delà
Les récits analysés jusqu'ici ne concernaient pas, au départ, le sort des âmes. Mais les textes homériques contiennent aussi une eschatologie « en clair », des descriptions des rites funèbres et des demeures de l'au-delà. Les Pythagoriciens et Platoniciens s'y sont relativement moins intéressés, préférant le monde du symbole ; ils en ont pourtant également tiré parti.
Lors des funérailles de Patrocle, de la nourriture, des animaux et des prisonniers sont brûlés avec lui. Ce texte témoigne de croyances et de coutumes primitives et barbares ; mais Proclus y voit des gestes symboliques par lesquels Achille aide l'âme de Patrocle, encore attachée à son corps, à accéder à sa patrie céleste.
Les tourments des trois grands suppliciés de l'Hadès qui apparaissent à Ulysse dans l'Odyssée (passage que les critiques alexandrins jugent d'ailleurs interpolé) sont interprétés comme les misères de l'âme enfermée dans les Enfers du corps : le vautour de Tityos représente les tourments infligés par la mauvaise conscience ; la pierre de Sisyphe, les tâches vaines où l'homme s'épuise ; quant à Tantale, il est l'ambition insatiable, ou, pour les Néoplatoniciens, l'âme trop matérielle, souillée de boue, qui ne peut atteindre aux fruits divins.
Les Champs Elysées promis à Ménélas deviennent le séjour des âmes justes après la mort ; mais la localisation de ce séjour varie selon les croyances. Pour Plutarque, c'est la face supérieure de la lune ; l'Hadès n'est autre que l'atmosphère dans laquelle elle baigne, et que les âmes doivent traverser dans un périlleux voyage ; une fois arrivées, elles se séparent de l'esprit, qui rejoint le soleil, et mènent quelque temps sur la lune une vie fantômale, avant de s'y résorber. Nous possédons également un passage de Porphyre qui situe les Champs Elysées sur la Lune, en invoquant l'étymologie (héliosis signifie exposition au soleil) et la localisation « aux confins de la terre », c'est-à-dire à la limite de l'ombre projetée par la terre dans l'espace. Par contre, Numénius, Cronius, et le même Porphyre dans l'Antre des Nymphes situent le séjour des âmes beaucoup plus loin, dans la sphère des étoiles.
La roue des réincarnations : le mythe de Circé
Pythagoriciens et Platoniciens ont également voulu qu'Homère témoigne de la réincarnation. Les discours qu'Hector ou Antiloque tiennent à leurs chevaux, le dialogue d'Achille avec son cheval Xanthos, l'épisode du chien d'Ulysse reconnaissant son maître, sont invoqués comme preuves de l'intelligence des bêtes et donc de la connaturalité des âmes. Les Pythagoriciens étaient d'ailleurs adeptes du végétarisme.
Le mythe de Circé a été compris comme une allégorie de la métempsycose : son nom contient la racine du mot cercle, et celui de son île (Aiaié) semble l'écho du cri de détresse des âmes ; si les compagnons d'Ulysse sont incarnés dans des porcs, c'est que leur genre de vie les y disposait, et nous retrouvons ici la trace des développements de Platon, dans le Phédon, le Mythe d'Er et le Timée, sur les âmes choisissant différents corps d'animaux en fonction des passions qu'elles ont cultivées dans leur vie antérieure. La raison (l'herbe magique d'Hermès) permet cependant de garder un corps humain, voire de se soustraire tout à fait aux réincarnations.
Faut-il prendre à la lettre ou de façon symbolique ces récits d'âmes humaines ravalées au rang de bêtes ? Les plus grands noms de la philosophie sont favorables au sens littéral ; cependant, la position de Porphyre semble avoir fluctué, et son disciple Jamblique a écrit un traité démontrant que les âmes humaines ne peuvent se réincarner dans les animaux sans raison, ni celles des animaux dans les hommes.
Il est difficile de dater cette sorte d'exégèse, mais elle semble assez tardive : en effet, Pythagore semble avoir professé une certaine méfiance à l'égard d'Homère (une légende raconte que, descendu aux enfers, il fut témoin du supplice infligé au poète pour ses récits impies) ; de plus, Platon lui-même n'y fait aucune allusion dans ses pages consacrées au parcours des âmes.
Les dieux d'Homère chez les Platoniciens
La turbulente assemblée des dieux homériques ne correspondait pas du tout à la divinité purement spirituelle des Platoniciens. Diverses solutions ont été envisagées pour les y accorder.
Plutarque et Maxime de Tyr voient dans les dieux d'Homère des démons, êtres semi-divins utilisés par la divinité pour régir le monde. Platon, dans le Banquet, avait déjà fait allusion à des démons servant d'intermédiaires entre les dieux et les hommes dans le domaine religieux. Les angles de vue de Plutarque et de Maxime de Tyr sont assez différents : les démons de Plutarque endossent la responsabilité de tous les actes immoraux généralement prêtés à la divinité ; ceux de Maxime de Tyr sont plutôt des anges gardiens, à l'instar du daimôn de Socrate.
Plotin parle peu des dieux homériques ; il a cependant fait d'Ouranos, Cronos et Zeus les symboles de ses trois réalités divines : l'Un, l'Intelligence et l'Âme. Ces trois instances sont engendrées l'une par l'autre, comme le sont les divinités ; l'Intelligence garde en elle toutes les pensées qu'elle conçoit, comme Cronos dévore ses enfants ; seule l'Âme va la manifester au-dehors, comme Zeus, l'âme du monde. Pour cette dernière assimilation, Plotin se situe dans la lignée des Stoïciens ; le symbolisme de Cronos s'inspire sans doute d'un autre récit mythologique, celui de Zeus avalant Métis, la Sagesse, et portant dans sa tête Athéna, la pensée. L'exégèse de Plotin se signale donc à la fois par sa continuité avec la tradition, et la nouveauté qu'elle apporte en montant du degré du « sensible » au degré de l'« intelligible ».
Porphyre est l'auteur d'un traité Sur les statues des dieux, dont Eusèbe nous a conservé des extraits. Il y aborde la question du sens des personnages divins, mais l'oeuvre est sans doute antérieure à sa rencontre avec Plotin : elle ne fait que reprendre l'interprétation stoïcienne.
Il faut attendre Proclus (Ve siècle) pour trouver un système théologique organisé, accordant les divinités d'Homère à la pensée de Platon tout en préservant les symboles des siècles passés. Proclus se dit tributaire de son maître Syrianus, dont nous n'avons conservé aucun écrit. Le système qu'il présente est particulièrement complexe : les principes divins émanent en cascade les uns des autres, depuis l'Un jusqu'à la matière, en une lente dégradation, et toutes les divinités grecques et étrangères trouvent leur place dans cette vaste grille. Proclus trouve ainsi un symbolisme profond aux amours divines (engendrant des enfants tout comme, des principes supérieurs, émanent par participation les principes inférieurs) et aux combats entre dieux (qui sont le fait des puissances inférieures, émanations les plus basses qui se mêlent à la matière). Proclus propose également une explication au problème de la responsabilité divine dans le mal, et aborde les sujets des métamorphoses des dieux, de leurs repas et de leurs émotions.
Dieux d'Homère et nombres pythagoriciens
Pour les Pythagoriciens, les nombres sont l'explication dernière du monde, et ont de ce fait un caractère divin. L'unité ou monade est l'élément fondamental, principe à la fois d'ordre et de fécondité. La dyade (le chiffre deux) est indétermination, imperfection, discorde ; elle représente la matière, tandis que la monade est divine. En général tout impair est considéré comme « mâle » et comme plus parfait que le pair, qui est « femelle ».
Les Pythagoriciens ont recherché chez Homère des traces de leur arithmologie. Ils font remarquer sa prédilection pour les nombres impairs, et en particulier le chiffre neuf, un des plus parfaits, carré du premier impair (un, principe des nombres, n'est pas toujours considéré comme un nombre en lui-même). Ils constatent aussi qu'Homère fait sacrifier des animaux en nombre impair aux dieux célestes, en nombre pair aux divinités chtoniennes.
La théologie arithmétique, qui fait un pas de plus et recherche des correspondances entre les nombres et les divinités de la mythologie, se constitue en discipline indépendante aux premiers siècles de notre ère. Elle s'engage elle aussi dans la spéculation homérique.
La monade est assimilée à Protée, qui contient toutes les formes en puissance ; ou encore à Apollon, dont le nom nie la pluralité, et dont l'élément, le feu, absorbe en lui tout l'univers à chaque incendie cosmique ; ou encore à Hestia, le foyer cosmique situé au centre du monde. La dyade-matière peut être Artémis, la lune (par opposition au soleil Apollon), Hadès l'invisible et l'indéterminé, ou encore Rhéa, symbole de l'écoulement perpétuel des choses.
Aux Dioscures est relié un symbolisme très complexe : l'école de Philolaos y voit les deux demi-cercles (identiques, unis l'un à l'autre et qui peuvent échanger leurs positions), et à partir de là ils ont été assimilés aux deux hémisphères ; Eustathe y voit la constellation des Gémeaux, et Philon, le symbole de l'ascète dont la quête de perfection connaît des hauts et des bas.
Éole représente le chiffre quatre, parce qu'il est relié à la Nature et à l'astronomie, et que le quatre est le chiffre du solide (il faut au moins quatre points pour créer un volume) ; de plus, le quatre évoque la tetractys, somme des quatre premiers nombres, dont les rapports contiennent la clé de l'harmonie des sphères et de la Nature toute entière. Athéna est le sept, parce qu'il n'a pas de mère (c'est un nombre premier), qu'il demeure vierge (il n'est le facteur d'aucun des dix premiers nombres) et qu'il n'a rien d'efféminé (puisqu'il est impair). Atlas enfin, l'axe du monde, est le dix, c'est-à-dire la somme de la tétractys.
Buffière passe une dernière fois en revue les trois grands types d'exégèse homérique et conclut : « La pensée grecque, en définitive, n'a jamais abandonné Homère. Elle en a modifié le sens, à mesure qu'elle-même évoluait ; elle lui a imprimé ses propres variations, en maintenant jalousement la concordance. Et dans les derniers siècles de son existence, elle est parvenue à réconcilier les deux grands génies de la Grèce, à les unir dans un même culte, à faire entrer la philosophie de Platon dans la poésie d'Homère. »
B. Mise en
relation avec le cours de
« Typologie et permanence des imaginaires mythiques »
Le mythe d'Orphée n'apparaît pas dans les épopées homériques, et tout au plus Buffière fait-il quelques allusions aux croyances orphiques. Pourtant, ce livre permet d'établir avec le cours de très nombreux parallèles, qui en font un intéressant prolongement.
La première partie du cours était consacrée au mythe en général, et aux diverses façons de le comprendre et de l'expliquer.
Si l'on veut établir un parallélisme avec l'ouvrage de Buffière, une distinction s'impose dès l'abord : Buffière s'intéresse aux interprétations du texte homérique, c'est-à-dire aux interprétations de la forme particulière qu'ont prise les mythes dans l'Iliade et dans l'Odyssée. Nous avons vu au cours que la substance du mythe se trouve dans l'histoire racontée, et non dans le récit racontant ; les textes qui racontent les mythes peuvent appartenir à des genres littéraires très distincts, et faire intervenir diverses variantes ; pour qui veut étudier un mythe se pose donc en premier lieu le problème de sa description univoque. Par contre, pour la plupart des interprètes auxquels Buffière s'attache, ce problème n'intervient pas : en faisant d'Homère un poète inspiré, ses exégètes antiques ont rendu éminemment pertinente, pour le dégagement du sens, la forme littéraire prise par le mythe ; et ils s'attardent souvent à analyser les mots mêmes de l'auteur.
Quelles ont été, historiquement, les différentes étapes de l'interprétation des mythes ? Dans l'Antiquité, une réflexion rationalisante apparaît dès le sixième siècle avant J.-C. Les interprètes empruntent deux grandes voies : l'allégorisme et l'évhémérisme. L'exégèse allégorique, pour laquelle le mythe est un récit symbolique, constitue la principale matière du livre de Buffière, qui en analyse les différentes tendances (physique, morale, mystique) ; l'exégèse évhémériste y apparaît également à travers le chapitre consacré à Palaiphatos (même si Buffière établit une distinction subtile entre les angles de vue d'Évhémère et de Palaiphatos, le principe de base reste le même : faire du mythe de l'histoire déformée).
Ces deux principes d'explication se sont maintenus au cours des siècles. Selon l'explication de Mr Vielle, une première grande voie d'interprétation est partie de l'allégorisme et, en passant par Boccace, Natalis Comes et Vico, a abouti à la conception des romantiques allemands, pour qui le mythe est un langage symbolique, primordial et originel, et le poète, à la fois un prêtre et un chantre du peuple. Une deuxième voie est partie de l'évhémérisme ; elle a entraîné des comparaisons entre la Bible, prise comme un récit historique véridique, et les mythes, considérés comme des copies altérées de cette réalité. À partir du moment où certains savants ont franchi le pas de comparer des ensembles de traditions en les mettant, cette fois, sur le même pied, la voie était ouverte au comparatisme et à la théorie de l'indo-européen. L'évhémérisme a donc servi de tremplin aux recherches en cultures comparées ; mais lorsqu'il s'agit de donner le sens des mythes, les chercheurs reviennent généralement à l'explication allégorique naturaliste. Ainsi, Max Müller développe un système d'explication unique pour tous les mythes indo-européens, basé sur le spectacle du soleil et de la lumière. Buffière fait remarquer que la démarche de Müller rappelle celle qu'avait adoptée, des siècles plus tôt, Métrodore de Lampsaque : « Métrodore cherche l'explication scientifique des mythes, comme le feront, vingt-cinq siècles plus tard, Max Müller ou Adalbert Kuhn ; et sa solution est déjà comme une ébauche de la leur : il ramène la légende des héros à des phénomènes solaires ou cosmologiques » (Buffière, p. 132).
Le caractère excessif de cette position entraîna de vives critiques. À la fin du dix-neuvième siècle, les spécialistes de la mythologie effectuent un mouvement de repli, se concentrant sur des questions historiques et philologiques. Par la suite, les développements de l'ethnologie et de l'anthropologie permettent de nouveaux élargissements, par un rapprochement avec la pensée et les rites des « peuples premiers ». Levi-Strauss insiste sur l'arbitraire du mythe, dont le sens n'est pas donné par le signifiant, mais naît de la relation avec le système général de la culture dans laquelle le mythe est attesté. La théorie de Dumézil, qui recherche un système idéologique sous-jacent aux mythes indo-européens, repose sur le même principe. Inversement, des auteurs comme Jung développent les concepts d'archétypes présents dans l'inconscient collectif, de symboles à valeur universelle.
Les recherches sur le mythe ont beaucoup progressé depuis l'Antiquité. Les interprétations des exégètes grecs dont nous parle Buffière peuvent nous paraître plutôt naïves ; ce qui nous heurte surtout, c'est leur insistance à prétendre qu'Homère était conscient de toutes les potentialités symboliques de son oeuvre. Buffière le déclare clairement dans son introduction : « Croire qu'Homère a vraiment caché dans ses poèmes tout ce que les anciens prétendent y découvrir serait une aberration » (Buffière, p. 4). Pourtant, il ne faut pas mépriser pour autant tout ce bagage exégétique. D'une part, cette « floraison de symboles » possède en elle-même une grande richesse. D'autre part, nous n'en sommes finalement pas tellement plus loin que les anciens dans la compréhension des mythes : récits symboliques ou traditions historiques déformées, telles demeurent les deux grandes hypothèses... Et nul n'a encore pu trancher de façon définitive. Comme le dit Buffière, « nous exprimons peut-être ces choses de façon plus nuancée que les anciens (dont le langage si direct nous paraît aisément candide), mais n'est-ce pas au fond le même mode de pensée ? » (Buffière, p. 5).
Le cours, en envisageant l'interprétation d'un mythe unique, celui d'Orphée, présente de ce fait un angle de vue plus réduit que l'ouvrage de Buffière ; mais cet angle de vue est en même temps plus large, parce qu'il envisage le mythe dans toutes ses variantes, à travers des versions et des interprétations qui s'étalent de l'Antiquité au vingtième siècle. Il prend en compte, non seulement les interprétations au sens strict, mais aussi le réemploi des matériaux du mythe (en tout ou en partie, en clair ou en sous-entendu) dans différents types d'oeuvres (littéraires, musicales, iconographiques) qui en font ressortir telle ou telle potentialité symbolique. La partie consacrée aux sources iconographiques (absentes chez Buffière) m'a particulièrement interpellée : elle a mis en évidence le fait que peintures ou céramiques ne sont pas de simples mises en images, mais des versions nouvelles qui peuvent impliquer une relecture du mythe.
La mise en rapport de l'interprétation du mythe d'Orphée avec celle des mythes d'Homère s'est révélée assez complexe. En effet, le personnage d'Orphée se situe sur deux plans différents : d'une part, les anciens voyaient en lui un poète historique, au même titre qu'Homère ; d'autre part, il était le héros d'un récit mythique, au même titre qu'Achille ou Ulysse, par exemple. Je vais évoquer successivement chacune de ces deux facettes.
Orphée, personnage historique ?
De nombreuses sources antiques font d'Orphée un ancien poète thrace, fondateur du courant ésotérique de l'orphisme - c'est-à-dire un personnage historique. Aristophane (Les Grenouilles, 1032-1036), par exemple, cite Orphée sur le même pied qu'Homère et qu'Hésiode.
La question homérique n'est vraiment apparue qu'au dix-septième siècle ; si certains auteurs avaient, dès l'Antiquité, dénié à Homère la paternité de l'Odyssée, l'existence même du poète n'a pas été remise en cause par les anciens. En est-il de même pour Orphée ? Il semble au contraire que son caractère historique soit apparu assez tôt comme très hasardeux. Cicéron par exemple déclare : Orpheum poetam docet Aristoteles numquam fuisse, et hoc Orphicum Carmen Pythagorei ferunt cuiusdam fuisse Cercopis (De la Nature des Dieux, I, ch. 107). Ainsi, selon les Pythagoriciens, le « poème orphique » aurait été écrit par un certain Cercops ; quant au poète Orphée, Aristote aurait prétendu qu'il n'a jamais existé... [1]
Qu'en est-il de son oeuvre supposée ? L'époque classique voyait encore circuler des écrits qui lui étaient attribués. La République de Platon mentionne « une foule de livres de Musée et d'Orphée, fils de la Lune et des Muses, dit-on. (Certains hommes) règlent leurs sacrifices sur l'autorité de ces livres et font accroire non seulement aux particuliers, mais encore aux États qu'on peut par des sacrifices et des jeux divertissants être absous et purifié de son crime, soit de son vivant, soit même après sa mort. Ils appellent initiations ces cérémonies qui nous délivrent des maux de l'autre monde et qu'on ne peut négliger, sans s'attendre à de terribles supplices » (364e-365a ; traduction E. Chambry). Remarquons au passage qu'Orphée a ce point commun avec Homère, que ses oeuvres supposées ont elles aussi été condamnées par Platon... Mais il ressort surtout de cet extrait que les écrits concernés constituaient une certaine somme de texte, et qu'ils étaient utilisés fréquemment par les membres des sectes orphiques. Cependant, les vicissitudes de l'Histoire, associées sans doute au caractère initiatique et donc secret de l'enseignement orphique, ont presque tout fait disparaître...
Même après l'Antiquité, Orphée a régulièrement été considéré comme un personnage historique. Le cours nous en a fourni quelques exemples. Ainsi, le poète chrétien Lactance (IIIe-IVe siècle), se référant aux poèmes orphiques, parle d'Orphée comme du plus ancien poète, qui aurait déjà entrevu l'identité du vrai Dieu, et aurait eu accès à une forme de lucidité prophétique. À la Renaissance, Marsile Ficin développe un néoplatonisme chrétien où la figure d'Orphée joue un grand rôle ; Ficin le situe à la croisée des cultures et des civilisations, à la fois disciple de Moïse, maître de Pythagore et fondateur de la religion orphique. Plus récemment, Robins a émis l'hypothèse d'un Orphée authentique qui aurait vécu à l'âge du bronze ; il s'agirait d'un chaman qui aurait fait revenir à la vie sa femme profondément inconsciente. La question reste entière...
Que l'Orphée historique ait existé ou non, il n'en reste pas moins que ce personnage intervient dans un récit mythique complexe, et appartient à ce titre à la mythologie grecque. Comme tous les mythes, celui d'Orphée a fait l'objet au cours des siècles de nombreuses interprétations, visant tantôt à retrouver son sens originel, tantôt à explorer toutes ses potentialités sémantiques. Je reprendrai ici celles qui m'ont semblé illustrer le mieux les trois catégories décrites par Buffière : interprétation physique, morale et mystique. Je serai amenée également à introduire de nouvelles catégories, liées à la spécificité du mythe d'Orphée ou encore à ses réemplois ludiques. Je n'épuiserai évidemment pas le sujet...
*
La première catégorie, l'interprétation physique, n'a pas été illustrée par le cours pour ce qui est du mythe d'Orphée. J'envisagerai dans cette même section, ainsi que le fait Buffière, l'exégèse historique de type évhémériste. Comme je l'ai dit plus haut, Orphée a souvent été considéré comme un poète réel ; mais croire en l'existence de ce « support » historique n'implique pas forcément une exégèse évhémériste des mythes qui l'entourent ; le mythe peut être pris à la lettre par des âmes pieuses ; on peut également concevoir qu'autour d'un personnage réel (et en particulier le fondateur d'une religion initiatique) se soit construit un récit symbolique visant à exprimer des vérités de type moral ou mystique. La position véritablement évhémériste est représentée dans l'Antiquité par des auteurs tels que Palaiphatos (IVe-IIIe siècle avant J.-C.). Ce dernier tente en effet de donner une explication rationnelle à l'image d'Orphée entraînant les arbres à sa suite
Ment aussi le mythe d'Orphée, quand il dit que lorsqu'il jouait de la cithare, il était suivi des quadrupèdes, des reptiles, des oiseaux et des arbres. Voici, me semble-t-il, ce qu'il en est. Des bacchantes en proie au délire avaient mis en pièces des moutons de Piérie. Elles avaient accompli bien d'autres actes de violence et s'étaient dirigées dans la montagne pour y passer leurs journées. Comme elles y étaient restées, les citoyens, craignant pour leurs épouses et leurs filles, envoyèrent chercher Orphée et lui demandèrent d'employer son ingéniosité à trouver les moyens de les faire descendre de la montagne. Celui-ci, après avoir organisé une cérémonie religieuse où il sacrifia à Dionysos, [décida] de ramener les bacchantes en jouant de la cithare. Elles descendirent alors de la montagne en tenant, au début, des narthex et des petites branches d'arbres de toutes sortes. Les hommes alors à ce spectacle trouvèrent les bâtons étonnants et déclarèrent : « Orphée, en jouant de la cithare, amène de la montagne aussi le bois ! ». Et c'est à partir de cette formule que le mythe a été façonné (Palaiphatos, Histoires incroyables, 33).
L'explication de Robins que j'ai mentionnée un peu plus haut est également de type évhémériste ; elle s'attache, elle, à rationaliser la descente aux Enfers d'Orphée.
L'interprétation morale est, dans le cas d'Orphée, très bien représentée. Les deux grands textes latins qui nous ont transmis le mythe, à savoir ceux de Virgile et d'Ovide, évoquent à la fois l'immense puissance de la poésie et de l'amour, et son impuissance ultime face à la mort. On y sent beaucoup de compassion pour Orphée et Eurydice, mais Virgile et Ovide ne tirent pas de leçon morale à proprement parler. D'autres auteurs sont plus explicites. Un aspect étonnant de ces interprétations morales réside dans l'ambiguïté du personnage d'Orphée, pris tantôt comme modèle et tantôt comme contre-exemple. Il faut également faire remarquer que ce ne sont pas toujours les mêmes séquences mythiques qui sont mises en avant.
Platon dans le Banquet condamne Orphée et explique son échec par sa lâcheté :
En revanche Orphée, fils d'Oeagre, (les dieux) l'ont chassé de l'Hadès sans qu'il eût rien obtenu (car, s'ils lui montrèrent un fantôme de la femme pour laquelle il y était venu, ils ne la lui donnèrent pas en personne), parce qu'il leur parut avoir l'âme faible, chose assez naturelle chez un joueur de cithare ; et qu'il n'avait pas eu, pour son amour, le courage de mourir comme Alceste, mais plutôt employé toute son adresse à pénétrer, vivant, chez Hadès. Et voilà sans nul doute la raison pour laquelle ils lui ont imposé une peine et ont fait que la mort lui vint par les femmes (179 d ; traduction de L. Robin).
Sénèque par contre, dans la tragédie Hercule sur l'Oeta, donne au personnage les couleurs du sage stoïcien, victime du destin auquel il se soumet :
Orphée perdit les privilèges de son chant : celle qui était née une seconde fois périt. Alors, quêtant avec ses harmonies des consolations, voici ce qu'il chanta aux Gètes sur des modes plaintifs : « ...les lois données à ceux d'en haut et le dieu qui, réglant la marche du temps, a déterminé l'ordre des quatre saisons de l'année qui s'écoule bien vite ; pour tous les Parques entrelacent les fils de l'avide quenouille ; ce qui est né se hâte de mourir. » Hercule vaincu invite à croire le poète de Thrace (vers 1088-1101 ; traduction de F.R. Chaumartin).
Ce passage a sans doute influencé Boèce dans le poème qu'il consacre à notre héros (au moins pour la forme métrique). Dans une atmosphère néoplatonicienne, Boèce fait de la remontée d'Orphée le symbole de l'âme humaine qui cherche à s'élever au-dessus des contingences terrestres :
Oui cette histoire vous concerne,
Vous qui, dans la lumière céleste
Cherchez à conduire votre âme.
Car si on laisse son regard
Se tourner vers l'antre du Tartare,
Ce qu'on a de précieux avec soi
On le perd en regardant en dessous de soi (Consolation de Philosophie, Livre 3 texte 24, traduction C. Lazam).Orphée est donc à nouveau un contre-exemple, et ceci n'est pas étonnant dans le contexte d'une oeuvre (La Consolation de Philosophie) qui exalte la supériorité de la philosophie sur la plaintive poésie, dont le mythe dénonce l'impuissance. Boèce pourtant n'est pas insensible à la douleur de l'amant d'Eurydice. Il se trouve lui-même, au moment où il écrit cette oeuvre, dans une situation de détresse, et avant de prêter oreille à la philosophie, sa première réaction à lui aussi avait été de bercer ses souffrances par de douloureux poèmes. Dans ce texte, Boèce montre pour Orphée la même pitié que Virgile ; mais en utilisant le verbe occidit (qui constitue de plus une exception métrique), il accuse clairement le poète de ses propres malheurs et de ceux de son aimée, et la morale qu'il tire à la fin du texte le condamne à nouveau.
L'étude des représentations iconographiques ouvre d'autres perspectives moralisantes. Sur la céramique attique du cinquième siècle, le thème le plus souvent représenté est celui du meurtre d'Orphée par les femmes thraces. On constate que ces femmes ne sont pas représentées comme des bacchantes, mais comme des « ménagères » armées d'outils domestiques. Ce choix iconographique a probablement un sens ; peut-être signifie-t-il qu'Orphée, d'une certaine manière, a perverti l'ordre social domestique, et que les femmes veulent défendre cet ordre.
Dans une toute autre orientation, les quinzième et seizième siècles ont vu se multiplier les représentations d'Orphée sur des objets usuels, et notamment les coffrets de mariage. Eurydice y est omniprésente, en tant que modèle de vertu pour les jeunes mariées, elle qui a préféré mourir plutôt que de céder à Aristée ; de même, Orphée représente dans ce contexte l'amant parfait. Par contre, vers la même époque, Christine de Pisan condamne le mythe en l'accusant d'immoralité foncière : la révolte d'Orphée contre la mort est contraire à la foi chrétienne, et il est immoral que sa musique puisse charmer jusqu'au serpent, personnification du diable.
L'iconographie nous amène encore dans une troisième direction : aux dix-septième et dix-huitième siècles, beaucoup de tableaux représentent le plaidoyer d'Orphée devant le souverain des Enfers, car il s'agit d'un bon prétexte pour mettre en scène le pouvoir royal et illustrer la hiérarchie de la société.
Passons maintenant à l'exégèse mystique. Nous avons certes déjà abordé, dans le cadre de l'exégèse morale, le domaine chrétien ; mais il s'agissait simplement de tracer la conduite idéale de l'homme (croyant ou non, selon les cas) sur cette terre ; ici par contre, le mythe servira à illustrer les mystères de la foi. Le cours a particulièrement illustré les développements de ce type d'exégèse au cours de l'Antiquité tardive et de la Renaissance.
En ce qui concerne l'Antiquité tardive, nous avons vu que la reprise des mythes païens par les chrétiens n'allait pas de soi : il s'agissait au départ de deux religions concurrentes. La réhabilitation s'est faite de façon progressive.
À la base, elle a été facilitée par les analogies que présentaient l'interprétation néoplatonicienne des mythes d'une part, et la typologie chrétienne dans l'Ancien Testament d'autre part. Dans la première épître aux Corinthiens, saint Paul écrit à ce sujet une phrase essentielle : « Toutes ces choses leur arrivaient en figure et elles ont été écrites pour notre instruction à nous qui touchons à la fin des âges » (1 Co 10, 11 ; traduction empruntée au site Internet du cours). Les chrétiens vont donc interpréter tous les événements de l'Ancien Testament comme des préfigurations de ceux du Nouveau Testament ; la démarche est similaire à celle des exégètes néoplatoniciens, à la différence près que les chrétiens ne nient pas que l'Ancien Testament ait aussi une vérité littérale.
La réhabilitation de la philosophie antique commence dès la fin du deuxième siècle avec Clément d'Alexandrie (écrivain grec et païen converti). Dans les Stromates, il déclare que cette philosophie a été accordée aux Grecs par Dieu pour les préparer à la venue du Christ, de même que la Loi aux Juifs. La philosophie antique contient donc des parts de Vérité, et c'est elle qui va fournir aux chrétiens une « langue théologique ». Dans ce cadre, les mythes forgés par Platon vont être repris et réinterprétés dans un sens chrétien.
Cela ne signifiait pas pour autant que la poésie antique et tous les mythes archaïques qu'elle véhicule allaient trouver grâce aux yeux des chrétiens. Platon lui-même l'avait accusée et condamnée comme un art de la séduction et de l'illusion... Pourtant, la poésie fut sauvée par sa qualité de « fileuse de mémoire ». Comme le dit Sédulius, « ce que (les gens) voient enduit du miel des vers, ils l'absorbent avec une si grande avidité du coeur qu'ils le fixent et le conservent au fond de leur mémoire, en le répétant très fréquemment » (Sédulius, epist. ad Macedonium, 1, CSEL, t. 10, p.5, 8-10 ; traduction empruntée au site Internet du cours). Les chrétiens vont donc se mettre eux-mêmes à la poésie, et soumettre celle des anciens à de nouvelles relectures allégorisantes.
Buffière cite, dans la première partie de son livre, l'avis sur le sujet de Clément d'Alexandrie, qu'il considère comme « un excellent écho de la pensée grecque » : « Toutes ces manifestations célestes sont obscures, 'non que la divinité soit jalouse de sa science - il n'est point permis de lui supposer nos passions - mais pour que notre intelligence, en cherchant à pénétrer ces énigmes, s'élance à la découverte de la vérité' » (Stromates, IV, 24, 1, cité par Buffière, p. 40). C'est exactement de la même façon qu'étaient justifiés dans l'Antiquité les oracles ambigus d'Apollon Loxias : « ce sont, comme l'explique le platonicien Ammonios dans le traité sur l'E de Delphes, ce sont 'autant de questions qui sont ainsi suggérées aux hommes tant soit peu doués de raison et de sens, leur servent d'appât et les excitent à réfléchir' » (Plutarque, Sur l'E de Delphes, 385 cd., trad. Flacelière, cité par Buffière, p. 40).
Quelles seront les vérités mystiques dégagées du mythe d'Orphée ?
D'abord, le chant d'Orphée est opposé, dans le Protreptique (I, 1-3) de Clément d'Alexandrie, au « nouveau chant » du Christ, qui établit une nouvelle harmonie à la fois dans le monde et dans l'âme humaine. La comparaison est poursuivie par Eusèbe de Césarée (IIIe- IVe siècle ; Laudes Constantini PG, t. 20, 1409 C-D) ; contrairement à Clément, il ne se donne même plus la peine de condamner explicitement le mythe, considéré comme un langage figuré. Dans le domaine « musical » toujours, le symbolisme de la cithare (comparée au corps du Christ) va être exploité par les poètes chrétiens.
Ensuite, par sa descente aux Enfers, Orphée offrait un second rapprochement avec le Christ. Dans sa première épître, Pierre déclare que « même aux morts, la bonne nouvelle a été annoncée » (1 P 4, 6 ; traduction TOB) ; cependant, le Nouveau Testament ne raconte nulle part en détail le séjour de trois jours du Christ au « royaume des morts » avant sa résurrection. Les écrivains chrétiens se sont emparés du sujet et l'ont développé en s'inspirant des mythes païens. Or, parmi toutes les catabases antiques, celle d'Orphée est la plus proche du christianisme : Orphée descend aux Enfers pour ramener son épouse tuée par un serpent, tout comme le Christ délivre l'humanité précipitée aux Enfers par le serpent de la Genèse... Quand par exemple la poétesse Proba, dans son centon virgilien, décrit la catabase christique, elle reprend des vers des Géorgiques qui décrivaient précisément l'entrée d'Orphée aux Enfers ! Il ne s'agit certes pas d'une interprétation explicite du mythe, mais en même temps la démarche est très proche de celle des exégètes d'Homère décrits par Buffière, dans la mesure où Proba reprend le texte même d'un auteur ancien pour le revêtir d'un sens nouveau.
Passons à présent à la Renaissance. Cette période vit fleurir les interprétations philosophiques et mystiques du mythe d'Orphée. À l'époque de Marsile Ficin, on retrouve fréquemment l'image du poète divinement inspiré, en contact avec la musique céleste ; Orphée va devenir celui qui peut communiquer avec la musique des sphères qui nous transcende, et nous la transmettre à nous pauvres mortels.
Le pavement d'une chapelle de Sienne illustre cette relecture chrétienne teintée de néoplatonisme : on y voit Orphée, entouré d'animaux symboliques (l'aigle pour la clairvoyance, le hibou pour la sagesse, le lion pour la force,...), tenir un miroir tourné vers le soleil ; il s'agit sans doute d'une référence au mythe platonicien de la Caverne, où l'homme, lors de sa délivrance progressive par la philosophie, ne peut d'abord voir qu'en reflet le « soleil » du Bien. Remarquons que la démarche représentée ici ne consiste pas à expliquer symboliquement chacun des éléments du mythe originel, mais bien plutôt à en reprendre la figure centrale pour l'intégrer dans une nouvelle image construite de toutes pièces à partir de matériaux symboliques. Ce type de construction rappelle d'une certaine façon les mythes de Platon : lui aussi puisait dans l'imagerie mythique pour construire de nouvelles histoires illustrant clairement sa pensée.
Le livre de Buffière prenait fin avec les exégèses mystiques. Dans le cas d'Orphée, il faut encore introduire un quatrième type d'interprétation, liée à la spécificité de ce mythe particulier : l'interprétation que je qualifierai d'artistique.
Évidemment, le lien d'Orphée avec l'art (en particulier la poésie et la musique) saute aux yeux, et il est naturel que de nombreux poètes et musiciens en aient fait leur « patron ». À ce niveau, on ne peut pas vraiment parler d'interprétation du mythe. Mais certains ont été plus loin et ont compris l'ensemble du mythe comme un véritable programme artistique, comme une métaphore construite des buts, des pouvoirs, des conditions et des limites de l'art.
Lorsqu'en 1607 Monteverdi compose le premier opéra digne de ce nom, il prend pour thème le mythe d'Orphée. Le poète mythique préside ainsi à l'introduction d'une musique radicalement différente de celle de l'époque : alors que régnait la polyphonie, dont le but était de mener l'âme des auditeurs vers Dieu en reproduisant la musique des anges, le cercle de Bardi se met à prôner une musique « à l'antique », davantage monodique, qui fasse vibrer un public profane en lui racontant une histoire. Orphée qui envoûte les habitants des Enfers devient alors le symbole du compositeur lui-même tentant de charmer ses auditeurs. La fin du mythe a été modifiée dans l'opéra de Monteverdi, pour éviter de donner un contre-exemple de la puissance de la musique : certes, Orphée perd Eurydice, mais il n'est pas tué par les femmes thraces ; Apollon l'emmène au ciel, où il pourra éternellement contempler l'image de son aimée, et une musique « noble » accompagne son apothéose.
Remarquons qu'un siècle et demi plus tard, quand Gluck, par réaction contre l'emphase qui s'est développée dans l'opéra napolitain, propose un opéra « réformé », avec un plus juste équilibre entre la musique et l'histoire, le thème de l'oeuvre est, à nouveau, le mythe d'Orphée... Et là aussi, tout finit bien : le dieu Amour, ému, ressuscite Eurydice
En 1854, Liszt compose un poème symphonique pour introduire la reprise de l'opéra de Gluck à Weimar. Sa correspondance nous dévoile l'interprétation qu'il donne du mythe d'Orphée : lui aussi y voit une sorte de programme artistique, mais dans une vision « romantique », à la fois plus idéaliste et plus pessimiste. Pour lui, le mythe illustre la mission de l'art, qui est d'adoucir et d'ennoblir les pulsions de brutalité et de sensualité des hommes (nous voyons paraître là le thème de l'Orphée civilisateur) ; mais cette mission est vouée à l'échec. Eurydice apparaît en tant qu'idéal inaccessible englouti par le mal et la douleur ; jamais l'art ne saura adoucir totalement le mal présent sur cette terre...
Passons du domaine de la musique à celui de la littérature. Dans L'Espace littéraire, Maurice Blanchot fait du mythe d'Orphée la métaphore de l'écriture littéraire. Tout part d'une réflexion sur le langage : pour Blanchot, les mots ne peuvent évoquer que l'ombre du réel ; ils enlèvent en quelque sorte l'être des choses, et sont donc synonymes de mort ; mais en même temps, la distance qu'ils instaurent avec le réel permet une relation véritable avec lui. « Les mots ont le pouvoir de faire disparaître les choses, et de les faire apparaître en tant que disparues ». Si Orphée en tant que poète peut pénétrer dans l'Hadès, c'est parce que la poésie consiste à faire chanter les voix mêmes de la Mort... Dans l'interprétation de Blanchot, Orphée ne cherche pas l'Eurydice réelle, mais une Eurydice de langage ; il veut non pas la ramener vivante, mais consacrer sa séparation d'avec elle. En se retournant, il n'a donc fait qu'obéir à l'exigence profonde de sa condition de poète... Le meurtre par les Bacchantes symbolise le sacrifice que l'écrivain doit faire de sa parole propre pour donner voix à l'universel ; mais même mort, Orphée doit continuer à chanter, à ressasser indéfiniment son désir. Blanchot fait donc du mythe d'Orphée l'emblème de sa position littéraire ; il l'utilise pour donner corps à sa pensée. Signalons que pour lui, c'est au lecteur qu'incombe le soin d'interpréter une oeuvre littéraire, et non à son auteur, qui en est en quelque sorte dépossédé ; Blanchot justifie donc dans une certaine mesure les libertés prises par les interprètes.
Le poète Pierre Jean Jouve utilise lui aussi le mythe d'Orphée pour exprimer sa conception de la littérature. Dans ses poèmes, ce mythe est étroitement mêlé à d'autres références et sources d'inspiration : la psychanalyse avec son analyse du déchirement de l'être entre les pulsions d'amour et de mort ; les récits bibliques et l'expérience de quête spirituelle chrétienne de l'auteur ; enfin un mythe personnel créé sur base de son vécu. Jouve en effet a vu mourir la femme qu'il aimait, et ceci peu après lui avoir fait lire un récit où le personnage féminin qu'elle avait inspiré et dans lequel elle s'était reconnue, avait par sa mort permis au jeune héros de devenir poète. Envahi par la culpabilité, Jouve a développé l'idée christique du sacrifice rédempteur. La même grille de lecture est appliquée au mythe d'Orphée : le sacrifice d'Eurydice permet à Orphée d'être poète ; mais lui-même, coupable d'une transgression, doit accepter d'être sacrifié. Pour Jouve, tout poète doit accepter et même provoquer sa propre mort : les transgressions qu'il opère en regardant l'horreur l'exposent à être maudit et le condamnent à être sacrifié, mais ce sacrifice est nécessaire pour que vive la poésie qui a un rôle sanctificateur...
Chez ces trois derniers « interprètes », Orphée représente le « prototype » de l'artiste ou de l'homme de lettres ; mais il est intéressant de remarquer qu'Eurydice, elle, joue chaque fois un rôle différent : pour Liszt, elle incarne l'idéal inaccessible que les forces du mal finissent par engloutir ; pour Blanchot, elle est la réalité vivante que l'écrivain « tue » et consacre à la fois en la décrivant par des mots ; pour Jouve, elle est le sacrifice nécessaire et rédempteur qui permet l'émergence de la Poésie, et préfigure le sacrifice du poète lui-même...
Exégèse historique, morale, mystique, artistique : le mythe d'Orphée a été interprété au cours des siècles de multiples façons. Mais le cours ne s'est pas borné à la démarche interprétative: beaucoup d'auteurs et d'artistes ont utilisé le mythe d'Orphée sans forcément tenter de lui retrouver ou de lui donner un sens profond autre que son sens littéral. Certains, comme Offenbach dans son opéra Orphée aux Enfers, se sont amusés à reconstruire l'histoire en la détournant et en la déformant, dans une démarche parodique. D'autres ont simplement fait appel à ses résonances poétiques ou émotives... Signalons pour finir que des auteurs comme Cocteau ou Beckett prétendent rejeter la démarche même de recherche d'un quelconque symbolisme : Cocteau déclare qu'il n'y a, dans son film Orphée, « ni symbole ni thèse » ; quant au roman Watt de Beckett (dont nous avons vu qu'il contenait le mythe d'Orphée en immergence), il finit sur la phrase : « Honni soit qui symbole y voit »... !
CONCLUSION
Mais qu'ont donc ces vieilles histoires grecques ?
L'ouvrage de Buffière, s'attachant aux épopées d'Homère, met en lumière leur pouvoir de fascination constant au cours de toute l'Antiquité, ainsi que leur inépuisable fécondité au service d'interprètes de toutes tendances.
Le cours de Typologie et permanence des imaginaires mythiques a permis d'aboutir aux mêmes conclusions, concernant cette fois le mythe d'Orphée, et dans un laps de temps qui dépasse largement l'Antiquité pour rejoindre l'époque contemporaine, en passant par le Moyen Âge chrétien et la Renaissance... Oeuvres littéraires et ouvrages théoriques, représentations iconographiques et compositions musicales ont été successivement convoqués, et tous ont mis en valeur l'immense richesse d'un mythe aux multiples facettes, qui n'a pas fini d'inspirer l'Occident...
Note
[1] La formulation de Cicéron est cependant ambiguë : la traduction donnée sur le site Internet du cours est : « Aristote enseigne qu'Orphée n'a jamais été poète » (poetam serait attribut du sujet ; cette interprétation n'implique pas forcément qu'Orphée n'ait pas existé) ; par contre, la traduction de H. Rackham dans la collection Loeb est : « Aristotle tells us that the poet Orpheus never existed » (où poetam est épithète de Orpheum). [Retour au texte]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002