FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002


Hercule et le christianisme : Autour des imaginaires mythiques

par

Stéphanie Danvoye

Étudiante de licence en langues et littératures classiques


En 1955, le professeur M. Simon a publié Hercule et le Christianisme, Paris, Les Belles Lettres, 1955, 202 p. (Publications de la faculté des lettres de l'université de Strasbourg. Série II, 19). Dans le cadre du cours intitulé Typologie et permanence des imaginaires mythiques, et plus précisément la partie consacrée à la réception chrétienne du mythe d'Orphée, Stéphanie Danvoye a proposé de ce livre un résumé détaillé suivi d'une appréciation personnelle.

Le résumé reste fidèle à la succession des idées et des chapitres, tels que M. Simon les a organisés et présentés dans son étude. Dans un souci de clarté de présentation, elle a néanmoins inséré au fil du texte des titres et sous-titres, qui n'apparaissent pas dans la publication de M. Simon. La conclusion de Stéphanie Danvoye propose une synthèse, cette fois très dense, de l'ouvrage étudié. Elle y pointe l'apport de ce compte rendu au cours magistral, et note les principales qualités et les quelques désagréments de cette étude.

Deux autres travaux, un compte rendu de J. Pépin, Mythe et allégorie, Paris, 1976, dû à Thomas Labeye, et un compte rendu de F. Buffière, Les mythes d'Homère et la pensée grecque, Paris, 1956, dû à Aline Smeesters, font partie du présent fascicule 4 des Folia Electronica Classica. Ces trois travaux sont liés au cours de Typologie et permanence des imaginaires mythiques.

[Note de l'éditeur - janvier 2002]

Un autre article de Stéphanie Danvoye sur La divination intuitive et inductive dans l'"Histoire romaine" de Dion Cassius, a été publié dans les FEC 5 (2003).

[Note de l'éditeur - 17 février 2003]


Plan

  • Résumé de l'ouvrage (M. Simon, Hercule et le Christianisme, Paris, 1955)

Résumé de l'ouvrage

 

Cette étude consiste, d'une part, à rendre compte des analogies précises et multiples qui lient le mythe d'Hercule à l'histoire évangélique et d'autre part, à déterminer dans quelle mesure paganisme classique et christianisme se sont influencés de sorte que ces ressemblances ont contribué à enrichir la figure d'Hercule et celle du Christ.

 

Chapitre 1 : les dieux antiques dans la pensée chrétienne

La pensée chrétienne adopta successivement deux positions face à la mythologie antique et au culte païen : le rejet des divinités païennes et un effort de les intégrer dans les vues chrétiennes au Moyen-Age et à la Renaissance.

I. Première attitude : rejet

A. Les premières générations chrétiennes

Lors de la lutte de l'Église contre le paganisme, les premiers chrétiens rejetèrent les divinités païennes en vertu de trois conceptions négatives qu'ils nourrissaient à leur égard. 

a) Les dieux païens s'identifient purement et simplement à leurs idoles

Cette conception était clairement indiquée dans de multiples passages de l'Ancien et du Nouveau Testament et reparaît chez les apologistes : les dieux païens n'ont d'autre existence et réalité que celle que leur confère l'artisan auteur de la statue. Les dieux sont donc identifiés sans plus à leurs images. L'argument du néant des idoles fut emprunté à l'apologétique judéo-alexandrine 

b) Les dieux païens ne sont pas des êtres bienfaisants, mais des démons

Cette conception reconnaît une réalité spirituelle derrière les idoles mais considère que les dieux sont des démons. La source scripturaire de cette interprétation se trouve dans l'Ancien Testament.

Justin élargit cette idée en une théorie sur l'origine de l'idolâtrie et de la mythologie. Les actes scandaleux que l'on prête aux dieux ont soit été commis en réalité par les démons, les anges déchus mentionnés dans la Bible, soit imaginés par eux avant de les attribuer à des dieux qui n'existent pas.

c) Les dieux païens s'assimilent aux astres

Les conceptions antiques établissaient un lien entre ces démons et les " éléments " du monde, en particulier les astres. Justin écrit que Dieu a confié aux anges le soin de veiller sur toutes les créatures qui sont sous le ciel. Mais les anges ont violé cet ordre. Cet ordre violé se confond avec la loi imposée aux astres. En conséquence, les anges eux-mêmes, c'est-à-dire les dieux païens s'identifient aux astres. L'idolâtrie est alors le culte des astres.

Les chrétiens condamnaient l'idolâtrie car le culte s'adressait alors non pas au créateur mais à la créature. En plus d'adorer les idoles qu'ils ont eux-mêmes fabriquées (créatures d'une créature), les païens ne se rendent pas compte que les dieux eux-mêmes sont des démons, en réalité les anges déchus ou les astres (créatures de Dieu), comme l'explique Justin.

Les premières générations chrétiennes s'en tiennent donc encore essentiellement à la conception biblique et à la polémique du judaïsme alexandrin.

B. À partir de la fin du IIème siècle

L'interprétation chrétienne de la mythologie s'enracine dès lors dans la pensée des philosophes, particulièrement dans les théories évhéméristes, quoique étrangères à la tradition biblique. Les païens ne vénéraient donc que des hommes qui, en raison de leurs mérites exceptionnels, ont été élevés par leurs congénères. Or cette apothéose n'a aucun fondement moral. Cette interprétation rationaliste était une arme très efficace dans la lutte contre le paganisme.

L'adoption des théories évhéméristes par les chrétiens, même à des fins polémiques, atteste une certaine compréhension vis-à-vis des modes de pensée païens. Les chrétiens peuvent se présenter comme les héritiers des philosophes, ceux-ci étant présentés comme les précurseurs plus ou moins conscients du christianisme. Mais l'intervention évhémériste a le but de dénigrer le paganisme avec ses propres armes.

[Retour au plan]

II. Seconde attitude : tentatives d'intégration

A. La tradition évhémériste

Peu à peu, l'accent va se porter, non plus sur les vices des hommes divinisés, mais sur la valeur de leur mérite voire de leur vertu. La mythologie est mise dans la dépendance de la Bible : les figures mythologiques sont identifiées aux saints patriarches. Cette évolution fut déjà amorcée avec Eusèbe et Orose : ils racontent avec exactitude l'histoire profane, en tant que partie intégrante des annales de l'humanité, même s'ils la considèrent encore comme une annexe de l'histoire biblique.

Cette conception, qui est un premier pas vers la réhabilitation de la mythologie, se développera pleinement à la fin du paganisme, au moment la fin de la polémique permet une appréciation objective de l'antiquité. Isidore de Séville en est le premier représentant notoire. Il n'y a plus alors de subordination de l'histoire profane à l'histoire sainte. L'évolution de l'humanité se déroule sur deux lignes parallèles, toutes deux tracées par la main de Dieu. Aux patriarches et aux prophètes de l'Ancien Testament correspondent du côté païen les grands philosophes et les bienfaiteurs divinisés du genre humain. Cette philosophie de l'histoire s'exprime chez les écrivains du Moyen-Age et dans l'art.

B. La tradition cosmique

Malgré la popularité de l'évhémérisme, la tradition cosmique continue d'inspirer l'astrologie, florissante au Moyen-Age et à la Renaissance, que l'Église condamne. Cependant, il existe une forme " orthodoxe " de cette croyance à la réalité des dieux comme êtres célestes, dont témoigne Dante. Les Immortels sont des Intelligences célestes, qui ont chacun un rôle à jouer dans le gouvernement de l'univers, par la volonté du seul Dieu. Il s'agit des anges fidèles, identifiés aux Idées platoniciennes. L'erreur des païens n'est pas de leur prêter une réalité, ce qu'ils possèdent effectivement, mais de confondre ces Puissances cosmiques avec leur Souverain Maître, dont elles ne sont que les créatures et les serviteurs.

C. L'exégèse allégorique

Le Moyen-Age et la Renaissance professent l'interprétation allégorique et moralisante de la mythologie. La pensée chrétienne se relie à la tradition philosophique du stoïcisme et du néo-platonisme, qui avaient recherché, par l'interprétation, une signification spirituelle aux mythes. Les chrétiens ne se sont pas abstenus longtemps de l'exégèse allégorique, qui pourtant sauvait la mythologie de la critique et de la dérision. Déjà dans l'Église ancienne, cette méthode était appliquée, de manière à tourner la mythologie, qui faisait partie du programme de l'éducation classique, en philosophia moralis. La mythologie sert ainsi à la formation morale et à l'édification des fidèles, quand on en a extrait le noyau d'enseignement moral qu'elle renferme.

D. L'exégèse typologique

Dès les premiers siècles, se développe une exégèse typologique, qui n'élimine pas totalement l'exégèse allégorique. Pour les Pères de l'Église, l'Ancien Testament renferme non seulement un enseignement éthique et philosophique que révèle l'interprétation allégorique, mais aussi un répertoire de symboles pré figuratifs, de types, où sont annoncés la vie et la mort du Christ, les rites, sacrements et institutions de l'Église. Les méthodes de l'exégèse typologique s'étendirent à la mythologie qui renfermait elle aussi une révélation. En effet, l'antiquité classique fut considérée comme une sorte de réplique de l'histoire sainte, sur le même pied d'égalité. Toutes deux sont une sorte d'acheminement vers la révélation chrétienne.

[Retour au plan]

III. Conclusion

L'antiquité chrétienne croyait que les mythes étaient une parodie diabolique du christianisme. Les démons auraient inventé et colporté les mythes, d'une part afin d'attirer la foi à eux-mêmes, car ils étaient les bénéficiaires des mythes, d'autre part dans le but de discréditer l'Évangile aux yeux de ceux qui rejetaient la mythologie, sous prétexte que tous deux n'étaient que vaine imagination. Mais ces mythes démoniaques empruntent leurs éléments à la révélation judéo-chrétienne.

Le Moyen-Age voit dans les mythes de surnaturelles prémonitions. En effet, leur origine résiderait en Dieu, qui les aurait éclairés d'un reflet de la révélation pour acheminer les hommes vers la vérité chrétienne. Cette exégèse typologique se développe au XIIIème siècle puis s'amplifie. À la Renaissance, l'art et la littérature illustrent le parallélisme entre la mythologie et l'histoire sainte.

[Retour au plan]


 

 Chapitre 2 : Le mythe d'Hercule et l'Évangile

Plusieurs philologues classiques et historiens ont étudié les analogies entre le mythe d'Hercule et les récits évangéliques.

E. Ackermann, en 1907, met le premier en valeur les parallèles héracléo-chrétiens, sur base des tragédies de Sénèque. De même que le Christ, Hercule, fils de Dieu et d'une mortelle, purifie le monde du mal. Il est qualifié de sauveur des hommes et est l'objet d'une divinisation. Est esquissé un parallèle entre leur supplice et entre leur descente aux Enfers. E. Ackermann approfondit ce dernier aspect dans un second article, publié en 1912. Il relève en outre les ressemblances entre l'anthropologie herculéenne et la conception chrétienne : de leur père, Hercule et le Christ tiennent un élément divin immortel ; de leur mère, un élément humain périssable.

Th. Birt, en 1922, précise la comparaison des deux passions et souligne la ressemblance entre Marie et Alcmène. Il suggère la possibilité d'une influence des tragédies de Sénèque sur les Évangiles.

Fr. Pfister, en 1937, rassemble toute la littérature antique héracléenne. Les analogies étudiées se répartissent en cinq catégories : naissance, enfance, travaux à l'âge adulte, mort et ascension, mort et assomption de Marie. Mais les résultats de cette recherche sont de valeur inégale. M. Simon liste quelques-uns de ces faux parallèles :

- Parallélisme entre le massacre des Innocents ordonné par Hérode (dont Jésus est sauvé par la fuite en Egypte) et les deux serpents envoyés au berceau d'Hercule par Héra (qu'il étrangle). Le seul rapprochement possible est l'idée d'un danger évité par les deux bébés de façon remarquable.

- Le Christ et Hercule ont tous deux été considérés comme issus respectivement de Joseph et d'Amphitryon par ceux qui ignoraient le secret de leur naissance. Cet élément n'ajoute rien au fait même de la filiation divine ni au rapprochement possible entre le Christ et Hercule.

- La dénomination de leurs disciples se fonde sur leur nom. Or cette constatation n'est pas originale aux Chrétiens et aux Héraclides. Au contraire, seule l'appellation d'Héraclide implique une filiation spirituelle.

- La prière des Chrétiens et celle des Héraclides sont dans leur essence soumission à la volonté divine. Or toute âme pieuse se dispose naturellement à se soumettre elle-même et à soumettre toute chose à la volonté divine. De plus, le Pater et le texte d'Épictète juxtaposés offrent une nuance assez différente. Enfin, Hercule n'a pas dicté une prière aux siens comme l'a fait le Christ. Aucun rapprochement valable ne peut donc exister.

Fr. Pfister a forcé sa démonstration et n'a pas tenu compte d'une évolution possible du mythe d'Hercule après l'apparition de christianisme. Toute analogie a été interprétée comme une influence sur la rédaction de la vie de Jésus d'une biographie cynico-stoïque d'Héraclès, alors que ces parallèles pourraient dénoter une contamination de la théologie héracléenne par la christologie.

A. Toynbee en 1939 insère son analyse dans une étude portant sur les types de Sauveurs à l'époque hellénistique et romaine. Il les classe en quatre catégories :

- " Le Sauveur à l'épée " détient l'autorité souveraine et s'applique à rétablir la situation par la force des armes.

- " Le Sauveur à la Time Machine " est un réformateur qui s'efforce à rétablir un âge d'or révolu ou à instaurer un avenir sans ombre. C'est un réactionnaire candide ou un révolutionnaire utopique.

- " Le Philosophe couronné " dont le règne est celui de la sagesse.

- " Le dieu incarné en un homme ".

A. Toynbee souligne les différences entre le Christ et son Royaume qui n'est pas de ce monde avec les Sauveurs païens du deuxième type, voués à user de la violence et finir sur un échec. Par contre, des correspondances, quoique superficielles, peuvent être décelées entre plusieurs Sauveurs antiques et l'Évangile. Le but de cette étude est de déterminer dans quelle mesure le christianisme a eu recours, pour exprimer la figure de Jésus, au répertoire de formules, de schémas et d'images que lui fournissait la littérature sotériologique païenne.

Ainsi, il relève 89 correspondances entre des traits des récits évangéliques et des traits empruntés à des vies de Sauveurs païens. Il en discute les différentes explications. La première évoquée est le hasard. La deuxième est le principe selon lequel les mêmes causes produisent les mêmes effets. Deux personnages placés dans une situation similaire peuvent spontanément se comporter de la même façon, sans qu'un contact littéraire entre leurs biographies respectives explique ce parallélisme. Enfin, une troisième explication consiste en l'imitation. D'une part, un héros a pu imiter directement ou prendre comme modèle un autre sauveur. D'autre part, les oeuvres littéraires relatant leur histoire ont pu éventuellement s'inspirer d'autres récits. Dans ce cas, outre un problème évident de chronologie, le problème des sources est préoccupant.

Un parallélisme ne suppose pas nécessairement un emprunt direct. Un détail rapporté par une source païenne et repris par l'Évangile peut remonter à une source inconnue et antérieure. A. Toynbee constate que les enseignements du christianisme sont très largement enracinés dans la vie spirituelle de l'époque. Davantage que l'imitation directe d'un écrivain sur un autre, la mémoire populaire collective ou folk-memory peut expliquer des parallélismes déconcertants. Le plagiat littéraire paraît assez exceptionnel.

Le mythe d'Héraclès, grâce à sa diffusion dans tout l'Orient, a pu contribuer à modeler l'histoire de Jésus. En effet, 24 traits ou épisodes parallèles lient les seuls exemples d'Héraclès et de Jésus, dont certains se trouvent également dans la vie d'autres sauveurs païens. Ces analogies sont expliquées non par une filiation littéraire, mais par l'hypothèse d'une imitation spontanée, par le canal des traditions orales populaires.

M. Simon résume les traits les plus marquants de ce parallélisme : " Dans le cas de Jésus comme dans celui d'Hercule, le héros, de lignage divin, échappe miraculeusement, au lendemain de sa naissance, au danger mortel qui le menace. Au seuil de l'âge d'homme, il subit la tentation, et en triomphe. Agent d'exécution, sur terre, de la volonté paternelle et du plan divin, il inaugure alors, pour le salut de l'humanité tout entière, une carrière jalonnée d'épreuves et de souffrances. Docile à la volonté du Père, il termine sa vie terrestre par une passion, qu'il accepte. Sa mère éplorée est témoin de sa mort, qu'accompagnent des prodiges et qui, loin de consacrer sa défaite, n'est que le nécessaire prélude à son apothéose. Vainqueur du mal en ce monde, il l'est aussi des puissances infernales. " Cette comparaison peut être affinée.

Ces traits similaires relèvent du début (naissance et enfance) et de la fin (passion, mort, descente aux Enfers, ascension) de la vie des deux sauveurs. Sur ces points, une certaine affabulation a pu jouer, ainsi qu'un certain coefficient d'interprétation théologique. Par contre, aucun point précis n'apparente les miracles de Jésus aux exploits d'Hercule. Seule une vocation salvatrice leur est commune, si l'on considère les exploits sportifs d'Hercule comme un combat pour le triomphe du bien. Il ne convient donc pas de se livrer à une exégèse " mythologique " et de ne voir dans l'Évangile qu'un mythe chrétien dénué de toute réalité historique. Les éléments légendaires venus de la folk-memory se sont intégrés à l'Évangile en enrichissant le cadre historique où se situent la vie et la mort du Christ.

Ces affinités avaient déjà frappé les Pères de l'Église. Tantôt ils les utilisent pour gagner les païens à la foi chrétienne. Mais cet apologétique peut amener les esprits forts du paganisme à mettre sur pied d'égalité l'histoire évangélique et les mythes païens. Tantôt ils les minimisent pour souligner l'originalité du christianisme. Les Pères refusent de soumettre le Christ à des rapprochements compromettants. Ils se dressent contre les applications apologétiques de l'évhémérisme et contre l'interprétation idéalisée et allégorique de la figure et des exploits d'Hercule popularisée par les philosophes.

[Retour au plan]


 

 Chapitre 3 : Théologie héracléenne et christologie

Une ressemblance supplémentaire entre la figure d'Hercule et celle du Christ est qu'ils ont été tous deux pour leurs fidèles l'objet de spéculation théologique. Les travaux d'Hercule, interprétés en allégorie, passent d'exploits athlétiques au symbole de la lutte du bien contre le mal et sa personne s'enrichit de traits nouveaux. La théologie héracléenne était déjà sous-jacente à la version classique du mythe mais elle se précise au début de l'ère chrétienne, quand la christologie antique prend forme. La question des influences possibles se pose à nouveau, au vu des parallélismes très précis.

I. L'enrichissement de la personne d'Hercule

A. Toynbee a déjà mis en lumière la complète métamorphose de la figure d'Héraclès. A l'origine rustre et glouton, la figure d'Héraclès évolua dès l'extrême fin du Vème siècle, en rapport avec la crise spirituelle consécutive à la guerre du Péloponnèse, dans un mouvement d'idéalisation.

A. Rôle éthique

Antisthène transforme les combats d'Hercule en un combat contre le vice, qui proclament la vertu du héros. Les Cyniques et les Stoïciens en font leur idéal. Ainsi se répand dans le monde antique l'image de l'Hercules Philosophicus. Cette évolution éthique fait donc d'Hercule un modèle, le sage parfait.

B. Rôle cosmique

Cette évolution confère également à Hercule un rôle cosmique et proprement théologique. Il est le fils de dieu, purifie la terre du péché, ruine le royaume du mal et est finalement élevé au ciel. Cette métamorphose de la figure d'Hercule est antérieure à l'influence de la pensée chrétienne. Si influence il y eut, ce fut en sens inverse.

II. La naissance d'une " héracléologie "

Parallèlement aux efforts pour trouver une interprétation acceptable de la vie et des travaux d'Hercule, la pensée théologique païenne s'est appliquée à résoudre le problème que posait la personne du héros : la genèse et la place exacte de l'élément divin dans le demi-dieu. Cette héracléologie prit appui essentiellement sur deux éléments du mythe, naissance et mort.

A. Le mythe initial de la filiation divine

D'une part, pour la majorité des fidèles, Jupiter est le père d'Hercule car il s'est substitué à l'époux légitime d'Alcmène. Demi-dieu par sa naissance, sa mort parachève en toute logique le processus de divinisation. Hercule doit toutefois se dépouiller d'abord de son enveloppe mortelle avant d'être agrégé définitivement au monde céleste par son apothéose.

La même gradation, depuis la naissance jusqu'à la mort, est perceptible chez saint Paul à propos de Jésus. Jésus, fils de Dieu, échappe de par sa conception à la simple humanité. Mais, par son sacrifice, le Christ s'est haussé à un rang encore supérieur à celui de sa naissance.

B. L'exégèse historisante et l'Hercule humain

D'autre part, l'adultère d'Alcmène et la part de merveilleux dans le mythe ont gêné nombre de païens, qui tenaient ce mythe pour de l'histoire. Ils se sont efforcés de réduire la portée de l'épisode de la naissance d'Hercule, parfois jusqu'à l'éliminer totalement. Ceux-là expliquent son apothéose non plus par le seul fait de sa filiation divine, mais comme la récompense de sa vertu exceptionnelle. Cette exégèse, qu'on peut appeler historisante, aboutit à une théologie adoptianiste.

Les parallèles chrétiens à cette théologie adoptianiste ne manquent pas. Dans un type très archaïque de christologie, c'est au terme de sa vie que Jésus est haussé au-dessus de la condition humaine qui était d'abord la sienne. Une autre tradition situe au moment du baptême l'accession de Jésus au rang de Fils de Dieu. La naissance surnaturelle n'est que le premier signe d'une élection, qui se manifeste tout au long de la vie humaine de Jésus par une piété sans égale.

La théologie héracléenne présentent également des différences par rapport à la christologie antique. Dans le cas d'Hercule, la donnée initiale, plus ou moins affaiblie, est fournie par le mythe. L'évhémérisme, vu qu'il ne retenait pas l'épisode de la naissance divine, fait d'Hercule un homme ordinaire, dont le destin exceptionnel est expliqué par les mérites insignes. L'influence plus ou moins consciente de l'évhémérisme contribue à expliquer l'Hercule humanisé des philosophes. Pour les évhéméristes, la divination du héros n'existe que dans l'esprit de ses fidèles. Pour les stoïciens et les cyniques, elle possède une réalité objective dans la mesure où les dieux continuent de la posséder à leurs yeux.

Du côté chrétien au contraire, le développement théologique est conditionné au départ par la figure historique de Jésus. Faute de pouvoir en rendre compte de façon pleinement satisfaisante sur le plan de la pure humanité, on fait très vite appel à des éléments qualifiés de " mythiques ".

Le cheminement de la pensée théologique s'opère donc, dans le cas d'Hercule et dans celui du Christ, selon des directions littéralement opposées. Il ne convient donc pas de voir dans la figure du Christ et dans la christologie, en application de la thèse dite mythologique, un décalque d'Hercule et de l'héracléologie.

C. L'exégèse allégorique et l'Hercule cosmique

Outre l'exégèse historisante, les Anciens ont également pratiqué l'exégèse allégorique. Elle permettait de trouver un sens raisonnable au mythe, en y décelant l'expression de vérités morales et métaphysiques et en voyant sous l'anthropomorphisme des multiples figures du Divin. En regard de l'Hercule humain, on voit se dessiner un Hercule cosmique, qui occupe dans la spéculation théologique de l'Antiquité finissante une place assez remarquable.

    a) Agent de la création

M. Simon cite un texte de l'apologiste Athénagore, dans lequel il est amené à présenter la doctrine orphique. Celle-ci attribue à Hercule le rôle d'agent de la création, auquel ne préexiste que la matière inerte aux origines du monde. On ne sait à partir de quel élément du mythe traditionnel, peut-être sa force, il fut investi de ce rôle. 

    b) Agent de la rédemption

A ce rôle s'ajoute une fonction sotériologique, en vertu d'un recours précis au mythe, curieusement associé à des éléments bibliques, chez certains représentants de la gnose. En effet, la gnose et son syncrétisme se caractérisent par un mélange de données bibliques et de données mythologiques païennes.

Justin intègre dans sa cosmologie l'épisode où Hercule s'est accouplé avec une femme-serpent du désert pour qu'elle lui indique où se trouvent ses chevaux, qu'il avait perdus. Selon Justin, il y a trois principes incréés de l'univers, dont l'un, supérieur, est le Bon. De l'union des deux dieux subalternes, Elohim et Eden, naquirent des anges, qui façonnèrent les hommes et les animaux. Eden est pareille à la femme-serpent qu'Hercule a rencontrée ; Elohim pourrait être appelé le Démiurge ou Hercule, si les éléments bibliques n'étaient pas prépondérants dans le récit. Hercule, affublé d'un nom biblique, apparaît donc comme le principe spirituel qui est aux origines de toutes choses. Justin a pu s'appuyer sur un système purement païen, dans lequel Hercule jouait, sous son vrai nom, un rôle analogue à celui qui lui est prêté ici.

Puis Elohim, ayant eu la révélation du dieu suprême, se rend compte que dans le monde qu'il a créé, l'élément spirituel est enchaîné dans la matière. Il envoie successivement son ange Baruch, qui délègue lui-même Adam, Moïse et les prophètes, ensuite Héraclès, enfin Jésus, pour réparer son erreur. Après l'échec des deux premiers envoyés, Jésus triomphe.

Au vu des ressemblances entre l'Hercule de la tradition classique et le Christ de l'histoire et de la théologie, Hercule a été retenu, parmi toutes les figures mythologiques possibles, comme prophète de la Gentilité. Mis en parallèle avec les grands inspirés de l'Ancien Testament, et venant après eux pour reprendre la tâche qu'ils n'ont pu mener à bien, il signifie la réhabilitation des païens. Mais il ne réussit pas mieux que ses précurseurs palestiniens. C'est à Jésus de sauver l'humanité tout entière.

Dans la théologie de Justin, Hercule intervient aux origines du monde comme artisan de la création et ultérieurement comme agent de la rédemption. Justin, se voulant chrétien, attribue cependant à Jésus la victoire finale. Dans une perspective strictement païenne, la victoire finale revient à un Hercule à la fois humain et cosmique, parachevant, au terme de sa carrière terrestre, l'oeuvre commencée aux origines des choses. On peut se demander si, tout comme la construction de Justin suppose la Bible et les débuts de la théologie ecclésiastiques en même temps que la mythologie païenne, la christologie orthodoxe n'est pas, à ses débuts, tributaire en quelque mesure de la théologie héracléenne.

[Retour au plan]

III. La théologie héracléenne chez les Stoïciens

La théologie héracléenne apparaît pour ainsi dire à l'état pur chez les Stoïciens.

Cornutus, dans son Theologiae Graecae Compendium, définit Hercule comme " le Logos répandu en toutes choses, qui donne à la nature sa force et sa vigueur ". Rapprochons cette définition de celle d'Hermès, qui est " le Logos que les dieux ont envoyé du ciel vers nous, eux qui ont donné à l'homme, seul d'entre les créatures qui vivent sur terre, la qualité d'être raisonnable ". Sénèque, dans son De Beneficiis, écrit : " Quid enim aliud est natura quam deus et divina ratio toti mundo partibusque ejus inserta ? ".

Ces deux auteurs distinguent le Logos en tant qu'organe de création et de conservation de l'univers, du Logos comme intelligence universelle, agent de la connaissance et de la révélation imparties aux hommes, et qui les rend participants de la pensée divine. Cornutus voit dans ces deux Logoi, nommés respectivement Hercule et Mercure, deux manifestations distinctes du principe suprême d'intelligence et de vie qu'est Zeus. Sénèque, davantage engagé dans la voie du panthéisme, les identifie entre eux et à Jupiter. Lucien, quant à lui, fait la synthèse, en la personne d'Héraclès, des deux Logoi distingués par Cornutus.

  [Retour au plan]

IV. L'influence héracléenne

A. Sur la pensée théologique chrétienne

L'idée du Logos, créateur et conservateur de l'univers, se retrouve dans la doctrine de l'Église primitive appliquée au Christ. On s'accorde pour considérer comme sources de cette conception les livres sapientiaux de la Bible et la pensée judéo-alexandrine post-biblique. Peut-être faut-il admettre en outre une influence directe, sur certains au moins des écrits du Nouveau Testament, de la spéculation cynico-stoïcienne.

Il est cependant téméraire d'affirmer que nous sommes en présence d'un christianisme préfabriqué, où Hercule tiendrait par rapport à Zeus exactement la place que le Christ occupe par rapport au Père. Malgré les affinités immédiatement perceptibles qui unissent les deux théologies, il faut noter entre elles des différences majeures. D'une part, alors que le Christ et le Père sont des grandeurs éminemment personnelles, ni Hercule, ni Jupiter n'ont, pour Cornutus et Sénèque, de contours très précis. D'autre part, Cornutus distingue le dieu Hercule, hypostase du Logos, et le héros Hercule, un homme comme tous les autres. Cornutus répudie tacitement le mythe de la filiation céleste car Zeus, principe de toute chose, ne peut être le père d'un mortel. On ne peut donc pas parler d'une incarnation du Logos. L'Hercule-Logos n'a plus guère d'individualité. Le Christ Logos, au contraire, possède d'avance cette personnalité qui se manifeste, avec une précision accrue et directement perceptible aux humains, dans le Jésus de l'histoire.

Si l'on quitte le plan théorique de la spéculation pure pour celui de la dévotion, il n'est pas sûr que l'Hercule cosmique est resté cette figure floue et sans consistance qu'il est chez Cornutus. Il est moins sûr encore que la distinction que Cornutus fait entre l'Hercule cosmique et l'Hercule humain se soit imposée et maintenue en un temps où l'Hercule du mythe, mythe que l'on croyait communément être de l'histoire, était proposé aux philosophes, stoïciens ou cyniques, comme objet de dévotion et modèle de sagesse. À considérer la théologie héracléenne dans son ensemble, nous sommes beaucoup moins loin de la christologie antique que le seul texte de Cornutus ne le ferait croire d'abord.

La pensée antique, même sous ses formes allégorisantes, ne s'est généralement pas résignée à une négation radicale de l'existence historique d'Hercule. Beaucoup d'auteurs distinguent plusieurs personnages du nom d'Hercule, en s'efforçant de préciser l'époque où chacun a vécu, de répartir en eux les exploits concentrés sur la figure d'un seul par la tradition et d'établir lequel a vraiment été le fils de Zeus. Les cynico-stoïques vénèrent un être qui a bien vécu sur terre et qui, au terme de sa carrière humaine, a été élevé au ciel et associé à la majesté divine. Pour les cynico-stoïques comme pour les chrétiens, la vie mortelle du maître témoigne à un degré inégalé la présence divine sur terre. Christologie antique et théologie héracléenne ont ceci de commun qu'elles peuvent donner un nom au Logos. Elles apparaissent en définitive assez proches l'une de l'autre, puisque l'une en vient très vite à identifier au Logos une figure de l'histoire et que l'autre tend à le reconnaître dans un personnage que l'on croyait historique. Même si ce n'est pas le cas chez Cornutus, on entrevoit chez certains auteurs antiques comme Sénèque une sorte de doctrine de l'incarnation.

B. Sur l'expression littéraire du christianisme

La terminologie chrétienne semble elle aussi refléter dans certains de ses éléments l'influence d'une spéculation que les prédicateurs populaires stoïco-cyniques avaient largement vulgarisée dans tout l'empire. M. Simon apporte des exemples précis où la phraséologie héracléenne paraît avoir agi directement. Hercule ne préfigure pas diaboliquement le Christ, mais lui impose ses propres traits. C'est le point de départ d'une tendance qui s'épanouira dans la littérature et dans l'art du XVIème siècle : l'Évangile est alors affublé d'un revêtement classique, et l'on voit se dessiner la figure d'un Christ héroïque et altier, réplique fidèle des dieux grecs, et singulièrement d'Hercule.

Ces contaminations héracléennes ont non seulement joué sur la carrière terrestre du Christ incarné, mais aussi dans sa descente en Enfers. Jésus aurait occupé les trois jours passés dans son tombeau à annoncer aux justes déjà morts le message de leur rédemption. L'idée de la descente aux Enfers du Christ s'est précisée lentement dans l'esprit des premières générations chrétiennes. Cet épisode est amplement développé dans l'Évangile apocryphe de Nicodème datant du IVème siècle. L'écrit procède d'un courant de pensée juive, mais se rattache également à une ample spéculation religieuse païenne. J. Kroll, qui a analysé les descentes aux Enfers de l'antiquité orientale et classique, conclut que c'est celle d'Hercule, surtout sous la forme que lui donne Sénèque, qui est le plus proche de celle du Christ.

C. Sur l'art chrétien

Les influences héracléennes sur le christianisme ne se limitent pas au domaine de la pensée théologique et de son expression littéraire, mais se font sentir aussi sur l'art, principalement celui des sarcophages. Alors que cet art puisait durant le IIIème siècle au répertoire iconographique païen, apparaît au IVème siècle un art spécifiquement chrétien car il représente une suite d'épisodes évangéliques juxtaposés.

L'art païen offre un parallèle à ces sarcophages à miracles : les sarcophages héracléens. Parmi tous les sarcophages mythologiques, ce sont à peu près les seuls à présenter cette même technique de la juxtaposition, sans lien organique entre eux, d'épisodes dont chacun a pratiquement la même signification. L'effet obtenu par cette accumulation est l'illustration de la puissance surnaturelle de l'homme-dieu. Ainsi les miracles du Christ répondent exactement, dans l'iconographie, aux travaux d'Hercule.

[Retour au plan]


 

Chapitre 4 : Hercule rival du Christ

" Nul parmi les héros n'a été vénéré, à travers tout le monde antique, autant qu'Hercule et dans des sanctuaires aussi nombreux ", écrivit Fr. Pfister pour caractériser la remarquable fortune d'Hercule. La fortune croissante d'Hercule ne correspond-elle pas, dans une certaine mesure, à une réaction de défense du paganisme en face de la religion rivale ? La théologie héracléenne, après avoir contribué à la fixation de la christologie, ne s'est-elle pas, à son tour, enrichie de certains traits qu'elle lui aurait empruntés ?

I. Les raisons de la fortune d'Hercule

A. La diffusion géographique du culte d'Hercule

Les témoignages de l'archéologie et de l'épigraphie nous renseignent sur la diffusion de son culte. Aussi bien au Proche-Orient qu'en Gaule ou en Bretagne, celle-ci se réalisa par le processus d'assimilation à une divinité indigène.

B. Les aspects multiples de la personnalité d'Hercule

Sa popularité tient aux aspects multiples de sa personnalité, qui lui donnent accès à toutes les classes et à tous les milieux sociaux. L'exégèse allégorisante des philosophes trouve dans ses exploits le triomphe de l'homme sur lui-même et sur ses passions. Il ouvre à ses disciples la route de l'immortalité. Il est l'image de la perfection et de la sagesse que les Cyniques et les Stoïciens ont sans cesse devant les yeux.

C. La fonction politique d'Hercule

Hercule a également une fonction politique. Il assume pendant sa vie d'homme, par délégation divine, la puissance souveraine que son père exerce sur le Cosmos. Il reste associé au gouvernement du monde une fois que l'apothéose l'a rappelé au ciel. Il est à ce titre le modèle et le patron des princes. La carrière politique d'Hercule s'épanouit sous l'Empire, surtout dans l'idéologie impériale des IIème et IIIème siècles.

II. Le cheminement de la fortune d'Hercule

A. La théologie impériale

Trajan installe Hercule au centre de la vie politique et religieuse à Rome grâce aux propositions de Dion Chrysostome, qui élabora une théorie de la monarchie héracléenne, et parce qu'un culte important était rendu à Hercule dans la région natale de l'empereur. Commode voue un culte à l'Hercule athlète des origines et plus à l'Hercule philosophe.

Septime Sévère, soucieux de se rattacher à la dynastie des Antonins, le vénère comme deus patrius. Caracalla se vante d'être son émule. Les derniers Sévères ne lui ont pas voué une dévotion particulière, semble-t-il. Les troubles de la période de l'anarchie militaire ne permettent pas le développement d'une idéologie impériale. L'armée entretient néanmoins la tradition. A partir de Gordien III et aux siècles suivants, l'image du héros est accompagnée de la légende Virtus Augusti.

Hercule, si étroitement lié à la personne de l'empereur, dont il est comme la réplique céleste, n'est jamais parvenu à évincer complètement les autres divinités. Le paganisme romain était dans l'impossibilité de se muer en religion monothéiste. Son principal rival pour la place de divinité cosmique et impériale fut Sol. La première place occupée par Jupiter l'est maintenant par cette divinité. Mais la primauté de Jupiter s'estompait derrière la délégation de pouvoir opérée par lui au profit de son fils. La primauté de Sol, elle, est préjudiciable à Hercule. Selon la cosmologie de l'époque, Sol est l'âme même de l'univers, la source permanente de toute vie. L'humanité entière peut constater jour après jour son existence et ses bienfaits. De plus, à cette époque déferlent sur l'Empire les divinités solaires orientales, riches d'un prestige séculaire, que renforce encore celui de la pensée scientifique.

Un revirement s'opère en faveur d'Hercule avec Dioclétien, qui donne à son collègue Maximien le tire d'Herculeus et qui s'attribue celui de Jovius. Il souligne la prééminence qu'il veut exercer, à l'image du dieu suprême, dans un système politique qu'il a lui-même créé, ainsi que la place exceptionnelle dévolue à Hercule, dans la hiérarchie des Olympiens comme dans la théologie impériale. Les causes du retour de fortune d'Hercule sont complexes et ne sont pas toutes élucidées.

L'originalité de la conception de Dioclétien est le couple Jupiter-Hercule. Cette dualité divine est exigée par la dualité des Augustes. Or il y avait pour Jupiter d'autres compagnons possibles dans ce partage de pouvoir. En plus de la tradition antonine, peut-être faut-il faire intervenir le christianisme et la christologie comme élément d'explication.

B. Les influences chrétiennes

M. Mattingly est d'avis que Dioclétien voulait proposer une interprétation du paganisme acceptable pour les chrétiens. Il aurait donc développé une théologie très proche de celle des chrétiens : le groupe Jupiter-Hercule s'apparente étroitement au groupe Père-Fils, qui était alors une réalité beaucoup plus effective que la trinité. Le Saint Esprit n'avait, comme personne divine, qu'une existence assez effacée. Sans aller jusqu'à croire que la théologie de Jupiter et d'Hercule était destinée à séduire les chrétiens, il semble cependant qu'elle représente, pour une part, une réplique au christianisme, ou qu'elle a subi l'influence plus ou moins consciente de la religion rivale. Plutôt qu'à en capter les fidèles, elle tend peut-être à lui résister, en lui empruntant les éléments d'une ligne de défense.

Il se peut que le christianisme ait, sans le vouloir, contribué à la fortune croissante d'Hercule. Les dieux, jadis dissolus dans le divin, reprennent consistance et individualité, parce qu'on établit entre eux un lien personnel, analogue à celui qui unit les deux empereurs. Jupiter assume ainsi les traits, attributs et fonctions du Père de la théologie chrétienne ; Hercule, ceux du Fils. Cornutus avait déjà fait de lui le Logos, mais en sacrifiant son humanité et son existence même en tant que personne. Hercule peut assumer cette fonction sans rien perdre de sa personnalité. Il s'agit d'un Dieu personnel, distinct du monde mais qui le pénètre tout entier, qui est un en deux personnes puisque Hercule participe de la substance et de tous les attributs de Jupiter. De même, la théologie chrétienne étend au Christ cosmique les qualités du Père.

L'influence chrétienne sur la spéculation héracléenne apparaît indiscutablement chez Julien l'Apostat. Sa réforme du paganisme est inspirée de la religion rivale. Dans sa pensée religieuse, c'est le Soleil Roi, identifié à Jupiter, qui tient la première place. Mais Hercule occupe une place prépondérante dans la théologie de Julien. Il semble que l'on puisse affirmer que si la figure d'Hercule a pris un tel relief dans la théologie de Julien, c'est dans une large mesure à cause de ses affinités avec celle du Christ, et sous l'influence non seulement de tout le courant de pensée païenne des siècles précédents, mais aussi de la christologie : Hercule est une réplique païenne du Christ.

De plus, le lien étroit qui unit Hercule et Sol va jusqu'à la fusion. Ils font rayonner, chacun dans sa sphère (l'astre visible dans la nature physique, le héros dans l'histoire humaine), la puissance divine qui leur vient du Dieu suprême. Hercule est donc une manifestation du dieu solaire.

C. La théologie solaire

Macrobe est le principal interprète de la théologie solaire. Comme toutes les autres figures divines, Hercule est résorbé dans l'unité du seul dieu véritable, le Soleil. Les écrits de Macrobe incitent à croire qu'Hercule a résisté mieux que d'autres dieux à cette assimilation dissolvante. Macrobe rappelle l'existence historique d'Hercule. Mais son existence ne se limite pas au seul plan humain et temporel. Il est le trait d'union entre le monde divin et celui de l'humain. Comme figure cosmique, il s'identifie effectivement au Soleil ; envisagé dans sa personne terrestre, il diffuse parmi les mortels l'énergie spirituelle dont le Soleil est la source et qui rend les hommes participants de la divinité. Consubstantiel au Soleil, il est sur terre comme un Soleil incarné.

Selon Julien, le Soleil opère aussi le retour des âmes, après la mort corporelle, jusqu'à l'auteur de leur création. Par ses rayons, le Soleil est appelé véhicule de la migration des âmes. L'art funéraire, en matérialisant cette conception, représente le défunt emporté sur le char d'Hélios vers les régions célestes. L'apothéose d'Hercule a aussi été représentée sous la forme d'une ascension en char.

La convergence du symbolisme solaire et du symbolisme héracléen se retrouve déjà chez Porphyre et Plutarque. La théologie de Macrobe ne fait que préciser et systématiser une tradition séculaire. Théologie solaire, théologie héracléenne et théologie impériale tendent à s'articuler en un système cohérent.

D. Les mystiques de la participation et de l'imitation

Th. Preiss a montré comment deux conceptions différentes de la relation mystique entre le fidèle et la passion salvatrice du Christ avaient cours dans l'Église des premiers siècles. Cette dualité se retrouve également du côté païen.

Pour Saint Paul, le croyant est uni à la destinée du Christ par une mystérieuse solidarité et sa participation aux souffrances du Christ est à ce point effective que la possibilité de l'imitation des souffrances du Christ n'est même pas envisagée. De même, dans les cultes à mystères, une participation, réalisée par des rites symboliques, du fidèle à la mort et à la résurrection de son dieu lui assure l'immortalité.

A cette mystique de la participation s'oppose celle de l'imitation. L'imitation délibérée se réalise pleinement dans le martyre. Les disciples d'Hercule se contentent sans doute d'une imitation dans le comportement de la vie. Ils n'ont généralement pas trouvé utile d'imiter leur maître jusque dans la mort. Mais tous ont puisé dans son exemple la réconfortante certitude d'une vie bienheureuse dans l'au-delà. Son apothéose étant hors de doute, on souligne que la mort corporelle en a été le prélude obligé. L'immortalité est à ce prix. De même, Jésus ne meurt que pour ressusciter, apportant à ses fidèles la certitude qu'ils ressusciteront à leur tour. Hercule, du fait de son humanité qui résiste tenacement à l'allégorie dissolvante, en vient à jouer, dans la dévotion personnelle et la mystique du salut individuel, à la dernière époque du paganisme, un rôle fort analogue à celui que les chrétiens assignent au Christ.

Ce parallélisme révèle entre la secte héracléenne et certains aspects du christianisme une incontestable affinité d'esprit. Pour M. Simon, les contacts littéraires sont peu plausibles. Mais des influences plus générales ont pu s'exercer d'un groupement à l'autre, dans un sens ou dans l'autre.

La carrière d'Hercule aboutit finalement à un échec, malgré les nombreux atouts dont il disposait.

[Retour au plan]


Chapitre 5 : Hercule chrétien

Hercule, plus que n'importe quel autre dieu, a connu une fortune brillante dans la réhabilitation chrétienne et a retenu l'attention des hommes du Moyen-Age et de la Renaissance, en quête de symboles préfiguratifs et de prémonitions. Il occupe dans la littérature et dans l'iconographie une place de choix, acquise progressivement.

I. Hercule dans l'art médiéval et renaissant

La sculpture romane puis celle de l'époque gothique adoptent Hercule dans leur répertoire. Il apparaît, sans lien très apparent avec le contexte, parmi des scènes d'inspiration biblique. M. Simon décrit quelques représentations.

Pour des raisons purement formelles, les artistes se sont intéressés à Hercule. En mal d'invention, ils ont volontiers prêté ses traits, tels que les leur avait transmis la tradition antique, à des figures de l'Histoire Sainte.

M. Simon distingue deux relations qui mettent Hercule en jeu. D'une part, l'identification ou la substitution : à partir de ressemblances formelles, la personnalité d'Hercule est comme absorbée par celle d'un saint. Plusieurs exemples viennent illustrer ce rapport. Ainsi, Hercule éliminant Géryon s'est parfois mué en Saint Georges tuant le dragon. D'autre part, le parallélisme : Hercule est la réplique païenne d'un personnage, non plus emprunté à l'hagiographie chrétienne mais à l'Ancien Testament. Comme lui, ces héros de la Bible ont vécu avant le Christ. Hercule intéresse en lui-même et en vient à être interprété, au même titre que ces héros eux-mêmes, comme une préfiguration du Christ

[Retour au plan]

II. Hercule dans la littérature médiévale et renaissante

Le témoignage des textes permet de préciser l'évolution qui s'amorce dans l'art du Moyen-Age et qui aboutit, à la Renaissance, à une christianisation totale d'Hercule.

L'antiquité chrétienne finissante fournit le premier exemple d'une exégèse du mythe héracléen réalisée en fonction de l'Écriture Sainte. Cyrille d'Alexandrie en est le premier témoin. Les Anciens avaient donné à Hercule l'épithète grecque triesperos, allusion aux trois nuits que son divin père passa dans le lit d'Alcmène. Mais la tradition chrétienne, s'appuyant sur une occurrence de cet adjectif voisine des démêlés d'Hercule avec un monstre marin, y voit le séjour qu'Hercule aurait passé dans le ventre de ce monstre. Les chrétiens, frappés par le parallélisme entre Hercule et le Christ, l'ont précisé. Hercule dans le monstre marin, réplique païenne de Jonas dans le poisson, est comme lui une préfiguration du séjour du Christ dans la tombe.

Les Pères de l'Église ont eu volontiers recours à l'utilisation, à des fins apologétiques, des ressemblances entre récits bibliques et thèmes mythologiques. C'est déjà, au plein de l'âge patristique, l'esquisse de cette exégèse, chère au Moyen-Age finissant, qui peut être qualifiée de triangulaire, car elle relie mythologie païenne et Bible juive l'une à l'autre, et à l'Évangile, dont elles offrent toutes les deux une adumbratio symbolique.

Cette ligne de pensée est exploitée assez tard au Moyen-Age. M. Simon s'attarde sur trois textes majeurs qui jalonnent le développement d'une spéculation héracléenne dans le christianisme :

- Le De laboribus Herculis de Collucio Salutati:

- Une Canzone à Hercule attribuée à Dante:

- Le poème de Ronsard intitulé Hercule chrétien.

Des quatre livres du traité inachevé de Collucio Salutati, le premier est consacré à la défense de la poésie tandis que les trois autres apportent une interprétation allégorique des travaux d'Hercule. Ce qui est n'est pas tant la réalité du personnage et de ses hauts faits que les leçons morales tirées de son histoire, enjolivée par l'imagination poétique ou populaire. Il n'y a pas, dans cette exégèse, de référence directe au christianisme.

La Canzone à Hercule, bien qu'antérieure d'un siècle au traité de Collucio Salutati, représente un degré plus avancé dans la christianisation d'Hercule. Dans la Divine Comédie, le voyage triomphant d'Hercule aux Enfers annonce et prépare celui du Christ. Dans la Canzone, l'auteur supplie Hercule de venir à nouveau accomplir son oeuvre de redresseur de torts et de purificateur. En s'adressant à Hercule, il songe bien sûr au Christ.

La Canzone qui suit dans le manuscrit est adressée à la Vierge et formule ce même appel. L'auteur attend également de la médiation de Marie auprès de son Fils le rétablissement de la vraie paix. La même prière s'exprime d'un côté en s'enveloppant d'un vêtement antique, de l'autre selon les formes habituelles de la piété médiévale. Il s'agit de la convergence de deux traditions qui désormais s'interpénètrent et non d'un simple jeu littéraire ou d'une résurgence délibérée du paganisme. La première Canzone a le même caractère de prière chrétienne que la seconde, qui en éclaire l'interprétation. L'auteur souligne la continuité qui unit pensée antique et révélation chrétienne et affirme que la première annonce la seconde.

Après avoir rappelé les merveilles de la création et le miracle de l'incarnation, Ronsard écrit " Que la pluspart des choses qu'on escrit / D'Hercule, est deue à un seul, Jesus-Christ ". Le reste du poème est consacré à passer en revue les principaux épisodes de la légende d'Hercule et à en faire l'application, point par point, à l'histoire évangélique.

Le principe consiste à étendre à la mythologie païenne, conçue comme source ou reflet d'une révélation, les méthodes d'interprétation que la théologie chrétienne applique à l'Ancien Testament. Le poème de Ronsard substitue à la simple allégorie la typologie : elle cherche dans les épisodes du mythe non plus l'expression symbolique de vérités philosophiques ou morales, mais l'annonce de faits historiques, la préfiguration de l'Évangile.

Le conflit, depuis longtemps en voie de s'atténuer, entre christianisme et civilisation antique, peut paraître définitivement apaisé. La pensée chrétienne porte désormais un jugement positif non seulement sur les valeurs culturelles de l'antiquité, mais aussi sur les aspects proprement religieux de la civilisation gréco-romaine, interprétés en fonction du christianisme. Le XVIème siècle représente à cet égard un point culminant, même si l'unanimité n'est pas faite sur la question.

III. Hercule dans la pensée du XVIIème siècle à nos jours

A. Dans la chrétienté

Deux courants continuent à se développer parallèlement dans la chrétienté. L'un, tributaire de la Renaissance, reste fidèle à son interprétation positive de la mythologie et en particulier du personnage d'Hercule. Caractéristique de l'humanisme chrétien, il fleurit surtout dans les milieux catholiques. L'autre, principalement représenté par la mentalité puritaine des calvinistes, la rejette comme oeuvre diabolique. Les oppositions confessionnelles ne sont pas déterminantes et les catholiques sont eux-mêmes divisés.

B. Hors de la chrétienté

Dans le camp de l'incroyance moderne, les ressemblances entre la figure du Christ et les dieux sauveurs du paganisme ont été maintes fois utilisées contre le christianisme. Les partisans de l'école mythologique y puisent arguments pour réfuter l'existence historique de Jésus et le reléguer au rang des fables.

M. Simon clôt son tracé de la carrière d'Hercule par une longue citation de Michelet où dans le crépuscule des dieux, seul Hercule survit.

[Retour au plan]


 

Conclusion

Les analogies entre le personnage d'Hercule, que ce soit celui du mythe ou celui de la spéculation philosophique, et la figure de Jésus sont indéniables. Elles ont toujours été notées. Les chrétiens des premiers siècles, fidèles à leur méthode habituelle d'apologétique, les ont mises au compte des démons. Les chrétiens du Moyen-Age et de la Renaissance y ont décelé de mystérieuses prémonitions et ont assigné à Hercule un rôle dans le plan providentiel. Les sceptiques d'entre les païens y ont cherché la preuve que les récits évangéliques n'avaient pas plus de consistance que ceux de la mythologie. Hercule, devenu une sorte de réplique du Christ de par ses ressemblances, s'est révélé capable de susciter encore, dans le déclin de la vieille religion, ferveur et enthousiasme. Les historiens modernes ont essayé d'en donner une explication satisfaisante.

Il serait facile de dresser le bilan des différences qui séparent Hercule de Jésus. M. Simon en liste plusieurs, inégalement probantes. Les différences fondamentales sont au nombre de deux. D'une part, Hercule est un personnage légendaire, que ses adeptes ont cru historique. Jésus est une figure de l'histoire, interprétée dans certains de ses aspects en langage " mythique ". D'autre part, la fortune théologique d'Hercule se trouve dans un contexte panthéiste, qui contraste avec le monothéisme judéo-chrétien et la conception chrétienne d'un Logos personnel.

L'enquête menée par M. Simon mène plus loin qu'à la constatation de convergences assez remarquables de la sensibilité et de la pensée religieuses entre milieux différents. Il ne s'agit pas seulement de contacts, mais sur certains points d'influences. Comme le mythe héracléen et la spéculation théologique qui s'est greffée sur le mythe préexistent à l'entrée en scène du christianisme, on peut conclure à une dépendance du second par rapport aux premiers. Les différences relevées entre la figure d'Hercule et celle du Christ ne suffisent pas à infirmer cette dépendance, mais en tracent les limites. Car dépendance ne signifie pas filiation. " Le christianisme est enraciné dans l'histoire et l'on risque, en l'isolant de son contexte historique, à la fois de ne pas le comprendre et de le mutiler. "

[Retour au plan]


  Conclusion générale

Marcel Simon, doyen et professeur d'histoire des religions à la faculté des lettres de Strasbourg lors de la publication de cet ouvrage, nous livre une étude fouillée sur les relations qui ont réciproquement lié Hercule et le Christianisme. Cet ouvrage, quoique divisé en cinq chapitres, s'articule en trois parties. Dans la première, l'auteur enregistre les réactions de la pensée chrétienne, variables à travers les siècles, en face de la mythologie antique. Ensuite, M. Simon expose systématiquement les vues des historiens et philologues classiques qui, depuis le début du XXème siècle, ont étudié les analogies entre le mythe héracléen et les récits évangéliques. Enfin, il développe ses propres constatations et conclusions sur la question de l'apport de la théologie héracléenne à la christologie et, inversement, de l'enrichissement de l'héracléologie grâce à la théologie chrétienne.

L'adoption de cette structure permet à l'auteur de situer l'évolution du mythe d'Hercule et sa propre analyse dans leur contexte respectif. L'ensemble de l'ouvrage propose donc aux lecteurs une perspective plus large que ce que son intitulé le laisse présager. Cet élargissement est le bienvenu car son absence aurait plongé le lecteur au coeur du sujet, sans l'informer de l'ensemble de la problématique de la réception chrétienne de la mythologie. La première partie constitue un préliminaire fondamental à la suite de la lecture. Elle renferme déjà les grandes lignes de l'étude et les autres chapitres s'y réfèrent sans cesse. Elle est en quelque sorte la quintessence de cet ouvrage, ce que le lecteur devra garder en mémoire si à l'avenir il veut à son tour se livrer à ce type de réflexion.

La lecture de ce livre constitue, il me semble, un complément appréciable au cours intitulé Typologie et permanence des imaginaires mythiques qui nous a été professé. Le premier chapitre de M. Simon nous propose un exposé théorique et général qui d'une part, recoupe la première partie du cours par l'approche de thématiques communes (évhémérisme, exégèses typologique et allégorique), d'autre part propose une formulation différente du contenu de la séance consacrée à la réhabilitation chrétienne des mythes païens. Cet ouvrage apporte également des informations, multiples et intéressantes, sur un sujet qui n'a pas été traité, cette année du moins, dans le cadre de ce cours.

L'auteur se base principalement sur les témoignages littéraires d'auteurs médiévaux. On peut apprécier que M. Simon prenne la peine de fournir des extraits des oeuvres qu'il utilise. Ce souci de précision est profitable à la crédibilité de l'acheminement de sa pensée. D'ailleurs, à maintes reprises, c'est jusque sur le vocabulaire que se penche l'analyse de l'auteur. Le texte est alors nécessaire. Mais de ce fait, M. Simon suppose à ses lecteurs un bagage de connaissances préalables, une certaine connaissance de la langue et de la littérature latines. En effet, jamais il ne présente les auteurs anciens dont il exploite les oeuvres. De plus, les textes sont cités dans leur langue d'origine. Seuls les extraits les plus longs sont livrés en traduction française.

Néanmoins, la littérature médiévale n'est pas la seule ressource à laquelle M. Simon a recours pour exemplifier ses constatations ou faire avancer sa réflexion. Une autre orientation, abordée dans le cours de Typologie et permanence des imaginaires mythiques, est mise à l'honneur, même si elle occupe une place nettement inférieure. En effet, M. Simon ne manque pas de faire référence à de nombreuses reprises à des oeuvres iconographiques. Malheureusement aucune illustration n'appuie ces références, ce qui peut en réduire l'impact.

Le principal reproche que je pourrais adresser à cet ouvrage est son manque de structure apparente. L'absence de sous-titres et fréquemment d'annonces de plan rend la lecture plus ardue. Étant donné que les vues développées par M. Simon se recoupent maintes fois, il n'est pas toujours aisé d'en discerner l'enchâssement. À la première lecture, son exposé semble constitué d'une juxtaposition d'idées qui s'enchaînent les unes aux autres. C'est pourquoi j'ai jugé bon d'agrémenter mon résumé de titres et de mettre sa structure en évidence.

Dans sa conclusion, M. Simon énumère les principaux traits qui opposent la figure d'Hercule et celle du Christ. Il en est une que l'auteur mentionne, sans lui accorder l'importance qu'elle revêt à mes yeux. Pour devenir un objet de vénération, la figure d'Hercule a dû subir une métamorphose majeure. Au départ, rustre et glouton, le héros s'est vu doté d'un rôle éthique et cosmique. Dans le cadre d'un mouvement d'idéalisation, ses travaux passèrent d'exploits athlétiques en combat du bien contre le mal. Par contre, en ce qui concerne le Christ, l'impression laissée par lui sur ses disciples et l'expérience pascale ont suffi pour reconnaître en lui le Fils de Dieu.

M. Simon n'exploite que très peu une source, qui m'est pourtant très chère : la littérature antique. Il me semble que cette perspective aurait constitué une base enrichissante à cette étude. C'est pourquoi, j'essayerai de combler cette lacune par la lecture d'une partie de l'imposant ouvrage de J. Bayet sur les origines de l'Hercule romain [1]. Je me limiterai à fournir un résumé synthétique du chapitre traitant des sources de la légende, à partir duquel il est possible de retracer l'histoire de la tradition romaine sur Hercule.

De l'annalistique, il ne nous reste que quelques bribes, mais nous connaissons l'esprit de la science et de la pensée philosophique de la fin du IIème et du début du Ier siècle. Les annalistes ont traité les légendes avec un sens rationaliste de plus en plus aigu, à tel point qu'au début du Ier siècle av. J.-C., leur critique évhémériste les a presque entièrement détruites. Les dernières productions de l'annalistique aboutissaient certainement à un dépouillement presque complet, à la réduction des légendes à leurs éléments les plus simples et les plus humains.

Strabon et Diodore, dont J. Bayet étudie les témoignages plus en détails, marquent presque le dernier terme de cette destruction de légendes. Ces deux auteurs témoignent d'un moment de la crise rationaliste entre la parfaite formation de la légende aux IIIème et IIème siècles et sa reconstruction savante et poétique par les auteurs du siècle d'Auguste.

En effet, ces derniers ont oeuvré à les reconstituer et ont créé une vulgate, que nous avons conservée intégralement [2]. Celle-ci raconte qu'Hercule, venant du lointain Occident tout en menant les troupeaux conquis après sa victoire sur Géryon, s'était arrêté aux bords du Tibre, entre le Palatin et l'Aventin, et s'y était endormi. Cacus, brigand de l'Aventin, lui déroba ses plus belles bêtes. Hercule le châtia. Pour remercier son père, il éleva près de la porte Trigemina l'autel de Jupiter Inventor. Lui-même obtint d'Evandre, au pied du Palatin, le sanctuaire illustre de l'Ara Maxima.

En ce qui concerne les formes augustéennes de la légende, J. Bayet distingue le témoignage des historiens de celui des poètes. Les premiers, Tite-Live et Denys d'Halicarnasse, sont revenus à la légende, même si les traces d'évhémérisme sont nettes dans les deux récits et si Denys joint une interprétation rationaliste à son récit de la légende. J. Bayet relève plusieurs différences entre le récit des deux historiens. Celles-ci correspondent à des traditions à l'origine divergentes, qui se sont peu à peu rapprochées jusqu'à se confondre. Les poètes quant à eux, Virgile, Properce et Ovide, représentent un effort pour remonter aux origines des légendes et des cultes romains.

À ces deux types de sources, annalistiques et augustéennes, s'ajoutent quelques versions secondaires et divergentes. Par cette dénomination, J. Bayet entend les témoignages de Verrius Flaccus, Solin et Festus et les légendes grecques italiotes. Selon le premier, le vainqueur de Cacus ne fut pas Hercule mais un pâtre très fort, nommé Garanus ou Recaranus. J. Bayet montre, sur base de ce témoignage, la variété des influences grecques, étrusques, italiotes et padanes, qui ont pu agir au cours des siècles sur l'Hercule romain.

 [Retour au plan]


Notes

[1] Bayet (J.), Les origines de l'Hercule romain, Paris, E. de Boccard, 1926, 502 p. [Retour au texte]

[2] Les représentants de la vulgate : Verg., Aen., VIII, 190 sqq.; Liv., I, 7, 3 sqq.; D.H., I, 39 sq.; Prop., V, 9, 1 sqq.; Ovid., Fast., I, 543 sqq.; Ovid., Ibis, V, 643 sqq.; VI, 79 sqq.; De Orig. Gent. Rom., 7. - Les données divergentes : Strab., V, 3, 3 ; Diod. Sic., IV, 21 ; Festus, s.v. Romam, p. 266 ; Solin, I, 7 sqq. [Retour au texte]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002

<folia_electronica@fltr.ucl.ac.be>