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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Vie
Né dans une famille de l'aristocratie locale à Amiterne en Sabine, Caius Sallustius Crispus a dû recevoir à Rome une éducation soignée, puis passer quelque temps à l'armée. Tout jeune encore selon ses propres dires - adulescentulus (Cat., III, 3) -, il se sent attiré par la politique et obtient peut-être la questure en 55. En 52, il est tribun de la plèbe ; c'est le premier échelon de sa carrière qui soit bien attesté. Deux ans plus tard, il est exclu du Sénat, pour immoralité, a-t-on dit. Mais des motifs politiques ont peut-être joué un rôle dans cette affaire : n'était-il pas déjà lié au parti de César ? En tout cas, dès le début de la guerre civile, Salluste se range de ce côté et prend part aux combats; en 49, il commande une légion qui opère, sans succès, en Illyrie. En 47, César l'envoie calmer des troupes rebelles en Campanie. La mission se solde par un échec et il y a même risqué sa vie. L'année suivante, Salluste, qui a accédé à la préture, participe à la campagne de César en Afrique. Chargé des transports et de l'approvisionnement, il remplit fort bien sa tâche et va se retrouver, au lendemain de la victoire de Thapsus, gouverneur du territoire conquis, érigé en province sous le nom d'Africa Nova. Ce mandat proconsulaire ne sera pas de longue durée. À la fin de 45 ou au début de 44, il rentre à Rome et est accusé de malversations : si la protection de César lui évite un procès, sa carrière politique est brisée. Âgé de quarante-deux ans, Salluste va dès lors donner à sa vie une orientation nouvelle. Écarté de la vie publique, particulièrement agitée d'ailleurs depuis l'assassinat de César, il va se tourner vers l'histoire, vieux rêve, dit-il, qu'une « ambition mauvaise » l'avait empêché de réaliser (Cat., IV). Et de se mettre au travail sur un thème qu'il estime «entre tous mémorable », la conjuration de Catilina. L'ouvrage est achevé en 41, semble-t-il, mais l'auteur ne dépose pas la plume : il entame aussitôt une nouvelle monographie sur la guerre de Jugurtha. Les dernières années de sa vie (39-34) sont consacrées à une uvre de plus grande ampleur, des Histoires qui commençaient à la mort de Sylla (78 a.C.) et qui devaient peut-être s'étendre jusqu'à la conjuration de Catilina. L'ouvrage est malheureusement perdu ; il n'en subsiste que des fragments, essentiellement des lettres et des discours.
uvre
Ayant décidé d'abandonner la vie politique, Salluste, qui ne veut pas rester inactif, a résolu « d'écrire l'histoire du peuple romain », mais à sa façon, carptim, c'est-à-dire «par morceaux détachés» (Cat., IV, 2). Il va dès lors choisir des épisodes qui lui paraissent particulièrement significatifs, et d'abord la conjuration de Catilina, sous le consulat de Cicéron (63 a.C.). L'affaire est tellement célèbre qu'il est inutile d'en refaire le récit. On se contentera de noter que l'auteur avait vingt-trois ans au moment des faits et qu'il a bien connu les protagonistes de ce coup d'état manqué.
Son second sujet est sans doute moins familier. Royaume allié de Rome, la Numidie était, après bien des péripéties, tombée aux mains de Jugurtha. En 112, la guerre était devenue inévitable et allait durer sept ans, les opérations étant d'abord dirigées par un représentant de l'aristocratie sénatoriale, Métellus, puis par un homo novus, Marius qui, assisté de Sylla, réussit à mettre un terme à cet épuisant conflit. Si Salluste choisit ce deuxième sujet, c'est peut-être en raison de ses liens personnels avec l'Afrique mais c'est surtout parce qu'à ses yeux, et tout comme la conjuration de Catilina, la guerre de Jugurtha montrait clairement à quel degré de décadence était tombée la République.
Il faut dire un mot, enfin, de curieux textes attribués à Salluste mais dont l'authenticité est fortement contestée. Il s'agit de deux lettres à César (Ad Caesarem senem de republica) et d'une Invective contre M. Tullius Cicéron. Ces opuscules ont suscité une bibliographie considérable et tout semble avoir été dit dans un débat qui, pourtant, ne cesse de rebondir. Mais on n'insistera pas davantage sur des documents qui, d'ailleurs, ne concernent pas Salluste en tant qu'historien.
Méthode
Le terme de « méthode » doit s'entendre ici dans un sens large. Il ne sera pas seulement question des sources de Salluste et de sa manière de les critiquer, mais aussi de sa façon d'analyser et de présenter ces événements relativement récents de l'histoire romaine que sont la guerre de Jugurtha et la conspiration de Catilina.
Ses sources, Salluste ne les cite pas, ou fort peu mais, pour le Catilina, les informations n'ont pas dû lui manquer. Contemporain de l'événement, il en avait sûrement gardé des souvenirs, il a pu interroger des témoins, et cette révolution manquée avait aussi laissé des traces écrites, les Catilinaires de Cicéron, par exemple (T 8). Pour la Guerre de Jugurtha, Salluste a pu rassembler des données quand il était gouverneur d'Afrique - il s'est même fait traduire des sources puniques (T 13) - et à Rome, de la documentation sur un aussi long et dur conflit devait être disponible. Mais il faut reconnaître que, sur cette question des sources, on en est largement réduit à des hypothèses.
Salluste est tout aussi discret sur sa manière de traiter les informations qu'il a recueillies. On le voit ici ou là confronter les témoignages (T 7), les critiquer au nom de la psychologie humaine (T 16), privilégier la tradition locale à propos d'un événement (T 13), données trop éparses pour qu'on puisse en déduire des règles que se serait imposées notre historien. Mais il a conscience d'exercer un métier difficile, où il risque d'être mal compris de ses lecteurs (T 2), même s'il prétend écrire en homme libre et indépendant (T 3). Une indépendance que Salluste ne revendique pas seulement en théorie, mais que son récit confirme. Ses inclinations vont certes vers le parti des populares mais cela ne l'empêche pas de reconnaître que c'est le peuple de Rome dans sa majorité, toutes classes confondues, qui est rongé par la décadence des murs (T 9, 14).
Cette décadence morale de Rome est le thème central de la réflexion de Salluste : au début du Catilina, il consacre un long développement (ch.VI - XIII) à en faire l'historique. Au point de départ, le passage de la Royauté à la République avait constitué un progrès, la liberté nouvellement acquise ayant entraîné l'amour de la gloire, le goût de l'effort et, en conséquence, l'expansion de la puissance romaine (T 5). Puis le relâchement est apparu avec la chute de Carthage (T 14) et s'est accentué avec la tyrannie de Sylla. C'est dans cette Rome totalement corrompue qu'a pu naître et se développer la conjuration de Catilina (T 6).
Pour Salluste, l'évolution morale de la société est donc la cause principale qui a joué dans l'histoire de Rome. Mais le rôle des individus est également fondamental (T 10) ; l'historien le souligne en consacrant aux grands personnages de très beaux portraits (T 4, 17). Au total, la vision historique de notre auteur est assez étroite : Salluste ne va guère au-delà de l'homme, de ses vices et de ses vertus. Il ne dit rien de la vie économique, du développement des institutions. On relèvera toutefois chez lui une certaine curiosité pour la géographie (T 13, 15). Et l'on connaît son penchant pour la réflexion philosophique (T 1, 11).
Survie
On ne peut pas aborder ce sujet sans dire un mot du style et de la langue de Salluste, car c'est d'abord là-dessus qu'il a été jugé. Un style concis, un vocabulaire plein d'archaïsmes, avec des emprunts au grec, une abondance de formules (sententiae), tout cela donne à son texte une coloration très particulière qui n'a pas été appréciée unanimement. Aux dires de Suétone (De grammaticis, 10), Asinius Pollion avait publié toute une étude sur l'archaïsme de la langue de Salluste, pour le condamner, et Auguste, semble-t-il, partageait cette opinion (Suétone, Auguste, 86, 5). Sénèque aussi était fort réticent à l'égard de son style, évoquant l'époque où florissait Salluste lorsque « les pensées tronquées, les chutes brusquées, une obscure concision tenaient lieu d'élégance » (Lettres à Lucilius, 114, 17). Salluste eut toutefois, et très vite, des admirateurs. Quintilien le préfère à Tite-Live en tant qu'historien (Institution oratoire, II, 5, 19) et vante son « immortelle rapidité » (X, 1, 102) ; Martial lui décerne le titre de « premier historien romain » (XIV, 191) et Tacite lui applique cette définition : « rerum romanorum florentissimus auctor » (Annales, III, 30, 1). Plus tard, St Augustin soulignera son impartialité et son éloquence (Cité de Dieu, I, 5 ; VII, 3)
À l'extrême fin du Xe siècle, un moine de Reims, Richer, compose une Histoire de France sans grande valeur, mais qui veut imiter Salluste (Richer, Histoire de France, éd. trad. R. Latouche, 2 vol., Paris, 1930-1937). Un siècle plus tard, Guillaume de Poitiers compose une biographie de Guillaume le Conquérant, « Crispi Sallustii stilum imitatus subtiliter », note Ordéric Vital dans son Histoire Ecclésiastique (L.IV, t.II, p.217 ; cf. Guillaume de Poitiers, Histoire de Guillaume le Conquérant, éd., trad. R. Foreville, Paris, 1952, p.XXXVIII-XLIII Les modèles littéraires de l'antiquité). Au XIIe siècle, Otton de Freising cite dans sa Chronique un passage du Catilina, une « sententia viri prudentis », dit-il (p. 111 ; éd. Hofmeister). Le succès de Salluste perdure à la Renaissance : Th. More, par exemple, l'a beaucoup lu. Les éditions et les traductions se multiplient. Au XVIIIe siècle, le président de Brosses fera mieux : réécrivant les parties disparues de l'uvre, il publie en 1777 l'Histoire de la République romaine dans le cours du VIIe siècle, par Salluste, en partie rétablie et composée sur des fragments qui sont restés de ses livres perdus (cf. Ch. Grell, L'histoire entre érudition et philosophie, p.132-133).
Bibliographie
Texte et traduction
- Salluste, Catilina -Jugurtha - Fragments des Histoires, éd., trad. A. Ernout, Paris, 1947 (C.U.F.)
- Salluste, Conjuration de Catilina - Guerre de Jugurtha - Fragments des Histoires, texte établi, traduit et annoté par F Richard, Paris, s.d. (Garnier).
- Pseudo-Salluste, Lettres à César - Invectives, éd., trad. A. Ernout, Paris, 1962 (C.U.F.).
Commentaires
- E. Koestermann, C. Sallustius Crispus, Bellum Iugurthinum, Heidelberg, 1971.
- G.M. Paul, A Historical Commentary on Sallust's Bellum Jugurthinum, Liverpool, 1984 (ARCA. Classical and Medieval Texts, Papers and Monographs, 13).
- K. Vretska, C. Sallustius Crispus, De Catilinae Coniuratione, 2 vol., Heidelberg, 1976.
Études
- D.C. Earl, The Political Thought of Sallust, Cambridge University Press, 1961 (Cambridge Classical Studies).
- P. Perrochat, Les Modèles grecs de Salluste, Paris, 1949 (Collection d'études latines. Série scientifique, XXIII).
- R. Poignault (éd.), Présence de Salluste, Tours, 1997 (Collection CAESARODUNUM XXXbis).
- Th.Fr. Scanlon, The Influence of Thucydides on Sallust, Heidelberg, 1980 (Bibliothek der klassischen Altertumswissenschaften, N.F. 2. Reihe, Bd.70).
- B. Smalley, Sallust in the Middle Ages, dans R.R. Bolgar (éd.), Classical Influences on European Culture A.D. 500-1500, Cambridge, 1971, p.165-175.
- Th. Späth, Salluste, Bellum Catilinae : un texte tragique de l'historiographie ? dans Pallas, 49, 1998, p.173-195.
- R. Syme, Salluste. traduction de P. Robin, Paris, 1983 (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 282. Centre de recherches d'histoire ancienne, 49).
- E. Tiffou, Essai sur la pensée morale de Salluste à la lumière de ses prologues, Paris, 1974 (Études et Commentaires, 83).
Ressources électroniques
- http://remacle.org/bloodwolf/historiens/salluste/catilina.htm
- http://ars-scribendi.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=38&var_affichage=vf
T 1 - Catilina, I, 1-4 Tout homme jaloux de s'élever au-dessus des autres êtres doit travailler de toutes ses forces à ne point passer sa vie dans un obscur silence, comme font les animaux que la nature a penchés vers la terre et asservis à leur estomac. Or toute notre force réside dans l'âme et dans le corps; l'âme est faite davantage pour commander, le corps pour obéir; l'une nous est commune avec les dieux, l'autre avec les bêtes. Aussi me paraît-il plus juste de recourir à l'esprit plutôt qu'à la force pour conquérir la gloire, et, puisque la vie même dont nous jouissons est courte, de prolonger le plus possible le souvenir que nous laisserons. Car l'éclat des richesses et de la beauté est chose fragile et périssable; la vertu, elle, assure la gloire et l'immortalité.
T 2 - Catilina, III, 2 Et même à mes yeux, bien que la gloire soit loin d'être la même pour celui qui écrit l'histoire et celui qui la fait, c'est une tâche des plus ardues que celle de l'historien: d'abord son récit doit être à la hauteur des faits, ensuite, s'il lui arrive de blâmer quelque faute, on le croit généralement inspiré par la malveillance et la jalousie; lorsqu'il parle de la vertu et de la gloire des grands hommes, chacun accepte avec indifférence ce qu'il se croit capable de faire lui-même; mais tout ce qui dépasse ce niveau, il le tient pour imaginaire et mensonger.
T 3 - Catilina, IV, 1-4 Aussi lorsqu'après bien des misères et des périls mon esprit eut retrouvé le calme, et que je fus résolu à passer le reste de ma vie loin de la politique, je ne songeai pas à gaspiller dans la paresse et l'inaction de précieux loisirs, ni non plus à consacrer mon activité à cultiver la terre ou à chasser, besognes bonnes pour des esclaves; mais revenant au dessein et à l'inclination dont m'avait tenu éloigné une ambition mauvaise, je résolus d'écrire l'histoire du peuple romain, en en détachant les faits qui me semblaient dignes de mémoire; j'y étais d'autant plus poussé que j'étais dégagé d'espoir, de crainte, d'esprit de parti. Je vais donc exposer en peu de mots, et aussi fidèlement que possible, la conjuration de Catilina: événement que j'estime entre tous mémorable par la nouveauté de ce crime, et du péril où il mit la république.
T 4 - Catilina, V L.Catilina, issu d'une famille noble, avait une grande valeur intellectuelle et physique, mais une âme mauvaise et dépravée. Dès son adolescence il se sentit porté vers les guerres intestines, les meurtres, les rapines, la discorde entre citoyens; et ce furent les exercices de sa jeunesse. Un corps capable de supporter la faim, le froid, l'insomnie à un degré inimaginable. Une âme audacieuse, fourbe, diverse, sachant tout simuler et tout dissimuler; avide du bien d'autrui, prodigue du sien; ardente dans ses passions; assez d'éloquence; de sagesse, peu. Son esprit insatiable aspirait sans cesse au démesuré, à l'incroyable, à l'excessif. Depuis la tyrannie de L. Sylla, une irrésistible envie l'avait envahi de prendre le pouvoir; et pourvu qu'il s'emparât du trône, peu lui importaient les moyens. Cette âme farouche était tourmentée chaque jour davantage par le manque de patrimoine et la conscience de ses crimes, deux plaies qu'il avait aggravées par la pratique des vices que j'ai rappelés plus haut. Il était encouragé en outre par la corruption des murs dans une cité que ravageaient des maux contraires mais également funestes, l'amour du luxe et l'amour de l'argent. Et puisque l'occasion m'a fait souvenir des murs de la cité, le sujet même semble m'inciter à remonter en arrière et à exposer brièvement les institutions civiles et militaires de nos ancêtres, à montrer comment ils ont gouverné la République, en quel état de grandeur ils la laissèrent, et par quelle décadence insensible le plus beau et le meilleur des États est devenu le plus mauvais et le plus corrompu.
T 5 - Catilina, VI, 7 - VII Puis lorsque le pouvoir royal, institué d'abord pour protéger la liberté et agrandir l'État, se fut transformé en une orgueilleuse tyrannie, un changement de régime y substitua un gouvernement annuel confié à deux chefs. On pensait par ce moyen empêcher l'âme humaine de concevoir cet esprit d'orgueil que donne l'abus de l'autorité.
A partir de ce moment chacun entreprit de faire valoir davantage montre de ses talents. Car les rois suspectent plus les bons que les mauvais, et le mérite d'autrui est toujours une chose qu'ils redoutent. Et l'on a peine à croire avec quelle rapidité la cité s'accrut, une fois en possession de sa liberté: tant l'amour de la gloire avait gagné les curs. Tout d'abord la jeunesse, dès qu'elle était en âge de supporter les fatigues de la guerre, apprenait dans les camps par la pratique et l'exercice le métier militaire; et elle se passionnait davantage pour les belles armes et les beaux chevaux de bataille que pour les filles et les festins. Aussi pour de tels hommes, il n'y avait point de fatigue extraordinaire, point de terrain difficile ou escarpé, point d'ennemi en armes qui leur parût redoutable: leur bravoure ne connaissait pas d'obstacle.
T 6 - Catilina, XIV, 1-3 Dans une cité aussi grande et aussi corrompue, Catilina n'avait pas eu de peine à grouper autour de lui tous les vices et tous les crimes, qui formaient comme ses gardes du corps. Tous les débauchés, les adultères, les habitués de tripots qui, dans le jeu, la bonne chère, les femmes avaient dilapidé la fortune paternelle, tous ceux qui s'étaient chargés de dettes pour se racheter de l'infamie ou du crime; en outre tous les parricides, les sacrilèges de toute origine, déjà condamnés en justice ou redoutant une condamnation; ajoutez les spadassins et les faux témoins que nourrissait le parjure ou le sang des citoyens, tous ceux enfin que tourmentaient le déshonneur, la misère, le remords, tous ces gens-là étaient les intimes et les familiers de Catilina.
T 7 - Catilina, XXII Lors de ces événements, certains ont prétendu qu'après son discours Catilina, au moment où il faisait prêter le serment à ses complices, aurait fait circuler des coupes pleines de sang humain mélangé à du vin; tous y ayant goûté, après avoir prononcé la formule d'exécration, comme il est d'usage dans les sacrifices solennels, il leur aurait découvert son dessein. Il aurait voulu ainsi rendre plus étroite leur fidélité mutuelle, par la complicité d'un tel forfait. Quelques personnes voyaient là et ailleurs encore une invention de ceux qui croyaient diminuer la haine dont Cicéron fut plus tard l'objet par l'atrocité même du crime de ceux qu'il avait fait punir. Il ne nous semble pas que la chose, étant donné sa gravité, ait été suffisamment démontrée.
T 8 - Catilina, XXXI, 3-7 Les femmes, envahies par la peur de la guerre dont la puissance de la république les avait déshabituées, se frappaient la poitrine, tendaient vers le ciel des mains suppliantes, se lamentaient sur leurs petits enfants, multipliaient les questions, s'épouvantaient de tout, oubliant orgueil et plaisirs désespéraient d'elles-mêmes et de la patrie.
Cependant, malgré les préparatifs de défense, malgré sa mise en accusation par L. Paulus en vertu de la loi Plautia, Catilina dans sa cruauté n'en poursuivait pas moins son funeste dessein. Enfin, soit pour mieux feindre, soit pour se laver de toute accusation, au cas où on lui chercherait noise, il se rendit au sénat. Alors le consul M. Tullius, sous le coup de la colère, ou de la crainte que lui causait la présence de Catilina, prononça un discours aussi brillant qu'utile à la République, discours qu'il rédigea et publia par la suite. Mais lorsqu'il se fut assis, Catilina, persistant à tout dissimuler, les yeux baissés, la voix suppliante, conjura les sénateurs de ne rien croire à la légère sur son compte ; la famille dont il était issu, la vie qu'il s'était tracée dès sa jeunesse lui permettaient tous les espoirs ; iraient-ils croire que lui, un patricien, qui avait lui-même, comme jadis ses ancêtres, servi si souvent la cause de la plèbe de Rome, eût intérêt à perdre la République, tandis qu'elle aurait pour sauveur un citoyen de rencontre comme M. Tullius?
T 9 - Catilina, XXXVI, 2-5 Lorsqu'à Rome on fut assuré de ces faits, le Sénat déclara Catilina et Manlius ennemis publics ; à la masse des autres conjurés il fixe une date jusqu'à laquelle tous pourraient déposer les armes sans craindre de poursuites, sauf les condamnés pour crimes capitaux. Il décrète en outre que les consuls lèvent des troupes ; qu'Antoine, avec son armée, se mette sans tarder à la poursuite de Catilina, que Cicéron ait la garde de la ville.
C'est à ce moment que l'empire du peuple Romain m'apparaît comme ayant connu la situation de beaucoup la plus pitoyable. Quand du levant au couchant, par la victoire de ses armes, tout lui obéissait, qu'à l'intérieur régnaient ces biens que les mortels font passer avant tout, la paix et les richesses, il se trouva pourtant des citoyens pour travailler obstinément à leur perte et à celle de la république. Et en effet, malgré les deux décrets du Sénat, il n'y eut personne dans la masse des conjurés que l'appât de la récompense déterminât à trahir ses complices ; personne non plus n'avait déserté le camp de Catilina : tant était profond le mal qui, telle une infection, avait envahi l'âme de la plupart des citoyens.
T 10 - Catilina, LIII, 2-6 Pour moi, lorsque je lisais ou que j'écoutais toutes les belles actions accomplies par le peuple romain dans la paix et dans la guerre, sur mer comme sur terre, l'idée m'est venue de rechercher les causes qui avaient permis de soutenir de tels efforts. Je savais que souventes fois Rome, avec une poignée de soldats, avait lutté contre de nombreuses légions ennemies. J'avais appris qu'avec de faibles ressources elle avait fait la guerre à des rois puissants; que de plus elle avait souvent supporté sans faiblir les coups de la Fortune; mais que les Romains étaient inférieurs aux Grecs en éloquence, et aux Gaulois en gloire militaire. A force de réfléchir sur ces questions, j'en arrivai à me convaincre que c'était la valeur éminente de quelques citoyens qui avait tout fait ; c'était elle qui avait assuré la victoire de la pauvreté sur la richesse, du petit nombre sur la multitude. Mais lorsque la cité eut été corrompue par le luxe et l'oisiveté, seule la puissance de la république fut à son tour assez forte pour ne pas succomber aux fautes de ses généraux et de ses magistrats ; et, comme une mère dont la fécondité est tarie, Rome fut pendant de longues années sans produire aucun grand homme. A mon époque pourtant il y eut deux hommes d'un mérite éminent, quoique d'un caractère opposé, M. Caton et C. César: puisque mon sujet les a mis sur ma route, je n'ai pas voulu les passer sous silence, et je vais dépeindre, aussi bien que je le pourrai, leur caractère et leurs murs.
T 11 - Jugurtha, I, 1-4 C'est à tort que le genre humain se plaint de sa nature, et déplore que, impuissante et de courte durée, son existence soit régie par le hasard plus que par le mérite. A bien y réfléchir au contraire, on ne saurait trouver rien de plus grand ni de plus excellent, et l'on constate que c'est moins la force ou le temps qui lui manquent que l'art de les bien employer. Or, ce qui guide et ce qui commande la vie des hommes, c'est l'âme. Marche-t-elle vers la gloire par la voie de la vertu, elle possède en abondance la force, la puissance, l'éclat, et n'a pas besoin de la Fortune, car celle-ci ne peut donner ni ravir à personne la probité, l'énergie, et les autres qualités morales. Mais si, prisonnier de passions vicieuses, l'homme sombre dans la paresse ou les plaisirs des sens, après avoir joui quelque temps de ces voluptés pernicieuses, et vu se dissiper dans l'inaction ses forces, son temps, son intelligence, il accuse alors la faiblesse de sa nature : chacun fait retomber sur les circonstances les fautes dont il est lui-même responsable.
T 12 - Jugurtha, V, 1-2 Je me propose d'écrire la guerre que le peuple romain fit au roi des Numides, Jugurtha, cela pour deux raisons : d'abord parce qu'elle fut rude, acharnée, mêlée de succès et de revers, ensuite parce que c'est alors pour la première fois qu'on osa marcher contre l'insolence de la noblesse : lutte qui confondit toutes les lois divines et humaines, et atteignit un tel degré de fureur que seules la guerre et la dévastation de l'Italie mirent fin aux discordes entre les citoyens.
T 13 - Jugurtha, XVII Mon sujet exige, semble-t-il, que j'expose brièvement la géographie de l'Afrique, et que je touche un mot des nations que nous y avons eues comme ennemies ou comme amies. Quant aux contrées et aux peuples que la chaleur, le relief du sol ou les déserts font moins fréquenter, il me serait difficile d'en rien dire de certain ; des autres, je traiterai aussi brièvement que possible.
Dans la division du globe terrestre, on fait généralement de l'Afrique la troisième partie du monde ; quelques auteurs n'en comptent que deux, l'Asie et l'Europe, et rattachent l'Afrique à cette dernière. Elle a pour limite à l'ouest le détroit qui unit notre mer à l'Océan, à l'Est un large plateau incliné que les habitants nomment Catabathmos. La mer y est mauvaise, sans mouillages ; le sol, fertile en céréales, bon pour l'élevage, stérile en arbres ; l'eau, tant de pluie que de sources, fort rare. Les hommes y sont sains de corps, agiles, durs au travail; presque tous meurent de vieillesse, sauf ceux qui tombent sous le fer, ou sous la dent des fauves ; car il est rare que la maladie les emporte. Ajoutez à cela le grand nombre des animaux malfaisants. Quant aux premiers habitants de l'Afrique, à ceux qui vinrent s'y joindre, aux croisements qui en sont résultés, bien que cette opinion diffère de la tradition généralement adoptée, je vais résumer très brièvement l'exposé qu'on m'a traduit de livres puniques, attribués au roi Hiempsal, et qui concorde du reste avec ce que pensent les indigènes eux-mêmes, en laissant aux auteurs la responsabilité de leurs dires.
T 14 - Jugurtha, XLI, 1-5 Du reste l'habitude des luttes entre le parti populaire et les classes dirigeantes, cause de tous les vices qui s'ensuivirent, avait pris naissance à Rome depuis quelques années, à la faveur de la paix et de cette prospérité matérielle que les hommes estiment avant tout. Car avant la destruction de Carthage, le Sénat et le peuple romain se partageaient le gouvernement sans passion ni violence; ni la gloire, ni le pouvoir n'allumaient de lutte entre les citoyens ; la peur de l'ennemi maintenait la cité dans le devoir. Mais, dès que cette crainte eut disparu des esprits, les maux amis de la prospérité, la licence et l'orgueil apparurent à leur tour. C'est ainsi que le repos, qu'ils avaient tant souhaité dans l'adversité, leur fut, quand ils l'eurent gagné, un mal plus pénible et plus cruel que l'adversité même. La noblesse et le peuple mirent au service de leurs passions, l'un ses pouvoirs, l'autre ses libertés ; et chacun de tirer à soi, de piller, de voler. Ainsi tout devint une proie que se disputèrent les deux partis ; et la République, qui jusque là n'avait appartenu à personne, fut misérablement déchirée.
T 15 - Jugurtha, LXXVIII La ville de Leptis [Magna] a été fondée par des Tyriens, qui, dit-on, chassés de leur patrie par des troubles civils, vinrent par mer s'établir en ces lieux. Elle est située entre les deux Syrtes, qui doivent leur nom au caractère même de ces rivages. Il y a en effet, presque à l'extrémité de l'Afrique deux golfes, d'inégale grandeur, mais de même nature ; très profonds près du rivage, leurs autres parties, au hasard des circonstances et des tempêtes, présentent ici des gouffres, là des bas-fonds. En effet, lorsque la mer devient forte et mauvaise sous l'action des vents, les vagues traînent avec elles de la vase, du sable, même d'immenses rochers, et l'aspect des lieux change avec les vents ; le nom de Syrtes leur vient du verbe "traîner" [en grec surein]. Seule la langue des habitants de Leptis a changé, par suite des mariages avec les Numides; les lois et les murs sont demeurées pour la plupart celles de Tyr ; il leur était d'autant plus facile de les garder qu'ils vivaient loin de l'autorité royale : entre eux et la partie la plus peuplée de la Numidie c'étaient de grands déserts.
T 16 - Jugurtha, LXXXII, 2-3 Cependant, il [Métellus] apprend par une lettre de Rome que la province de Numidie a été donnée à Marius; il savait déjà que celui-ci avait été nommé consul. Plongé par ces nouvelles dans un abattement plus grand que de raison, indigne même de son rang, il ne put ni retenir ses larmes, ni modérer sa langue. Cet homme, si éminent d'autre part, était sans force pour supporter son chagrin. Les uns attribuaient cette attitude à l'orgueil ; d'autres à l'indignation vertueuse d'un noble cur gravement offensé ; la plupart, au dépit de se voir arraché des mains une victoire désormais acquise. Pour nous, nous sommes convaincu qu'il souffrait moins de sa propre injure que de l'élévation de Marius, et que son chagrin eût été moins vif si la province qu'on lui enlevait eût été donnée à tout autre qu'à son lieutenant.
T 17 - Jugurtha, XCV Sur ces entrefaites, le questeur L. Sulla arriva dans le camp avec une nombreuse cavalerie, recrutée dans le Latium et chez les alliés ; il venait de Rome où Marius l'avait laissé pour faire cette levée. Puisque le sujet nous a fait mentionner ce grand homme, il nous a paru à propos de dire quelques mots de sa personne et de son caractère : nous n'avons pas l'intention en effet d'écrire ailleurs l'histoire de Sulla, et d'autre part L. Sisenna, le meilleur pourtant et le plus exact de ses biographes, n'en a pas toujours parlé, selon moi, avec assez d'indépendance. L. Sulla était d'un noble famille patricienne, mais d'une branche à peu près tombée dans l'oubli par la faute de ses ancêtres directs. Il avait une connaissance des lettres grecques et latines égale à celle des meilleurs érudits ; d'une ambition immense, il aimait les plaisirs, mais la gloire plus encore ; s'il consacrait ses loisirs à la débauche, jamais cependant le plaisir ne le détourna de ses affaires, sauf dans sa vie conjugale, où il aurait pu tenir une conduite plus honnête ; disert, rusé, et facile en amitié ; d'une profondeur d'esprit incroyable pour dissimuler, aimant à donner, et surtout son argent. Quoiqu'il ait été le plus heureux des hommes avant sa victoire dans les guerres civiles, jamais sa fortune ne fut supérieure à son mérite, et plus d'un s'est demandé s'il était plus brave ou seulement plus heureux. Quant à ce qu'il fit dans la suite, j'aurais autant de honte que de répugnance à en parler.
Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick[12 décembre 2006 ]
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