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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


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Historiographie du XXe siècle

 

Arnaldo Momigliano (1908-1987)

 


 Textes :

-- Philippe de Macédoine. Essai sur l'histoire grecque du IVe siècle av. J.-C., Combas, 1992 [1ère éd., Florence, 1934].

-- Contributi alla storia degli studi classici, 9 t. en 12 vol., Rome, 1955-1992.

-- Studies in Historiography, Londres, 1966.

-- Essays in Ancient and Modern Historiography, Oxford, 1977.

-- Problèmes d'historiographie ancienne et moderne, Paris, 1983.

-- Les fondations du savoir historique, Paris, 1992.

-- The Development of Greek Biography, Cambridge (Mass.) - Londres, 1993 [1ère éd., 1971].

-- Sagesses barbares. Les limites de l'hellénisation, Paris, 1979.

-- New Paths of Classicism in the Nineteenth Century, History and Theory. Beiheft 21, 1982.

-- A.D. Momigliano, Studies on Modern Scholarship, ed. by G.W. Bowersock - T.J. Cornell, Berkeley - Los Angeles, 1994.

 

Études :

-- Bowersock G.W., The Later Momigliano, dans From Gibbon to Auden, Oxford, 2009, p.175-185.

-- Brown P., Arnaldo Dante Momigliano 1908-1987, dans Proceedings of the British Academy, 74, 1988, p.405-442.

-- Christ K., Arnaldo Momigliano (1908-1987), dans Neue Profile der alten Geschichte, Darmstadt, 1990, p.248-294.

-- Cracco Ruggini L. (éd.), Omaggio ad Arnaldo Momigliano. Storia e storiografia sul mondo antico. Convegno di studio (Cuneo-Caraglio, 22-23 ottobre 1988), Côme, 1989 (Biblioteca di Athenæum, 11).

-- Di Donato R., Materiali per una biografia intellettuale di Arnaldo Momigliano, I. Libertà e pace nel mondo antico; II. Tra Napoli e Bristol, dans Athenæum, 83, 1995, p.213-244; 86, 1998, p.231-244.

-- Grafton, A., Arnaldo Momigliano e la storia degli studi classici, dans Rivista storica italiana, 107, 1955, p.91-109.

-- Granata G., L'archivio Arnaldo Momigliano. Inventario analitico, Rome, 2006.Cf. BMCR

-- Patlagean E., Les Contributi d'Arnaldo Momigliano : portrait d'un historien dans ses paysages, dans Annales ESC, 37, 1982, p.1004-1013.

-- Steinberg M.P. (éd.), The Presence of the Historian : Essays in Memory of Arnaldo Momigliano, History and Theory. Beiheft 30, 1991.

-- Rivista storica italiana, 100, 198 : Arnaldo Momigliano e la sua opera : articles de C. Ampolo, S. Berti, K. Christ ...

-- Storia della storiografia, 16, 1989 : articles de E. Gabba, M.A. Levi, L.Sichirollo ...

 


 

Vue d'ensemble sur les années c.400/350 de l'histoire grecque

La puissance macédonienne était favorisée de manière évidente par la faiblesse grecque. Mais il ne faut pas prendre ce fait dans son sens le plus apparent, à savoir que la Grèce n'avait plus su exercer sur les côtes de la Thrace, de la péninsule chalcidique et de la Macédoine cette pression qui avait contenu pour longtemps la Macédoine même, mais plutôt dans l'autre sens, plus profond et qui englobe le premier, selon lequel le plan du déroulement de l'histoire grecque s'était abaissé au point de permettre aux Macédoniens d'y avoir facilement accès. Ce n'est pas un réel processus d'involution que l'on doit rencontrer au milieu du IVe siècle, même au sens relatif du terme : la richesse même des événements que nous sommes en train de raconter nous confondrait si nous osions jamais une telle affirmation. Mais l'épuisement d'idéaux déterminés avait permis que ces États, plus proches de la Macédoine, parce que moins pourvus sur le plan spirituel et disposant, en revanche, d'une très grande puissance matérielle, prennent une position de première importance dans le jeu politique grec. L'hégémonie était détenue par la Béotie : la rébellion contre cette hégémonie était dirigée par une région aussi insignifiante sur le plan spirituel que la Phocide. Aux limites du monde grec, la Thessalie était devenue, sous les tyrans de Phères, une puissance de premier ordre; l'Arcadie avait regagné de l'importance; enfin, durant ces années, la rébellion des fédérés contre Athènes était rendue possible et presque dirigée par un prince semi-grec, ou mieux semi-hellénisé, Mausole de Carie. Sans que les deux puissances qui avaient un temps lutté pour la suprématie en Grèce soient totalement déchues, elles n'étaient plus les forces déterminantes des nouveaux événements et ne pouvaient s'opposer à ces nouveaux Etats qu'en adoptant ou en cherchant à en adopter les méthodes. La vraie caractéristique de la première moitié du IVe siècle est cette élévation au premier rang des Etats les moins représentatifs de la Grèce sur le plan intellectuel, de manière à ce que se brise, au cours de ce siècle, l'unité de la domination matérielle et du prestige des idées qui avait été le propre de l'histoire grecque pendant le siècle précédent. C'est le cas pour Athènes qui avait exercé, avec l'hégémonie matérielle, une hégémonie spirituelle plus profonde encore, mais c'est encore plus évident pour Sparte quand on repense aux courants philo-laconiens persistants pendant tout le Ve siècle et une partie du IVe siècle, qui marquèrent certains des plus grands penseurs d'Athènes eux-mêmes (Philippe de Macédoine, p.77-78).

 

Liberté et unité grecques

Tout groupe qui a atteint l'autonomie tend à la défendre, non à en faire l'instrument de nouvelles conquêtes civiles : la liberté antique est essentiellement conservatrice, alors que la liberté moderne est essentiellement réformatrice, si bien que, même si un parti tend à la monopoliser et à en faire l'instrument de l'ordre constitué, elle donne des armes aux adversaires de ce parti. Il s'ensuit qu'aucune impulsion profonde ne sortait de la polis. Donc, si le mouvement du XIXe siècle pour les unités nationales était dans le même temps un mouvement pour la liberté contre l'oppression de gouvernements étrangers, ou extérieurs à la vie de leurs sujets, et pour le progrès, en Grèce la liberté n'était pas conditionnée par l'unité nationale mais lui préexistait et en constituait plutôt l'antithèse. Personne ne pouvait donc désirer l'unité grecque comme les hommes modernes désirèrent les unités nationales en tant qu'affirmation de leur propre dignité d'hommes libres. Les hommes de Sparte et d'Athènes étaient déjà libres et l'auraient été moins si d'Athéniens ou de Spartiates ils étaient devenus Grecs (Philippe de Macédoine, p.180-181).

 

Hellénisme et civilisations périphériques

La comparaison entre l'«époque axiale» [= 600-300 a.C.n.] et l'époque hellénistique peut aussi nous rappeler que l'hellénisme affecte encore notre attitude vis-à-vis des civilisations anciennes. Depuis Attila, pour bien des raisons, les conceptions du monde héritées de l'époque hellénistique se sont usées, mais l'homo europæus se sent conditionné par ses ancêtres hellénistiques. Le triangle Grèce-Rome-Judée occupe encore une position centrale, et cela aussi longtemps que le christianisme restera la religion de l'Occident. La Perse, la Mésopotamie et l'Égypte demeurent encore plus ou moins là où l'érudition hellénistique les a placées, comme les détenteurs de la sagesse barbare. Les Phéniciens et surtout les Carthaginois ont encore une place d'honneur dans nos manuels à cause de leurs institutions et de leurs entreprises coloniales, car en cela les Grecs se reconnaissaient eux-mêmes. Les Celtes, qui ne furent que superficiellement touchés par la civilisation hellénistique et inspiraient une profonde terreur aux Grecs comme aux Romains, ont tout simplement été laissés en dehors des limites de l'Occident civilisé traditionnel. L'image que nous donnons d'eux est toujours celle qui nous vient de Poseidonios. Vercingétorix, Boudicca et quelques druides peuvent encore rappeler aux élèves de la communauté européenne que les Celtes existaient au temps des Romains. Ce que sait de nos jours, au sujet de l'Inde, un homme moyennement cultivé ne va guère au-delà de ce que l'on peut trouver chez les écrivains grecs et latins. Encore aujourd'hui, il n'est pas nécessaire dans notre curriculum traditionnel de savoir quoi que ce soit de la Chine, car les Grecs et les Romains ignoraient tout ou à peu près tout de ce pays. Le XVIIIe siècle a réalisé la plus grande opération de sauvetage des civilisations oubliées que l'humanité ait jamais connue. Les Chinois, les Indiens et les Celtes en ont été les grands bénéficiaires. Mais seuls les professeurs, les philosophes, les poètes et les excentriques en ont ressenti les conséquences. La civilisation hellénistique exerça une certaine action sur le développement parallèle des civilisations particulières qui s'étaient développpées entre la Chine et la Grèce des siècles précédents. Elle reconnut et en même temps réduisit l'importance de l'Égypte, de la Mésopotamie et surtout de l'Iran. Elle créa un climat particulier de compétition et de défi entre Grecs et Romains et, dans un domaine plus particulier, entre Juifs et Grecs (Sagesses barbares, p.22-23).

 

La découverte hellénistique du Judaïsme

Nous n'avons pas la moindre idée de ce que ressentirent les Juifs à la nouvelle de l'incendie de Persépolis [331 a.C.n.]. Alexandre ne se rendit jamais à Jérusalem. Dans les légendes juives passées dans le Roman d'Alexandre, on se plaît à raconter l'entrevue entre le grand-prêtre et le nouveau roi des rois. Toujours selon la légende juive, Alexandre aurait proclamé l'unicité de Dieu du haut de la tour de sa nouvelle ville, Alexandrie (pseudo-Callisthène, II, 28, p.84, Müller). Chez les auteurs chrétiens, il y a une histoire, probablement d'origine juive, selon laquelle Alexandre rapporta les os du prophète Jérémie à Alexandrie pour en chasser les serpents et les crocodiles (Souda, s.v. Argolai). Ces légendes prouvent tout au moins qu'en Palestine le passage de la domination perse à celle des Macédoniens s'était fait en douceur. La mémoire d'Alexandre reste une partie intégrante d'un folklore que les Juifs pouvaient partager avec leurs voisins.

Alexandre avait certainement accompli quelque chose qui, pour les Juifs, fut irréversible. Il plaça la plupart d'entre eux dans un monde où l'on parlait grec, et non plus un monde de langue araméenne. Après sa mort, la Palestine devint une pomme de discorde pour plus de vingt ans. L'un des rivaux qui se disputaient la succession, Ptolémée, occupa Jérusalem en 320 av. J.-C. - peut-être en profitant du Sabbat (Josèphe, Antiquités juives, XII,5, et Contre Apion, I, 205; Appien, Syr., 50). De 301 à 198 av. J.-C., les Ptolémées dominèrent la Palestine. Des gouverneurs gréco-macédoniens, des soldats et des commerçants vinrent séjourner en Palestine par droit de conquête. Des philosophes et des historiens visitèrent Jérusalem et en furent somme toute contents. Le judaïsme, brusquement, devenait une chose connue et respectable (Sagesses barbares, p.95).

 

Pensée grecque et sagesse orientale

Le tems approchait où, pythagoricien ou platonicien, Nouménios d'Apamée en viendrait à poser cette question: «Qu'est-ce donc que Platon sinon un Moïse atticisant?» (fr.10, p.130, Leemans). Qu'on pût se poser une telle question, c'était là un des effets historiques les plus importants de la subordination de cette pensée grecque à la sagesse orientale; c'est-à-dire que l'acquisition de la vérité par la révélation remplaçait la recherche raisonnée de cette vérité. Mais ce n'est pas cette conséquence, si capitale fût-elle, qui m'intéresse ici. C'est plutôt le processus par lequel on en est arrivé là que je voudrais rendre clair. Nous avons commencé avec des intellectuels grecs confrontés avec la Perse en tant qu'État, avec son organisation politique propre, ses principes moraux et, plus ou moins vaguement à l'arrière-plan, ses croyances religieuses. Peu à peu, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, on s'intéressa de moins en moins à l'organisation politique, tandis que les principes moraux des Perses étaient idéalisés de façon absolument incroyable. L'étape suivante, postérieure à Alexandre, vit l'intérêt se concentrer sur la sagesse des mages et leur maître spirituel, Zoroastre. Celui-ci devint un grand maître sans se heurter à la moindre opposition, du fait que personne ne s'inquiétait de savoir ce qu'il avait été, ce qu'il avait pu véritablement écrire ou inspirer. Ce Zoroastre et ses mages furent dans une large mesure les produits de l'imagination des Grecs eux-mêmes ou d'étrangers hellénisés (liés peut-être à des communautés d'Iraniens établis en Occident). Ils ont droit à notre curiosité, étant donné les rapports étranges qu'ils entretenaient avec les écoles platonicienne et aristotélicienne. Mais, à les considérer en eux-mêmes, ces faux d'inspiration zoroastrienne ne font que grossir la masse des autres faux, dont la fonction était de consoler et de distraire l'individu de l'époque hellénistique en lui apportant des notions de pureté, de vie de l'au-delà, d'influences des astres et de techniques magiques. Les faux d'inspiration zoroastrienne, en fait, entraient dans tout un monde de productions où se manifestait le profond désintérêt du public à l'égard des idéaux politiques de la Grèce classique. Derrière ces faux, il y avait naturellement cette réalité vivante et forte qu'était le zoroastrisme authentique, dont ces faux n'étaient qu'un pâle reflet.

S'être nourri ainsi de contrefaçons ne pouvait avoir que des conséquences difficiles à calculer. Mais ce dont je suis sûr, c'est qu'il importe au premier chef de savoir qu'une civilisation telle que la civilisation hellénistique a non seulement cessé de croire à ses propres principes, mais s'est mise à admirer les faux qu'elle avait créés en les considérant comme les expressions d'une civilisation étrangère. Voilà ce qui ne serait jamais arrivé si les Grecs avaient pris la peine d'apprendre les langues étrangères. S'ils avaient pu lire les textes babyloniens, perses et égyptiens dans l'original, leurs réactions se seraient situées à un niveau différent (Sagesses barbares, p.162-163).

 

Histoire et fiction

Il me reste à mentionner un dernier point, le plus important; et, en raison même de son importance, je serai obligé d'être bref. Quelque origine que nous attribuions à ce que nous appelons le roman grec, ou la fable grecque, il n'existe pas en Grèce de critère rigoureux pour distinguer un roman d'un ouvrage historique. Peut-être n'y en a-t-il pas davantage aujourd'hui, mais du moins avons-nous différents mots - «histoire» et «fiction», storia et romanzo, Geschichte et Roman, etc. - pour ce que nous regardons comme deux genres littéraires distincts. On peut se demander si les Grecs et les Latins sont jamais parvenus à cette différenciation terminologique dans le langage courant, bien qu'ils s'y soient essayés dans les œuvres théoriques, comme la Rhétorique à Herennius et Asclépiade de Myrléa, cité par Sextus Empiricus (Adv. Gramm., 252), en donnent la preuve. Éphésiaques, Éthiopiques pourraient être les titres d'une histoire ou d'un roman où la ville d'Éphèse et l'Éthiopie joueraient un rôle. La Souda appelle les romanciers historikoi (s.v. Xénophon). Tout au plus pourrait-on parler d'«histoires d'amour contées sur le mode historique», comme Julien le fait dans une lettre bien connue (Epist., 89, B-C). Les Grecs n'ignoraient certes pas la différence entre histoires vraies et histoires imaginaires - ce qui est précisément la préoccupation de Julien dans cette lettre. Mais nous ne saurions exclure la possibilité que certains lecteurs aient ouvert des ouvrages historiques sans pour autant escompter y trouver la vérité - ou du moins sans se soucier de l'y trouver (Les historiens du monde classique et leurs publics : quelques suggestions dans Problèmes d'historiographie, p.68-69).

 

Sur les historiens-philosophes du XVIIIe siècle

J'ai souligné le fait que l'originalité de Gibbon est à chercher dans la conciliation de deux méthodes historiques plutôt que dans une interprétation nouvelle d'une période historique. Mais je suis certain que Gibbon embrassa résolument la thèse de Voltaire sur les causes du déclin de Rome. Cette thèse ne peut manquer de nous décevoir. La position même des libres penseurs du XVIIIe siècle ne leur permettait guère de comprendre comment le christianisme avait marqué le monde de son empreinte. Ils ne détestaient pas le christianisme parce qu'ils aimaient le paganisme, bien qu'ils aient parfois tenté de le faire croire. Ils voyaient dans l'histoire une lutte permanente entre quelques sages, dont eux-mêmes étaient les continuateurs, contre la violence, la superstition et la sottise du grand nombre. De leur point de vue, le christianisme n'a rien apporté qui soit vraiment nouveau et qui puisse donc expliquer des choses destinées, sans cela, à rester inexpliquées. Il ne leur a pas seulement manqué de ne pas savoir juger à leur valeur les éléments nouveaux et positifs introduits par le christianisme dans la vie morale. Il leur a manqué aussi de comprendre la mentalité moyenne du monde païen. Ils réduisaient le paganisme à quelques philosophes éclairés et tout naturellement les trouvaient à leur goût. Ils en vinrent alors à détester l'Empire byzantin, parce que c'était une théocratie, et le Moyen Âge occidental, dont la culture avait été dominée par l'autorité des moines et des prêtres (La contribution de Gibbon à la méthode historique dans Problèmes d'historiographie, p.335-336).

 

Crise de l'histoire grecque [1952]

Voici quels me paraissent être les principaux aspects de la crise, au nombre de quatre.

Premièrement, nous nous intéressons toujours davantage à l'histoire sociale et économique, mais la documentation existante est encore trop réduite pour autoriser l'établissement des statistiques sans lesquelles il ne saurait y avoir de véritable histoire sociale et économique de la Grèce. D'autre part, cette documentation, dans son état actuel, est presque exclusivement archéologique et ne peut donc servir qu'après avoir été classée par des méthodes hautement spécialisées. Les difficultés techniques sont telles, et les résultats à attendre si problématiques, qu'aucun historien sérieux des aspects sociaux et économiques de la Grèce antique n'est encore apparu.

Deuxièmement, les voies d'approche en vogue - marxisme, psychanalyse et sociologie dans leurs diverses nuances, néo-spenglérianisme et néo-augustinianisme de Toynbee dans ses première et seconde manières respectivement - ont les qualités et les défauts que chacun connaît ou devrait connaître. Mais en tout cas ce sont là des approches unilatérales, qui se laissent mal appliquer hors de toute combinaison ou adaptation, comme elles le sont d'ordinaire, à l'histoire aux facettes multiples de la grèce. L'ennui est que ceux qui n'acceptent pas les voies d'approche unilatérales ne connaissent trop souvent aucune sorte d'approche.

Troisièmement, Fustel de Coulanges avait prédit, dès 1872, que les documents historiques seraient de plus en plus déformés à des fins partisanes. Mais personne ne semble avoir prévu que les documents seraient déformés sans aucun dessein et tout simplement faute de bon sens. Voilà pourtant ce qui s'est produit avec une fréquence alarmante ces dernières années. Peut-être n'est-il pas entièrement surprenant que notre génération trouve toujours plus difficile d'apprécier la valeur d'un document, mais il en résulte que l'historien de la Grèce doit constamment se tenir en garde contre des conjectures vaines et trompeuses. Une grande part des travaux récents sur les traditions de la Grèce archaïque nous renvoie aux temps antérieurs à la venue de Grote.

Quatrièmement, l'étude des idées politiques grecques est allée se séparant toujours davantage de celle des événements et des institutions politiques. Personne ne peut parler sans admiration de la Paideia de Jaeger - un des livres les plus riches d'influence parus en notre temps dans le domaine des études classiques, original dans ses perspectives et subtil dans ses analyses. Il est pourtant indispensable de répéter qu'il n'y a pas fait suffisamment référence à l'histoire politique et sociale de la Grèce (George Grote et l'étude de l'histoire grecque dans Problèmes d'historiographie, p.379-380).

 

Histoire et fiction : Hayden White

J'ai dit qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre écrire l'histoire biblique et écrire toute autre histoire : par là je voulais faire connaître le problème à mon sens le plus grave pour qui écrit aujourd'hui l'histoire, quelle qu'elle soit. On incline très généralement, dans la profession historique et en dehors d'elle, à traiter l'historiographie comme une genre de fiction parmi d'autres. Cette réduction de l'historiographie à la fiction prend des formes diverses et on la justifie avec plus ou moins de raffinement intellectuel. On la présente parfois sous une forme toute simple : tout produit littéraire (historiographie comprise) y est réduit à l'expression de points de vue idéologiques, c'est-à-dire, d'intérêts de classe explicites ou masqués. En compliquant les choses, on l'offre aussi comme une analyse des œuvres historiques en fonction d'attitudes rhétoriques, et, pour finir, la subtilité consiste à combiner l'analyse idéologique et l'analyse rhétorique à dessein de prouver que tout récit historique se caractérise par une attitude rhétorique, laquelle, à son tour, est l'indice d'un parti pris social et politique. La conclusion est la même dans tous les cas : il n'y a aucun moyen de distinguer entre fiction et historiographie.

Je ne parlerai pas des formes spécifiques que cette analyse rhétorique prend dans les études bibliques. Actuellement, aux États-Unis, le plus éminent représentant de cette combinaison des voies d'approche rhétorique et idéologique, conçue pour dissoudre l'idéologie dans la fiction, est mon ami Hayden White. Son influence prédomine dans deux périodiques, History and Theory et New Literary History; chose assez remarquable, elle a trouvé un énergique renfort dans le livre récent de Peter Munz, The Shape of Time. A New Look at the Philosophy of History, publié en 1977. Point n'est besoin de dire que le maître ouvrage de Hayden White est Metahistory (1973). Son volume Tropic of Discourse. Essays in Cultural Criticism réunit des articles importants, les uns antérieurs, les autres postérieurs à Metahistory. Parmi ses plus récents articles, je note son examen de l'Historik de Droysen dans History and Theory (1980, n°1), et l'essai sur «Literary and Social Action» dans New Literary History (Hiver 1980, n°2).

Dans son œuvre plus ancienne, Hayden White insistait sur les attitudes rhétoriques des historiens. Remontant à Giambattista Vico, il tentait de réduire toute l'historiographie à quatre positions fondamentales, exprimées ou plutôt, peut-être, symbolisées par les figures rhétoriques de la métaphore, de la métonymie, de la synecdoque et de l'ironie. La métaphore, selon White, prédomine aux XVIe et XVIIe siècles; la métonymie au XVIIIe; la synecdoque au début du XIXe; l'ironie à la fin du XIXe, continuée aujourd'hui par l'ironie sur l'ironie. Toutefois, le livre sur la Metahistory a prouvé que ces distinctions chronologiques avaient peu d'importance pour White, puisqu'il a montré que ces quatre modes rhétoriques ont été bien en vie et concurrents au XIXe siècle, quand un Ranke soutenait la synecdoque, un Michelet la métaphore, un Tocqueville la métonymie et un Burckhardt l'ironie. Et il n'est pas évident que ces figures du discours représentent réellement des attitudes politiques et sociales différentes, car trois conservateurs comme Ranke, Tocqueville et Burkhardt écrivaient dans des tonalités rhétoriques différentes.

Plus récemment, White m'a donné l'impression d'attribuer moins d'importance aux catégories rhétoriques. On l'a vu traiter la littérature (y compris l'historiographie) comme une marchandise qui pénètre sur le marché avec ceci de particulier qu'elle est capable de parler des conditions de sa propre production. Il a aussi affirmé qu'au XIXe siècle, toute espèce d'historiographie servait à défendre le statu quo, ce qui peut causer quelque surprise en ce qui concerne Karl Marx.

Tout cela peut être juste ou faux, mais n'a aucun rapport avec cette évidence fondamentale : que l'histoire doit se fonder sur le témoignage, que c'en est la conditio sine qua non, alors que les autres formes de littérature n'y sont pas astreintes, même si rien n'empêche, bien entendu, un roman ou un poème épique de se fonder pédantesquement sur d'authentiques documents d'archives. Il est presque embarrassant d'avoir à dire que toute affirmation d'un historien doit s'appuyer sur un témoignage qui, selon les critères ordinaires du jugement humain, soit suffisant pour prouver la réalité de l'affirmation elle-même. Ce qui entraîne trois conséquences. Premièrement, il faut que les historiens soient disposés à admettre, dans tous les cas donnés, qu'ils sont incapables d'aboutir à des conclusions sûres, parce que le témoignage est insuffisant; comme des juges, les historiens doivent être prêts à dire : «non-lieu faute de preuves». Deuxièmement, il faut sans cesse vérifier et perfectionner les méthodes utilisées pour s'assurer de la valeur d'un témoignage, car elles sont dans l'essence même de la recherche historique. Troisièmement, il faut juger les historiens eux-mêmes selon leur aptitude à établir les faits. Quant à la forme d'exposition qu'ils choisissent pour présenter les faits, c'est une considération accessoire. Assurément, je n'ai rien à objecter à la multiplication actuelle des méthodes d'analyse rhétorique des textes historiques. Procédez à toute l'analyse rhétorique que vous estimez nécessaire, pourvu qu'elle conduise à l'établissement de la vérité - ou qu'elle fasse avouer que la vérité est malheureusement hors d'atteinte dans tel ou tels cas (Études bibliques et études classiques. Simples réflexions sur la méthode historique dans Problèmes d'historiographie, p.477-479).

 

L'antiquaire

Toute ma vie, j'ai été fasciné par une catégorie professionnelle étonnamment proche de la mienne, dotée d'une vocation dont la sincérité est si transparente, d'un enthousiasme si compréhensible et dont, néanmoins, les buts ultimes demeurent profondément mystérieux : il s'agit de ces hommes qui s'intéressent aux faits historiques sans pour autant s'intéresser à l'histoire. De nos jours, le pur antiquaire est une pièce rare. Il faut, pour le trouver, se déplacer dans les provinces d'Italie ou de France, et être prêt à entendre des vieillards donner d'interminables explications dans des chambres inconfortables, froides et obscures. Dès qu'il quitte son palais délabré qui conserve encore quelque chose du XVIIIe siècle et qu'il entre dans la vie moderne, il devient le grand collectionneur, voué à la spécialisation, et peut tout à fait finir ses jours dans la peau d'un fondateur d'institut des beaux-arts ou d'anthropologie comparée. L'honorable antiquaire de jadis est tombé, victime d'un âge de spécialisation. Il est, à présent, pire que suranné : il est lui-même devenu le problème historique à élucider dans un contexte de contre-courants intellectuels et de «Weltanschauungen» en mutation - et a abouti, en somme, au résultat qu'il voulait éviter à tout prix (Les origines des recherches sur l'Antiquité dans Les fondations du savoir historique, p.61).

 


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Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick.


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