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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


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Historiographie du XXe siècle

Henri-Irénée Marrou (1904-1977)

[ = Henri Davenson]

 


Textes

-- Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, 1938; «Retractatio», 1949.

-- Tristesse de l'historien, dans Esprit, 7, 1939, p.11-47 (Repris dans Vingtième siècle. Revue d'histoire, 45, 1995, p.109-131).

-- De la connaissance historique, 6e éd., Paris, 1954 (Points-Histoire).

-- Qu'est-ce que l'histoire? dans Ch. Samaran (dir.), L'histoire et ses méthodes, Paris, 1961, p.1-33.

-- Nouvelle histoire de l'Église, I. Des origines à Saint Grégoire le Grand, 2e partie (p.261-514) : De la persécution d Dioclétien à la mort de Grégoire le Grand (303-604), Paris, 1963.

-- Histoire de l'éducation dans l'antiquité, 6e éd., Paris, 1965.

-- Théologie de l'histoire, Paris, 1968.

-- Patristique et humanisme. Mélanges, Paris, 1976.

-- Décadence romaine ou antiquité tardive? IIIe-VIe siècle, Paris, 1977.

-- Christiana Tempora. Mélanges d'histoire, d'archéologie, d'épigraphie et de patristique, Rome, 1978 (Collection de l'École française de Rome, 35).

-- Crise de notre temps et réflexion chrétienne (de 1930 à 1975). Introduction de J.-M. Mayeur, Paris, 1978.

 

Études

-- AVLAMI Chr. - ORFANOS Ch., Le concept d'éducation dans l'Histoire de l'éducation dans l'antiquité d'Henri-Irénée Marrou, dans Storia della Storiografia, 45, 2004, p.71-82.

-- BOLGIANI F., "Decadenza di Roma o tardo antico?" Alcune riflessioni sull'ultimo libro di Henri-Irénée Marrou, dans S. Calderone (ed.), La storiografia ecclesiastica nella tarda antichità, Messine, 1980, p.535-587.

-- HILAIRE Y.- M. (éd.), De Renan à Marrou. L'histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique (1863-1968), Villeneuve d'Ascq, 1999.

-- PAILLER J.- M. - PAYEN P. (éd.), Que reste-t-il de l'éducation classique? Relire "le Marrou" Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, Toulouse, 2004.

-- PALANQUE J.-R., Notice sur la vie et les travaux de Henri-Irénée Marrou, dans Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1978, p.401-418.

-- RICHÉ P., Henri Irénée Marrou historien engagé, Paris, 2003.


Culture mondaine à Rome

Autre symptôme de décadence : le rôle de l'élément mondain. Certes lui aussi apparaît à Rome assez tôt : toute une partie de l'œuvre de Catulle nous introduit dans un milieu où, non sans gaucherie ni brutalité, s'esquisse une vie mondaine. Mais c'est seulement sous l'empire qu'on voit l'esprit de salon envahir la culture.

A ce point de vue, l'œuvre de Pline le Jeune est très significative; elle nous montre le développement de toute une littérature destinée à satisfaire les goûts et à occuper l'esprit d'une société aristocratique, cultivée sans doute, mais pour qui la culture n'est qu'un raffinement de plus ajouté à tous ceux qui composent le charme de la vie sociale. Deux genres en particulier subissent cette influence : l'un déjà ancien (Catulle) : la poésie légère, petits vers qu'on échange à propos de tout et de rien, exquises banalités qui colorent d'esprit les plus menus incidents de la vie en société; l'autre, que Pline inaugure en latin, traite les mêmes sujets dans la même atmosphère, mais en prose cette fois, c'est la lettre d'art.

Ces deux genres, comme l'esprit qui les anime, vont connaître une grande fortune pendant toute la période de la décadence : la culture antique repose alors essentiellement sur une élite sociale, un milieu aristocratique pour qui cette double tradition, mondaine et lettrée à la fois, apparaît comme un des éléments les plus essentiels de l'héritage qu'elle s'efforce de conserver et de transmettre. Aussi longtemps que subsiste quelque chose de la vie antique, se maintient cette littérature pour gens du monde et son «esprit précieux» : il suffit d'évoquer le souvenir de Sidoine Apollinaire.

Pour la fin du IVe siècle, c'est Symmaque qui nous fournit le document essentiel. Ses lettres nous font connaître le milieu social le plus élevé de Rome, où se coudoient les héritiers des plus grands noms, les titulaires des plus hautes charges; la vie qu'on y mène, empreinte d'une exquise urbanité; le souci de culture, mais aussi la légèreté, la vanité profonde de cette aristocratie qui se survit à elle-même...

L'œuvre de saint Augustin mérite ici toute notre attention : elle témoigne, par ses Lettres surtout, combien cet élément mondain était devenu essentiel de son temps à la culture. Car enfin, de par ses origines, saint Augustin était bien étranger au «monde» : fils d'un humble curiale, né au fond d'une province lointaine, étudiant besogneux, professeur préoccupé de sa carrière... Et cependant dans la mesure où il est devenu un homme de lettres, un membre du milieu cultivé, il a participé à cet échange de politesses ampoulées, de banalités harmonieusement ciselées qui constituait un des aspects essentiels de la vie littéraire du temps (Saint Augustin, p.94-96).

 

Encyclopédie : définition

Encyclopédie évoque pour nous l'image d'un cercle, mais cette image une double valeur : elle évoque d'abord l'unité de la science dont les parties mutuellement dépendantes forment un tout; ensuite, et surtout, la notion de la totalité du savoir : une culture encyclopédique est celle qui parcourt le cycle complet des sciences humaines, qui assimile la totalité des connaissances accessibles à une époque et dans une civilisation données.

Il s'en faut qu'egkuklios paideia corresponde à cette notion. On peut même se demander si à l'origine egkuklios avait le sens de «formant un cercle» : les lexicographes semblent l'admettre, mais on est un peu inquiet en constatant que ce sens n'est attesté que chez des auteurs latins, ou chez des Grecs tardifs, sinon byzantins. Egkuklios se rattache parfois à kuklos de façon bien différente, et il n'est pas impossible qu'egkuklios paideia n'ai signifié tout simplement l'éducation courante, vulgaire...

Il reste que, lorsque les Anciens ont vu dans l'egkuklios paideia un «cycle» de connaissances en rapport mutuel, formant un tout, c'est dans un sens très scolaire qu'ils l'ont entendu : c'est un cycle d'études, l'ensemble des matières qui forment le programme normal de l'enseignement. Jamais me semble-t-il ils n'y ont attaché l'idée d'un cycle complet épuisant la totalité des connaissances humaines (Saint Augustin, p.228-229).

 

Condamnation de la curiosité

On ne s'étonne donc plus des termes qui servent à désigner la culture chrétienne : doctrina, scientia; c'est qu'elle est avant tout une connaissance. Mais une connaissance très rigidement ordonnée à une certaine fin, maintenue dans un certain domaine. Non moins qu'à l'esthétisme du lettré, cette culture s'oppose à la curiosité de l'érudit.

J'en ai prévenu le lecteur, les écrits d'Hippone condamnent, avec plus de véhémence encore que ceux de Cassiciacum, cette forme de tentation d'une complexité si périlleuse qu'est l'appétit de connaître, cette vaine curiosité qui nous détourne de la considération de l'unique nécessaire. C'est elle que l'apôtre a maudite sous le nom de «concupiscence des yeux», dans le triple et solennel anathème dont il a frappé les inclinations de la nature déchue.

Tentation périlleuse entre toutes, car elle ne conduit à rien moins qu'une perversion radicale de l'esprit. Quel est en effet le seul bon usage de celui-ci, sinon de tâcher de s'élever au plus intime de lui-même, à la connaissance de Dieu? Or la curiosité le détourne de sa fin, le précipite, l'avilit dans des connaissances de nature inférieure où il se dégrade peu à peu.

Dans sa condamnation, Augustin rassemble toutes les connaissances qui nous «divertissent», nous écartent de la pensée de Dieu : il repousse au même titre l'attention puérile, qui nous amuse pendant que nous suivons la chasse d'un lézard ou d'une araignée, le goût des érudits de la décadence pour les mirabilia, et le travail pourtant infiniment sérieux du savant, de l'astronome par exemple, qui détermine avec une précision mathématique les mouvements d'un astre.

Connaissance vraie, certes, et Augustin sait en reconnaître et en apprécier pleinement l'éminente valeur, mais autant que les autres inutile au salut : «Heureux qui Te connaît, dit-il à Dieu, même s'il ignore ces choses. Car celui qui Te connaît et les connaît aussi n'est pas à cause d'elles plus heureux!»

On mesure par ce dernier trait jusqu'où va la défiance de l'augustinisme pour tout ce qui peut paraître détourner si peu que ce soit de l'attention que nous devons consacrer toute entière Dieu, à la vie religieuse. Je ne crois rien dissimuler au lecteur de l'âpreté d'une attitude si rigide. Il me reste à lui présenter quelques remarques destinées, non certes à excuser saint Augustin (une telle doctrine n'a que faire de pareil service), mais à éclairer la valeur exacte de sa position (Saint Augustin, p.350-352).

 

Lectures historiques de saint Augustin

L'histoire a bien davantage retenu l'attention d'Augustin : nous trouvons sous sa plume l'écho de vastes lectures, étrangères au domaine normal de la curiosité des érudits de son temps et qui se rattachent directement à des travaux inspirés par la dogmatique ou l'apologétique chrétiennes. Il est donc légitime de les compter parmi les développements qu'a reçus sa culture pendant la période ecclésiastique.

Je me contenterai de relever les titres essentiels. On sait le rôle que joue l'histoire dans la Cité de Dieu : les nombreuses études consacrées à ses sources ont permis de déterminer assez bien la nature des lectures que la préparation de ce grand ouvrage avait exigées d'Augustin. Il a écrit la partie apologétique (l. I-X), où abondent les souvenirs de l'histoire romaine (surtout dans les livres I-V), en ayant sous les yeux le texte de Tite-Live, de Florus et d'Eutrope, et, pour tout ce qui concerne les institutions, les Antiquités de son grand informateur, le vieux Varron.

Pour le livre XVIII, qui expose l'histoire de l'humanité de la naissance d'Abraham à la mort de Jésus, en situant tous les faits essentiels de l'histoire biblique à l'intérieur de la chronologie comparée des grands empires saint Augustin utilise encore Varron, mais sa source essentielle est représentée par la chronique d'Eusèbe qui lui était accessible dans la traduction de saint Jérôme.

Mais ce ne sont pas là les seules lectures historiques de saint Augustin : il lui a fallu aussi se documenter sur l'histoire de l'Église, des hérésies. Il nous dit avoir lu attentivement l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe, traduite et complétée par Rufin et connaître les catalogues d'hérésies de Philastre et d'Epiphane. Il a fait plus encore, au moins dans un domaine limité : la controverse donatiste l'a amené à se faire lui-même historien au sens moderne et scientifique du mot. P.Monceaux a bien montré comment saint Augustin, reprenant et complétant l'œuvre d'Optat de Milève, avait su établir solidement sa position doctrinale sur une histoire du schisme africain et de ses interminables vicissitudes; histoire très précise et très documentée, reposant sur un dossier sans cesse complété et mis à jour de pièces officielles : lois, actes judiciaires, correspondance de magistrats et d'évêques, procès-verbaux, etc., documents puisés aux meilleures sources, critiqués et classés suivant un chronologie rigoureuse. Ainsi à en juger d'après le programme théorique du de Doctrina christiania, l'histoire serait le seul aspect de la culture augustinienne que l'influence chrétienne aurait sérieusement développé. Mais ce programme laisse dans l'ombre un autre élément dont l'importance est cependant essentielle : la littérature patristique (Saint Augustin, p.417-419).

 

Recul de l'histoire

Il faut oser regarder les choses en face : quand la Crise s'est abattue sur la culture, nous avons été les premiers à être emportés, balayés comme paille et poussière. Quand brusquement l'esprit moderne s'est mis à douter de lui-même, de sa mission, de sa grandeur, de son avenir, ce ne sont pas nos découvertes, notre enseignement et nos pauvres conjectures qui lui parurent un appui suffisant à quoi se raccrocher. Une dernière fois, oui, nous fûmes convoqués comme témoins, témoins du désespoir et de l'incertitude : je songe à la faveur de l'historisme qui marqua dans les années d'après-guerre un moment fugitif de la désagrégation des vieilles idoles. On n'était plus aussi certain de la réalité du progrès; celui-ci se dégradait en un pur Devenir, vidé de tout contenu éthique; le passé apparut jonché des cadavres de civilisations disparues, contradictoires, éphémères et vaines. Nous fûmes appelés à témoigner du relativisme fondamental de toutes les croyances et les institutions humaines : nous avons partagé avec les ethnologues l'honneur d'alimenter le désespoir d'une culture malade, incertaine d'elle-même et de tout.

Cela même aujourd'hui n'a plus grande importance : il faut en prendre conscience, mes pauvres amis; nous faisons encore de l'histoire, et nous faisons tourner notre petit moulin; nous publions des documents et nous trions des faits. Mais le monde autour de nous se moque éperdument de tout ce que nous pouvons bien raconter. Si vous n'y prenez garde, tandis que vous continuerez vos jeux, vous serez complètement liquidés par une culture où nulle place ne vous sera gardée : personne bientôt ne croit plus à notre utilité (Tristesse de l'historien, p.14).

 

Histoire allemande - Histoire française

Il est temps de vous en apercevoir. Je m'inquiète et m'irrite un peu de la naïveté touchante, de la parfaite tranquillité de conscience des érudits français qui continuent à manier leurs fiches sans le moins du monde prendre garde à la gravité des problèmes que soulève leur pratique, sans prendre conscience de caractère fléchissant des présupposés qu'implique leur méthode, sans mesurer la vanité de leurs résultats

Je leur vois bien quelques excuses : la notion même de l'histoire "scientifique" fut importée chez nous d'Allemagne; longtemps l'idéal unique du travailleur français a été d'égaler en rigueur, en sérieux, en pédantisme, son maître l'érudit allemand (vous avez peine aujourd'hui, mes amis, à imaginer ce prestige de la chose allemande, du respect qui accueillait la moindre Inaugural-Dissertation du premier petit imbécile venu...). Nous continuons, de génération en génération plus consciencieux, perfectionnant notre critique, nos apparats et notre bibliographie : nous égalons, nous surpassons enfin nos maîtres.

Seulement, il faut que vous sachiez qu'ils commencent gentiment à se moquer de nous : je n'oublierait jamais la douce ironie avec laquelle Ludwig Curtius accueillait autrefois à Rome nos débuts pétulants de jeunes Farnésiens récemment débarqués de l'École Normale... Les Allemands (ou du moins les meilleurs d'entre eux) ont eu le temps, étant plus libres, de mesurer l'étendue, la profondeur des problèmes logiques et métaphysiques que supposait résolus la fameuse méthode de l'érudition positiviste.

Il y a longtemps chez eux que l'assimilation des sciences de l'esprit aux sciences de la nature passe pour un simple préjugé franco-britannique : dès 1875, que dis-je dès 1863, Dilthey protestait là-contre. De Dilthey à Max Weber, pendant un demi-siècle, la pensée allemande n'a cessé de travailler à une philosophie critique du travail historique, réfléchissant sur les problèmes intérieurs à la méthodologie de notre science, affrontant sans les esquiver les difficultés inattendues qu'un tel examen soulevait... Des résultats, contradictoires bien entendu, mais dans l'ensemble illuminants, d'un tel effort, qu'avez-vous su jusqu'ici? A notre honte, je le dis : nous, j'entends les historiens de métier, nous n'en avons rien su.

(N.1 Soyons justes : quelques échos en parvinrent chez nous, vers 1900-1910, à travers la Revue de Synthèse Historique. Mais je ne vous pas qu'une influence réelle se soit propagée dans l'intelligence française, occupée alors à un polémique stérile pour ou contre la Sociologie)

(Tristesse de l'historien, p16-17).

 

Le progrès en histoire

Faut-il une fois de plus reprendre l'exemple classique de l'histoire révolutionnaire? Sa période scientifique, positive, commence avec Taine. Puis Aulard est venu, qui a mis Taine par terre; puis Aulard à son tour s'est vu pulvérisé sous les coups que lui assénait gaillardement notre maître Mathiez. Mathiez est mort au champ d'honneur, saisi par une attaque au milieu de son cours (que n'avez-vous connu ce Bourguignon sanguin, apoplectique, au débit frénétique, fulminant d'invectives : j'ai toujours pensé qu'il finirait comme il a fini). Paix à ses cendres; mais qui peut penser, malgré l'étendue de son érudition, la probité de son esprit, que son œuvre soit plus solide que les précédentes?

Taine, Aulard, Mathiez, ne jalonnent pas les étapes d'un progrès, analogue à celui que sous les remous de la "théorie" connaît effectivement la physique dont les lois, une fois établies, demeurent inébranlables (on précise seulement, par la suite, les limites de leur validité et leur degré d'approximation). Car chacun de nos historiens réduit vraiment à néant par sa critique l'œuvre de ses devanciers et repart de zéro. N'objectez pas qu'il reste quelque chose de Taine: un certain nombre de textes pertinents exhumés par lui et exactement copiés aux Archives; qu'Aulard et plus encore Mathiez, se sont appuyés sur une documentation plus riche, plus sûre. Il y a progrès dans la documentation, non dans la science (pour reprendre le parallèle avec la physique : les observations s'accumulent, mais chacun reprend sur de nouveaux frais l'élaboration de ce donné brut, pulvérulent et incoordonné; il n'y a pas en histoire l'équivalent des lois) (Tristesse de l'historien, p.19-20).

 

Histoire et philosophie

J'espère que nul ne s'étonnera si, historien de métier, je parle en philosophe : c'est mon droit et mon devoir. Il est temps de réagir contre le complexe d'infériorité (et de supériorité : la psychologie nous révèle cette ambivalence et la morale cette ruse de l'orgueil) que les historiens ont trop longtemps entretenu vis-à-vis de la philosophie.

Dans sa leçon d'ouverture au Collège de France (1933), Lucien Febvre disait avec un peu d'ironie :«Je me le suis souvent laissé dire d'ailleurs, les historiens n'ont pas de très grands besoins philosophiques.» Les choses ne se sont pas beaucoup améliorées depuis : réimprimant, en 1953, son livre de 1911, la Synthèse en histoire, Henri Berr m'y décoche, dans l'appendice, cet étrange compliment : «Dans un fascicule de la Revue de métaphysique et de morale consacré aux «Problèmes de l'histoire» (juill.-oct.1949), il n'y a qu'un article teinté de philosophie, celui de H.-I. Marrou...»

Il faut en finir avec ces vieux réflexes et s'arracher à l'engourdissement dans lequel le positivisme a trop longtemps maintenu les historiens (comme d'ailleurs leurs confrères des sciences «exactes»). Notre métier est lourd, accablant de servitudes techniques; il tend à la longue à développer chez le praticien une mentalité d'insecte spécialisé. Au lieu de l'aider à réagir contre cette déformation professionnelle, le positivisme donnait au savant bonne conscience («je ne suis qu'un historien, nullement philosophe; je cultive mon petit jardin, je fais mon métier, honnêtement, je ne me mêle pas de ce qui me dépasse : ne sutor ultra crepidam...Altiora ne quaesieris!»); c'était là le laisser se dégrader au rang de manœuvre; le savant qui applique une méthode dont il ne connaît pas la structure logique, des règles dont il n'est pas capable de mesurer l'efficacité, devient comme un de ces ouvriers préposés à la surveillance d'une machine-outil dont ils contrôlent le fonctionnement, mais qu'ils seraient bien incapables de réparer, et encore plus de construire. Il faut dénoncer avec colère une telle tournure d'esprit qui constitue un des dangers les plus graves qui pèsent sur l'avenir de notre civilisation occidentale, menacée de sombrer dans une atroce barbarie technique.

Parodiant la maxime platonicienne, nous inscrirons au fronton de nos Propylées : «Que nul n'entre ici s'il n'est philosophe» - s'il n'a d'abord réfléchi sur la nature de l'histoire et la condition de l'historien : la santé d'une discipline scientifique exige, de la part du savant, une certaine inquiétude méthodologique, le souci de prendre conscience du mécanisme de son comportement, un certain effort de réflexion sur les problèmes relevant de la «théorie de la connaissance» impliqués par celui-ci (De la connaissance historique, Introduction, p.8-9).

 

Définition de l'histoire

Qu'est-ce donc que l'histoire? Je proposerai de répondre : L'histoire est la connaissance du passé humain. L'utilité pratique d'une telle définition est de résumer dans une brève formule l'apport des discussions et gloses qu'elle aura provoquées. Commentons-là... (De la connaissance historique, Introduction, p.29-30).

 

"L'historien... ouvert à tout l'humain"

La valeur de la connaissance historique est directement fonction de la richesse intérieure, de l'ouverture d'esprit, de la qualité d'âme de l'historien qui l'a élaborée. Nous avons trop tendance à l'oublier, nous, hommes du métier, si fiers de notre compétence technique, déformés que nous sommes par des années de spécialisation, par l'effort parfois surhumain qu'il nous a fallu dépenser pour l'acquérir. Notre public par contre y est très sensible (je parle de notre vrai public, la société pour laquelle nous travaillons) : l'accueil découragé que reçoivent nos productions («histoire académique, science officielle, pure érudition»), cette indifférence, ce mépris que nous ressentons comme une injustice, proviennent du contraste que révèlent trop de nos travaux entre une exigence technique poussée jusqu'au scrupule et une philosophie générale sur l'homme, la vie et ses problèmes, digne d'un journaliste de troisième ordre, une méconnaissance puérile des grands problèmes posés à la conscience de notre temps, et qu'une attention suffisamment éveillée aurait dû pouvoir reconnaître dans la vie de ces hommes du passé que nous prétendons redécouvrir. L'historien doit être aussi et d'abord un homme pleinement homme, ouvert à tout l'humain et non pas s'atrophier en rat de bibliothèque et boîte à fiches! (De la connaissance historique, p.98).

 

A propos de la méthode positiviste

Ici, l'historien doit cette fois faire le saut et conclure du document à une réalité qu'il évoque, mais qui lui est extérieure; la réalité de ce passé-là est naturellement beaucoup plus difficile à établir et la part d'incertitude ira bientôt croissant. La méthodologie positiviste avait élaboré à ce propos une doctrine d'une parfaite rigueur; elle se ramène à ceci :

Aucun document, par lui-même, ne prouve de façon indiscutable l'existence d'un fait; l'analyse critique n'aboutit qu'à déterminer la crédibilité que paraît mériter son témoignage. D'autre part, testis unus, testis nullus : d'un seul document on ne peut conclure à la réalité du fait (car toutes nos affirmations resteraient affectées du coefficient d'incertitude :«Si l'on en croit notre témoin...»). Maintenant, si l'on parvient à rassembler plusieurs témoignages également autorisés, que sur le même fait leurs affirmations soient rigoureusement convergentes et qu'il soit possible d'établir que ces témoignages sont indépendants (et non dérivés les uns des autres ou d'une même source) - alors la probabilité pour qu'il soit permis de conclure à leur véracité devient plus grande et finit par atteindre la certitude pratique.

Il n'y a rien à reprendre à ces principes, sinon qu'ils ne sont presque jamais réellement applicables; tout entière déduite d'une émulation consciente avec les sciences de la nature, de l'ambition avouée de promouvoir l'histoire à la dignité de «science exacte des choses de l'esprit», la théorie positiviste définit les conditions nécessaires pour assurer la pureté voulue du Connaître, sans pouvoir garantir l'étendue, l'intérêt du Connu qui dans ces conditions sera, en fait, accessible. Les exigences posées négligent les servitudes de la condition humaine, de la situation faite à l'historien par les «hasards» capricieux qui président à sa documentation. Aucune des conditions ci-dessus énumérées ne se trouve, dans la plupart des cas, réalisée : elles supposeraient l'établissement de propositions singulières négatives, c'est-à-dire (tous les logiciens en conviendront) la chose du monde la plus difficile à obtenir (De la connaissance historique, p.122-123).

 

La connaissance historique, un acte de foi

Nous touchons ici à l'essence même de la connaissance historique : quand elle porte à plein sur son objet, c'est-à-dire sur toute la richesse de la nature humaine, elle n'est pas susceptible de cette accumulation de probabilités qui, théoriquement, pourrait conduire à une quasi-certitude; elle repose en définitive sur un acte de foi : nous connaissons du passé ce que nous croyons vrai de ce que nous avons compris de ce que les documents en ont conservé.

Il n'y a pas lieu de s'en scandaliser : c'est encore un fait et notre philosophie critique n'a qu'à le reconnaître (le philosophe recherche la nature des choses et, l'ayant trouvée, s'en réjouit, laetatur inventor, car l'être est toujours, en tant qu'il est, supérieur au non-être : le contact avec le réel, si rugueux qu'il soit, vaut mieux que de caresser une chimère.

Constater que la connaissance historique est issue d'un acte de foi (car «faire confiance» et «avoir la foi», c'est tout un, comme le montrent bien le grec et le latin, pisteuô, credo) n'est pas pour autant nier sa vérité, nier qu'elle puisse être susceptible de vérité. Encore une fois, prenons garde de ne pas confondre rigueur et roideur d'esprit : c'est une fausse rigueur que de réduire le rationnel à l'apodictique, que de restreindre la possession de la vérité aux seules conquêtes de la déduction more geometrico et de la vérification expérimentale des hypothèses de l'induction; recherche pusillanime de la sécurité : de peur de se tromper, on réduit la raison à l'impuissance. De fait, une philosophie authentique, soucieuse de ne rien laisser échapper, sera la première à constater le rôle, légitime, nécessaire, que joue dans la vie de l'homme la connaissance par la foi : je suis frappé d'entendre; à quinze siècles de distance, la voix de Karl Jaspers, faire écho à la réflexion si juste de saint Augustin qui, ayant nettement dégagé le rôle de la foi en histoire, montre qu'elle réapparaît dans bien d'autres domaines de la connaissance, si bien que si on refusait d'y faire appel, l'action, la vie même seraient rendues impossibles, omnino in hac vita nihil ageremus. Et il est bien vrai que l'homme, et le philosophe lui-même, si rationnel qu'il soit et qu'il se veuille, ne cesse d'avoir recours à la foi et cela aussi bien dans le comportement le plus banal de la vie quotidienne que dans l'exercice le plus rigoureux de la pensée pure (De la connaissance historique, p.128-129).

 

Vérité historique et subjectivité

La solution du problème de la vérité historique doit être formulée à la lumière de tout ce que nous a fait découvrir notre analyse critique : ni objectivisme pur, ni subjectivisme radical; l'histoire est à la fois saisie de l'objet et aventure spirituelle du sujet connaissant; elle est ce rapport

h = P/p

établi entre deux plans de la réalité humaine : celle du Passé, bien entendu, mais celle aussi de présent de l'historien, agissant et pensant dans sa perspective existentielle avec son orientation, ses antennes, ses aptitudes - et ses limites, ses exclusives (il y a des aspects du passé que, parce que je suis moi et non tel autre, je ne suis pas capable de percevoir ni de comprendre). Que dans cette connaissance il y ait nécessairement du subjectif, quelque chose de relatif à ma situation d'être dans le monde, n'empêche pas qu'elle puisse être en même temps une saisie authentique du passé. En fait, lorsque l'histoire est vraie, sa vérité est double, étant faite à la fois de vérité sur le passé et de témoignage sur l'historien

Rien de plus révélateur que l'examen des images successives que les historiens, d'époque, de mentalité ou d'orientation diverses, ont tour à tour élaborées d'un même passé; celles, par exemple, que nous proposent de l'histoire romaine saint Augustin, Lenain de Tillemont, Gibbon, Mommsen, encore, que sais-je, disons Gaston Boissier ou Rostovtsev. Du spectacle, qu'ils estiment désolant, de leurs «variations», relativistes ou sceptiques tirent des conséquences que je me refuse à admettre. Certes, ces diverses images, prises globalement, ne sont pas superposables, mais une analyse critique plus poussée réussit très bien à discerner ce qu'il y a en elles de saisie authentique de l'objet et ce qui est manifestation de chacune de ces personnalités (équation personnelle qui explique à la fois ce qu'il y a de juste et ce qu'il y a de faux, ou de lacunaire, dans leur vision). Les héritiers que nous sommes utilisent en fait ces vieux textes, tantôt pour l'étude du même passé auquel ils se sont attachés, et tantôt pour celle de ce passé qu'est devenu le présent de ces historiens d'autrefois (De la connaissance historique, p.221-222).

 

Regard de l'historien sur une de ses œuvres

Les éditeurs ayant voulu réimprimer ce livre en lui donnant une présentation nouvelle, l'auteur ne pouvait moins faire que de réviser soigneusement son texte afin que cette nouvelle édition apparût rajeunie quant au fond comme dans sa forme.

...

Il faut cependant s'entendre sur ce que peut signifier la mise à jour d'un ouvrage historique. La chose va de soi lorsqu'il s'agit d'un manuel dont le but est simplement de présenter les résultats obtenus par la recherche en fournissant un image, si possible précise et exacte, de l'état présent de la science. Or notre Histoire de l'Éducation avait voulu être autre chose qu'un paquet de fiches soigneusement critiquées et classées par ordre, - mais bien un livre, avec ce que le mot implique de ton personnel, d'unité organique et si l'on veut d'ambition : je me suis expliqué ailleurs sur ce que devait être l'œuvre historique, œuvre de science au premier chef mais à qui le respect même de la vérité imposait des exigences qui l'apparentaient à l'œuvre d'art.

Mais on ne peut empêcher qu'un livre ait été écrit à une certaine phase de la vie de l'auteur et à un moment déterminé de l'Histoire. Il serait vain de chercher à lui ôter son âge, ou alors c'est un autre livre qu'il faudrait écrire à nouveaux frais. Celui-ci a été conçu aux jours les plus sombres de la Deuxième Guerre mondiale, quand il fallait ranimer dans le cœur des jeunes gens la flamme de la liberté et les prémunir contre le faux prestige de la barbarie totalitaire : d'où l'amère passion avec laquelle on s'élève par exemple contre l'idéal spartiate ou plutôt contre ses naïfs ou perfides admirateurs. L'auteur allait alors vers ses quarante ans et c'est déjà dire à quelle génération il se rattache, celle pour qui les noms de Werner Jaeger et du Père A.J. Festugière représentaient la tradition vigoureuse et toujours renouvelée de l'humanisme classique. (A qui maintenant est passé ou passe le flambeau? C'est aux plus jeunes de le savoir.) Il avait appris le métier sous Jérôme Carcopino et Franz Cumont : si le lecteur éprouve quelque sympathie pour l'usage que j'en ai fait, qu'il veuille bien avec moi en rapporter le mérite aux leçons de ces maîtres (Histoire de l'Éducation dans l'Antiquité, Préface à la sixième édition).

 

Le sens de l'histoire

On voit donc comment va s'orienter notre méditation : il ne s'agit pas, pour le moment, d'élaborer quelque nouveau traité d'apologétique : avant de chercher à convertir les autres, ce qui est toujours facile (au moins sur le papier), il faut travailler à se convertir soi-même, et cela d'abord sur le plan doctrinal, s'interroger sur ce que signifie notre profession de foi et très précisément de savoir si, et comment, elle peut éclairer notre chemin, orienter notre conduite à travers la jungle touffue et ténébreuse de l'Histoire.

Qu'on me pardonne pour une fois l'usage de cette majuscule : elle doit suffire à faire comprendre qu'il ne s'agira plus ici de l'histoire des historiens, de l'histoire comme science - définie, elle, comme : le passé humain dans la mesure où un traitement approprié des documents retrouvés permet de le connaître -, mais bien du problème que pose à notre conscience l'histoire réellement vécue par l'humanité à travers la totalité de la durée et à laquelle chacun d'entre nous se trouve intimement associé par le caractère lui-même historique de sa propre existence. C'est pour tout dire en un mot, le problème du «sens de l'histoire». Oui, quel est le sens de cette longue marche à travers la temporalité - j'avais d 'abord écrit : de ce lent pèlerinage, mais je ne veux pas imposer à mon lecteur dès cette première page ce vocabulaire trop augustinien -, de cette succession d'empires, pour parler comme les Anciens, de civilisations, comme nous disons maintenant, de cultures (s'il faut adopter le jargon germano-américain des ethnologues) (Théologie de l'histoire, p.14-15).

Telle est la vérité révélée; c'est d'elle qu'il faut partir et à elle qu'il faut sans cesse se référer. Au temps de saint Thomas (et déjà de Synesios de Cyrène), la raison humaine butait sur une aporie : pour s'opposer à l'idée aristotélicienne de l'éternité du monde, il fallait invoquer la révélation pour affirmer que le temps avait commencé; aujourd'hui ce n'est pas sur une affirmation mais sur un problème que s'achoppent nos frères les hommes et le chrétien doit s'affirmer comme celui qui, s'appuyant sur la parole de Dieu, est le porteur, indigne, de la réponse à la question posée et cette réponse est une bonne nouvelle : oui, l'histoire a un sens, une valeur, une portée, elle est l'histoire du salut, Heilgeschichte (Théologie de l'histoire, p.33).

 

Questions de méthode en archéologie

En réaction contre «le symbolisme exubérant et biscornu» des allégoristes romantiques, de Schilling et Creuzer à Bachofen, l'école allemande, hier avec Carl Robert, aujourd'hui avec Gerhart Rodenwaldt, Friedrich Gerke, Margarete Guetschow, etc., a voulu s'attacher à un ordre de problèmes plus objectifs, plus immédiatement susceptibles d'une solution assurée. Son iconographie se borne à identifier les scènes ou personnages figurés, à reconnaître ici le mythe d'Endymion, là, celui de Méléagre, la terre dans cette figure couchée, Phosphoros dans ce porteur de torche, et dans celui-là Hespéros. On s'efforce de pousser l'identification dans le détail : cette double plume au front des Muses est celle qu'elles ont arrachée à leurs rivales vaincues les Sirènes; mais ce résultat atteint, le commentaire tourne court. Au-delà, c'est plutôt vers une autre direction que nos confrères germaniques orientent leurs efforts : analyse stylistique, appréciation esthétique, chronologie; l'iconographie se limite pour eux, à quelques indications fugitives près, à ce symbolisme immédiat.

M. Cumont nous a appris à être plus ambitieux - à nous demander pourquoi les décorateurs antiques avaient choisi pour tel tombeau la série des neuf Muses, le mythe d'Endymion ou celui de Méléagre, quelles idées, quelles croyances les avaient inspirés et se trouvaient traduites sous le voile de ces représentations. Ambition, on le voit, qui rejoint celle des symbolistes romantiques mais qui, appuyée sur une méthode rigoureuse, prétend bien éviter les illusions où ceux-ci se sont fourvoyés. J'insisterai volontiers sur cette question de méthode, car le livre de M. Cumont [Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, Paris, 1942] mérite d'être étudié comme modèle pour celle qu'il met en œuvre, autant que lu pour ses résultats.

Il faut y insister : nous sommes à un moment où, par lassitude à l'égard de la méthode positiviste, l'esprit occidental se prend à douter de la valeur des principes rationnels qui ont fait sa force; dans le renouveau d'intérêt que suscitent autour de nous les études mythologiques je n'aperçois pas sans inquiétude nos contemporains se laisser aller à une facilité que les ressources de la psychologie nouvelle ne rendent pas moins aventureuse que les folles rêveries de nos prédécesseurs romantiques.

Je trouve au contraire, chez M. Cumont, un modèle de méthode rigoureuse qui ne s'interdit aucune hardiesse mais s'appuie toujours sur des règles impérieuses et mesure à tout instant le degré d'incertitude qui affecte ses hypothèses ou ses conclusions. Elle reste fidèle à la conception classique de l'archéologie que Salomon Reinach aimait à définir «l'explication des monuments par les textes et celle des textes par les monuments». La fécondité de cette discipline réside dans la succession de ces deux mouvements inverses : le premier va à la recherche du texte ou des textes qui permettront d'interpréter, de rendre une voix au monument muet, d'inscrire une légende sous la figure. S'il se contentait de ce résultat, l'archéologue ne ferait qu'intercaler des planches illustrées entre les pages du livre écrit par l'historien. Mais en fait, par un choc en retour, le monument expliqué projette sur les textes une lumière inattendue : il attire notre attention sur des aspects jusque là négligés, souligne l'importance de telle idée, nous amène à regrouper, organiser, des renseignements épars; surtout pour l'antiquité où notre matériel de textes est lacunaire, insuffisant, mutilé, l'enquête archéologique nous conduit souvent à les compléter par des extrapolations qui ne sont que partiellement hypothétiques : selon la jolie formule de M. Cumont, «la sculpture funéraire est l'illustration d'un livre d'exégèse dont elle aide à reconstituer les pages mutilées» (Le symbolisme funéraire des Romains, dans Journal des savants, 1944, p.25-26 = Patristique et humanisme, p.132-134).

 

Toynbee

Pour rendre justice à l'œuvre de Toynbee, il faut bien voir, pour commencer, que son problème est le problème des hommes de 1918 : comprendre, découvrir pourquoi nous, civilisations, nous sommes mortelles. Valéry écrivait :

Nous apercevions à travers l'épaisseur de l'histoire les fantômes d'immenses navires qui furent chargés de richesse et d'esprit. Nous ne pouvions pas les compter...

Toynbee lui les comptera (il en trouve vingt et un), confrontera leur histoire et, par une étude comparative, cherchera à mettre en évidence les lois, empiriques mais objectives, qui règlent leur naissance, leurs progrès, leur déclin et leur fin.

Il semble que ce soit en 1922, à trente-trois ans, que Toynbee ait mis au point ce grand projet. Non point l'essai brillant du rhéteur, français [Valéry] ou italien [G. Ferrero], ni l'éructation du pseudo-prophète, demi-fou, demi-fumiste, à la Spengler, mais une «étude» sérieuse, rationnelle et valable. Toynbee s'impose, d'un cœur résolu, un immense labeur, vingt ans de recherches, deux millions de mots; il organise sa vie en conséquence, fonde, pour vivre, le Royal Institute of International Affairs (un peu l'équivalent du «Centre de Politique étrangère» chez nous), qui publiera chaque année un utile Survey. L'admirable est qu'il ait réussi, en dépit des difficultés intrinsèques d'une si vaste entreprise, sans parler des inconvénients divers, que l'Histoire, comme toujours imprévisible, s'est avisée entre 1939-1945 d'ajouter à l'étude de l'histoire. Les trois premiers volumes, 1500 pages bien tassées, paraissaient en juin 1934, les volumes IV-VI, 1829 pages, en 1939; si mes renseignements sont exacts, la rédaction de la troisième et dernière tranche vient d'être achevée à la fin de l'été 1951.

Je dis bien : l'admirable; il faudrait beaucoup de bassesse d'âme pour méconnaître la grandeur humaine d'un tel accomplissement : ce n'est pas en vain qu'un grand esprit s'attache pendant vingt ans, avec une fidélité obstinée, à suivre une idée, approfondir un problème, réaliser un projet largement conçu. L'homme ne s'accomplit pas seulement, ni surtout, dans l'action : cette méditation solitaire et grave, cet effort pour dominer par la synthèse le donné pulvérulent de l'expérience du passé, atteint à la grandeur caractéristique de la pensée authentiquement contemplative, de la theôria au meilleur sens grec du mot. Naïf qui verrait là une évasion hors des responsabilités de l'heure : en fait, à chaque page, transparaît un sens aigu, angoissé, des problèmes de notre temps. Ce livre est d'abord un manuel pour les années de catastrophe, un art de survivre; il l'est pour nous, ses lecteurs, car il l'a d'abord été pour son auteur, qui, le voulant ou non, y a déversé la somme de vingt années, non seulement d'érudition mais d'expérience et de vie; c'est aussi l'histoire d'un homme, d'une âme, le témoin d'une authentique aventure spirituelle. En tant que livre, A Study of History se place, dans la littérature anglaise et la culture occidentale, au niveau du Decline and Fall of the Roman Empire d'Edward Gibbon, un de ces «grands livres» dont les thèses, aux yeux du technicien, peuvent apparaître fausses ou dépassées mais qui, dans le sérieux de leur pensée et la musique de leur phrase, détiennent une qualité humaine et une valeur impérissable, ktèma es aei (D'une théorie de la civilisation à la théologie de l'histoire dans Esprit, juillet 1952, p.115-116 = Patristique et humanisme, p.412-413).

 

Invention du moulin à eau

Mais voici une invention technique de bien plus ample portée : c'est au IVe siècle en effet que nous voyons se généraliser l'emploi du moulin à eau. Il faut se souvenir que la préparation quotidienne de la farine était une des plus lourdes servitudes qui pesaient sur la vie antique - un peu comme le pilage du mil dans l'Afrique bantoue. Le moulin à traction animale existait sans doute, mais n'était pas d'un usage vraiment généralisé; or voici qu'avec le moulin hydraulique se trouvait réalisée l'hypothèse qu'Aristote n'avait cru pouvoir formuler qu'à l'irréel : «Si chacun de nos instruments pouvait, en ayant reçu l'ordre, accomplir son œuvre propre, comme les automates de la légende, si les navettes pouvaient tisser d'elles-mêmes et le plectre jouer de la cithare, alors les entrepreneurs n'auraient nul besoin de main-d'œuvre, ni les maîtres d'esclaves!» La généralisation de la meunerie à une échelle déjà industrielle aura été un facteur important, peut-être du déclin de l'esclavage (qui ne disparaîtra pourtant jamais totalement de la chrétienté, d'où sa terrible reviviscence après la découverte de l'Amérique), sûrement de la libération de la femme, ainsi affranchie d'une des fonctions les plus pénibles que lui imposait la structure de nos sociétés indo-européennes à dominante masculine (Décadence romaine ou antiquité tardive, p.117-119).

 


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