[ BCS ]  [ BCS-BOR ]  [ BCS-PUB ]

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


[Introduction ] [ La Grèce et Rome ]  [ Le moyen-âge ]  [ Du XVe au XVIIIe siècle ]  [ Le XIXe siècle ]  [ Le XXe siècle ]


Historiographie du XXe siècle:

 

Henri PIRENNE (1862-1935)


Textes

-- Les anciennes démocraties des Pays-Bas, Paris, 1910.

-- De la méthode comparative en histoire. Discours prononcé à la Séance d‘ouverture du Ve Congrès International des Sciences Historiques, le 9 avril 1923, Bruxelles, 1923.

-- Les villes du Moyen Age. Essai d'histoire économique et sociale, Bruxelles, 1927 [repris dans Les villes et les institutions urbaines, t.I, Paris-Bruxelles, 1930, p.303-431].

-- Histoire de Belgique, t.I, 5e éd., 1929; t.II-IV, 3e éd., 1922-1927; t.V, 2e éd., 1926; t.VI-VII, 1926-1932.

-- La tâche de l'historien, dans Le Flambeau, 14.8, 1931, p.5-22.

-- Histoire de l'Europe. Des invasions au XVIe siècle, 20e éd., Bruxelles - Neuchâtel, s.d.[1ère éd., Bruxelles, 1936]

-- Mahomet et Charlemagne, Paris, 1992 (Quadrige) [1ère éd., Bruxelles, 1937].

 

Études

-- BACHRACH B.S., Pirenne and Charlemagne, dans A.C. MURRAY (éd.), After Rome's Fall. Narrators and Sources of Early Medieval History, Toronto, 1998, p.214-231.

-- BIERLAIRE Fr. - KUPPER J.-L. (dir.), Henri Pirenne de la cité de Liège à la ville de Gand. Actes du colloque organisé à l’Université de liège le 13 décembre 1985, Cahiers de Clio, 86, 1986.

-- BROWN P., Mohammed and Charlemagne by Henri Pirenne, dans Dædalus, Winter 1974, p.25-33.

-- DESPY G. - VERHULST A. (éd.), La fortune historiographique des thèses d’Henri Pirenne, dans Archives et Bibliothèques de Belgique, N° spécial 28, Bruxelles, 1986.

-- GANSHOF F.-L., Henri Pirenne. Le maître. L'historien, Bruxelles, 1936.

-- KEYMEULEN S. - TOLLEBEEK J., Henri Pirenne : A Life in Pictures, Louvain, 2011.

-- LYON B., L'œuvre de Henri Pirenne après vingt-cinq ans, dans Le Moyen Age, 66, 1960, p.437-493.

-- LYON B., Henri Pirenne. A Biographical and Intellectual Study, Gand, 1974.

-- Henri Pirenne. Hommages et souvenirs, 2 vol., Bruxelles, 1938.

-- VERLINDEN Ch., Henri Pirenne, dans Architects and Craftsmen in History. Festschrift für A.P.Usher, Tubingen, 1956, p.85-100.

--VIOLANTE C., La fine della «grande illusione». Uno storico europeo tra guerra e dopoguerra, Henri Pirenne (1914-1923). Per una rilettura della Histoire de l'Europe, Bologne, 1997.

-- WARLAND G. - MIDDELL M., "Pirenne and Co" : The Internationalization of Belgian Historical Science, 1880s-1920s, dans Revue belge de philologie et d'histoire, 90, 2012, p. 1227-1248.

 


Formation des institutions urbaines

Nous avons cherché, dans les pages précédentes, à exposer dans ses traits généraux la croissance des villes. De ces traits, la plupart ne se rencontrent point seulement dans les Pays-Bas. On les retrouve, avec des modifications locales plus ou moins accusées, par toute l'Europe occidentale. Pourtant, c'est peut-être dans les bassins de la Meuse et de l'Escaut qu'ils se dessinent avec la plus grande netteté. On a vu, en effet, qu'à très peu d'exceptions près, toutes les villes de ces régions sont filles du Moyen Age et que ni leur emplacement ni leur configuration n'ont été influencés par les survivances de l'Empire romain. Il faut ajouter surtout que l'activité commerciale et industrielle qui a été le ferment des bourgeoisies belges s'est développée avec une vigueur particulière le long des deux fleuves dont elles jalonnent le cours, et il faut jeter maintenant un coup d'œil, après avoir cherché à décrire les facteurs permanents et généraux de leur développement, sur les variétés locales par lesquelles ils se sont réalisés.

Ces variétés sont très nombreuses, et dans les Pays Bas comme ailleurs, on distingue facilement des "familles" urbaines. Villes flamandes, villes liégeoises, villes brabançonnes, villes hollandaises, constituent autant de groupes, ou, si l'on veut, autant de types de constitutions municipales.

Dans chacune des grandes principautés territoriales les institutions des communes accusent une étroite parenté. On ne rencontre point dans les Pays-Bas le phénomène particulièrement frappant en France, de l'adoption par une foule de localités appartenant à des régions très diverses et relevant de seigneurs différents, du droit propre à quelque ville dont elles prennent la charte comme modèle. Rien n'y rappelle la lointaine diffusion des "établissements" de Rouen, par exemple, ou de ceux de Saint-Quentin. Partout le droit urbain a évolué sur place, s'adaptant au milieu spécial qui s'imposait à lui, sans faire d'emprunts au dehors.

Il est instructif encore de constater que ce droit n'est point l'œuvre de "nomothètes" analogues à ceux de l'antiquité. Si la tradition locale conserve, dans plusieurs villes, le nom d'un fondateur, on y chercherait en vain les traces d'une initiative personnelle en matière d'institutions. Certes, les chartes municipales sont promulguées au nom du prince, mais il est trop facile de montrer qu'elles se bornent à ratifier une situation de fait existant avant elles ou à octroyer des institutions demandées par les habitants. En réalité, les constitutions municipales sont nées, dans les Pays-Bas, du libre jeu de la vie urbaine. Elles ont le produit des circonstances économiques et sociales. Répondant comme les institutions féodales à un moment particulier du développement de celles-ci, elles s'y sont d'elles-mêmes adaptées, et, dans la ville pas plus que dans le fief, il n'est possible de distinguer au début, ni l'action d'un caractère national particulier ni l'action d'un législateur (Les anciennes démocraties des Pays-Bas, p.70-72).

 

Charles-Quint et le soulèvement de Gand [1540]

La rigueur avec laquelle Charles-Quint traita cette ville de Gand où il était né et à laquelle il avait témoigné jusqu'alors une bienveillance particulière, ne s'explique pas seulement par sa volonté bien arrêtée d'affirmer nettement sa souveraineté en face des bourgeoisies des Pays-Bas. La "concession caroline" est beaucoup moins la vengeance d'un potentat qu'un véritable programme de gouvernement. Il faut la considérer comme une œuvre longuement méditée et où s'exprime la politique moderne de l'État en face des grandes communes. Elle se propose un double but. Ce qu'elle veut tout d'abord, c'est sacrifier l'exclusivisme urbain et le protectionnisme des métiers à la liberté économique et au commerce capitaliste. Un contemporain remarque que "les marchands qui toujours désirent liberté pour faire leurs marchandises ne voulaient hanter, fréquenter ne habiter Gand" à cause des franchises excessives de ses bourgeois. Ils vinrent désormais s'y fixer en grand nombre et y fondèrent de puissantes maisons. L'industrie, libérée de la tutelle des corporations privilégiées, se développa largement. La ville devint le grand marché des toiles flamandes et, lorsque la canal de Terneuzen, commencé en 1547, lui eut donné un débouché sur la mer, elle connut une ère nouvelle de prospérité qui alla grandissant jusqu'aux troubles du règne de Philippe II et qui finit même par inquiéter Anvers. En 1565, Guichardin la comparait à la plus riche des cités italiennes de son temps, c'est-à-dire à Milan. Elle avait cessé d'être une commune médiévale pour devenir une ville moderne (Les anciennes démocraties des Pays-Bas, p.269-270).

 

Villes antiques et villes médiévales

Vivifiée, transformée et lancée dans la voie du progrès, l'Europe nouvelle ressemble en somme davantage à l'Europe antique qu'à l'Europe carolingienne. Car de la première elle a gardé ce caractère essentiel d'être une région de villes. On pourrait même affirmer que si, dans l'organisation politique, le rôle des villes a été plus grand dans l'Antiquité qu'au Moyen Age, en revanche leur influence économique a dépassé de beaucoup dans celui-ci, ce qu'elle avait été dans celle-là. A tout prendre, les grandes cités marchandes ont été relativement rares dans les provinces occidentales de l'Empire romain. On n'y voit guère à citer comme telles que Naples, Milan, Marseille et Lyon. Rien de semblable n'y existe qui soit comparable à des ports comme ceux de Venise, de Pise, de Gênes ou de Bruges, ou à des centres d'industrie tels que Milan, Florence, Ypres et Gand. En Gaule il semble bien que l'importance prise au XIIe siècle par d'anciennes cités telles qu'Orléans, Bordeaux, Cologne, Nantes, Rouen, etc. ait dépassé de beaucoup celle qu'elles avaient présentée sous les Césars. Enfin le développement économique de l'Europe médiévale franchit les limites qu'il avait atteintes dans l'Europe romaine. Au lieu de s'arrêter le long du Rhin et du Danube, il déborde largement dans la Germanie et s'étend jusqu'à la Vistule. Des régions qui n'étaient parcourues au commencement de l'ère chrétienne que par de rares marchands d'ambre et de fourrures et qui paraissaient aussi inhospitalières que le centre de l'Afrique paraissait à nos pères, sont maintenant couvertes d'une floraison de villes. Le Sund, qu'aucun bâtiment de commerce romain n'avait jamais franchi, est animé du passage continuel des bateaux. On navigue sur la Baltique et sur la mer du Nord comme sur la Méditerranée. Il y a presque autant de ports sur les rives de l'une que de l'autre. Des deux côtés, le commerce utilise les ressources que la nature a mises à sa disposition. Il domine les deux mers intérieures qui enserrent entre elles les côtes si admirablement découpées du continent européen. De même que les villes italiennes ont refoulé les Musulmans de la Méditerranée, de même dans le courant du XIIe siècle, les villes allemandes refoulent les Scandinaves de la mer du Nord et de la Baltique, sur lesquelles se déploie la navigation de la hanse teutonique (Les villes du Moyen Age, p.359-360).

 

Éloge de la méthode comparative

Observons que cette préférence [pour le point de vue national ou local] est de date relativement récente. L’Antiquité, le moyen âge, la Renaissance, le XVIIIe siècle en sont exempts. D’Hérodote à Voltaire et à Herder, on connaît quantité de synthèses s’efforçant de représenter ou d’expliquer le passé de l’humanité tout entière. Il importe peu que le Discours sur l’histoire universelle ou l’Essai sur les mœurs s’inspirent d’idées bien différentes : sur l’objet même de l‘histoire ils sont d’accord. Que le chrétien y reconnaisse les desseins de la Providence ou que le philosophe la soumette à son rationalisme, ils l’envisagent l’un et l’autre dans sa totalité, ou, pour mieux dire, dans son unité. A cette unité, le romantisme et le nationalisme du XIXe siècle ont opposé la diversité. De même qu’ils ont poussé les artistes à rechercher la couleur locale, ils ont orienté les historiens vers l’étude des caractères particuliers qui différencient les peuples. L’histoire est devenue plus vivante, plus pittoresque, plus passionnante qu’elle ne l’avait jamais été. Elle est devenue en même temps plus riche et plus précise. La critique des sources a réalisé d’admirables progrès, des découvertes splendides ont révélé des civilisations inconnues, aucune des manifestations de l’activité sociale n’a été négligée, ni le droit, ni les mœurs, ni l’économie. C’est à juste titre que l’on a pu donner au siècle qui vient de finir le nom de siècle de l’histoire.

Pourtant, son œuvre grandiose apparaît plus savante que scientifique. Elle est sans égale pour l’abondance des matériaux qui ont été mis au jour et pour le soin avec lequel ils ont été préparés. Mais peut-on en dire autant des synthèses qu’elle a produites? Il semble bien qu’à mesure que le champ de l’histoire s’agrandissait, celui de la vision historique allait se rétrécissant, et il se rétrécissait davantage à mesure que l’on se rapprochait de notre temps, c’est-à-dire, reconnaissons-le, à mesure que le nationalisme et l’impérialisme s’affirmaient davantage. Il est frappant de voir à quel point le passé national attire et absorbe dans chaque pays l’attention des travailleurs. Et cela, sans doute, n’est pas un mal. Mais le mal gît dans l’esprit d’exclusivisme avec lequel on aborde ce passé. On s’enferme en lui, on ne voit que lui, et on se rend ainsi incapable de le comprendre. Au vrai, il faut reconnaître que ce qui manque le plus à nos histoires nationales, si brillantes qu’elles soient par ailleurs, c’est l’objectivité scientifique, et, disons le mot, l’impartialité. Et ce manque d’impartialité, je me garderai bien de dire qu’il est voulu, mais je dirai qu’il est fatal. Les préjugés de race, les préjugés politiques, les préjugés nationaux sont trop puissants sur l’homme pour qu’il puisse leur échapper, s’il ne se place hors de leur atteinte. Pour s’en affranchir, il faut qu’il s’élève jusqu’à cette hauteur d’où l’histoire apparaissant tout entière dans la majesté de son développement, les passions passagères du moment se calment et s’apaisent devant la sublimité du spectacle. Comment y arriver, si ce n’est par la méthode comparative? Elle seule est capable de faire éviter à l’historien les pièges qui l’entourent, de lui permettre d’apprécier à leur juste valeur, à leur degré précis de vérité scientifique, les faits qu’il étudie. Par elle, et par elle seule, l’histoire peut devenir une science et s’affranchir des idoles du sentiment. Elle le deviendra dans la mesure où elle adoptera pour l’histoire nationale le point de vue de l’histoire universelle. Dès lors, elle ne sera pas seulement plus exacte, elle sera aussi plus humaine. Le gain scientifique ira de pair avec le gain moral, et personne ne se plaindra si elle inspire un jour aux peuples, en leur montrant la solidarité de leurs destinées, un patriotisme plus fraternel, plus conscient et plus pur (De la méthode comparative en histoire, p.12-13).

 

Réflexions sur l'histoire et l'historiographie

Toute construction historique -- ce qui revient à dire toute narration historique -- repose sur un postulat : celui de l'identité de la nature humaine au cours des âges. On ne pourrait comprendre l'action des hommes si l'on n'admettait tout d'abord que l'humanité, en ce qu'elle a d'essentiel, a été, de tout temps, ce qu'elle est aujourd'hui. Le sociétés passées nous seraient inintelligibles, si les besoins naturels qu'elles ont éprouvés et les forces psychiques qui les ont poussées étaient qualitativement différents des nôtres. Comment expliquer les innombrables différences qu'elles présentent dans le temps et dans l'espace, si on ne les considère pas comme les nuances d'une réalité qui, dans son essence, est toujours et partout la même ?

L'historien admet donc qu'il peut raisonner sur les actions des morts comme il raisonne sur celles des vivants qui l'entourent. Et cela suffit à faire saisir le caractère subjectif de ses récits. Car, raisonner au sujet des actions des hommes, c'est les ramener à des motifs et leur attribuer des conséquences. Mais où se trouvent ces motifs et ces conséquences, sinon dans l'esprit de celui qui raisonne? Les observateurs diffèrent non seulement par leur intelligence, mais aussi par la profondeur et la variété de leurs connaissances. C'est par l'intelligence que Thucydide est plus grand historien que Xénophon, et Machiavel que Froissart. Mais c'est par l'étendue de leurs connaissances que les historiens modernes ont l'avantage sur ceux de l'Antiquité et du Moyen Age. Ils ne dépassent certainement pas leurs prédécesseurs par la force et la pénétration de l'esprit; mais, les dépassant par l'étendue de leur savoir, ils découvrent des rapports entre les actions des hommes qui ont échappé aux premiers (La tâche de l'historien, p.16-17).

 

Histoire comparée et histoire universelle

Ce n'est qu'aujourd'hui que nous avons commencé de découvrir l'Orient et l'on sait quel bouleversement en fut la conséquence dans notre compréhension de l'histoire ancienne. Les génies grec et romain, à la lueur des clartés venues de Crète, de Syrie, de Babylone et d'Egypte apparaissent maintenant comme les résultats du contact et de l'interpénétration de différentes civilisations. Ces progrès attestent ce que l'on peut attendre de la méthode comparative. Seule, elle peut atténuer les préjugés de race, de politique et de nationalité chez les historiens. Ces préjugés s'emparent inévitablement de celui qui, se confinant dans les limites étroites de l'histoire nationale, se condamne ainsi à ignorer les liens qui attachent cette histoire à l'histoire des autres nations. Il ne faut pas attribuer au parti pris, mais bien plutôt à une information insuffisante, le fait que tant d'historiens manquent d'impartialité. Celui qui s'absorbe dans la contemplation de son propre peuple exagérera inévitablement son originalité et lui attribuera l'honneur de découvertes qui, en réalité, ne sont souvent qu'empruntées. Il est injuste pour les autres, parce qu'il ne les comprend pas, et l'exclusivisme de ses connaissances l'expose à se laisser tromper par les idoles du sentiment.

La méthode comparative permet à l'histoire d'apparaître dans sa perspective réelle. Ce que l'on croyait être une montagne se réduit à une taupinière, et ce pourquoi le génie national était honoré apparaît souvent comme une simple manifestation de l'esprit d'imitation. Mais le point de vue de l'histoire comparée n'est pas autre que celui de l'histoire universelle. C'est pourquoi, à mesure que l'on envisagera davantage l'histoire dans la totalité de son développement et que l'on s'habituera à étudier l'histoire particulière ou nationale en fonction de l'évolution générale, les faiblesses inhérentes à la méthode historique iront s'atténuant. Elle atteindra le maximum de la précision que son objet lui permet, si ses adeptes comprennent clairement que le but final de leurs efforts est l'élaboration scientifique de l'histoire universelle (La tâche de l'historien, p.20-22).

 

Unification des Pays-Bas

C’est au moment où les diverses principautés des Pays-Bas viennent d’atteindre à leur pleine autonomie politique qu’on les voit, par une brusque transformation, passer sous le pouvoir d’une même dynastie, s’unir en une solide fédération monarchique et constituer, entre l’Allemagne et la France, cet État intermédiaire que les royaumes de Belgique et de Hollande représentent encore aujourd’hui sur la carte de l’Europe. Avec le début de la période bourguignonne se clôt la première partie de leur histoire et s’ouvre une ère nouvelle. Par la superposition de l’unité du souverain et du gouvernement à la multiplicité des régimes constitutionnels, elles sortent du moyen âge pour entrer dans l’époque moderne.

Pour rapide qu’il ait été, ce grand changement ne peut surprendre l’historien. Il lui apparaît, en effet, comme l’aboutissement naturel d’une évolution circulaire. Il devait venir un moment où la Flandre et la Lotharingie se joindraient l’une à l’autre dans cette région mitoyenne qu’elle occupent entre les peuples romans et les peuples germaniques. La différence des races ne pouvait constituer un obstacle dans ces pays où Wallons et Flamands vivaient côte à côte depuis cinq cents ans dans les mêmes cadres politiques et religieux, soumis aux mêmes influences civilisatrices, entraînés dans la même activité économique, participant au même droit et possédant des institutions analogues. Depuis l’époque franque, la frontière linguistique n’y avait jamais coïncidé avec une limite d’État et aucun des deux groupes d’hommes que séparait cette frontière n’avait jamais cherché à dominer ou à exploiter l’autre.

Sans doute, il serait inexact de prétendre que d’elles-mêmes, par une tendance profonde et spontanée, ces populations à la fois différentes et semblables aient visé à s’unir. Mais il faut constater du moins la facilité avec laquelle elles se plient aux événements qui ont pour effet de les rapprocher les unes des autres (Histoire de Belgique, t.II, p.171-172).

 

Progrès du catholicisme dans les Pays-Bas espagnols

Depuis la fin du XVIe siècle, autour de la Compagnie de Jésus, instrument le plus puissant et expression la plus haute de la rénovation catholique, les ordres religieux essaiment largement par le pays. Ils se rattachent pour la plupart à cette tendance de piété active et d’apostolat populaire inaugurée par les Frères Mineurs du Moyen Age. Mais ils s’ajustent à la vie moderne, aux besoins nouveaux de la société, à la situation présente de la religion. Aussi, tous s’établissent-ils aux centres mêmes du mouvement social, c’est-à-dire dans les villes. Ils font pénétrer jusqu’aux couches les plus basses et les plus misérables des populations urbaines la stricte orthodoxie et la dévotion dont les Jésuites imprègnent de leur côté la noblesse et la bourgeoisie. On pourrait dire assez exactement de beaucoup d’entre eux, particulièrement des capucins et des Récollets, qu’ils sont les Jésuites du pauvre. Ils ne s’occupent pas seulement de prêcher, de confesser, d’organiser des processions, de diriger des neuvaines ou des "prières de quarante heures", ils se consacrent encore à visiter les prisonniers, à soigner les malades, à hospitaliser les fous, à enseigner les enfants du peuple. Il en est qui vont jusqu’à se charger de quelque service public, comme par exemple les Capucins, auxquels est réservé, dans certaines villes, le soin d’éteindre les incendies.

Dans cette armée de religieux recrutée par la ferveur catholique, les femmes ne sont guère moins nombreuses que les hommes. A côté des vieux béguinages, les couvents de Carmélites, des Thérésiennes, des Brigittines, des Annonciades, des Ursulines, des Franciscaines, des Clarisses offrent leur asile à la piété féminine, l’excitent à un mysticisme plus ardent, l’appellent à des tâches nouvelles. Sans distinction de sexes, de professions, de classes sociales, la société tout entière est travaillée et, pour ainsi dire, pétrie par la religion. La considération, l’influence, les largesses que la renaissance du savoir avait jadis value aux humanistes, la renaissance du catholicisme les assure aujourd’hui, et bien plus largement, aux couvents (Histoire de Belgique, t.IV, p.378-379).

 

Portrait de Juste Lipse

Juste Lipse vieillissant et revenu au catholicisme lui donna [à l’Université de Louvain], il est vrai, depuis 1592, un dernier éclat, lueur suprême de la Renaissance sur le point de s’éteindre. Car, en dépit de sa conversion, Lipse appartient bien encore à la lignée des humanistes. Il prétend ne s’asservir à aucune doctrine, à aucun parti. Il prend pour devise ce mot de Sénèque : "Non me cuiquam mancipavi, nullius nomen fero". Il n’admet point, au moment même où le thomisme tend à devenir la philosophie classique de l‘Université, qu’une école puisse revendiquer le monopole de la science. Éclectique en théorie, ses préférences personnelles vont au stoïcisme. Sa grande œuvre philologique est une édition de Tacite, l’historien stoïcien, et il consacre ses dernières années à l’étude et au commentaire de Sénèque. Son stoïcisme, tel qu’il l’a formulé dans sa Manuductio ad philosophiam stoïcam (1604), dont l’influence fut si profonde sur ses contemporains, s’allie naturellement au christianisme. Et c’est par ce mélange de la sagesse antique et de la morale chrétienne qu’il apparaît bien comme une dernière manifestation de la Renaissance et se rattache à la tradition érasmienne. Comme chez tant de stoïciens, d’ailleurs, le caractère n’était pas, chez Juste Lipse, à la hauteur de l’intelligence et du talent. Il sentait bien que ses idées, dans le milieu où il vivait, n’étaient point sans détonner et sans faire scandale. Sa célébrité et, il faut le dire aussi, ses palinodies, les lui firent pardonner. Ce disciple de Zénon et d’Épictète célébra en vers les Vierges de Hal et de Montaigu, et nia, contre toute évidence, la paternité des œuvres protestantes de sa jeunesse. Ce défenseur de l’individualisme et du respect de la conscience, introduisit dans sa "Politique" un chapitre établissant le devoir pour l’État de poursuivre les hérétiques. Ces contradictions, qui sauvegardèrent la liberté de son enseignement, prouvent combien celle-ci était précaire. Juste Lipse mort, l’étude de l’antiquité ne se conserva à Louvain que pour la forme. On ne lui demanda plus des idées, mais des modèles de bien dire (Histoire de Belgique, t.IV, p.451-452).

 

Réflexions sur les Pays Bas autrichiens

S’ils [les Autrichiens] entendaient se la [la Belgique] réserver exclusivement, ce n’était d’ailleurs que pour se trouver mieux en état de l’échanger contre une possession plus à leur gré parce que plus profitable. Durant les quatre-vingt-cinq ans qu’elle leur appartint, ils furent constamment préoccupés du meilleur moyen de s’en débarrasser. Il ne dépendit pas d’eux de la troquer soit contre un duché d’Italie, soit contre la Bavière, et ils ne la conservèrent en définitive, jusqu’au jour où elle leur fut arrachée par la République française, que faute d’avoir pu en passer un marché avantageux.

Le peu d’attachement qu’ils témoignèrent au pays n’eut d’égal que l’indifférence du pays à leur égard. La maison d’Espagne, héritière des ducs de Bourgogne et souveraine naturelle des provinces, avait été populaire; celle d’Autriche, imposée à la nation par les convenances de l’Europe, ne le fut jamais. Le souvenir de Marie-Thérèse qui, jusqu’à nos jours, a subsisté dans le peuple, ne doit pas faire illusion. L’impératrice a tout simplement profité des circonstances qui firent de son règne une époque de relèvement économique, du prestige habilement exploité qu’elle dut à son sexe, à sa beauté et à ses malheurs, et surtout des sympathies qui s’attachèrent à Charles de Lorraine, son représentant à Bruxelles. L’absence perpétuelle des souverains, à laquelle on s’était accoutumé sous le régime espagnol, se perpétua sous le régime autrichien, si l’on ne tient pas compte de la visite rapide et incognito de Joseph II, en 1786. A lieu d’une infante ou d’un infant, une archiduchesse résida au palais de Bruxelles. A une cour espagnole succéda une cour allemande, et ce fut tout (Histoire de Belgique, t.V, p.168-169).

 

Mécontentement des Belges sous la domination française

Il [le décret de la Convention du 15/12/92] s’ouvre par une répudiation solennelle de la conquête. La République ne convoite point les territoires étrangers. Ce sont ses ennemis qui en l’attaquant l’ont forcée à sortir de ses frontières et à se défendre sur leur sol. Son devoir est maintenant d’affranchir les pays qu’elle occupe. Pour cela, il est indispensable de les soumettre à une "tutelle temporaire", d’y établir "une puissance provisoire qui ordonne les mouvements désorganisateurs, qui démolisse avec méthode toutes les parties de l’ancienne constitution sociale". Ainsi naîtra une communauté d’intérêts, une solidarité qui unira naturellement la France aux nations libérées et les fera pencher vers elle.

Le décret du 15 décembre devait entrer en vigueur le 1er janvier 1793. A peine fut-il connu que de toutes parts s’élevèrent des protestations. Sauf à Liége, à Mons et à Charleroi, où l’administration était dominée par les avancés, ce fut un tollé général. La nation n’était pas plus disposée à se laisser "enjoindre" la liberté par la République, qu’elle ne l’avait été à se laisser enjoindre le progrès par Joseph II. On invoquait contre le décret cette même souveraineté du peuple qu’il prétendait instaurer à sa façon. On s’indignait de se voir mis "en tutelle" et traité en pays conquis. Car il était visible, et personne sur ce point ne se faisait d’illusion, que l’on allait tomber en un état d’annexion à peine déguisé et tellement insupportable que, pour en finir, il n’y aurait d’autre moyen que de demander l’annexion pure et simple (Histoire de Belgique, t.VI, p.34 ; 36-37).

 

Causes de l’échec de l’amalgame belgo-hollandais

L’agitation politique provoquée en 1828 par l’union des catholiques et des libéraux devait prendre tôt ou tard un caractère révolutionnaire. Elle le prit très tôt. Dès les premiers mois de 1830 on ne peut plus se faire d’illusions sur ses tendances. De simple opposition constitutionnelle qu’elle était au début, le sentiment populaire et le sentiment national qu’elle a déchaînés l’ont bientôt poussée à une lutte de front contre le gouvernement. Pourtant les griefs qu’elle invoquait à l’origine avec tant d’âpreté n’existent plus. Il n’y a plus de Collège philosophique, plus d’arrêté de 1815, plus d’abatage et de mouture; le Concordat est maintenant appliqué, et le 4 juin le roi retirera même les mesures linguistiques imposées en 1819. Ces concessions, qui auraient dû mettre fin au mouvement, n’ont fait qu’en augmenter la violence, car, si elles lui ont enlevé ses prétextes, elles n’en ont pas atteint la cause profonde. Il apparaît désormais que cette cause gît dans l’existence même du royaume. Ce qui arrive, c’est ce que de bons juges avaient prédit dès 1815 : la dissolution de l’"amalgame" prématuré de deux nations trop différentes l’une de l’autre.

Avec des ménagements, de la souplesse et de la prudence, il eût sans doute été possible de consolider l’État et de lui assurer un avenir aussi heureux pour lui-même que pour l’Europe. Au rôle international qui lui était dévolu pouvait correspondre une civilisation également internationale où serait venu confluer, comme au XVIe siècle, les grands courants de la pensée européenne : la française par l’intermédiaire de la Belgique, l’allemande par celui de la Hollande. Une tolérance largement humaine pouvait naître du rapprochement des catholiques du Sud et des protestants du Nord. Mais pour accomplir une œuvre aussi grandiose, le temps était indispensable. La précipitation gâta tout. Il aurait fallu essayer d’une lente accoutumance, d’une assimilation graduelle, d’une marche par étapes qui eût permis aux peuples de se comprendre et de se joindre dans la communauté des mêmes destinées. En la leur imposant prématurément on la rendit impossible, et son impossibilité conduisit à la rupture (Histoire de Belgique, t.VI, p.363-364).

 

Portrait de la bourgeoisie belge du XIXe siècle

Ainsi, la bourgeoisie moderne ne doit rien qu’à elle-même. La position qu’elle occupe, elle n’en a pas hérité, elle se l’est faite. Elle ne succède à personne et ses fondateurs pourraient dire qu’ils sont leurs propres ancêtres. Ancêtres bien souvent sans continuateurs. Car, parmi ces commerçants et ces fondateurs d’usines, le succès est proche de la ruine. Les capitaux empruntés au crédit insuffisant des banques ne résistent que malaisément aux crises. Ou bien des fils incapables laissent péricliter les affaires dont la prospérité ne se maintient que grâce au travail personnel de leur chef. La concurrence acharnée qui met constamment aux prises les industriels exige d’eux un effort permanent. Ils ne subsistent qu’à force d’économie et de discipline. Dès le matin ils partent pour la fabrique et, sauf les heures des repas, y passent la journée, inspectant eux-mêmes leurs ateliers, faisant la correspondance, tenant les livres, recevant les clients. Habituellement leur maison, accolée à l’usine, retentit du matin au soir du bruit des machines. Souvent le femme prend sa part aux occupations du mari et le fils aîné, à peine ses classes terminées, fait son apprentissage sous l’œil du père. Les familles d’ailleurs sont nombreuses et pour "caser" les enfants, il importe de développer les affaires. Pour se maintenir, il faut s’enrichir sans cesse et par conséquent peiner sans relâche. Nul luxe dans l’existence, une vie sociale réduite à quelques repas de cérémonie, à des réceptions de parents, à des "dégustations" de vin de Bourgogne entre amis. Pas de vacances, un voyage à Paris ou un séjour à Ostende, de temps en temps, peu ou point de distractions intellectuelles, tel est dans la plupart des villes industrielles le train ordinaire de la vie des "patrons" (Histoire de Belgique, t.VII, p.246).

 

Résistance de l’empire romain

Réalisant ce que les Goths n’avaient pu faire, Genséric réussit, en 427, grâce aux bateaux de Carthagène, à passer le détroit de Gibraltar et à débarquer 50 000 hommes sur la côte africaine. Ce fut pour l’Empire le coup décisif. C’est l’âme même de la République qui disparaît, dit Salvien. Quand Genséric en 439 a pris Carthage, c’est-à-dire la grande base navale de l’Occident, puis, peu après, la Sardaigne, la Corse et les Baléares, la situation de l’Empire est ébranlée à fond. Il perd cette Méditerranée qui avait été pour lui jusqu’alors le grand instrument de sa résistance.

En somme, on se demande comment l’Empire a pu durer si longtemps et on ne peut s’empêcher d’admirer son obstination à résister à la fortune. Un Majorien, qui reprend Lyon aux Burgondes et marche sur Genséric par l’Espagne, est encore digne d’admiration. Pour se défendre, l’Empire n’a que des fédérés qui ne cessent de le trahir, comme les Wisigoths et les Burgondes, et des troupes de mercenaires dont la fidélité ne supporte pas le malheur et que la possession de l’Afrique et des îles par les Vandales empêche de bien ravitailler.

L’Orient, menacé lui-même le long du Danube, ne peut rien. Son seul effort se porte contre Genséric. Sûrement si les Barbares avaient voulu détruire l’Empire, ils n’avaient qu’à s’entendre pour y réussir. Mais ils ne le voulaient pas (Mahomet et Charlemagne, p.12; 13-14).

 

Importance du papyrus

Un autre article de grande consommation venant de l’Orient est le papyrus. L’Égypte a le monopole de fournir dans tout l’Empire le matériel courant de l’écriture, le parchemin étant réservé aux écrits de luxe. Or, après les invasions comme avant elles, la pratique de l’écriture s’est conservée dans tout l’Occident. Elle fait partie de la vie sociale. Toute la vie juridique, toute la vie administrative, je veux dire le fonctionnement de l’État, la suppose, ainsi que les relations sociales. Les marchands ont des commis, des mercenarii litterati. Il faut des masses de papyrus pour la tenue des registres du fisc, pour les notaires des tribunaux, pour les correspondances privées, pour les monastères. Celui de Corbie -- on l’a vu -- consomme par an, cinquante mains (tomi) de papyrus prélevé au cellarium fisci de Fos. Manifestement, c’est par chargements entiers que cette denrée se déverse sur les quais des ports.

L’apostrophe de Grégoire à son collègue de Nantes, dont les injures ne pourraient être inscrites sur tout le papyrus qu’on débarque au port de Marseille, est une preuve frappante de l’abondance des arrivages. D’ailleurs, on employait encore le papyrus pour la confection de mèches de chandelles et aussi, semble-t-il, pour en garnir les parois des lanternes après l’avoir huilé; le fait qu’on pouvait s’en approvisionner aux boutiques de Cambrai atteste qu’il s’en trouvait dans tout le pays. C’était donc un objet de grande consommation et la matière par conséquent d’un commerce en gros, rayonnant d’Alexandrie sur toute la Méditerranée. On sait que nous en avons encore la preuve matérielle dans les beaux diplômes royaux conservés aux Archives nationales de Paris et dans quelques fragments de chartes privées; débris des innombrables scrinia dans lesquels les particuliers conservaient leurs papiers d’affaires et leur correspondance comme les villes gardaient les actes insérés aux gesta municipalia.

La fragilité du papyrus dans les climats du Nord explique facilement qu’il en reste si peu; ce qui ne doit pas nous faire illusion sur la quantité qui fut jadis en usage. Et le nombre de renseignements que, grâce à Grégoire de Tours, nous possédons sur la Gaule, ne doit pas nous faire oublier la consommation certainement plus importante qui s’en faisait en Italie et en Espagne, et que devait donc alimenter une importation singulièrement active (Mahomet et Charlemagne, p.62-63).

 

Résultats des invasions germaniques

De quelque côté qu’on l’envisage, la période inaugurée par l’établissement des Barbares dans l’Empire, n’a donc rien introduit ans l’histoire d’absolument nouveau. Ce que les Germains ont détruit, c’est le gouvernement impérial in partibus occidentis, ce n’est pas l’Empire. Eux-mêmes, en s’y installant comme fœderati, le reconnaissaient. Loin de vouloir y substituer quelque chose de nouveau, ils s’y logent, et si leur aménagement entraîne de graves dégradations, il n’amène pas un plan nouveau; on pourrait presque dire que le vieux palazzo est maintenant divisé en appartements, mais comme construction il subsiste. Bref, le caractère essentiel de la Romania reste méditerranéen. Les pays frontières demeurés germaniques et l’Angleterre ne jouent encore aucun rôle; l’erreur est de les avoir pris à cette époque comme point de départ. A considérer les choses comme elles sont, la grande nouveauté de l’époque est donc un fait politique : une pluralité d’États se substituant en Occident à l’unité de l’État romain. Et cela sans doute est considérable. L’aspect de l’Europe change, mais sa vie ne change pas en son fond. Ces États, que l’on appelle nationaux, ne sont en somme pas nationaux du tout, mais seulement des fragments du grand ensemble auquel ils se sont substitués. Il n’y a transformation profonde qu’en Bretagne (Mahomet et Charlemagne, p.100-101).

 

Invasions germaniques et conquêtes arabes

La conquête arabe qui se déclenche à la fois sur l’Europe et sur l’Asie est sans précédents; on ne peut comparer la rapidité de ses succès qu’à celle avec laquelle se constituèrent les empires mongols d’un Attila, ou plus tard, d’un Gengis Khan ou d’un Tamerlan. Mais ceux-ci furent aussi éphémères que la conquête de l’Islam fut durable. Cette religion a encore ses fidèles aujourd’hui presque partout où elle s’est imposée sous les premiers khalifes. C’est un véritable miracle que sa diffusion foudroyante comparée à la lente progression du christianisme.

A côté de cette irruption, que sont les conquêtes, si longtemps arrêtées et si peu violentes des Germains, qui, après des siècles, n’ont réussi qu’à ronger le bord de la Romania?

La grande question qui se pose ici est de savoir pourquoi les Arabes, qui n’étaient certainement pas plus nombreux que les Germains, n’ont pas été absorbés comme eux par les populations de ces régions de civilisation supérieure dont ils se sont emparés? Tout est là. Il n’est qu’une réponse et elle est d’ordre moral. Tandis que les Germains n’ont rien à opposer au christianisme de l’Empire, les Arabes sont exaltés par une foi nouvelle. C’est cela et cela seul qui les rend inassimilables. Car pour le reste, ils n’ont pas plus de prévention que les Germains contre la civilisation de ceux qu’ils ont conquis. Au contraire, ils se l’assimilent avec une étonnante rapidité; en science, ils se mettent à l’école des Grecs; en art, à celle des Grecs et des Perses. Ils ne sont même pas fanatiques, du moins au début, et n’entendent pas convertir leurs sujets. Mais ils veulent les faire obéir au seul dieu, Allah, à son prophète Mahomet et, puisqu’il était Arabe, à l’Arabie. Leur religion universelle est en même temps nationale. Ils sont les serviteurs de Dieu (Mahomet et Charlemagne, p.109-110).

 

Charlemagne, empereur d’Occident

Ce défenseur de l’Église, ce saint et pieux empereur, a le centre de son pouvoir effectif, non à Rome où il l’a reçu, mais dans le nord de l’Europe. L’ancien empire méditerranéen avait eu, logiquement, son centre à Rome. Celui-ci, logiquement, a son centre en Austrasie. L’empereur de Byzance assista impuissant à l’avènement de Charles. Il ne put que ne pas le reconnaître. Pourtant, le 13 janvier 812, les deux empires font la paix. L’empereur de Byzance accepte le nouvel état de choses, Charles renonçant à Venise et à l’Italie méridionale qu’il restitue à l’empire byzantin. En somme, la politique de Charles en Italie a échoué; il n’est pas devenu une puissance méditerranéenne.

Rien ne montre mieux le bouleversement de l’ordre antique et méditerranéen qui avait prévalu pendant tant de siècles. L’Empire de Charlemagne est le point d’aboutissement de la rupture, par l’Islam, de l’équilibre européen. S’il a pu se réaliser, c’est que, d’une part, la séparation de l’Orient d’avec l’Occident a limité l’autorité du pape à l’Europe occidentale; et que, d’autre part, la conquête de l’Espagne et de l’Afrique, par l’Islam, avait fait du roi des Francs le maître de l’Occident chrétien.

Il est donc rigoureusement vrai de dire que, sans Mahomet, Charlemagne est inconcevable.

L’ancien Empire romain est devenu, en fait, au VIIe siècle, un Empire d’Orient; l’Empire de Charles est un Empire d’Occident.

En réalité, chacun des deux ignore l’autre (Mahomet et Charlemagne, p.174).

 


[Introduction ] [ La Grèce et Rome ]  [ Le moyen-âge ]  [ Du XVe au XVIIIe siècle ]  [ Le XIXe siècle ] [ Le XXe siècle ]


Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick.


 [ BCS ]  [ BCS-BOR ]  [ BCS-PUB ]