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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Historiographie du XIXe siècle
Auguste COMTE (1798-1857)
Texte :
-- Cours de philosophie positive, t. IV-VI, Paris, 1908. Édition identique à la première, parue au commencement de juillet 1830.
-- Catéchisme positiviste ou Sommaire exposition de la religion universelle, Nouv. éd. par P.-F. PÉCAUT, Paris, s. d. [1ère éd. 1852].
-- Œuvres choisies, avec une introduction par H. GOUHIER, Paris, 1943 (Bibliothèque philosophique).
-- La science sociale. Présentation, introduction par A. KREMER-MARIETTI, Paris, 1972 (Coll. Idées).
Études :
-- GOUHIER H., La philosophie de l'histoire d'Auguste Comte, dans Cahiers d'histoire mondiale, II 3, 1955, p.503-519.
-- GOUHIER H., L'analyse historique selon Auguste Comte, dans Giornale di Metafisica, 12.5, 1957, p.579-589.
Loi des trois états
Pour expliquer convenablement la véritable nature et le caractère propre de la philosophie positive, il est indispensable de jeter d'abord un coup d'œil général sur la marche progressive de l'esprit humain, envisagée dans son ensemble : car une conception quelconque ne peut être bien connue que par son histoire.
En étudiant le développement total de l'intelligence humaine dans ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple jusqu'à nos jours, je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable, et qui me semble pouvoir être solidement établie, soit sur les preuves rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation, soit sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l'état théologique, ou fictif ; l'état métaphysique, ou abstrait ; l'état scientifique, ou positif. En d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé : d'abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique, et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies, ou de systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes, qui s'excluent mutuellement : la première est le point de départ nécessaire de l'intelligence humaine ; la troisième, son état fixe et définitif ; la seconde est uniquement destinée à servir de transition.
Dans l'état théologique, l'esprit humain dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l'action directe et continue d'agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l'univers.
Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste alors à assigner pour chacun l'entité correspondante.
Enfin, dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce à chercher l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois effectives, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux, dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre (Cours, 1ère Leçon = Œuvres choisies, p.59-61).
Lois naturelles du mouvement social
La controverse rationnelle ne peut donc exister aujourd'hui que sur la subordination constante de ces grands phénomènes dynamiques à des lois naturelles invariables ; ce qui, en principe, ne saurait comporter aucune discussion pour quiconque serait directement placé au point de vue général de la philosophie positive, condition, il est vrai, trop rarement remplie encore. Mais, en complétant l'observation, il sera facile de constater, sous quelque aspect qu'on envisage la société, que ces modifications successives sont toujours assujetties à un ordre déterminé, dont l'explication rationnelle, d'après l'étude de la nature humaine, est déjà possible en un assez grand nombre de cas pour que, dans les autres, on puisse espérer de l'apercevoir ultérieurement. Cet ordre présente d'ailleurs une fixité remarquable, que manifeste essentiellement l'exacte comparaison des développements parallèles, observés chez les populations distinctes et indépendantes, comme chacun peut aisément en retrouver des exemples caractéristiques, dont les principaux seront d'ailleurs spontanément appréciés dans la partie historique de ce volume (Cours, t. IV, 48ème Leçon, p.194).
Prédétermination du mouvement politique
Quant à la coordination philosophique de ces preuves partielles préalables, dont la combinaison n'est nullement indifférente à la science, je dois enfin avertir aussi le lecteur que l'évolution fondamentale de l'humanité, comparativement appréciée sous les divers aspects sociaux, doit être, par la nature du sujet, d'autant plus nécessairement assujettie à d'impérieuses lois naturelles, qu'elle concerne des phénomènes plus composés, où les irrégularités provenues d'influences individuelles quelconques doivent naturellement s'effacer davantage. On conçoit ainsi quelle irrationnelle inconséquence il doit y avoir aujourd'hui, par exemple, à regarder, d'une part, le mouvement scientifique comme soumis à des lois positives, et, d'une autre part, le mouvement politique comme essentiellement arbitraire ; car, au fond, celui-ci, en vertu de sa complication supérieure, dominant davantage les complications individuelles, doit être encore plus inévitablement prédéterminé que l'autre, où le génie personnel exerce certainement plus d'empire, comme nous allons le reconnaître directement en traitant des limites fondamentales de l'action sociale. Quelque paradoxal que doive aujourd'hui sembler un tel principe, je ne doute pas qu'il ne soit finalement confirmé par un examen approfondi du sujet (Cours, t. IV, 48ème Leçon, p.197-198).
Histoire et sociologie
Ainsi, l'histoire vraiment rationnelle des différents êtres existants, individuels ou collectifs, ne pourra commencer, sous aucun rapport, à devenir régulièrement possible que lorsque enfin le système entier des sciences fondamentales aura été préalablement complété par la création de la sociologie, comme je l'ai souvent expliqué dans cet ouvrage. Jusqu'alors, tous les divers renseignements historiques que l'on continuera à recueillir, à l'égard d'un ordre quelconque de phénomènes, devront être essentiellement réservés comme des matériaux ultérieurs pour la véritable histoire, au temps de sa maturité propre : leur principal office immédiat, dans l'élaboration de la science réelle, se réduit seulement à fournir, aux branches correspondantes de la philosophie naturelle, des faits destinés à manifester ou à confirmer les lois abstraites et générales dont elle poursuit la recherche. Cette subordination nécessaire et constatée ne peut certes présenter aucune exception envers les phénomènes sociaux, où elle est, au contraire, bien plus profondément indispensable. Si tous les naturalistes conviennent aujourd'hui que la véritable histoire de la terre ne saurait être encore suffisamment conçue, non seulement faute de documents assez complets, mais surtout parce que les diverses lois naturelles dont elle dépend sont jusqu'ici trop peu connues, à combien plus forte raison doit-on regarder comme chimérique toute tentative actuelle pour constituer directement l'histoire beaucoup plus complexe des sociétés humaines (Cours, t. V, 52ème Leçon, p.9-10).
Influence de la géographie
De même, sous le second point de vue, on peut entrevoir, d'une manière un peu plus satisfaisante, diverses conditions physiques, chimiques et même biologiques, qui ont dû certainement influer, à un degré quelconque, sur l'éminente propriété des contrées européennes de servir jusqu'ici de théâtre essentiel à cette évolution prépondérante de l'humanité (1)
(1) Telles sont, par exemple, sous le rapport physique, outre la situation, thermologiquement si avantageuse, sous la zone tempérée, l'existence de l'admirable bassin de la Méditerranée, autour duquel a dû surtout s'effectuer d'abord le plus rapide développement social, dès que l'art nautique est devenu assez avancé pour permettre d'utiliser ce précieux intermédiaire, offrant à l'ensemble des nations riveraines, à la fois la contiguïté propre à faciliter des relations suivies, et la diversité qui les rend importantes à une réciproque stimulation sociale. Pareillement, sous le point de vue chimique, l'abondance plus prononcée du fer et de la houille dans ces contrées privilégiées a dû certainement y contribuer beaucoup à accélérer l'évolution humaine. Enfin, sous l'aspect biologique, soit phytologique, soit zoologique, il est clair que ce même milieu ayant été plus favorable, d'une part aux principales cultures alimentaires, d'une autre part au développement des plus précieux animaux domestiques, la civilisation a dû s'y trouver aussi, par cela seul, spécialement encouragée. Mais, quelque importance réelle qu'on puisse déjà attacher à ces divers aperçus, de telles ébauches sont évidemment bien loin de suffire encore à l'explication vraiment positive du phénomène proposé : et, lorsque la formation convenable de la dynamique sociale aura ultérieurement permis de tenter directement une telle explication, il est même évident que chacune des indications précédentes aura préalablement besoin d'être soumise à une scrupuleuse révision scientifique, fondée sur l'ensemble de la philosophie naturelle
(Cours, t. V, 52ème Leçon, p.12-13).
Causes et lois
En un mot, la révolution fondamentale qui caractérise la virilité de notre intelligence consiste essentiellement à substituer partout, à l'inaccessible détermination des causes proprement dites, la simple recherche des lois, c'est-à-dire des relations constantes qui existent entre les phénomènes observés. Qu'il s'agisse des moindres ou des plus sublimes effets, de choc et de pesanteur comme de pensée et de moralité, nous n'y pouvons vraiment connaître que les diverses liaisons mutuelles propres à leur accomplissement, sans jamais pénétrer dans le mystère de leur production.
Non seulement nos recherches positives doivent essentiellement se réduire, en tous genres, à l'appréciation systématique de ce qui est, en renonçant à en connaître la première origine et la destination finale ; mais il importe, en outre, de sentir que cette étude des phénomènes, au lieu de pouvoir devenir aucunement absolue, doit toujours rester relative à notre organisation et à notre situation. En reconnaissant, sous ce double aspect, l'imperfection nécessaire de nos divers moyens spéculatifs, on voit que, loin de pouvoir étudier complètement aucune existence effective, nous ne saurions garantir nullement la possibilité de constater ainsi, même très superficiellement, toutes les existences réelles, dont la majeure partie peut-être doit nous échapper totalement (Discours sur l'esprit positif = Œuvres choisies, p.187-188).
Science et érudition
C'est dans les lois des phénomènes que consiste réellement la science, à laquelle les faits proprement dits, quelque exacts et nombreux qu'ils puissent être, ne fournissent jamais que d'indispensables matériaux. Or, en considérant la destination constante de ces lois, on peut dire, sans aucune exagération, que la véritable science, bien loin d'être formée de simples observations, tend toujours à dispenser, autant que possible, de l'exploration directe, en y substituant cette prévision rationnelle, qui constitue, à tous égards, le principal caractère de l'esprit positif, comme l'ensemble des études astronomiques nous le fera clairement sentir. Une telle prévision, suite nécessaire des relations constantes découvertes entre les phénomènes, ne permettra jamais de confondre la science réelle avec cette vaine érudition qui accumule machinalement des faits sans aspirer à les déduire les uns des autres. Ce grand attribut de toutes nos saines spéculations n'importe pas moins à leur utilité effective qu'à leur propre dignité ; car, l'exploration directe des phénomènes accomplis ne pourrait suffire à nous permettre d'en modifier l'accomplissement, si elle ne nous conduisait pas à le prévoir convenablement. Ainsi, le véritable esprit positif consiste surtout à voir pour prévoir, à étudier ce qui est afin d'en conclure ce qui sera, d'après le dogme général de l'invariabilité des lois naturelles (Discours sur l'esprit positif = Œuvres choisies, p.191).
Deux sortes de lois
Envers chaque ordre d'événements, ces lois doivent, à cet égard, être distinguées en deux sortes, selon qu'elles lient par similitude ceux qui coexistent, ou par filiation, ceux qui se succèdent. Cette indispensable distinction correspond essentiellement, pour le monde extérieur, à celle qu'il nous offre toujours spontanément entre les deux états corrélatifs d'existence et de mouvement; d'où résulte, dans toute science réelle, une différence fondamentale entre l'appréciation statique et l'appréciation dynamique d'un sujet quelconque. Les deux genres de relations contribuent également à expliquer les phénomènes, et conduisent pareillement à les prévoir, quoique les lois d'harmonie semblent d'abord destinées surtout à l'explication et les lois de succession à la prévision. Soit qu'il s'agisse, en effet, d'expliquer ou de prévoir, tout se réduit toujours à lier : toute liaison réelle, d'ailleurs statique ou dynamique, découverte entre deux phénomènes quelconques, permet à la fois de les expliquer et de les prévoir l'un après l'autre ; car la prévision scientifique convient évidemment au présent, et même au passé, aussi bien qu'à l'avenir, consistant sans cesse à connaître un fait indépendamment de son exploration directe, en vertu de ses relations avec d'autres déjà donnés (Discours sur l'esprit positif = Œuvres choisies, p.195-196).
Positivisme et liberté
La femme. Avant d'aborder le meilleur domaine théorique, je dois, mon père, vous soumettre un scrupule général résulté des objections métaphysiques que j'ai souvent entendu faire contre cette extension décisive du dogme positif. Tout assujettissement du monde moral et social à des lois invariables, comparables à celles de la vitalité et de la matérialité, est maintenant représenté, par certains raisonneurs, comme incompatible avec la liberté de l'homme. Quoique ces objections m'aient toujours paru purement sophistiques, je n'ai jamais su les dissiper chez les esprits, trop nombreux encore, qui laissent entraver ainsi leur marche spontanée vers le positivisme.
Le Prêtre. Il est aisé, ma fille, de surmonter cet embarras préliminaire, en caractérisant directement la vraie liberté.
Loin d'être aucunement incompatible avec l'ordre réel, elle consiste partout à suivre sans obstacles les lois propres au cas correspondant. Quand un corps tombe, sa liberté se manifeste en cheminant, selon sa nature, vers le centre de la terre, avec une vitesse proportionnelle au temps, à moins que l'interposition d'un fluide ne modifie sa spontanéité. De même, dans l'ordre vital, chaque fonction, végétative ou animale, est déclarée libre, si elle s'accomplit conformément aux lois correspondantes, sans aucun empêchement extérieur ou intérieur. Notre existence intellectuelle et morale comporte toujours une équivalente appréciation qui, directement incontestable envers l'activité, devient dès lors nécessaire pour son moteur affectif et son guide rationnel.
Si la liberté humaine consistait à ne suivre aucune loi, elle serait encore plus immorale qu'absurde, comme rendant impossible un régime quelconque, individuel ou collectif. Notre intelligence manifeste sa plus grande liberté quand elle devient, suivant sa destination normale, un miroir fidèle de l'ordre extérieur, malgré les impulsions physiques ou morales qui tendraient à la troubler (Catéchisme positiviste, p.135-136).
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