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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Adolphe THIERS (1797-1877)
Texte :
-- Histoire de la Révolution française, 10 t. en 5 vol., Bruxelles, 1849.
-- Histoire du Consulat et de l'Empire, 6 vol., Bruxelles, 1845-1862 (+ Atlas de l'histoire du Consulat et de l'Empire, Paris, 1866).
Études :
-- MALO H., Thiers 1797-1877, Paris, 1932 (Bibliothèque historique).
-- SAINTE-BEUVE, Œuvres, t. I. Premiers lundis - Début des portraits littéraires, Paris, 1956 (La Pléiade) [ p.138-149 : Histoire de la Révolution française (Ve et VIe volumes) ; p.222-238 : VIIe et VIIIe volumes ; p.264-272 : IXe et Xe volumes].
-- Thiers d'une République à l'autre. Actes du colloque tenu à l'Académie des sciences, lettres et arts de Marseille le 14 novembre 1997, Paris, 1998.
-- TOMBS R., Thiers historien, dans Bassan F., L'histoire au XIXe siècle, p.265-281.
Portrait de Mirabeau
Le plus audacieux des chefs populaires, celui qui, toujours en avant, ouvrait les délibérations les plus hardies, était Mirabeau. Les absurdes institutions de la vieille monarchie avaient blessé des esprits justes, et indigné des cœurs droits ; mais il n'était pas possible qu'elles n'eussent froissé quelque âme ardente et irrité de grandes passions. Cette âme fut celle de Mirabeau, qui, rencontrant dès sa naissance tous les despotismes, celui de son père, du gouvernement et des tribunaux, employa sa jeunesse à les combattre et à les haïr. Il était né sous le soleil de la Provence, et issu d'une famille noble. De bonne heure il s'était fait connaître par ses désordres, ses querelles et une éloquence emportée. Ses voyages, ses observations, ses immenses lectures, lui avaient tout appris, et il avait tout retenu. Mais outré, bizarre, sophiste même quand il n'était pas soutenu par la passion, il devenait tout autre par elle. Promptement excité par la tribune et la présence de ses contradicteurs, son esprit s'enflammait : d'abord ses premières vues étaient confuses, ses paroles entrecoupées, ses chairs palpitantes, mais bientôt venait la lumière ; alors son esprit faisait en un instant le travail des années ; et à la tribune même, tout était pour lui découverte, expression vive et soudaine. Contrarié de nouveau, il revenait plus pressant et plus clair, et présentait la vérité en images frappantes ou terribles. Les circonstances étaient-elles difficiles, les esprits fatigués d'une longue discussion ou intimidés par le danger, un cri, un mot décisif s'échappait de sa bouche, sa tête se montrait effrayante de laideur et de génie, et l'assemblée éclairée ou raffermie rendait des lois, ou prenait des résolutions magnanimes.
Fier de ses hautes qualités, s'égayant de ses vices, tour à tour altier ou souple, il séduisait les uns par ses flatteries, intimidait les autres par ses sarcasmes, et les conduisait tous à sa suite par une singulière puissance d'entraînement. Son parti était partout, dans le peuple, dans l'assemblée, dans la cour même, dans tous ceux enfin auxquels il s'adressait dans le moment. Se mêlant familièrement avec les hommes, juste quand il fallait l'être, il avait applaudi au talent naissant de Barnave, quoiqu'il n'aimât pas ses jeunes amis ; il appréciait l'esprit profond de Sieyès, et caressait son humeur sauvage ; il redoutait dans Lafayette une vie trop pure ; il détestait dans Necker un rigorisme extrême, une raison orgueilleuse et la prétention de gouverner une révolution qu'il savait lui appartenir. Il aimait peu le duc d'Orléans et son ambition incertaine ; et, comme on le verra bientôt, il n'eut jamais avec lui aucun intérêt commun (Histoire de la révolution, t. I, p.87-88).
Échec de la fuite de Varennes (1791) : fatalité ?
A Paris, on avait préparé la réception qu'on devait faire à la famille royale. Un avis était répandu et affiché partout : Quiconque applaudira le roi sera battu ; quiconque l'insultera sera pendu. L'ordre fut ponctuellement exécuté, et l'on n'entendit ni applaudissements ni insultes. La voiture prit un détour pour ne pas traverser Paris. On la fit entrer par les Champs-Élysées, qui conduisent directement au château. Une foule immense la reçut en silence et le chapeau sur la tête. Lafayette, suivi d'une garde nombreuse, avait pris les plus grandes précautions. Les trois gardes-du-corps qui avaient aidé la fuite étaient sur le siège, exposés à la vue et à la colère du peuple ; néanmoins ils n'essuyèrent aucune violence. A peine arrivée au château, la voiture fut entourée. La famille royale descendit précipitamment, et marcha au milieu d'une double haie de gardes nationaux, destinés à la protéger. La reine, demeurée la dernière, se vit presque enlevée dans les bras de MM. de Noailles et d'Aiguillon, ennemis de la cour, mais généreux amis du malheur. En les voyant s'approcher, elle eut d'abord quelques doutes sur leurs intentions, mais elle s'abandonna à eux, et arriva saine et sauve au palais.
Tel fut ce voyage, dont la funeste issue ne peut être justement attribuée à aucun de ceux qui l'avaient préparé. Un accident le fit manquer, un accident pouvait le faire réussir. Si, par exemple, Drouet avait été joint et arrêté par celui qui le poursuivait, la voiture était sauvée. Peut-être aussi le roi manqua-t-il d'énergie lorsqu'il fut reconnu. Quoi qu'il en soit, ce voyage ne doit être reproché à personne, ni à ceux qui l'ont conseillé, ni à ceux qui l'ont exécuté ; il était le résultat de cette fatalité qui poursuit la faiblesse au milieu des crises révolutionnaires (Histoire de la révolution, t. I, p.180-181).
Éloge de l'assemblée constituante
L'assemblée constituante venait de terminer sa longue et laborieuse carrière ; et, malgré son noble courage, sa parfaite équité, ses immenses travaux, elle était haïe comme révolutionnaire à Coblentz, et comme aristocrate à Paris. Pour bien juger cette mémorable assemblée, où la réunion des lumières fut si grande et si variée, les résolutions si hardies et si persévérantes, et où, pour la première fois peut-être, on vit tous les hommes éclairés d'une nation réunis avec la volonté et le pouvoir de réaliser les vœux de la philosophie, il faut considérer l'état dans lequel elle avait trouvé la France, et celui dans lequel elle le laissait.
En 1789, la nation française sentait et connaissait tous ses maux, mais elle ne concevait pas la possibilité de les guérir. Tout à coup, sur la demande imprévue des parlemens, les états généraux sont convoqués ; l'assemblée constituante se forme, et arrive en présence du trône, enorgueilli de son ancienne puissance, et disposé tout au plus à souffrir quelques doléances. Alors elle se pénètre de ses droits, se dit qu'elle est la nation, et ose le déclarer au gouvernement étonné. Menacée par l'aristocratie, par la cour et par une armée, ne prévoyant pas encore les soulèvemens populaires, elle se déclare inviolable, et défend au pouvoir de toucher à elle ; convaincue de ses droits, elle s'adressait à des ennemis qui n'étaient pas convaincus des leurs, et elle l'emporte, par une simple expression de sa volonté, sur une puissance de plusieurs siècles et sur une armée de trente mille hommes.
C'est là toute la révolution ; c'en est le premier acte et le plus noble ; il est juste, il est héroïque, car jamais une nation n'a agi avec plus de droit et de danger.
Le pouvoir vaincu, il fallait le reconstituer d'une manière juste et convenable. Mais à l'aspect de cette échelle sociale au sommet de laquelle tout surabonde, puissance, honneurs, fortune, tandis qu'au bas tout manque jusqu'au pain indispensable à la vie, l'assemblée constituante éprouve dans ses pensées une réaction violente, et veut tout niveler. Elle décide donc que la masse des citoyens complètement égalisée exprimera ses volontés, et que le roi demeurera chargé seulement de leur exécution.
Son erreur ici n'est point d'avoir réduit la royauté à une simple magistrature ; car le roi avait encore assez d'autorité pour maintenir les lois, et plus que n'en ont les magistrats dans les républiques ; mais c'est d'avoir cru qu'un roi, avec le souvenir de ce qu'il avait été, pût se résigner, et qu'un peuple, qui se réveillait à peine, et qui venait de recouvrer une partie de la puissance publique, ne voulût pas la conquérir tout entière. L'histoire prouve en effet qu'il faut diviser infiniment les magistratures, ou que, si on établit un chef unique, il faut le doter si bien qu'il n'ait pas envie d'usurper (Histoire de la révolution, t. II, p.5-6).
Économie et finances en 1793
Cependant on ne connaîtrait pas encore tous les maux qui affligeaient alors la république, si on se bornait à considérer seulement les cinq ou six champs de bataille sur lesquels ruisselait le sang humain. L'intérieur offrait un spectacle tout aussi déplorable. Les grains étaient toujours chers et rares. On se battait à la porte des boulangers pour obtenir une modique quantité de pain. On se disputait en vain avec les marchands pour leur faire accepter les assignats en échange des objets de première nécessité. La souffrance était au comble. Le peuple se plaignait des accapareurs qui retenaient les denrées, des agioteurs qui les faisaient renchérir, et qui discréditaient les assignats par leur trafic. Le gouvernement, tout aussi malheureux que le peuple, n'avait, pour exister aussi, que les assignats, qu'il fallait donner en quantité trois au quatre fois plus considérable pour payer les mêmes services, et qu'on n'osait plus émettre, de peur de les avilir encore davantage. On ne savait donc plus comment faire vivre ni le peuple ni le gouvernement.
La production générale n'avait pourtant pas diminué. Bien que la nuit du 4 août n'eût pas encore produit ses immenses effets, la France ne manquait ni de blé, ni de matières premières, ni de matières ouvrées ; mais la distribution égale et paisible en était devenue impossible, par les effets du papier-monnaie. La révolution qui, en abolissant la monarchie, avait voulu néanmoins payer sa dette ; qui, en détruisant la vénalité des offices, s'était engagée à en rembourser la valeur ; qui, en défendant enfin le nouvel ordre de choses contre l'Europe conjurée, était obligée de faire les frais d'une guerre universelle, avait, pour suffire à toutes ces charges, les biens nationaux enlevés au clergé et aux émigrés. Pour mettre en circulation la valeur de ces biens, elle avait imaginé les assignats, qui en étaient la représentation, et qui, par le moyen des achats, devaient rentrer au trésor et être brûlés. Mais comme on doutait du succès de la révolution et du maintien des ventes, on n'achetait pas les biens. Les assignats restaient dans la circulation, comme une lettre de change non acceptée, et s'avilissaient par le doute et par la quantité.
Le numéraire seul restait toujours comme mesure réelle des valeurs ; et rien ne nuit à une monnaie contestée, comme la rivalité d'une monnaie certaine et incontestée. L'une se resserre et refuse de se donner, tandis que l'autre s'offre en abondance et se discrédite en s'offrant. Tel était le sort des assignats par rapport au numéraire. La révolution, condamnée à des moyens violens, ne pouvait plus s'arrêter. Elle avait mis en circulation forcée la valeur anticipée des biens nationaux ; elle devait essayer de la soutenir par des moyens forcés. Le 11 avril, malgré les Girondins qui luttaient généreusement, mais imprudemment, contre la fatalité de cette situation révolutionnaire, la convention punit de six ans de fers quiconque vendrait du numéraire, c'est-à-dire échangerait une certaine quantité d'argent ou d'or contre une quantité nominale plus grande d'assignats. Elle punit de la même peine quiconque stipulerait pour les marchandises un prix différent, suivant que le payement se ferait en numéraire ou en assignats.
Ces moyens n'empêchaient pas la différence de se prononcer rapidement. En juin, un franc métal valait trois francs assignats ; et en août, deux mois après, un franc argent valait six francs assignats. Le rapport de diminution, qui était de un à trois, s'était donc élevé de un à six (Histoire de la révolution, t. IV, p.180-181).
Mort des Girondins
Le lendemain, 31 octobre [1793], une foule immense s'était portée sur leur passage. Ils répétaient, en marchant à l'échafaud, cet hymne des Marseillais que nos soldats chantaient en marchant à l'ennemi. Arrivés à la place de la Révolution, et descendus de leurs charrettes, ils s'embrassèrent en criant : Vive la république ! Sillery monta le premier sur l'échafaud, et après avoir salué gravement le peuple, dans lequel il respectait encore l'humanité faible et trompée, il reçut le coup fatal. Tous imitèrent Sillery, et moururent avec la même dignité. En trente et une minutes, le bourreau fit tomber ces illustres têtes, et détruisit ainsi en quelques instans, jeunesse, beauté, vertus, talens. Telle fut la fin de ces nobles et courageux citoyens, victimes de leur généreuse utopie. Ne comprenant ni l'humanité ni ses vices, ni les moyens de la conduire dans une révolution, ils s'indignèrent de ce qu'elle ne voulait pas être meilleure, et se firent dévorer par elle, en s'obstinant à la contrarier. Respect à leur mémoire ! jamais tant de vertus, de talens ne brillèrent dans les guerres civiles ; et il faut le dire à leur gloire, s'ils ne comprirent pas la nécessité de moyens violens pour sauver la cause de la France, la plupart de leurs adversaires, qui préférèrent ces moyens, se décidèrent par passion plutôt que par génie. On ne pourrait mettre au-dessus d'eux que celui des montagnards qui se serait décidé pour les moyens révolutionnaires, par politique seule et non par l'entraînement de la haine (Histoire de la révolution, t. V, p.94).
Réflexions sur le destin de Robespierre
On se demande ce qui serait arrivé si Robespierre l'eût emporté. L'abandon où il se trouva prouve que c'était impossible. Mais eût-il été vainqueur, il aurait fallu ou qu'il cédât au sentiment général, ou qu'il succombât plus tard. Comme tous les usurpateurs, il aurait été forcé de faire succéder aux horreurs des factions, un régime calme et doux. Mais d'ailleurs ce n'était pas à lui qu'il appartenait d'être cet usurpateur. Notre révolution était trop vaste pour que le même homme, député à la constituante en 1789, fût proclamé empereur ou protecteur en 1804, dans l'église Notre-Dame. Dans un pays moins avancé et moins étendu comme l'était l'Angleterre, où le même homme pouvait encore être tribun et général, et réunir ces deux fonctions, un Cromwell a pu être à la fois homme de parti au commencement, soldat usurpateur à la fin. Mais dans une révolution aussi étendue que la nôtre, et où la guerre a été si terrible et si dominante, où le même individu ne pouvait occuper en même temps la tribune et les camps, les hommes de parti se sont d'abord dévorés entre eux ; après eux sont venus les hommes de guerre, et un soldat est resté le dernier maître.
Robespierre ne pouvait donc remplir chez nous le rôle d'usurpateur. Pourquoi lui fut-il donné de survivre à tous ces révolutionnaires fameux, qui lui étaient si supérieurs en génie et en puissance, à un Danton, par exemple ? ... Robespierre était intègre, et il faut une bonne réputation pour captiver les masses. Il était sans pitié, et elle perd ceux qui en ont dans les révolutions. Il avait un orgueil opiniâtre et persévérant, et c'est le seul moyen de se rendre toujours présent aux esprits. Avec cela il dut survivre à tous ses rivaux. Mais il fut de la pire espèce des hommes. Un dévot sans passions, sans les vices auxquels elles exposent, mais sans le courage, la grandeur et la sensibilité qui les accompagnent ordinairement ; un dévot ne vivant que de son orgueil et de sa croyance, se cachant au jour du danger, revenant se faire adorer après la victoire remportée par d'autres, est un des êtres les plus odieux qui aient dominé les hommes, et on dirait les plus vils, s'il n'avait eu une conviction forte et une intégrité reconnue (Histoire de la révolution, t.VI, p.130-131).
A propos du 18 brumaire
Telle fut la révolution du 18 brumaire, jugée si diversement par les hommes, regardée par les uns comme l'attentat qui anéantit l'essai de notre liberté, par les autres comme un acte hardi, mais nécessaire, qui termina l'anarchie. Ce qu'on en peut dire, c'est que la révolution, après avoir pris tous les caractères, monarchique, républicain, démocratique, prenait enfin le caractère militaire, parce qu'au milieu de cette lutte perpétuelle avec l'Europe, il fallait qu'elle se constituât d'une manière solide et forte. Les républicains gémissent de tant d'efforts infructueux, de tant de sang inutilement versé pour fonder la liberté en France, et ils déplorent de la voir immolée par l'un des héros qu'elle avait enfantés. En cela le plus noble sentiment les trompe. La révolution, qui devait nous donner la liberté, et qui a tout préparé pour que nous l'ayons un jour, n'était pas, et ne devait pas être elle-même la liberté. Elle devait être une grande lutte contre l'ancien ordre de choses. Après l'avoir vaincu en France, il fallait qu'elle le vainquît en Europe. Mais une lutte si violente n'admettait pas les formes et l'esprit de la liberté ...
La fin de la convention et le directoire présentèrent des momens de liberté. Mais la lutte avec l'Europe ne pouvait être que passagèrement suspendue. Elle recommença bientôt ; et au premier revers les partis se soulevèrent tous contre un gouvernement trop modéré, et invoquèrent un bras puissant. Bonaparte, revenant d'Orient, fut salué comme un souverain, et appelé au pouvoir. On dira vainement que Zurich [1799 : victoire de Masséna sur les Russes] avait sauvé la France. Zurich était un accident, un répit ; il fallait encore Marengo et Hohelinden pour la sauver. Il fallait plus que des succès militaires, il fallait une réorganisation puissante à l'intérieur de toutes les parties du gouvernement, et c'était un chef politique plutôt qu'un chef militaire dont la France avait besoin. Le 18 et le 19 brumaire étaient donc nécessaires. On pourrait seulement dire que le 20 fut condamnable, et que le héros abusa du service qu'il venait de rendre. Mais on répondra qu'il venait achever une tâche mystérieuse, qu'il tenait, sans s'en douter, de la destinée, et qu'il accomplissait sans le vouloir. Ce n'était pas la liberté qu'il venait continuer, car elle ne pouvait pas exister encore ; il venait, sous les formes monarchiques, continuer la révolution dans le monde ; il venait la continuer en se plaçant, lui plébéien, sur un trône ; en conduisant le pontife à Paris pour verser l'huile sacrée sur un front plébéien ; en créant une aristocratie avec des plébéiens ; en faisant des rois avec des plébéiens ; enfin en recevant dans son lit la fille des Césars, et en mêlant un sang plébéien à l'un des sangs les plus vieux de l'Europe; en mêlant enfin tous les peuples, en répandant les lois françaises en Allemagne, en Italie, en Espagne ; en donnant des démentis à tant de prestiges, en ébranlant, en confondant tant de choses. Voilà quelle tâche profonde il allait remplir ; et pendant ce temps la nouvelle société allait se consolider à l'abri de son épée, et la liberté devait venir un jour. Elle n'est pas venue, elle viendra. J'ai décrit la première crise qui en a préparé les élémens en Europe; je l'ai fait sans haine, plaignant l'erreur, révérant la vertu, admirant la grandeur, tâchant de saisir les profonds desseins de la Providence dans ces grands événemens, et les respectant dès que je croyais les avoir saisis (Histoire de la révolution, t. X, p.217-219).
Après quinze ans de vie publique, Thiers revient à l'histoire
Cependant ce n'était pas en un jour que l'autorité d'un seul pouvait remplacer cette démagogie, où tout le monde, alternativement opprimé ou oppresseur, avait joui un instant de la toute-puissance. Il fallait ménager les apparences, et, pour amener au pouvoir absolu la France fatiguée, la faire passer par la transition d'un gouvernement glorieux, réparateur et demi-républicain. Il fallait, en un mot, le Consulat avant d'aboutir à l'Empire.
C'est cette partie de notre histoire contemporaine que je vais raconter aujourd'hui. Quinze ans se sont écoulés depuis que je retraçais les annales de notre première révolution. Ces quinze années, je les ai passées au milieu des orages de la vie publique ; j'ai vu s'écrouler un trône ancien, et s'élever un trône nouveau ; j'ai vu la révolution française poursuivre son invincible cours : quoique les spectacles auxquels j'ai assisté m'aient peu surpris, je n'ai pas la prétention de croire que l'expérience des hommes et des affaires n'eût rien à m'apprendre ; j'ai la confiance, au contraire, d'avoir beaucoup appris, et d'être ainsi plus apte, peut-être, à saisir et à exposer les grandes choses que nos pères ont faites, pendant ces temps héroïques. Mais je suis certain que l'expérience n'a pas glacé en moi les sentiments généreux de ma jeunesse ; je suis certain d'aimer, comme je les aimais, la liberté et la gloire de la France.
Je reprends mon récit au 18 brumaire an VIII [9 novembre 1799] (Histoire du consulat et de l'empire, vol. I, p.2).
Nécessité de la religion
La manière de penser du Premier Consul sur la constitution des sociétés, était trop juste et trop profonde, pour qu'il pût voir d'un œil indifférent les désordres religieux de la France à cette époque ; et il avait d'ailleurs, pour y porter la main, des motifs plus élevés encore que ceux que nous venons d'indiquer, s'il y en a de plus élevés que l'ordre public et le repos des familles.
Il faut une croyance religieuse, il faut un culte à toute association humaine. L'homme, jeté au milieu de cet univers, sans savoir d'où il vient, où il va, pourquoi il souffre, pourquoi même il existe, quelle récompense ou quelle peine recevront les longues agitations de sa vie ; assiégé des contradictions de ses semblables, qui lui disent, les uns qu'il y a un Dieu, auteur profond et conséquent de toutes choses, les autres qu'il n'y en a pas ; ceux-ci, qu'il y a un bien, un mal, qui doivent servir de règle à sa conduite; ceux-là, qu'il n'y a ni bien ni mal, que ce sont là les inventions intéressées des grands de la terre : l'homme, au milieu de ces contradictions, éprouve le besoin impérieux, irrésistible, de se faire sur tous ces objets une croyance arrêtée. Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il s'en fait une. Partout, en tout temps, en tout pays, dans l'antiquité comme dans les temps modernes, dans les pays civilisés comme dans les pays sauvages, on le trouve au pied des autels, les uns vénérables, les autres ignobles ou sanguinaires. Quand une croyance établie ne règne pas, mille sectes acharnées à la dispute comme en Amérique, mille superstitions honteuses comme en Chine, agitent ou dégradent l'esprit humain. Ou bien, si comme en France en 1793, une commotion passagère a emporté l'antique religion du pays, l'homme, à l'instant même où il avait fait vœu de ne plus rien croire, se dément après quelques jours, et le culte insensé de la déesse Raison, inauguré à côté de l'échafaud, vient prouver que ce vœu était aussi vain qu'il était impie.
A en juger par sa conduite ordinaire et constante, l'homme a besoin d'une croyance religieuse. Dès lors, que peut-on souhaiter de mieux à une société civilisée qu'une religion nationale, fondée sur les vrais sentiments du cœur humain, conforme aux règles d'une morale pure, consacrée par le temps, et qui, sans intolérance et sans persécution, réunisse, sinon l'universalité, au moins la grande majorité des citoyens, au pied d'un autel antique et respecté ?
Une telle croyance, on ne saurait l'inventer, quand elle n'existe pas depuis des siècles ...
On n'avait rien à inventer en 1800. Cette croyance pure, morale, antique, existait : c'était la vieille religion du Christ, ouvrage de Dieu suivant les uns, ouvrage des hommes suivant les autres, mais suivant tous, œuvre profonde d'un réformateur sublime ; réformateur commenté pendant dix-huit siècles par les conciles, vastes assemblées des esprits éminents de chaque époque, discutant sous le titre d'hérésies, tous les systèmes de philosophie, adoptant, sur chacun des problèmes de la destinée humaine, les opinions les plus plausibles, les plus sociales, les adoptant, pour ainsi dire, à la majorité du genre humain, produisant enfin ce corps de doctrine invariable, qu'on appelle unité catholique, et au pied duquel Bossuet, Leibnitz, après avoir pesé le dire de tous les philosophes, sont venus soumettre leur superbe génie ! Elle existait, cette religion, qui avait rangé sous son empire tous les peuples civilisés, formé leurs mœurs, inspiré leurs chants, fourni le sujet de leurs poésies, de leurs tableaux, de leurs statues, empreint sa trace dans tous les souvenirs nationaux, marqué de son signe leurs drapeaux, tour à tour vaincus ou victorieux ! Elle avait disparu un moment dans une grande tempête de l'esprit humain ; mais, la tempête passée, le besoin de croire revenu, elle s'était retrouvée au fond des âmes, comme la croyance naturelle et indispensable de la France et de l'Europe.
Quoi de plus indiqué, de plus nécessaire en 1800, que de relever cet autel de saint Louis, de Charlemagne et de Clovis, un instant renversé ? Le général Bonaparte, qui eût été ridicule s'il avait voulu se faire prophète ou révélateur, était dans le vrai rôle que lui assignait la Providence, en relevant de ses mains victorieuses cet autel vénérable, en y ramenant par son exemple les populations quelque temps égarées. Et il ne fallait pas moins que sa gloire pour une telle œuvre ! De grands génies, non pas seulement parmi les philosophes, mais parmi les rois, Voltaire et Frédéric, avaient déversé le mépris sur la religion catholique, et donné le signal des railleries pendant cinquante années. Le général Bonaparte, qui avait autant d'esprit que Voltaire, plus de gloire que Frédéric, pouvait seul, par son exemple et ses respects, faire tomber les railleries du dernier siècle (Histoire du consulat et de l'empire, vol. I, p.362-363).
Jugement sur la paix de Tilsit (1807)
Jamais plus d'éclat n'avait entouré la personne et le nom de Napoléon ; jamais plus de puissance apparente n'avait été acquise à son sceptre impérial. Du détroit de Gibraltar à la Vistule, des montagnes de la Bohême à la mer du Nord, des Alpes à la mer Adriatique, il dominait, ou directement ou indirectement, ou par lui-même ou par des princes qui étaient, les uns ses créatures, les autres, ses dépendants. Au delà se trouvaient des alliés, ou des ennemis subjugués, l'Angleterre seule exceptée. Ainsi le continent presque entier relevait de lui, car la Russie, après lui avoir résisté un moment, venait d'adopter ses desseins avec chaleur, et l'Autriche se voyait contrainte de les laisser accomplir, menacée même d'y concourir. L'Angleterre enfin, garantie de cette vaste domination par l'Océan, allait être placée entre l'acceptation de la paix, ou une guerre avec l'univers.
Tels étaient les dehors de cette puissance gigantesque : ils avaient de quoi éblouir la terre, et en effet ils l'éblouirent! mais la réalité était moins solide qu'elle n'était brillante. Il aurait suffi d'un instant de froide réflexion pour s'en convaincre. Napoléon, détourné de sa lutte avec l'Angleterre par la troisième coalition, attiré des bords de l'Océan à ceux du Danube, avait puni la maison d'Autriche en lui enlevant à la suite de la campagne d'Austerlitz, les États vénitiens, le Tyrol, la Souabe et avait ainsi complété le territoire de l'Italie, agrandi nos alliés de l'Allemagne méridionale, éloigné les frontières autrichiennes des nôtres. Jusque-là tout était bien, car achever l'affranchissement territorial de l'Italie, nous ménager des amis en Allemagne, placer de nouveaux espaces entre l'Autriche et la France, était conforme assurément à la saine politique. Mais dans l'enivrement produit par la prodigieuse campagne de 1805, changer arbitrairement la face de l'Europe, et, au lieu de se borner à modifier le passé, ce qui est le plus grand triomphe accordé à la main de l'homme, vouloir le détruire ; au lieu de continuer à notre profit la vieille rivalité de la Prusse et de l'Autriche, par des avantages accordés à l'une sur l'autre, arracher le sceptre germanique à l'Autriche sans le donner à la Prusse ; convertir leur antagonisme en une haine commune contre la France; créer, sous le titre de Confédération du Rhin, une prétendue Allemagne française, composée de princes français antipathiques à leurs sujets, de princes allemands peu reconnaissants de nos bienfaits, et après avoir rendu, par cet injuste déplacement de la limite du Rhin, la guerre avec la Prusse inévitable, guerre aussi impolitique qu'elle fut glorieuse, se laisser entraîner par le torrent de la victoire, jusqu'aux bords de la Vistule ; arrivé là, essayer la restauration de la Pologne, en ayant sur ses derrières la Prusse vaincue mais frémissante, l'Autriche secrètement implacable ; tout cela, admirable comme œuvre militaire, était comme œuvre politique, imprudent, excessif, chimérique ! (Histoire du consulat et de l'empire, vol. II, p.401).
La littérature sous le Premier Empire
Dans les lettres la France était plus loin encore [que dans la peinture] de la vraie supériorité. Mais, juge exquis en cette matière, elle ne s'abusait point. Une sorte d'inertie peu ordinaire s'était emparée alors du génie national. On avait vu au XVIIe siècle la France, parée de tout l'éclat de la jeunesse et de la gloire, exceller au plus haut point dans la représentation tragique des passions de l'homme, et dans la représentation comique de ses travers, illustrer la chaire, par une éloquence grave, forte, sublime, inconnue au monde, qui ne l'avait jamais entendue, qui ne l'entendra plus. On l'avait vue dans le XVIIIe siècle, changeant soudainement de goût, d'esprit, de croyance, abandonner l'art pour la polémique, attaquer l'autel, le trône, toutes les institutions sociales, et produire une littérature nouvelle, acrimonieuse, véhémente, immortelle aussi, quoique moins belle que la littérature qui s'attache à la peinture du cœur humain. On l'avait vue ainsi varier à l'infini les productions de son esprit, et ne jamais tarir, comme cette fontaine où les anciens faisaient abreuver le génie, et qui versait sur le monde un flot perpétuel. Mais, tout à coup, après une révolution immense, la plus humaine par le but, la plus terrible par les moyens, la plus vaste par ses conséquences, l'esprit français, qui l'avait voulue, appelée et produite, se montrait surpris, troublé, épouvanté de son œuvre, et pour ainsi dire épuisé. La littérature française, à la suite de la révolution de 1789, malgré l'influence de Napoléon, demeurait nulle et sans inspiration ...
La littérature française ne retrouvait une originalité véritable, une éloquence touchante, que lorsque M. de Chateaubriand, célébrant les temps d'autrefois, s'adressait, comme nous l'avons dit ailleurs, à cette mélancolie vraie du cœur humain, qui regrette toujours le passé quel qu'il soit, même le moins regrettable, uniquement parce qu'il n'est plus. Cependant le siècle avait un écrivain immortel, immortel comme César : c'était le souverain lui-même, grand écrivain, parce qu'il était grand esprit, orateur inspiré dans ses proclamations, chantre de ses propres exploits dans ses bulletins, démonstrateur puissant dans une multitude de notes émanées de lui, d'articles insérés au Moniteur, de lettres écrites à ses agents, qui, sans doute, paraîtront un jour, et qui surprendront le monde autant que l'ont surpris ses actions. Coloré quand il peignait, clair, précis, véhément, impérieux quand il démontrait, il était toujours simple comme le comportait le rôle sérieux qu'il tenait de la Providence, mais quelquefois un peu déclamateur, par un reste d'habitude, particulière à tous les enfants de la révolution française. Singulière destinée de cet homme prodigieux, d'être le plus grand écrivain de son temps, tandis qu'il en était le plus grand capitaine, le plus grand législateur, le plus grand administrateur ! La nation lui ayant, dans un jour de fatigue, abandonné le soin de vouloir, d'ordonner, de penser pour tous, lui avait en quelque sorte, par le même privilège, concédé le don de parler, d'écrire mieux que tous (Histoire du consulat et de l'empire, vol. II, p.451-452).
Thiers et sa méthode
Je viens d'achever, après quinze années d'un travail assidu, l'Histoire du Consulat et de l'Empire, que j'avais commencée en 1840. De ces quinze années, je n'en ai pas laissé couler une seule, excepté toutefois celle que les événements politiques [le Coup d'État du 2 décembre 1851] m'ont obligé à passer hors de France, sans consacrer tout mon temps à l'œuvre difficile que j'avais entreprise. On pourrait, j'en conviens, travailler plus vite, mais j'ai pour la mission de l'histoire un tel respect, que la crainte d'alléguer un fait inexact me remplit d'une sorte de confusion. Je n'ai alors aucun repos que je n'aie découvert la preuve du fait objet de mes doutes ; je la cherche partout où elle peut être, et je ne m'arrête que lorsque je l'ai trouvée, ou que j'ai acquis la certitude qu'elle n'existe pas. Dans ce cas, réduit à prononcer comme un juré, je parle d'après ma conviction intime, mais toujours avec une extrême appréhension de me tromper, car j'estime qu'il n'y a rien de plus condamnable, lorsqu'on s'est donné spontanément la mission de dire aux hommes la vérité sur les grands événements de l'histoire, que de la déguiser par faiblesse, de l'altérer par passion, de la supposer par paresse, et de mentir, sciemment ou non, à son siècle et aux siècles à venir.
C'est sous l'empire de ces scrupules que j'ai lu, relu, et annoté de ma main les innombrables pièces contenues dans les archives de l'État, les trente mille lettres composant la correspondance personnelle de Napoléon, les lettres non moins nombreuses de ses ministres, de ses généraux, de ses aides de camp, et même des agents de sa police, enfin la plupart des Mémoires manuscrits conservés dans le sein des familles. J'ai rencontré, je dois le dire, sous tous les gouvernements (car j'en ai déjà vu se succéder trois depuis que mon œuvre est commencée), la même facilité, la même prodigalité à me fournir les documents dont j'avais besoin, et sous le neveu de Napoléon, on ne m'a pas plus refusé les secrets de la politique impériale que sous la république, ou sous la royauté constitutionnelle. C'est ainsi que je crois être parvenu à saisir et à reproduire, non cette vérité de convention que les générations contemporaines se créent souvent, et transmettent aux générations futures comme la vérité historique, mais cette vérité des faits eux-mêmes, qu'on ne trouve que dans les documents d'État, et surtout dans la correspondance des grands personnages. J'ai de la sorte quelquefois employé une année à préparer un volume que deux mois me suffisaient à écrire, et j'ai fait attendre le public, qui avait bien voulu attacher quelque prix au résultat de mes travaux (Histoire du consulat et de l'empire, vol. III, p.553-554).
Note autobiographique
Pour moi, j'ai passé vingt-cinq ans dans la vie publique, et plus de trente dans l'étude de l'histoire. Je me suis particulièrement attaché aux annales de mon temps, de celui du moins qui finissait quand ma jeunesse commençait. Après avoir écrit l'histoire de la Révolution française, j'ai essayé d'écrire celle du Consulat et de l'Empire. L'histoire de la Révolution française est connue, et je puis dire, au moins par le nombre des exemplaires répandus, que mon siècle l'a lue. J'ai publié une grande partie de celle de l'Empire, je vais en publier la fin. Celle-ci reste à connaître et à juger. Je ne sais ce qu'en pensera le public. Il y a cependant un jugement qu'il en portera, si je ne m'abuse : c'est qu'elle est empreinte du sentiment profond de la justice et de la vérité. Je l'ai commencée en 1840, sous un roi que j'ai servi et aimé, tout en lui résistant sur quelques points ; je l'ai continuée sous la république, et je l'achève sous l'empire rétabli par le neveu du grand homme dont j'ai retracé les actions... Il y a une espérance dont je me berce : c'est que personne n'apercevra dans mes écrits une trace de ces diverses époques, non-seulement dans le fond de mes jugements, mais dans les nuances mêmes de mon langage. Quand on est en présence de choses d'une dimension prodigieuse, de prospérités ou d'adversités extraordinaires, qui ont eu pour le monde des conséquences immenses, qui ont leurs beautés et leurs horreurs éternelles, songer à soi dans le moment où on les contemple, atteste ou une faiblesse de caractère, ou une faiblesse d'esprit, dont je me flatte de n'avoir jamais été atteint. J'espère donc qu'on ne s'apercevra pas que tel jour je fus en possession du pouvoir, tel jour proscrit, tel autre paisiblement heureux dans ma retraite, et que ma raison tranquille, bienveillante, et juste au moins d'intention, apparaîtra seule dans mes récits. Je ne dis pas qu'on n'y retrouvera point mes opinions personnelles : ah ! je serais bien heureux qu'on ne les retrouvât point, mais on les verra dans le dernier volume telles qu'elles ont paru dans le premier.
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Le génie de Napoléon devant l'histoire est donc hors de cause. Mais à mon avis ce qui ne l'est pas, c'est la liberté qui lui fut laissée de tout vouloir et de tout faire. Ma conviction à cet égard date, non pas de 1855 ou de 1852, mais du jour même où j'ai commencé à penser. Pouvoir tout ce qu'on est capable de vouloir est, à mon avis, le plus grand des malheurs. Les juges qui voient dans Napoléon un homme de génie, n'y voient pas tout : il faut y reconnaître l'un des esprits les plus sensés qui aient existé, et pourtant il aboutit à la plus folle des politiques. Le despotisme peut tout sur les hommes, puisqu'il a pu pervertir le bon sens de Napoléon. On verra donc dans mon récit la trace constante de cette conviction; mais qu'y puis-je faire ? Il y a quarante ans que j'ai commencé à réfléchir, et j'ai toujours pensé de la sorte. Je sais bien qu'on me dira que c'est un préjugé de ma vie, je le veux bien ; mais je répondrai que c'est un préjugé de toute ma vie. Je ne demande aux yeux de certains esprits que ce genre d'excuse. Je sais tous les dangers de la liberté, et, ce qui est pis, ses misères. Et qui les saurait, si ceux qui ont essayé de la fonder, et y ont échoué, ne les connaissaient pas ? Mais il y a quelque chose de pis encore, c'est la faculté de tout faire, laissée même au meilleur, même au plus sage des hommes. On répète souvent que la liberté empêche de faire ceci ou cela, d'élever tel monument, ou d'exercer telle action sur le monde. Voici à quoi une longue réflexion m'a conduit : c'est à penser que, si quelquefois les gouvernements ont besoin d'être stimulés, plus habituellement ils ont besoin d'être contenus ; que si quelquefois ils sont portés à l'inaction, plus habituellement ils sont portés, en fait de politique, de guerre, de dépenses, à trop entreprendre, et qu'un peu de gêne ne saurait jamais être un malheur. On ajoute, il est vrai : Mais cette liberté destinée à contenir le pouvoir d'un seul, qui la contiendra elle-même ? Je réponds sans hésiter : Tous. Je sais bien qu'un pays peut parfois s'égarer, et je l'ai vu, mais il s'égare moins souvent, moins complètement qu'un seul homme (Histoire du consulat et de l'empire, vol. III, p.562-564).
Waterloo : qui fut responsable de la défaite ?
La perte de la matinée du 18 [juin 1815] n'était encore la faute de personne, car il fallait absolument laisser le sol se raffermir sous les pieds des chevaux, sous la roue des canons, et après tout, on ne pouvait croire que le temps qu'on donnerait au sol pour se consolider serait tout simplement donné aux Prussiens pour arriver ...
Enfin si l'attention de Napoléon, attirée à droite avec sa personne et sa réserve, manquait au centre pour y prévenir de graves fautes, le tort en était à l'arrivée des Prussiens, et le tort de l'arrivée des Prussiens était, non pas à la combinaison de détacher sa droite pour les occuper, car il ne pouvait les laisser sans surveillance, sans poursuite, sans obstacle opposé à leur retour, mais à Grouchy, à Grouchy seul quoi qu'on en dise ! mais le tort d'avoir Grouchy, ah ! ce tort si grand était à Napoléon, qui, pour récompenser un service politique, avait choisi un homme brave et loyal sans doute, mais incapable de mener une armée en de telles circonstances. Enfin avec 20, 30 mille soldats de plus, Napoléon aurait pourvu à tous ces accidents, mais ces 20, ces 30 mille soldats étaient en Vendée, et cette Vendée faisait partie de la situation extraordinaire dont il était l'unique auteur. C'était en effet une extrême témérité que de se battre avec 120 mille hommes contre 220 mille, formés en partie des premiers soldats de l'Europe, commandés par des généraux exaspérés, résolus à vaincre ou à mourir, et cette témérité si grande était presque de la sagesse dans la situation où Napoléon se trouvait, car ce n'était qu'à cette condition qu'il pouvait gagner cette prodigieuse gageure de vaincre l'Europe exaspérée avec les forces détruites de la France, forces qu'il n'avait eu que deux mois pour refaire. Et pour ne rien omettre enfin, cet état fébrile de l'armée, qui après avoir été sublime d'héroïsme tombait dans un abattement inouï, était, comme tout le reste, l'ouvrage du chef d'État qui, dans un règne de quinze ans, avait abusé de tout, de la France, de son armée, de son génie, de tout ce que Dieu avait mis dans ses prodigues mains ! Chercher dans l'incapacité militaire de Napoléon les causes d'un revers qui sont toutes dans une situation qu'il avait mis quinze ans à créer, c'est substituer non-seulement le faux au vrai, mais le petit au grand. Il y eut à Waterloo bien autre chose qu'un capitaine qui avait perdu son activité, sa présence d'esprit, qui avait vieilli en un mot ; il y avait un homme extraordinaire, un guerrier incomparable, que tout son génie ne put sauver de ses fautes politiques ; il y eut un géant qui, voulant lutter contre la force des choses, la violenter, l'outrager, était emporté, vaincu comme le plus faible, le plus incapable des hommes. Le génie impuissant devant la raison méconnue, ou trop tard reconnue, est un spectacle non-seulement plus vrai, mais bien autrement moral qu'un capitaine qui a vieilli, et qui commet une faute de métier ! Au lieu d'une leçon digne du genre humain qui la reçoit, de Dieu qui la donne, ce serait un thème bon à discuter devant quelques élèves d'une école militaire (Histoire du consulat et de l'empire, vol. VI, p.517-518).
Leçon finale
Pour nous Français, Napoléon a des titres que nous ne devons ni méconnaître ni oublier, à quelque parti que notre naissance, nos convictions ou nos intérêts nous aient attachés. Sans doute en organisant notre état social par le Code civil, notre administration par ses règlements, il ne nous donna pas la forme politique sous laquelle notre société devait se reposer définitivement, et vivre paisible, prospère et libre ; il ne nous donna pas la liberté, que ses héritiers nous doivent encore ; mais, au lendemain des agitations de la révolution française, il ne pouvait nous procurer que l'ordre, et il faut lui savoir gré de nous avoir donné avec l'ordre notre état civil et notre organisation administrative. Malheureusement pour lui et pour nous, il a perdu notre grandeur, mais il nous a laissé la gloire, qui est la grandeur morale, et ramène avec le temps la grandeur matérielle. Il était par son génie fait pour la France, comme la France était faite pour lui. Ni lui sans l'armée française, ni l'armée française sans lui n'auraient accompli ce qu'ils ont accompli ensemble. Auteur de nos revers mais compagnon de nos exploits, nous devons le juger sévèrement, mais en lui conservant les sentiments qu'une armée doit au général qui l'a conduite longtemps à la victoire. Étudions ses hauts faits qui sont les nôtres, apprenons à son école, si nous sommes militaires, l'art de conduire les soldats, si nous sommes hommes d'État, l'art d'administrer les empires ; instruisons-nous surtout par ses fautes, apprenons, en évitant ses exemples, à aimer la grandeur modérée, celle qui est possible, celle qui est durable parce qu'elle n'est pas insupportable à autrui, apprenons en un mot la modération auprès de cet homme le plus immodéré des hommes. Et, comme citoyens enfin, tirons de sa vie une dernière et mémorable leçon, c'est que, si grand, si sensé, si vaste que soit le génie d'un homme, jamais il ne faut lui livrer complètement les destinées d'un pays (Histoire du consulat et de l'empire, vol. VI, p.680-681).
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