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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Historiographie du XIXe siècle
Theodor Mommsen (1817-1903)
Texte :
-- *Histoire romaine, [trad. C.A Alexandre], éd. abrégée et présentée par Cl. NICOLET, Paris, 1970 (Les grands monuments de l'histoire, 1).
-- Histoire romaine, trad. C.A. Alexandre, éd. présentée et établie par Cl. NICOLET, 2 vol., Paris, 1985 (Bouquins).
Études :
-- BOISSIER G., L'Allemagne contemporaine : M. Theodore Mommsen, dans Revue des deux mondes, 98, 1872, p.798-826.
-- CROKE B., Theodor Mommsen and the Later Roman Empire, dans Chiron, 20, 1990, p.159-189.
-- GRAN-AYMERICH È., Theodor Mommsen (1817-1903) et ses correspondants français : la « fabrique » internationale de la science, dans Journal des Savants, janvier-juin 2008, p.177-229.
-- JULLIAN C., Mommsen, dans Revue historique, 84, 1904, p.113-123.
-- WUCHER A., Theodor Mommsen. Geschichtsschreibung und Politik, Göttingen, 1956.
Réflexions sur la crise de la République
Une réforme complète était-elle possible ? Téméraire qui oserait le soutenir ou le nier. Pour sûr, il y avait urgent besoin d'une amélioration profonde de l'État dans sa tête et dans ses membres ; mais cette amélioration, nul ne l'entreprit sérieusement. Nous voyons bien le Sénat, d'un côté, l'opposition démocratique, de l'autre, essayer de quelques remèdes partiels. D'un côté comme de l'autre, les majorités étaient bien pensantes, et se tendant souvent les mains par-dessus l'abîme qui séparait les partis, travaillaient de concert à réparer les plus dommageables brèches. Mais dès qu'on ne remontait point à la source du mal, à quoi pouvait-il servir que quelques hommes, parmi les meilleurs, écoutassent d'une oreille inquiète les sourds mugissements du flot montant, et se portassent aux digues? Comme les autres, ils n'inventaient que des palliatifs; et leurs plus utiles réformes, le perfectionnement de la justice, le partage des terres domaniales, inopportunément ou insuffisamment conçues, ne firent que préparer les nouveaux dangers à l'avenir. Ils tardèrent à labourer le champ dans la saison propice; et les semences par eux jetées se tournèrent en ivraie, malgré eux. Les générations qui suivirent, appelées à traverser la tempête révolutionnaire, ont cru voir l'âge d'or de Rome dans le siècle qui suivit les guerres contre Hannibal; et Caton leur est apparu comme le modèle de l'homme d'État romain! Mais ce calme n'était autre chose que le silence du vent avant l'orage. Ce siècle fut celui des médiocrités: il ressemble au ministère Walpole chez les Anglais modernes: mais il ne trouva point à Rome un Chatam pour rajeunir le sang et rétablir dans les veines du peuple le mouvement trop longtemps arrêté de la circulation. Où qu'on porte les regards, on ne voit dans l'antique structure que fissures et crevasses: les bras sont à l'oeuvre tantôt pour les fermer, tantôt pour les élargir: nulle part il n'est trace de dispositions prises pour un remaniement ou pour une reconstruction générale de l'édifice. La question qui se pose n'est plus de savoir s'il y aura un écroulement, mais bien quand il aura lieu. Jamais la constitution romaine n'est demeurée plus stable dans ses formes que durant la période qui va de la guerre de Sicile à la troisième guerre de Macédoine et quelque trente ans au-delà: stabilité illusoire pourtant, ici comme dans les autres parties de la société romaine. Loin qu'elle attestât la santé et la force, elle était au contraire le symptôme de la maladie à ses débuts, et le précurseur de la révolution prochaine! (Histoire romaine, p.46-47).
Portrait de Caius Gracchus
Gaius Gracchus (601-633), plus jeune de neuf ans que son frère, n'avait avec lui que bien peu de ressemblance. Comme Tiberius, il fuyait les joies et les habitudes grossières : comme lui, d'ailleurs, cultivé d'esprit et brave soldat. Il s'était distingué devant Numance, sous les ordres de son beau-frère, et plus tard en Sardaigne. Mais par le talent, le caractère et surtout l'ardeur, il dépassait de beaucoup la taille du premier des Gracques. A la sûreté de sa marche, à la netteté de ses vues, au milieu même des embarras les plus divers et parmi tant d'efforts déployés pour assurer le vote et l'exécution des lois nombreuses dont il se fit plus tard le promoteur, on ne peut méconnaître dans le jeune tribun l'homme d'État de premier ordre. De même, au dévouement entier et fidèle jusqu'à la mort de ses plus proches amis, on jugera quelles facultés aimantes enrichissaient cette noble nature. Durant neuf ans, il avait puisé à l'école de la douleur et des humiliations subies l'énergie de la volonté et de l'action: la flamme de sa haine, comprimée, mais non amoindrie au fond de sa poitrine, allait pouvoir enfin se déchaîner contre le parti coupable à ses yeux des maux de la patrie et du meurtre de son frère. La passion terrible qui s'agitait en lui en avait fait le premier des orateurs que Rome ait jamais entendus : sans cette passion et ses égarements, nous aurions à le compter sans doute parmi les plus grands politiques de son siècle. Que si nous jetons les yeux sur les rares débris de ses plus fameuses harangues, nous y retrouverons la trace d'une puissante et irrésistible parole : nous comprenons encore comment à l'entendre ou seulement à le lire, on se sentait emporté par l'ouragan de son discours. Toutefois, si grand orateur qu'il fût, la colère le dominait souvent, et alors le flot se troublait ou s'aheurtait, au plus fort de son éloquence. Image fidèle de sa carrière politique et de ses souffrances ! Chez lui, plus rien de la veine sentimentale de Tiberius, de cette débonnaireté à vue courte et peu claire, recourant aux supplications et aux larmes pour ramener un adversaire politique. Entrant au contraire et sans broncher dans la voie de la révolution, il marche droit à son but et à sa vengeance ! « Comme toi,» lui écrit sa mère, « j'estime que rien n'est plus beau et plus grand [que la vengeance] : à la condition, toutefois, que la République en sorte saine et sauve ! S'il n'en est point ainsi, que nos ennemis vivent et vivent longtemps et partout ; qu'ils restent ce qu'ils sont, plutôt que de faire crouler et périr la patrie.» Cornélie savait son fils par cœur. Il professait la maxime toute contraire. Il voulait se venger de ce misérable gouvernement, se venger à tout prix, dût Rome sombrer, et lui-même avec Rome ! Se sentant voué au même destin précoce que son frère, il ne fit que se hâter davantage, pareil à l'homme mortellement blessé qui se précipite sur l'ennemi. La mère des Gracques pensait plus noblement, qui en doute ? Mais la postérité, éprise du fils, de cette nature italienne si profondément passionnée et brûlante, a mieux aimé le plaindre que le blâmer. Elle n'a point eu tort en cela (Histoire romaine, p.115-116).
A propos de la religion romaine
Mais la nouvelle philosophie d'Etat [le stoïcisme] avait pour proche alliée et voisine la nouvelle religion officielle : ou plutôt, celle-ci n'en était que l'autre face. Maintenir de propos délibéré, et par pure raison d'utilité, les croyance populaires reconnues absurdes, telle était la loi et son dogme fondamental. Déjà l'on entend l'un des hommes éminents de la société des Scipions, le grec Polybe, exprimer ouvertement cette opinion, que les rites étranges et compliqués du culte romain n'ont été inventés que pour la foule : comme la raison n'a point de prise sur elle, il faut bien la gouverner par les miracles et les signes : quant aux gens sensés et éclairés, ils n'ont que faire de la religion ! Sans nul doute les amis romains de Polybe partageaient au fond sa manière de voir, alors même qu'ils y mettaient plus de façons et que leur langage était moins cru, en matière de science et de religion. Ni Laelius, ni Scipion Emilien n'ont pu voir autre chose qu'une institution politique dans la science augurale que Polybe, en parlant ainsi, avait surtout en vue. Mais ils avaient trop d'esprit national et trop de sentiment des convenances pour se permettre en public d'aussi dangereuses manifestations. Une autre génération leur succéda ; alors on entendit Quintus Scaevola, le grand pontife, celui qui fut consul en 659 professer, dans son cours oral sur la jurisprudence, qu'il y a deux religions, l'une intelligente et philosophique, l'autre inintelligente et traditionnelle ; l'une, qui ne convient point à l'Etat, parce qu'elle contient maintes choses inutiles ou dommageables pour le peuple, l'autre qui est la religion d'Etat, et qui doit rester ce que la tradition l'a faite. La théologie varronienne n'est que le développement de la même pensée, lorsque traitant de la religion de Rome elle la considère comme un véritable établissement politique.« L'Etat,» y est-il enseigné, « est plus ancien que ses dieux, de même que le peintre est plus vieux que son tableau : s'il s'agissait de les refaire à neuf, on aurait grandement raison de les instituer en convenance meilleure avec le but, et cadrant mieux quant à leur principe avec les parties diverses de l'âme du monde : on leur donnerait des noms plus vrais : on supprimerait des images qui n'éveillent dans l'esprit que des idées erronées : on supprimerait tous ces sacrifices absurdes : mais puisque l'établissement religieux existe, il convient que tout bon citoyen confesse et pratique les dieux, et que l'homme du commun surtout, loin de les dédaigner, apprenne à leur rendre hommage ! » Hélas ! cet homme du commun, au profit de qui les grands patrons acceptaient de telles chaînes, il méprisait aujourd'hui sa foi ancienne, il cherchait ailleurs son salut, on le comprend de reste et nous le verrons bien par la suite (Histoire romaine, p.351-352).
Mort et portrait de Mithridate
Abandonné de tous, et par le pays et par les soldats, Mithridate apprend que Panticapée, sa capitale, a ouvert ses portes aux rebelles, et qu'enfermé dans son palais, il va leur être livré. Du haut des murs il implore son fils, lui demandant de le laisser vivre, de ne pas tremper ses mains dans le sang d'un père : cette prière sonnait mal dans sa bouche! N'avait-il pas lui-même les mains souillées du sang de sa mère ? Tout récemment encore n'avait-il pas versé le sang de Xipharès, son fils innocent ? Pharnace, d'ailleurs, dépassait Mithridate en dureté de cœur et en cruauté. La dernière heure ayant sonné pour le vieux roi, il voulut du moins finir comme il avait vécu : femmes, concubines, filles, et parmi celles-ci les jeunes fiancées des rois d'Egypte et de Chypre, il les condamna toutes à subir les horreurs de la mort. Elles vidèrent la coupe empoisonnée, avant qu'il ne la prît lui-même ; et comme le breuvage n'agissait pas assez vite, il tendit la gorge à un soldat celte, Bituit, qui l'acheva. Ainsi mourut (691) Mithridate Eupator dans la soixante-huitième année de son âge, dans la cinquante-septième de son règne, vingt-six ans après son premier combat contre les Romains. Pharnace envoya le cadavre à Pompée, en preuve du service rendu et de sa loyauté d'allié : Pompée le fit placer dans les caveaux royaux à Sinope.
La mort de Mithridate était pour la République l'équivalent d'une grande victoire : et comme s'il y eût eu victoire en effet, les courriers porteurs de la nouvelle, couronnant leur tête de lauriers, se montrèrent au camp, devant Jéricho, où se trouvait alors le général en chef. Dans la personne du roi du Pont, un des grands ennemis de Rome était descendu au tombeau, le plus grand de tous ceux qu'elle avait jamais rencontrés dans les molles contrées de l'Orient. L'instinct de la foule ne s'y trompait pas : comme autrefois Scipion, au jour du triomphe, était aux yeux de tous le vainqueur d'Hannibal, et non pas seulement le vainqueur de Carthage, de même devant la mort de Mithridate s'effaçaient les conquêtes faites sur les peuples nombreux de l'Orient et sur le Grand-Roi d'Arménie lui-même ; et quand Pompée célébra dans Rome son entrée solennelle, ce qui attira le plus les regards, c'étaient les tableaux peints qui montraient le vieux roi fugitif, menant son cheval par la bride, et ceux encore où il gisait étendu et rendant l'âme au milieu des cadavres de ses filles. Quelque jugement qu'on porte sur sa personne, Mithridate est une grande et historique figure, dans tout le sens du mot. Non que je l'admire comme un vaste génie, comme une riche et haute nature : mais il eut la vertu très-imposante de la haine, et cette haine l'a soutenu non sans honneur, quoique sans succès, pendant tout un demi-siècle d'une lutte inégale, contre un ennemi démesurément supérieur. La place que lui a faite l'histoire a d'ailleurs grandi l'importance de l'homme. Sentinelle avancée de la réaction nationale en Orient contre les occidentaux il a rouvert le duel entre les deux mondes ; et vainqueurs aussi bien que vaincus, tous avaient à sa chute le pressentiment qu'on assistait au début, et non à la fin du drame (Histoire romaine, p.440-442).
Le césarisme
Ici, l'heure est venue pour nous de revendiquer hautement le privilège que l'historien s'arroge tacitement ailleurs ; l'heure est venue de protester contre cette méthode, à l'usage commun de la naïveté et de la perfidie, qui se sert du blâme et de l'éloge comme d'une phrase de style banale et générale, et qui au cas actuel, en dehors des situations données, s'en va rétorquant contre César la sentence portée contre ce qu'on appelle le césarisme. Assurément, l'histoire des siècles passés est la leçon des siècles présents. Mais qu'on se garde de la trop commune erreur ! Est-ce qu'à feuilleter les annales anciennes on y peut retrouver les événements du jour ? Est-ce que le médecin politique y peut faire recueil de symptômes et de spécifiques pour sa diagnose et sa thérapeutique dans le siècle présent ? Non, l'histoire n'est instructive qu'en un sens. Comme elle étudie les civilisations d'autrefois, elle met à nu les conditions organiques de la civilisation même, elle montre les forces fondamentales partout semblables et leur assemblage partout divers : loin qu'elle prône l'imitation vide de pensée, elle nous conduit et nous incite aux œuvres nouvelles et indépendantes. En ce sens l'histoire de César et du césarisme romain, par la hauteur non surpassée du maître-ouvrier, par la nécessité de l'œuvre, a tracé de l'aristocratie moderne une critique plus amère que ne saura jamais l'écrire la main de l'homme. En vertu de cette même loi de nature, qui fait que le plus mince organisme l'emporte incommensurablement sur la plus artistique machine, la constitution politique la moins complète, dès qu'elle laisse un peu de jeu à la libre décision de la majorité des citoyens, se montre infiniment supérieure au plus humain, au plus original des absolutismes. Elle est susceptible de progrès, et dès lors elle vit. L'absolutisme est ce qu'il est, partant, chose morte. C'est cette loi naturelle aussi qui s'est manifestée dans la monarchie absolue de Rome, d'autant que sous l'impulsion première du génie qui l'avait fondé et qu'en l'absence de tout contact étroit avec l'étranger, le régime s'y est maintenu plus qu'en aucun autre Etat, dans sa pureté et son autonomie première. Mais après César, comme on verra par les livres suivants, et comme Gibbon l'a depuis longtemps démontré, l'édifice de l'empire ne s'est tenu ensemble que par les dehors : il ne s'est agrandi que mécaniquement, si je puis dire, pendant qu'au dedans, César mort, tout se desséchait et mourait avec lui. Que si, au début du régime autocratique, que si dans la pensée du dictateur surtout, il y avait place encore pour le rêve et le vaste espoir de l'alliance du libre développement du peuple avec le pouvoir absolu sous le gouvernement des meilleurs empereurs de la souche julienne eux-mêmes, on n'a pu que trop tôt et tristement vérifier, si c'est chose possible, et jusqu'où c'est chose possible, de verser dans le même vase l'eau et le feu.
L'œuvre de César était nécessaire et salutaire, non parce qu'elle apportait le bien-être national, mais parce qu'au sein du système antique, assis sur l'esclavage, totalement incompatible avec le principe d'une représentation constitutionnelle, au sein d'une cité ayant ses lois, murée avec elles durant 500 ans, et tombée dans l'ornière de l'absolutisme oligarchique, la monarchie militaire absolue était devenue la clef de voûte indispensable, logique, et qu'elle était enfin le moindre des maux. Vienne le jour où l'aristocratie à esclaves des Virginies et des Carolines se sera, dans cette voie, avancée aussi loin que la société-sœur de la Rome de Sylla, le césarisme y surgira, encore une fois légitimé par l'histoire (Histoire romaine, p.681-683).
Esclaves et affranchis
Jamais grande ville autant que Rome ne fut pauvre en moyens d'alimentation : les importations réelles, les métiers exercés par la domesticité esclave, y faisaient d'abord l'industrie libre impossible. L'esclavage, lèpre mortelle de la cité antique, entraîne partout de funestes suites : à Rome le mal dépassait tout ce qui s'était vu ailleurs. Nulle part dans le monde, pareilles bandes d'esclaves, remplissant les palais de ville des grandes familles ou des opulents parvenus. Nulle part ailleurs, pareil assemblage de foules serviles, réceptacle des peuples des trois continents : Syriens, Phrygiens et autres semi-Hellènes, se coudoyant avec les Lybiens et les Maures, Gètes et Ibères, mélangés avec les Gaulois et les Germains, dont le flot allait grossissant ! La démoralisation, compagne inséparable de l'esclavage, le contraste odieux de la loi positive et de la loi morale éclataient aux yeux. Passe encore pour le valet des champs, laboureur enchaîné, comme le bœuf sous le joug : mais quoi de plus vil que l'esclave citadin à demi civilisé ou civilisé tout à fait, et se donnant de grands airs ! Et que dire de ces armées d'affranchis, libres de fait ou de droit, ignoble cohue de mendiants ou d'enrichis malaisés qui n'étaient plus serfs, et n'étaient point citoyens, enchaînés à leur patron par toutes les lois économiques et juridiques, et se targuant d'être hommes libres ? Les affranchis surtout pullulaient : ils venaient en ville, y trouvant mille sortes d'emplois faciles : le petit commerce, les petits métiers étaient presque exclusivement dans leurs mains. Leur influence dans les élections est maintes fois attestée : toujours au premier rang, à l'émeute de la rue, c'est par eux d'ordinaire que le démagogue du jour donne le signal: à son mot d'ordre, leurs boutiques et leurs échoppes se ferment. Ce qui est pis, c'est que le gouvernement, loin de lutter contre la corruption du peuple dans Rome, y poussait de toutes ses forces dans l'intérêt de sa politique égoïste (Histoire romaine, p.713).
La ville de Rome à la fin de la République
A mauvaise semence, mauvaise récolte. Les clubs et les bandes, fléau de la politique, le culte d'Isis et les autres superstitions pieuses, fléaux de la religion, avaient désormais pris racine dans Rome. A toute heure la cherté des vivres, et souvent la famine absolue, la vie des passants en danger plus qu'en tout autre lieu : le banditisme et l'assassinat étaient devenus métier régulier et métier unique. Attirer à la ville les gens du dehors, c'était déjà préparer le meurtre : cependant, nul n'aurait osé, sans escorte armée, parcourir la banlieue. La ville, par son aspect extérieur, était l'expression même du désordre social, et la vivante satire du système aristocratique. On n'avait rien fait pour régler le régime du Tibre : à peine si l'on avait reconstruit en pierre, et cela jusqu'à l'île seulement, l'unique pont alors existant. C'était peu de choses aussi que les travaux d'aplanissement essayés dans la cité aux sept collines : on laissait aux décombres le soin de niveler tant bien que mal. Les rues étroites, à angles fréquents, montaient et descendaient les rampes : nul entretien : leurs trottoirs étaient petits, mal pavés. Les maisons du commun peuple étaient de brique, et hautes à donner le vertige. Des architectes spéculateurs les avaient bâties pour le compte des petits propriétaires, ceux-ci tombant bientôt dans la mendicité, quand ceux-là faisaient de colossales fortunes. Au milieu de cette mer de misérables bâtisses, surgissaient, pareilles à des îles, les palais fastueux des riches, enlevant l'air et la place aux petits édifices, comme leurs habitants prenaient au petit citoyen sa place et son droit dans l'Etat. A côté de ces palais aux portiques de marbre et des statues grecques, les temples des dieux, croulant de vétusté, faisaient triste figure avec leurs images grossières, presque toutes encore taillées dans le bois. De police des rues, des quais, des constructions, des incendies, à peine si l'on eût pu trouver trace. Tous les ans faisaient rage les inondations, le feu, les éboulements : nul n'y prenait garde, si ce n'est peut-être quelque prêtre officiellement consulté sur le sens et la portée du signe ou du prodige. Représentez-vous Londres avec la population (naguère) esclave de la Nouvelle-Orléans, avec la police de Constantinople, avec l'immobilité industrielle de la Rome moderne, avec les agitations politiques du Paris de 1848, et vous aurez l'assez exact tableau de la magnifique cité républicaine, dont Cicéron et ses contemporains déplorent la ruine dans leurs boudeuses épîtres !
César, lui, ne gémit point, et cherche le remède partout où le remède est possible. Rome restera, comme avant, la capitale du monde (Histoire romaine, p.714-715).
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