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Historiographie du XVe au XVIIIe siècle

 

Jean-Gottfried von Herder (1744-1803)


Texte :

-- *Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité, trad. E. QUINET, éd. M. CRÉPON, Presses Pocket, 1991 (Agora. Les Classiques).

-- Idées pour la philosophie de l'histoire de l'humanité, choix de textes, introd., trad. M. ROUCHÉ, Paris, 1962 (Collection bilingue des classiques étrangers).

-- Histoire et cultures. Une autre philosophie de l'histoire. Idées pour la philosophie de l'histoire de l'humanité (extraits), trad. M. ROUCHÉ, présentation A. RENAUT, Paris, 2000 (GF Flammarion).

Études :

-- DEKENS O., Herder, Paris, 2003 [Ch. IV, p.133-164 : Histoire et cultures].

-- WHITTON B.J., Herder's Critique of the Enlightenment: Cultural Community versus Cosmopolitan Rationalism, dans History and Theory, 27, 1988, p.146-168.


Unité ou diversité humaine

D'ailleurs, est-il vrai qu'il y ait entre les hommes, dans la sphère des idées vraies et utiles, autant de différence que le suppose une orgueilleuse spéculation ? c'est ce que l'histoire des nations et la nature de la raison et du langage me défendent de croire. Le pauvre sauvage qui n'a vu qu'un petit nombre d'objets, et combiné que peu d'idées, procède, quand il les combine, de la même manière que le premier des philosophes. Comme eux, il a un langage, et par là il exerce de mille manières son intelligence et sa mémoire, son imagination et ses sentiments. Peu importe, que son cercle soit plus ou moins restreint, ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il développe sa pensée selon les lois de la nature humaine. Nommez une seule faculté morale qui appartienne en propre au philosophe européen. Bien plus, la nature fournit d'abondantes compensations dans la mesure de ses dons intellectuels et le mode de leur exercice. Chez la plupart des sauvages, par exemple, la mémoire, l'imagination, la philosophie pratique, la promptitude de décision, l'exactitude de jugement, la grâce de l'expression, brillent à un degré qu'atteint rarement la raison artificielle de nos philosophes. Nul doute que l'homme éclairé ne calcule, avec ses idées verbales et ses chiffres, une infinité de combinaisons qui jamais ne sont entrées dans la pensée de l'homme de la nature ; mais depuis quand la table de Pythagore est-elle le type de la perfection, de la force et du bonheur de l'humanité ? Accordons que le sauvage pense par images et qu'il lui est impossible de rien concevoir abstraitement ; s'il n'a aucune idée fixe de Dieu, c'est-à-dire aucun mot pour désigner celui dont il jouit comme du grand esprit de la création qu'il concentre dans le foyer de sa propre activité, il n'est cependant pas plus étranger aux mouvements de la reconnaissance qu'aux impressions d'un bonheur mérité ; et s'il croit à l'immortalité de l'âme, bien qu'il ne puisse la démontrer par des signes vocaux, il part pour la terre de ses aïeux avec plus de tranquillité que la plupart des sceptiques avec leur science des mots (p.153-154).

 

A propos de la papauté

Jamais simple allusion n'enferma en soi tant et de si graves conséquences que ce mot dit à saint Pierre, que sur le roc de sa foi serait construite une Église indestructible, et que les clefs du royaume des cieux lui seraient confiées. L'évêque qui, suivant la croyance générale, siégeait dans la chaire de saint Pierre et près de son tombeau, s'appliqua ces paroles ; et par une suite de circonstances inévitables, comme non seulement il était devenu chef de la plus grande Église de la chrétienté, mais qu'il avait acquis le pouvoir de créer arbitrairement des ordonnances et des statuts spirituels, de convoquer des conciles et d'en disposer à son gré, d'imposer, de tracer des professions de foi, d'effacer tous les crimes, de distribuer des indulgences dont lui seul était dépositaire, ou plutôt, lorsqu'il posséda l'autorité de Dieu sur la terre, par une conséquences nécessaire il passa promptement de la monarchie spirituelle à la monarchie temporelle. S'il avait autrefois limité la puissance des évêques, il limita alors celle des princes de la terre. Il octroya en Occident une couronne impériale sans en connaître les droits. De la même main dont il lançait les anathèmes et les interdictions, il élevait et renversait les empires, châtiait et absolvait les rois ; il suspendait parmi les peuples l'exercice du culte, déliait de leurs devoirs les sujets et les vassaux, privait son clergé de femmes et d'enfants, et fondait un système que de longs siècles ont pu ébranler, non détruire. Un tel phénomène excite l'attention, et puisque nul souverain n'a rencontré plus d'obstacles que l'évêque romain, au moins mérite-t-il que nous parlions de son règne sans animosité et sans haine, comme de tout autre établissement politique (p.281-282).

 

Le latin médiéval

Enfin, ce n'était pas un instrument sans inconvénients que ce latin monacal, qui formait le lien de toutes les contrées catholiques. Outre qu'il retint longtemps dans une grossière enfance les langues modernes et avec elles le génie des nations qui les parlaient, il en résulta que l'intelligence des intérêts publics fut interdite aux peuples. Avec la langue, le caractère national disparut dans les affaires politiques ; en retour, sous cet idiome monacal se glissait en rampant l'esprit du monastère, toujours prêt, soit à flatter, soit à mentir, quand il en était besoin. Autant, pendant des siècles, il fut avantageux au clergé, c'est-à-dire à la classe instruite, que les actes publics, les lois, les décrets, les histoires locales, même les titres de commerce et les testaments fussent écrits en latin, autant les peuples en souffrirent. Une nation ne peut sortir de la barbarie qu'en cultivant sa langue ; et les habitants de l'Europe ne sont restés si longtemps dans leur premier état, que parce qu'une langue étrangère, contraire à leur génie naturel, achevant de détruire leurs monuments, a, pendant près de dix siècles, empêché de se former une jurisprudence ou une constitution véritablement indigène. L'histoire de la Russie est la seule qui soit fondée sur des monuments écrits dans la langue vulgaire, cet État étant resté indépendant de la hiérarchie romaine, dont Wladimir ne voulut pas recevoir les envoyés. Partout ailleurs, en Europe, l'idiome monacal flétrit ce qu'il put atteindre, et ce triste enfant du besoin ne mérite d'éloges que parce qu'il a sauvé du naufrage les débris de l'antiquité classique.

Ce n'est pas sans regrets que j'ai mêlé de tant de blâmes les éloges dus au moyen âge. Je sens tous les avantages qu'ont encore pour nous beaucoup des établissements de la hiérarchie ; je reconnais les nécessités des siècles où ils prirent naissance, et j'aime à m'enfoncer sous l'obscurité mystérieuse de ces monuments et de ces institutions gothiques. Comme un grossier navire, fait pour résister à la tempête des Barbares, rien ne pouvait les remplacer, et ils prouvent à la fois la force et la prévoyance de ceux qui confièrent à leur garde les trésors du genre humain. Seulement il serait difficile de trouver en eux un caractère d'utilité permanent, indépendant des temps et des lieux. Quand le fruit est mûr, l'écorce s'en détache (p.297-298).

 

Institutions et découvertes en Europe

Les universités étaient des corporations et des villes littéraires. Investies des mêmes droits que les communes, elles rendirent des services analogues. De paisibles écoles, devenues des corps politiques, abaissèrent l'orgueil grossier des nobles, soutinrent la cause des souverains contre les prétentions des papes, et ouvrirent à la classe studieuse le chemin aux emplois civils et à d'éclatants honneurs, jusque-là exclusivement réservés au clergé. Jamais peut-être les savants ne jouirent de plus d'estime qu'à l'époque de la première renaissance des lettres. On reconnut enfin le prix inestimable d'un bien qu'on avait si longtemps méprisé, et pendant qu'un parti reculait devant la lumière, les autres s'avançaient précipitamment vers l'aurore. Les universités servirent de boulevards à la science contre l'impitoyable vandalisme de la tyrannie sacerdotale, et du moins elles conservèrent pour des jours meilleurs un trésor qui n'était qu'à demi connu. Après Théodorich, Charlemagne et Alfred, nous vénérons surtout les cendres de l'empereur Frédéric II, qui, entre beaucoup d'autres bienfaits, imprima aux universités un mouvement dont l'effet se régla longtemps sur le modèle de l'école de Paris. En Europe, l'Allemagne fut pour ainsi dire le point central de ces établissements; c'est là que les arsenaux et les ateliers des sciences ont acquis, avec la forme la plus durable, la plus grande richesse intérieure.

Enfin, bornons-nous à rappeler quelques découvertes qui, mises en pratique, devinrent de puissants instruments dans les mains de la postérité. Vraisemblablement l'aiguille magnétique, le guide du navigateur, fut introduite en Europe par les Arabes, et d'abord mise en usage par les marchands d'Amalfi dans leurs premières communications commerciales avec les Orientaux, puis répandue de là dans tout l'univers moderne. De bonne heure les Génois se hasardent sur la mer Atlantique ; après eux les Portugais montrent qu'ils ne possèdent pas en vain les côtes occidentales du monde antique. Ils cherchent et découvrent un chemin autour de l'Afrique, et font ainsi une révolution dans tout le commerce de l'Inde ; jusqu'aux temps où un autre Génois découvre un second hémisphère et change en un jour toutes les relations des sociétés européennes. L'humble instrument de ces découvertes apparaît en Europe à la première lueur des sciences (p.367-368).


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