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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


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Historiographie du XVe au XVIIIe siècle

 

Voltaire (1694-1778)


Texte :

-- *Œuvres historiques, éd. R. POMEAU, Paris, 1957 (Bibliothèque de la Pléiade).

-- *Essai sur les mœurs et l'esprit des nations et sur les principaux faits de l'histoire depuis Charlemagne jusqu'à Louis XIII, éd. R. POMEAU, 2 vol., Paris, 1963 (Classiques Garnier).

-- Essai sur les moeurs et l'esprit des nations, introduction et notes par J. MARCHAND, Paris, 1975 (Les Classiques du peuple) : anthologie.

-- Correspondance choisie, éd. J. Hellegouarc'h, Le Livre de poche classique, 1990.

-- Le siècle de Louis XIV, éd. J. Hellegouarc'h - S. Menant, Le Livre de poche classique, 2006.

Études :

-- ALBINA L., Voltaire et ses sources historiques, dans Dix-huitième siècle, 13, 1981, p.349-359.

-- BELLESSORT A., Essai sur Voltaire, Paris, 1925 [pp.197-236 Voltaire historien].

-- BRUMFITT J.H., Voltaire Historian, Oxford, 1958.

-- JOHNSON N., La théorie et la pratique de l'historiographie dans la France du XVIIIe siècle : le cas du "Siècle de Louis XIV" de Voltaire, dans H. Coulet (éd.), L'histoire au XVIIIe siècle,Aix-en-Provence, 1980, pp.253-269.

-- LANSON G., Voltaire, éd. revue et mise à jour par R. POMEAU, Paris, 1960 [pp.107-132 Voltaire historien].

-- MILZA P., Voltaire, Paris, 2007.

-- MORTIER R., L'imaginaire historique du XVIIIe siècle de Voltaire particulièrement, dans Storia della storiografia, 14, 1988, p.136-146.

-- POMEAU R., Voltaire, Paris, 1989 (Points. Littérature).

-- SAKMANN P., The Problem of Historical Method and of Philosophy of History in Voltaire, dans History and Theory, Beiheft 11, 1971, pp.24-59 : traduction de l'article publié dans l'Historische Zeitschrift, 97, 1906, pp.327-379.

-- TROUSSON R. - VERCRUYSSE J. - LEMAIRE J., Dictionnaire de Voltaire, Bruxelles, 1994.

-- VOLPILHAC-AUGER C., Comment lire l'Essai sur les mœurs ? dans Storia della storiografia, 38, 2000, p.3-16.


A propos de l'Egypte ancienne

D'autres adorateurs de l'antiquité nous font regarder les Egyptiens comme le peuple le plus sage de la terre, parce que, dit-on, les prêtres avaient chez eux beaucoup d'autorité ; et il se trouve que ces prêtres si sages, ces législateurs d'un peuple sage, adoraient des singes, des chats et des oignons. On a beau se récrier sur la beauté des anciens ouvrages égyptiens, ceux qui nous sont restés sont des masses informes ; la plus belle statue de l'ancienne Egypte n'approche pas de celle du plus médiocre de nos ouvriers. Il a fallu que les Grecs enseignassent aux Egyptiens la sculpture ; il n'y a jamais eu en Egypte aucun bon ouvrage que de la main des Grecs. Quelle prodigieuse connaissance, nous dit-on, les Egyptiens avaient de l'astronomie ! Les quatre côtés d'une grande pyramide sont exposés aux quatre régions du monde ; ne voilà-t-il pas un grand effort d'astronomie ? Ces Egyptiens étaient-ils autant de Cassini, de Halley, de Képler, de Ticho-Brahé ? Ces bonnes gens racontaient froidement à Hérodote que le soleil en onze mille ans s'était couché deux fois où il se lève : c'était là leur astronomie (Remarques sur l'histoire, Œuvres Historiques, pp.41-42).

 

Histoire ancienne et histoire moderne

Si on voulait faire usage de sa raison au lieu de sa mémoire, et examiner plus que transcrire, on ne multiplierait pas à l'infini les livres et les erreurs ; il faudrait n'écrire que des choses neuves et vraies. Ce qui manque d'ordinaire à ceux qui compilent l'histoire, c'est l'esprit philosophique: la plupart, au lieu de discuter des faits avec des hommes, font des contes à des enfants. Faut-il qu'au siècle où nous vivons on imprime encore le conte des oreilles de Smerdis, et de Darius, qui fut déclaré roi par son cheval, lequel hennit le premier, et de Sanacharib, ou Sennakérib, ou Sennacabon, dont l'armée fut détruite miraculeusement par des rats ! Quand on veut répéter ces contes, il faut du moins les donner pour ce qu'ils sont.

Est-il permis à un homme de bon sens, né dans le XVIIIe siècle, de nous parler sérieusement des oracles de Delphes ? tantôt de nous répéter que cet oracle devina que Crésus faisait cuire une tortue et du mouton dans une tourtière ; tantôt de nous dire que des batailles furent gagnées suivant la prédiction d'Apollon, et d'en donner pour raison le pouvoir du diable ? M.Rollin, dans sa compilation de l'histoire ancienne, prend le parti des oracles contre MM. Van Dale, Fontenelle, et Basnage. « Pour M.Fontenelle, dit-il, il ne faut regarder que comme un ouvrage de jeunesse son livre contre les oracles, tiré de Van Dale.» J'ai bien peur que cet arrêt de la vieillesse de Rollin contre la jeunesse de Fontenelle ne soit cassé au tribunal de la raison ; les rhéteurs n'y gagnent guère leurs causes contre les philosophes. Il n'y a qu'à voir ce que dit Rollin dans son dixième tome, où il veut parler de physique : il prétend qu'Archimède, voulant faire voir à son bon ami le roi de Syracuse la puissance des mécaniques, fit mettre à terre une galère, la fit charger doublement, et la remit doucement à flot en remuant un doigt, sans sortir de dessus sa chaise. On sent bien que c'est là le rhéteur qui parle: s'il avait été un peu philosophe, il aurait vu l'absurdité de ce qu'il avance.

Il me semble que si l'on voulait mettre à profit le temps présent, on ne passerait point sa vie à s'infatuer des fables anciennes. Je conseillerais à un jeune homme d'avoir une légère teinture de ces temps reculés ; mais je voudrais qu'on commençât une étude sérieuse de l'histoire au temps où elle devient véritablement intéressante pour nous : il me semble que c'est vers la fin du XVe siècle. L'imprimerie, qu'on inventa en ce temps-là, commence à la rendre moins incertaine. L'Europe change de face ; les Turcs, qui s'y répandent, chassent les belles-lettres de Constantinople ; elles fleurissent en Italie ; elles s'établissent en France ; elles vont polir l'Angleterre, l'Allemagne et le septentrion. Une nouvelle religion sépare la moitié de l'Europe de l'obédience du Pape. Un nouveau système de politique s'établit. On fait, avec le secours de la boussole, le tour de l'Afrique; et on commerce avec la Chine plus aisément que de Paris à Madrid. L'Amérique est découverte ; on subjugue un nouveau monde, et le nôtre est presque tout changé; l'Europe chrétienne devient une espèce de république immense, où la balance du pouvoir est établie mieux qu'elle ne le fut en Grèce. Une correspondance perpétuelle en lie toutes les parties, malgré les guerres, que l'ambition des rois suscite, et même malgré les guerres de religion, encore plus destructives. Les arts, qui font la gloire des Etats, sont portés à un point que la Grèce et Rome ne connurent jamais. Voilà l'histoire qu'il faut que tout le monde sache (Remarques sur l'histoire, Œuvres historiques, pp.43-44).

 

Sources et contenu de l'Histoire de Charles XII

On a composé cette histoire sur des récits de personnes connues, qui ont passé plusieurs années auprès de Charles XII et de Pierre le Grand, empereur de Moscovie, et qui, s'étant retirées dans un pays libre, longtemps après la mort de ces princes, n'avaient aucun intérêt de déguiser la vérité. M. Fabrice, qui a vécu sept années dans la familiarité de Charles XII; M. de Fierville, envoyé de France; M. de Villelongue, colonel au service de Suède ; M. Poniatowski même, ont fourni les mémoires.

On n'a pas avancé un seul fait sur lequel on n'ait consulté des témoins oculaires et irréprochables. C'est pourquoi on trouvera cette histoire fort différente des gazettes qui ont paru jusqu'ici sous le nom de la Vie de Charles XII. Si l'on a omis plusieurs petits combats donnés entre les officiers suédois et moscovites, c'est qu'on n'a point prétendu écrire l'histoire de ces officiers, mais seulement celle du roi de Suède ; même, parmi les événements de sa vie, on n'a choisi que les plus intéressants. On est persuadé que l'histoire d'un prince n'est pas tout ce qu'il a fait, mais ce qu'il a fait de digne d'être transmis à la postérité (Histoire de Charles XII, Œuvres historiques, pp.55-56).

 

Voltaire, historien de cour

À Ivan Ivanovitch Schouvalov

Aux Délices près de Genève 7 août 1757

J'ai l'honneur de vous envoyer huit chapitres de l'Histoire de Pierre le Grand. C'est une très légère esquisse que j'ai faite sur des Mémoires manuscrits du général Le Fort, sur des relations de la Chine, sur les mémoires de Stralemberg et de Perri. Je n'ai point fait usage d'une vie de Pierre le grand, faussement attribuée au prétendu boyard Nevestoy et compilée par un nommé Rousset en Hollande. Ce n'est qu'un recueil de gazettes et d'erreurs très mal digéré, et d'ailleurs un bomme sans aveu qui écrit sous un faux nom ne mérite aucune créance.

J'ai voulu savoir d'abord si vous approuvez mon plan, et si vous trouvez que j'accorde la vérité de l'histoire avec les bienséances. Je ne crois pas, Monsieur, qu'il faille toujours s'étendre sur les détails des guerres, à moins que ces détails ne servent à caractériser quelque chose de grand et d'utile. Les anecdotes de la vie privée ne me paraissent mériter d'attention qu'autant qu'elles font connaître les mœurs générales. On peut encore parler de quelques faiblesses d'un grand homme, surtout quand il s'en est corrigé. Par exemple, l'emportement du czar avec le général Le Fort peut être rapporté, parce que son repentir doit servir d'un bel exemple. Cependant, si vous jugez que cette anecdote doive être supprimée, je la sacrifierai très aisément. Vous savez, Monsieur, que mon principal objet est de raconter tout ce que Pierre Ier a fait d'avantageux pour sa patrie, et de peindre ces heureux commencements qui se perfectionnent tous les jours sous le règne de son auguste fille.

Je me flatte, Monsieur, que vous voudrez bien rendre compte de mon zèle à Sa Majesté, et je continuerai avec son agrément. Je sens bien qu'il doit se passer un peu de temps avant que je reçoive les mémoires que vous avez eu la bonté de me destiner. Plus j'attendrai, plus ils seront amples. Soyez sûr, Monsieur, que je ne négligerai rien pour rendre à votre empire la justice qui lui est due. Je serai conduit à la fois par la fidélité de l'histoire, et par l'envie de vous plaire.

Vous pouviez choisir un meilleur historien, vous ne pouviez vous confier à un homme plus zélé.

Si ce monument devient digne de la postérité, il sera tout entier à votre gloire ; et j'ose dire à celle de Sa Majesté l'Impératrice, ayant été composé sous ses auspices.

J'ai l'honneur d'être…

(Correspondance choisie, n° CCC, p.509-510)

 

L'œuvre de Pierre le Grand

Pierre le Grand fut regretté en Russie de tous ceux qu'il avait formés, et la génération qui suivit celle des partisans des anciennes mœurs le regarda bientôt comme son père. Quand les étrangers ont vu que tous ses établissements étaient durables, ils ont eu pour lui une admiration constante, et ils ont avoué qu'il avait été inspiré plutôt par une sagesse extraordinaire que par l'envie de faire des choses étonnantes. L'Europe a reconnu qu'il avait aimé la gloire, mais qu'il l'avait mise à faire du bien, que ses défauts n'avaient jamais affaibli ses grandes qualités, qu'en lui l'homme eut ses taches, et que le monarque fut toujours grand. Il a forcé la nature en tout, dans ses sujets, dans lui-même, et sur le terre, et sur les eaux ; mais il l'a forcée pour l'embellir. Les arts, qu'il a transplantés de ses mains dans des pays dont plusieurs alors étaient sauvages, ont, en fructifiant, rendu témoignage à son génie, et éternisé sa mémoire ; ils paraissent aujourd'hui originaires des pays mêmes où il les a portés. Lois, police, politique, discipline militaire, marine, commerce, manufactures, sciences, beaux-arts, tout s'est perfectionné selon ses vues ; et, par une singularité dont il n'est point d'exemple, ce sont quatre femmes, montées après lui successivement sur le trône, qui ont maintenu tout ce qu'il acheva, et ont perfectionné tout ce qu'il entreprit.

Le palais a eu des révolutions après sa mort ; l'État n'en a éprouvé aucune. La splendeur de cet empire s'est augmentée sous Catherine Ire, il a triomphé des Turcs et des Suédois sous Anne Pétrovna ; il a conquis, sous Elisabeth, la Prusse et une partie de la Poméranie; il a joui d'abord de la paix, et il a vu fleurir les arts sous Catherine II.

C'est aux historiens nationaux d'entrer dans tous les détails des fondations, des lois, des guerres, et des entreprises de Pierre le Grand; ils encouragent leurs compatriotes en célébrant tous ceux qui ont aidé ce monarque dans ses travaux guerriers et politiques. Il suffit à un étranger, amateur désintéressé du mérite, d'avoir essayé de montrer ce que fut le grand homme qui apprit de Charles XII à le vaincre, qui sortit deux fois de ses Etats pour les mieux gouverner, qui travailla de ses mains à presque tous les arts nécessaires, pour en donner l'exemple à son peuple, et qui fut le fondateur et le père de son empire.

Les souverains des Etats depuis longtemps policés se diront à eux-mêmes : « Si, dans les climats glacés de l'ancienne Scythie, un homme, aidé de son seul génie, a fait de si grandes choses, que devons-nous faire dans des royaumes où les travaux accumulés de plusieurs siècles nous ont rendu tout facile ? » (Histoire de l'empire de Russie sous Pierre le Grand, Œuvres historiques, pp.597-598)

 

Sources et plan du Siècle de Louis XIV

A Cirey, 30 octobre 1738 - Il y a déjà longtemps, Monsieur, que je vous suis attaché par la plus forte estime : je vais l'être par la reconnaissance. Je ne vous répéterai point ici que vos livres doivent être le bréviaire des gens de lettres, que vous êtes l'écrivain le plus utile et le plus judicieux que je connaisse ; je suis si charmé de voir que vous êtes le plus obligeant que je suis tout occupé de cette dernière idée.

Il y a longtemps que j'ai assemblé quelques matériaux pour faire l'histoire du siècle de Louis XIV. Ce n'est point simplement la vie de ce prince que j'écris, ce ne sont point les annales de son règne ; c'est plutôt l'histoire de l'esprit humain, puisée dans le siècle le plus glorieux à l'esprit humain.

Cet ouvrage est divisé en chapitres. Il y en a vingt environ destinés à l'histoire générale : ce sont vingt tableaux des grands événements du temps. Les principaux personnages sont sur le devant de la toile; la foule est dans l'enfoncement. Malheur aux détails: la postérité les néglige tous ; c'est une vermine qui tue les grands ouvrages. Ce qui caractérise le siècle, ce qui a causé des révolutions, ce qui sera important dans cent années, c'est là ce que je veux écrire aujourd'hui.

Il y a un chapitre pour la vie privée de Louis XIV ; deux pour les grands changements faits dans la police du royaume, dans le commerce, dans les finances ; deux pour le gouvernement ecclésiastique, dans lequel la révocation de l'édit de Nantes et l'affaire de la régale sont comprises ; cinq ou six pour l'histoire des arts, à commencer par Descartes et à finir par Rameau.

Je n'ai d'autres mémoires, pour l'histoire générale, qu'environ deux cents volumes de mémoires imprimés que tout le monde connaît. Il ne s'agit que de former un corps bien proportionné à tous ces membres épars, et de peindre avec des couleurs vraies, mais d'un trait, ce que Larrey, Limiers, Roussel, etc., etc., falsifient et délayent dans des volumes.

J'ai pour la vie privée de Louis XIV les mémoires de M. Dangeau, en quarante volumes dont j'ai extrait quarante pages. J'ai ce que j'ai entendu dire à de vieux courtisans, valets, grands seigneurs, et autres; et je rapporte les faits dans lesquels ils s'accordent. J'abandonne le reste aux faiseurs de conversations et d'anecdotes. J'ai un extrait de la fameuse lettre du roi au sujet de M. de Barbezieux, dont il marque tous les défauts, auxquels il pardonne en faveur des services du père : ce qui caractérise Louis XIV bien mieux que les flatteries de Pellisson.

Je suis assez instruit de l'aventure de l'homme au masque de fer, mort à la Bastille. J'ai parlé à des gens qui l'ont servi.

Il y a une espèce de mémorial, écrit de la main de Louis XIV, qui doit être dans le cabinet de Louis XV. M. Hardion le connaît sans doute ; mais je n'ose en demander communication.

Sur les affaires de l'Eglise, j'ai tout le fatras des injures de parti, et je tâcherai d'extraire une once de miel de l'absinthe des Jurieu, des Quesnel, des Doucin, etc.

Pour le dedans du royaume, j'examine les mémoires des intendants, et les bons livres qu'on a sur cette matière. M. l'abbé de Saint-Pierre a fait un journal politique de Louis XIV que je voudrais bien qu'il me confiât. Je ne sais s'il fera cet acte de bienfaisance pour gagner le paradis.

A l'égard des arts et des sciences, il n'est question, je crois, que de tracer la marche de l'esprit humain en philosophie, en éloquence, en poésie, en critique ; de marquer les progrès de la peinture, de la sculpture, de la musique, de l'orfèvrerie, des manufactures de tapisserie, de glaces, d'étoffes d'or, de l'horlogerie. Je ne veux que peindre, chemin faisant, les génies qui ont excellé dans ces parties. Dieu me préserve d'employer trois cents pages à l'histoire de Gassendi ! La vie est trop courte, le temps trop précieux pour dire des choses inutiles.

En un mot, Monsieur, vous voyez mon plan mieux que je ne pourrais vous le dessiner. Je ne me presse point d'élever mon bâtiment. Pendent opera interrupta, minaeque murorum ingentes. Si vous daignez me conduire, je pourrai dire alors : aequataque machina coelo. Voyez ce que vous pouvez faire pour moi, pour la vérité, pour un siècle qui vous compte parmi ses ornements.

A qui daignerez-vous communiquer vos lumières, si ce n'est à un homme qui aime sa patrie et la vérité, et qui ne cherche à écrire l'histoire ni en flatteur, ni en panégyriste, ni en gazetier, mais en philosophe ? Celui qui a si bien dépouillé le chaos de l'origine des Français m'aidera sans doute à répandre la lumière sur les plus beaux jours de la France. Songez, Monsieur, que vous rendrez service à votre discipline et à votre admirateur.

Je serai toute ma vie avec autant de reconnaissance que d'estime, etc. VOLTAIRE

(Le siècle de Louis XIV. Lettre à M. l'abbé DUBOS, Œuvres Historiques, pp.605-607)

 

Les dessous de la campagne de Flandre

Le roi ayant ainsi aguerri ses troupes, et formé de nouveaux officiers en Hongrie, en Hollande, en Portugal, respecté et vengé dans Rome, ne voyait pas un seul potentat qu'il dût craindre. L'Angleterre ravagée par la peste ; Londres réduite en cendres par un incendie attribué injustement aux catholiques ; la prodigalité et l'indigence continuelle de Charles II, aussi dangereuses pour ses affaires que la contagion et l'incendie, mettaient la France en sûreté du côté des Anglais. L'empereur réparait à peine l'épuisement d'une guerre contre les Turcs. Le roi d'Espagne, Philippe IV, mourant, et sa monarchie aussi faible que lui, laissaient Louis XIV le seul puissant et le seul redoutable. Il était jeune, riche, bien servi, obéi aveuglément, et marquait l'impatience de se signaler et d'être conquérant.

L'occasion se présenta bientôt à un roi qui la cherchait. Philippe IV, son beau-père, mourut : il avait eu de sa première femme, sœur de Louis XIII, cette princesse Marie-Thérèse, mariée à son cousin Louis XIV, mariage par lequel la monarchie espagnole est enfin tombée dans la maison de Bourbon, si longtemps son ennemie. De son second mariage avec Marie-Anne d'Autriche était né Charles II, enfant faible et malsain, héritier de la couronne, et seul reste de trois enfants mâles, dont deux étaient morts en bas âge. Louis XIV prétendit que la Flandre, le Brabant et la Franche-Comté, provinces du royaume d'Espagne, devaient, selon la jurisprudence de ces provinces, revenir à sa femme, malgré sa renonciation. Si les causes des rois pouvaient se juger par les lois des nations à un tribunal désintéressé, l'affaire eût été un peu douteuse.

Louis fit examiner ses droits par son conseil et par des théologiens, qui les jugèrent incontestables ; mais le conseil et le confesseur de la veuve de Philippe IV les trouvaient bien mauvais. Elle avait pour elle une puissante raison, la loi expresse de Charles-Quint ; mais les lois de Charles-Quint n'étaient guère suivies par la cour de France.

Un des prétextes que prenait le conseil du roi était que les cinq cent mille écus donnés en dot à sa femme n'avaient point été payés ; mais on oubliait que la dot de la fille de Henri IV ne l'avait pas été davantage. La France et l'Espagne combattirent d'abord par des écrits, où l'on étala des calculs de banquier et des raisons d'avocat; mais la seule raison d'État était écoutée. Cette raison d'État fut bien extraordinaire : Louis XIV allait attaquer un enfant dont il devait être naturellement le protecteur, puisqu'il avait épousé la sœur de cet enfant. Comment pouvait-il croire que l'empereur Léopold, regardé comme le chef de la maison d'Autriche, le laisserait opprimer cette maison, et s'agrandir dans la Flandre ? Qui croirait que l'empereur et le roi de France eussent déjà partagé en idée les dépouilles du jeune Charles d'Autriche, roi d'Espagne ? On trouve quelques traces de cette triste vérité dans les Mémoires du marquis de Torci; mais elles sont peu démêlées. Le temps a enfin dévoilé ce mystère, qui prouve qu'entre les rois la convenance et le droit du plus fort tiennent lieu de justice, surtout quand cette justice semble douteuse (Le siècle de Louis XIV, Œuvres historiques, pp.695-696).

 

Le passage du Rhin par les troupes de Louis XIV

Toutes les places qui bordent le Rhin et l'Issel se rendirent. Quelques gouverneurs envoyèrent leurs clefs dès qu'ils virent seulement passer de loin un ou deux escadrons français ; plusieurs officiers s'enfuirent des villes où ils étaient en garnison, avant que l'ennemi fût dans leur territoire ; la consternation était générale. Le prince d'Orange n'avait point encore assez de troupes pour paraître en campagne. Toute la Hollande s'attendait à passer sous le joug, dès que le roi serait au-delà du Rhin. Le prince d'Orange fit faire à la hâte des lignes au-delà de ce fleuve, et, après les avoir faites, il connut l'impuissance de les garder. Il ne s'agissait plus que de savoir en quel endroit les Français voudraient faire un pont de bateaux, et de s'opposer, si on pouvait, à ce passage. En effet, l'intention du roi était de passer le fleuve sur un pont de ces petits bateaux inventés par Martinet. Des gens du pays informèrent alors le prince de Condé que la sécheresse de la saison avait formé un gué sur un bras du Rhin, auprès d'une vieille tourelle qui sert de bureau de péage, qu'on nomme Tolhuys, la maison du péage, dans laquelle il y avait dix-sept soldats. Le roi fit sonder ce gué par le comte de Guiche : il n'y avait qu'environ vingt pas à nager au milieu de ce bras de fleuve, selon ce que dit dans ses lettres Pellisson, témoin oculaire, et ce que m'ont confirmé les habitants. Cet espace n'était rien, parce que plusieurs chevaux de front rompaient le fil de l'eau très peu rapide. L'abord était aisé; il n'y avait de l'autre côté de l'eau que quatre à cinq cents cavaliers et deux faibles régiments d'infanterie sans canon; l'artillerie française les foudroyait en flanc. Tandis que la maison du roi et les meilleures troupes de cavalerie passèrent sans risque au nombre d'environ quinze mille hommes, le prince de Condé les côtoyait dans un bateau de cuivre. A peine quelques cavaliers hollandais entrèrent dans la rivière pour faire semblant de combattre : ils s'enfuirent l'instant d'après devant la multitude qui venait à eux. Leur infanterie mit aussitôt bas les armes, et demanda la vie (12 juin 1672). On ne perdit dans le passage que le comte de Nogent et quelques cavaliers, qui, s'étant écartés du gué, se noyèrent ; et il n'y aurait eu personne de tué dans cette journée, sans l'imprudence du jeune duc de Longueville. On dit qu'ayant la tête pleine des fumées du vin, il tira un coup de pistolet sur les ennemis qui demandaient la vie à genoux, en leur criant : « Point de quartier pour cette canaille.» Il tua du coup un de leurs officiers. L'infanterie hollandaise désespérée reprit à l'instant ses armes, et fit une décharge dont le duc de Longueville fut tué.

Un capitaine de cavalerie, nommé Ossembroek, qui ne s'était point enfui avec les autres, court au prince de Condé, qui montait alors à cheval en sortant de la rivière, et lui appuie son pistolet à la tête. Le prince par un mouvement détourna le coup, qui lui fracassa le poignet. Condé ne reçut jamais que cette blessure dans toutes ses campagnes. Les Français irrités firent main basse sur cette infanterie, qui se mit à fuir de tous côtés. Louis XIV passa sur un pont de bateaux avec l'infanterie, après avoir dirigé lui-même toute la marche.

Tel fut ce passage du Rhin, action éclatante et unique ; célébrée alors comme un des grands événements qui dussent occuper la mémoire des hommes. Cet air de grandeur dont le roi relevait toutes ses actions, le bonheur rapide de ses conquêtes, la splendeur de son règne, l'idolâtrie de ses courtisans, enfin le goût que le peuple, et surtout les Parisiens, ont pour l'exagération, joint à l'ignorance de la guerre où l'on est dans l'oisiveté des grandes villes, tout cela fit regarder à Paris le passage du Rhin comme un prodige qu'on exagérait encore. L'opinion commune était que toute l'armée avait passé ce fleuve à la nage, en présence d'une armée retranchée, et malgré l'artillerie d'une forteresse imprenable, appelée le Tholus. Il était très vrai que rien n'était plus imposant pour les ennemis que ce passage, et que, s'ils avaient eu un corps de bonnes troupes à l'autre bord, l'entreprise était très périlleuse (Le siècle de Louis XIV, Œuvres historiques, pp.715-717).

 

Gouvernement intérieur de Louis XIV

Louis XIV se forma et s'accoutuma lui-même au travail ; et ce travail était d'autant plus pénible qu'il était nouveau pour lui, et que la séduction des plaisirs pouvait aisément le distraire. Il écrivit les premières dépêches à ses ambassadeurs. Les lettres les plus importantes furent souvent depuis minutées de sa main ; et il n'y en eut aucune écrite en son nom qu'il ne se fît lire.

A peine Colbert, après la chute de Fouquet, eut-il rétabli l'ordre dans les finances, que le roi remit aux peuples tout ce qui était dû d'impôts, depuis 1647 jusqu'en 1656, et surtout trois millions de tailles. On abolit pour cinq cent mille écus par an de droits onéreux. Ainsi l'abbé de Choisy paraît ou bien mal instruit, ou bien injuste, quand il dit qu'on ne diminua point la recette : il est certain qu'elle fut diminuée par ces remises, et augmentée par le bon ordre.

Les soins du premier président de Bellièvre, aidés des libéralités de la duchesse d'Aiguillon et de plusieurs citoyens, avaient établi l'hôpital général. Le roi l'augmenta, et en fit élever dans toutes les villes principales du royaume.

Les grands chemins, jusqu'alors impraticables, ne furent plus négligés, et peu à peu devinrent ce qu'ils sont aujourd'hui sous Louis XV : l'admiration des étrangers. De quelque côté qu'on sorte de Paris, on voyage à présent environ cinquante à soixante lieues, à quelques endroits près, dans des allées fermes, bordées d'arbres. Les chemins construits par les anciens Romains étaient plus durables, mais non pas si spacieux et si beaux.

Le génie de Colbert se tourna principalement vers le commerce, qui était faiblement cultivé, et dont les grands principes n'étaient pas connus. Les Anglais, et encore plus les Hollandais, faisaient par leurs vaisseaux presque tout le commerce de la France. Les Hollandais surtout chargeaient dans nos ports nos denrées, et les distribuaient dans l'Europe. Le roi commença, dès 1662, à exempter ses sujets d'une imposition nommée le droit de fret, que payaient tous les vaisseaux étrangers, et il donna aux Français toutes les facilités de transporter eux-mêmes leurs marchandises à moins de frais. Alors le commerce maritime naquit. Le conseil de commerce, qui subsiste aujourd'hui, fut établi, et le roi y présidait tous les quinze jours (Le siècle de Louis XIV, Œuvres historiques, pp.964-965).

 

A propos des fables antiques

Il y eut encore une autre inondation du temps de Deucalion, fils de Prométhée. La fable ajoute qu'il ne resta des habitants de ces climats que Deucalion et Pyrrha, qui refirent des hommes en jetant des pierres derrière eux entre leurs jambes. Ainsi le genre humain se repeupla beaucoup plus vite qu'une garenne.

Si l'on en croit des hommes très judicieux, comme Petau le jésuite, un seul fils de Noé produisit une race qui, au bout de deux cent quatre-vingt-cinq ans, se montait à six cent vingt-trois milliards six cent douze millions d'hommes : le calcul est un peu fort. Nous sommes aujourd'hui assez malheureux pour que de vingt-six mariages il n'y en ait d'ordinaire que quatre dont il reste des enfants qui deviennent pères : c'est ce qu'on a calculé sur les relevés des registres de nos plus grandes villes. De mille enfants nés dans une même année, il en reste à peine six cents au bout de vingt ans. Défions-nous de Petau et de ses semblables, qui font des enfants à coup de plume, aussi bien que de ceux qui ont écrit que Deucalion et Pyrrha peuplèrent le Grèce à coups de pierres.

La Grèce fut, comme on sait, le pays des fables ; et presque chaque fable fut l'origine d'un culte, d'un temple, d'une fête publique. Par quel excès de démence, par quelle opiniâtreté absurde, tant de compilateurs ont-ils voulu prouver, dans tant de volumes énormes, qu'une fête publique établie en mémoire d'un événement était une démonstration de la vérité de cet événement ? Quoi! parce qu'on célébrait dans un temple le jeune Bachus sortant de la cuisse de Jupiter, ce Jupiter avait en effet gardé ce Bacchus dans sa cuisse ! Quoi! Cadmus et sa femme avaient été changés en serpents dans la Béotie, parce que les Béotiens en faisaient commémoration dans leurs cérémonies! Le temple de Castor et de Pollux à Rome démontrait-il que ces dieux étaient venus combattre en faveur des Romains ?

Soyez sûr bien plutôt, quand vous voyez une ancienne fête, un temple antique, qu'ils sont les ouvrages de l'erreur : cette erreur s'accrédite au bout de deux ou trois siècles ; elle devient enfin sacrée, et l'on bâtit des temples à des chimères (Essai sur les mœurs, Introduction, t. I, pp.86-87).

 

Ce qu'il faut retenir de l'histoire

Vous voulez enfin surmonter le dégoût que vous cause l'Histoire moderne, depuis la décadence de l'empire romain, et prendre une idée générale des nations qui habitent et qui désolent la terre. Vous ne cherchez dans cette immensité que ce qui mérite d'être connu de vous; l'esprit, les mœurs, les usages des nations principales, appuyés des faits qu'il n'est pas permis d'ignorer. Le but de ce travail n'est pas de savoir en quelle année un prince indigne d'être connu succéda à un prince barbare chez une nation grossière. Si l'on pouvait avoir le malheur de mettre dans sa tête la suite chronologique de toutes les dynasties, on ne saurait que des mots. Autant il faut connaître les grandes actions des souverains qui ont rendu leurs peuples meilleurs et plus heureux, autant on peut ignorer le vulgaire des rois, qui ne pourrait que charger la mémoire. A quoi vous serviraient les détails de tant de petits intérêts qui ne subsistent plus aujourd'hui, de tant de familles éteintes qui se sont disputé des provinces englouties ensuite dans de grands royaumes ? Presque chaque ville a aujourd'hui son histoire vraie ou fausse, plus ample, plus détaillée que celle d'Alexandre. Les seules annales d'un ordre monastique contiennent plus de volumes que celles de l'empire romain.

Dans tous ces recueils immenses qu'on ne peut embrasser, il faut se borner et choisir. C'est un vaste magasin où vous prendrez ce qui est à votre usage.

L'illustre Bossuet, qui dans son Discours sur une partie de l'Histoire universelle en a saisi le véritable esprit, au moins dans ce qu'il dit de l'empire romain, s'est arrêté à Charlemagne. C'est en commençant à cette époque que votre dessein est de vous faire un tableau du monde ; mais il faudra souvent remonter à des temps antérieurs. Cet éloquent écrivain, en disant un mot des Arabes, qui fondèrent un si puissant empire et une religion si florissante, n'en parle que comme d'un déluge de barbares. Il paraît avoir écrit uniquement pour insinuer que tout a été fait dans le monde pour la nation juive ; que si Dieu donna l'empire de l'Asie aux Babyloniens, ce fut pour punir les Juifs; si Dieu fit régner Cyrus, ce fut pour les venger ; si Dieu envoya les Romains, ce fut encore pour châtier les Juifs. Cela peut être; mais les grandeurs de Cyrus et des Romains ont encore d'autres causes ; et Bossuet même ne les a pas omises en parlant de l'esprit des nations.

Il eût été à souhaiter qu'il n'eût pas oublié entièrement les anciens peuples de l'Orient, comme les Indiens et les Chinois, qui ont été si considérables avant que les autres nations fussent formées (Essai sur les mœurs, Avant-propos, pp.195-196).

 

Croisade contre les Albigeois

Ces croisades contre le Languedoc durèrent vingt années. La seule envie de s'emparer du bien d'autrui les fit naître, et produisit en même temps l'Inquisition (1204). Ce nouveau fléau, inconnu auparavant chez toutes les religions du monde, reçut la première forme sous le pape Innocent III ; elle fut établie en France dès l'année 1229, sous saint Louis. Un concile à Toulouse commença dans cette année par défendre aux chrétiens laïques de lire l'ancien et le nouveau Testament. C'était insulter au genre humain que d'oser lui dire : « Nous voulons que vous ayez une croyance, et nous ne voulons pas que vous lisiez le livre sur lequel cette croyance est fondée.»

Dans ce concile on fit brûler les ouvrages d'Aristote, c'est-à-dire deux ou trois exemplaires qu'on avait apportés de Constantinople dans les premières croisades, livres que personne n'entendait, et sur lesquels on s'imaginait que l'hérésie des Languedociens était fondée. Des conciles suivants ont mis Aristote presque à côté des pères de l'Eglise. C'est ainsi que vous verrez, dans ce vaste tableau des démences humaines, les sentiments des théologiens, les superstitions des peuples, le fanatisme, variés sans cesse, mais toujours constants à plonger la terre dans l'abrutissement et les calamités, jusqu'au temps où quelques académies, quelques sociétés éclairées, ont fait rougir nos contemporains de tant de siècles de barbarie (Essai sur les mœurs, vol. I, pp.631-632).

 

L'artillerie à la bataille de Crécy (1346)

Cependant la faction anglaise et le parti français se battirent longtemps en Guyenne, en Bretagne, en Normandie : enfin, près de la rivière de Somme, se donne cette sanglante bataille de Crécy entre Edouard et Philippe de Valois. Edouard avait auprès de lui son fils le prince de Galles, qu'on nommait le Prince Noir à cause de sa cuirasse brune et de l'aigrette noire de son casque. Ce jeune prince eut presque tout l'honneur de cette journée. Plusieurs historiens ont attribué la défaite des Français à quelques petites pièces de canon dont les Anglais étaient munis : il y avait dix ou douze années que l'artillerie commençait à être en usage.

Cette invention des Chinois fut-elle apportée en Europe par les Arabes, qui trafiquaient sur les mers des Indes ? Il n'y a pas d'apparence : c'est un bénédictin allemand, nommé Berthold Schwartz, qui trouva ce secret fatal. Il y avait longtemps qu'on y touchait. Un autre bénédictin anglais, Roger Bacon, avait longtemps auparavant parlé des grandes explosions que le salpêtre enfermé pouvait produire. Mais pourquoi le roi de France n'avait-il pas de canons dans son armée, aussi bien que le roi d'Angleterre ? et si l'Anglais eut cette supériorité, pourquoi tous nos historiens rejettent-ils la perte de la bataille sur les arbalétriers génois que Philippe avait à sa solde ? La pluie mouilla, dit-on, la corde de leurs arcs ; mais cette pluie ne mouilla pas moins les cordes des Anglais. Ce que les historiens auraient peut-être mieux fait d'observer, c'est qu'un roi de France qui avait des archers de Gênes au lieu de discipliner sa nation, et qui n'avait point de canon quand son ennemi en avait, ne méritait pas de vaincre.

Il est bien étrange que cet usage de la poudre ayant dû changer absolument l'art de la guerre, on ne voie point l'époque de ce changement. Une nation qui aurait su se procurer une bonne artillerie était sûre de l'emporter sur toutes les autres : c'était de tous les arts le plus funeste, mais celui qu'il fallut le plus perfectionner. Cependant, jusqu'au temps de Charles VIII il reste dans son enfance : tant les anciens usages prévalent, tant la lenteur arrête l'industrie humaine. On ne se servit d'artillerie aux sièges des places que sous le roi de France Charles V ; et les lances firent toujours le sort de la bataille dans presque toutes les actions, jusqu'aux derniers temps de Henri IV (Essai sur les mœurs, vol. I, pp.717-718).

 

Éloge de la Chine au XVIIe siècle

Il vous est fort inutile, sans doute, de savoir que, dans la dynastie chinoise, qui régnait après la dynastie des Tartares de Gengis-kan, l'empereur Quancum succéda à Kinkum, et Kikum à Quancum. Il est bon que ces noms se trouvent dans les tables chronologiques ; mais, vous attachant toujours aux événements et aux mœurs, vous franchissez tous ces espaces vides pour venir aux temps marqués par de grandes choses. Cette même mollesse qui a perdu la Perse et l'Inde fit à la Chine, dans le siècle passé, une révolution plus complète que celle de Gengis-kan et de ses petits-fils. L'empire chinois était, au commencement du XVIIe siècle, bien plus heureux que l'Inde, la Perse et la Turquie. L'esprit humain ne peut certainement imaginer un gouvernement meilleur que celui où tout se décide par de grands tribunaux, subordonnés les uns aux autres, dont les membres ne sont reçus qu'après plusieurs examens sévères. Tout se règle à la Chine par ces tribunaux. Six cours souveraines sont à la tête de toutes les cours de l'empire. La première veille sur tous les mandarins des provinces ; la seconde dirige les finances ; la troisième a l'intendance des rites, des sciences, et des arts ; la quatrième a l'intendance de la guerre ; la cinquième préside aux juridictions chargées des affaires criminelles ; la sixième a soin des ouvrages publics. Le résultat de toutes les affaires décidées à ces tribunaux est porté à un tribunal suprême. Sous ces tribunaux, il y en a quarante-quatre subalternes qui résident à Pékin. Chaque mandarin, dans sa province, dans sa ville, est assisté d'un tribunal. Il est impossible que, dans une telle administration, l'empereur exerce un pouvoir arbitraire. Les lois générales émanent de lui ; mais, par la constitution du gouvernement, il ne peut rien faire sans avoir consulté des hommes élevés dans les lois, et élus par les suffrages. Que l'on se prosterne devant l'empereur comme devant un dieu, que le moindre manque de respect à sa personne soit puni selon la loi comme un sacrilège, cela ne prouve certainement pas un gouvernement despotique et arbitraire. Le gouvernement despotique serait celui où le prince pourrait, sans contrevenir à la loi, ôter à un citoyen ou les biens ou la vie, sans forme et sans autre raison que sa volonté. Or s'il y eut jamais un Etat dans lequel la vie, l'honneur, et le bien des hommes, aient été protégés par les lois, c'est l'empire de la Chine. Plus il y a de grands corps dépositaires de ces lois, moins l'administration est arbitraire ; et si quelquefois le souverain abuse de son pouvoir contre le petit nombre d'hommes qui s'expose à être connu de lui, il ne peut en abuser contre la multitude, qui lui est inconnue, et qui vit sous la protection des lois.

La culture des terres, poussée à un point de perfection dont on n'a pas encore approché en Europe, fait assez voir que le peuple n'était pas accablé de ces impôts qui gênent le cultivateur : le grand nombre d'hommes occupés de donner des plaisirs aux autres montre que les villes étaient florissantes autant que les campagnes étaient fertiles. Il n'y avait point de cité dans l'empire où les festins ne fussent accompagnés de spectacles. On n'allait point au théâtre, on faisait venir les théâtres dans sa maison ; l'art de la tragédie, de la comédie, était commun, sans être perfectionné  car les Chinois n'ont perfectionné aucun des arts de l'esprit ; mais ils jouissaient avec profusion de ce qu'ils connaissaient, et enfin ils étaient heureux autant que la nature humaine le comporte (Essai sur les mœurs, II, pp.785-786).


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