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Historiographie médiévale

 

Villehardouin (1154-1213?)


Éditions :

La conquête de Constantinople, chronologie et préface par J. DEFOURNET, Paris, 1969 (Garnier-Flammarion).

*La conquête de Constantinople, éd. et trad. par E. FARAL, 2e éd., Paris, 1961 (Les classiques de l'histoire de France au Moyen Age, 18-19).

Historiens et chroniqueurs du Moyen âge. Robert de Clari, Villehardouin, Joinville, Froissart, Commynes, éd. A. PAUPHILET - E. POGNON, Paris, 1952 (Bibliothèque de la Pléiade).

Études :

BEER J.M.A., Villehardouin. Epic Historian, Genève, 1968.

DUFOURNET J., Les écrivains de la IVe croisade. Villehardouin et Clari, 2 vol., Paris, 1973.


Préparatifs de la quatrième croisade (1200-1201)

11. Après, les barons tinrent un parlement à Soissons, pour savoir quand ils voudraient partir et de quel côté ils voudraient se diriger. Ils ne purent en convenir, cette fois, parce qu'il leur sembla qu'ils n'avaient pas encore assez de gens croisés. Au cours de cette année, il ne se passa pas deux mois avant qu'ils ne s'assemblassent en parlement à Compiègne. Là se trouvèrent tous les comtes et barons qui étaient croisés. Il y fut pris et donné maint avis ; mais l'avis final fut qu'on enverrait les messagers les meilleurs qu'on pourrait trouver et qu'on leur donnerait plein pouvoir pour faire toutes choses aussi bien que les seigneurs.

12. De ces messagers, Thibaud, le comte de Champagne et de Brie, en envoya deux ; et Baudouin, le comte de Flandre et de Hainaut, deux ; et Louis, le comte de Blois, deux. Les messagers du comte Thibaud furent Geoffroy de Villehardouin le maréchal de Champagne et Milon le Brébant ; et les messagers du comte Baudouin furent Conon de Béthune et Alard Maquereau ; et les messagers du comte Louis, Jean de Friaise et Gautier de Gaudonville.

13. A ces six, ils remirent entièrement le soin de leur affaire, en leur donnant de bonnes chartes à sceau pendant, comme quoi ils tiendraient pour ferme ce que ces six feraient, en tous les ports de mer, en quelque lieu qu'ils allassent, pour toutes conventions qu'ils feraient.

14. Les six messagers partirent comme vous avez ouï, et ils tinrent conseil entre eux, et ils tombèrent d'accord que c'était à Venise qu'ils espéraient trouver une plus grande quantité de vaisseaux qu'en nul autre port. Et ils chevauchèrent par étapes, tant qu'ils arrivèrent la première semaine de carême.

15. Le duc de Venise, qui avait nom Henri Dandole, et qui était très sage et très preux, les reçut avec grand honneur, lui et les autres gens, et tous leur firent très bon accueil. Et quand ils remirent les lettres de leurs seigneurs, [les Vénitiens] furent très curieux de savoir pour quelle affaire ils étaient venus en leur pays. Les lettres étaient de créance, et les comtes disaient qu'on crût [leurs messagers] comme eux personnellement, et qu'ils tiendraient comme fait ce que ces six feraient.

16. Et le duc leur répond : « Seigneurs, j'ai vu vos lettres. Nous avons bien reconnu que vos seigneurs sont les plus hauts hommes parmi ceux qui ne portent pas couronne ; et ils nous mandent d'avoir confiance en ce que vous nous direz et de tenir pour ferme ce que vous ferez. Dites donc ce qu'il vous plaira.»

17. Et les messagers répondirent : « Seigneur, nous voulons que vous réunissiez votre conseil ; et devant votre conseil nous vous dirons ce que nos seigneurs vous mandent : demain, s'il vous plaît."» Et le duc leur répondit qu'il leur demanderait délai jusqu'au quatrième jour, et qu'alors son conseil serait assemblé et qu'ils pourraient dire ce qu'ils requéraient.

18. Ils attendirent jusqu'au jour qu'il leur avait fixé. Ils entrèrent dans le palais, qui était très riche et très beau, et trouvèrent le duc et son conseil en une salle, et dirent leur message de cette manière : « Seigneur, nous sommes venus à toi de la part des hauts barons de France qui ont pris le signe de la croix pour venger la honte de Jésus-Christ et pour conquérir Jérusalem, si Dieu le veut souffrir. Et parce qu'ils savent que nulles gens n'ont aussi grand pouvoir que vous et vos gens, ils vous  prient pour Dieu d'avoir pitié de la terre d'outre-mer et de la honte de Jésus-Christ [et d'examiner] comment ils pourraient avoir des vaisseaux et une flotte.»

19. – « En quelle manière ? "» fait le duc.  – « En toutes les manières, font les messagers, que vous leur saurez recommander et conseiller, pourvu qu'ils puissent le faire et supporter.» – « Certes, fait le duc, c'est une grande chose qu'ils nous ont demandée, et il semble bien qu'ils visent à haute affaire. Et nous vous répondrons d'aujourd'hui en huit jours. Et ne vous étonnez pas si le terme est lointain, car il convient de beaucoup penser à une si grande chose.»

20. Au terme que le duc leur fixa, ils revinrent au palais. Toutes les paroles qui là furent dites et prononcées, je ne puis pas vous les rapporter. Mais la fin de l'entretien fut celle-ci : « Seigneurs, fait le duc, nous vous dirons ce que nous avons décidé, si nous pouvons amener notre grand conseil et le commun du pays à l'approuver ; et vous examinerez si vous le pourrez faire et supporter.

21. "Nous ferons des huissiers pour passer quatre mille cinq cents chevaux et neuf mille écuyers et, dans des nefs, quatre mille cinq cents chevaliers et vingt mille sergents à pied ; et pour tous ces chevaux et ces gens la convention sera qu'ils porteront des vivres pour neuf mois. Voilà ce que nous ferons au moins pour vous, sur cette base que l'on donnera quatre marcs par cheval et deux par homme.

22. « Et toutes ces conventions que nous vous indiquons nous vous les tiendrons pendant un an, à partir du jour où nous quitterons le port de Venise pour faire le service de Dieu et de la chrétienté, en quelque lieu que ce soit. Le total de la dépense qui est ci-devant définie se monte à quatre-vingt-quatorze mille marcs.

23. « Et nous ferons de plus ceci, que nous fournirons pour l'amour de Dieu cinquante galées armées à cette condition que, tant que notre association durera, de toutes les conquêtes que nous ferons par mer ou par terre, nous aurons la moitié et vous l'autre. Examinez donc si vous le pourrez faire et supporter.»

24. Les messagers s'en vont ; et ils dirent qu'ils en parleraient ensemble et leur répondraient le lendemain. Ils se consultèrent et parlèrent ensemble cette nuit-là, et ils furent d'accord pour accepter. Et le lendemain ils vinrent devant le duc et dirent : « Seigneur, nous sommes prêts à conclure cette convention.» Et le duc dit qu'il en parlerait à ses gens, et que ce qu'il apprendrait il le leur ferait savoir.

25. Le lendemain, troisième jour, le duc, qui était très sage et très preux, manda son grand conseil ; et le conseil était de quarante hommes, des plus sages du pays. Grâce à son sens et à son esprit, qu'il avait très clair et très bon, il les amena à approuver et accepter. Il les y amena ainsi, puis cent, puis deux cents, puis mille, tant que tous agréèrent et approuvèrent. Puis il assembla environ dix mille en la chapelle de saint Marc, la plus belle qui soit, et il leur dit d'entendre une messe du Saint-Esprit et de prier Dieu de les conseiller au sujet de la requête que les messagers leur avaient faite. Et ils le firent très volontiers.

26. Quand la messe fut dite, le duc fit chercher les messagers et [leur dit] de demander humblement à tout le peuple de bien vouloir que cette convention fût faite. Les messagers vinrent à l'église. Ils furent fort regardés de maintes gens, car ceux-ci ne les avaient jamais vus.

27. Geoffroy de Villehardouin, le maréchal de Champagne, de l'accord et de la volonté des autres messagers, exposa l'affaire et leur dit : « Seigneurs, les barons de France les plus hauts et les plus puissants nous ont envoyés à vous, et ils vous supplient de prendre pitié de Jérusalem, qui est en l'esclavage des Turcs, et, au nom de Dieu, de bien vouloir de leur société pour venger la honte de Jésus-Christ. Et ils vous ont ici choisis pour cette raison qu'ils savent que nulles gens qui soient sur mer n'ont aussi grand pouvoir que vous et votre nation ; et ils nous ont commandé de tomber à vos pieds et de ne pas nous en relever avant que vous ayez accordé d'avoir pitié de la Terre Sainte d'outre-mer.»

28. Aussitôt les six messagers s'agenouillent à leurs pieds, tout en pleurs. Et le duc et tous les autres s'écrièrent d'une seule voix, et tendirent leurs mains en haut, et dirent : « Nous l'accordons ! Nous l'accordons !» Alors il y eut si grand bruit et si grand tumulte qu'il eût semblé que la terre croulait.

 

Convention des Croisés avec Alexis le Jeune (1203)

91. Après cette quinzaine arriva le marquis Boniface de Montferrat, qui n'était pas encore arrivé, et Mathieu de Montmorency, et Pierre de Bracieux, et maints autres prud'hommes. Et après une autre quinzaine arrivèrent à leur tour les messagers d'Allemagne qui étaient au roi Philippe et au jeune prince de Constantinople. Et les barons et le duc de Venise s'assemblèrent en un palais où le duc était logé. Et alors les messagers parlèrent et dirent : « Seigneurs, le roi Philippe nous envoie à vous, et aussi le fils de l'empereur de Constantinople, qui est le frère de sa femme.

92. « Seigneurs, déclare le roi, je vous enverrai le frère de ma femme, et je le mets en la main de Dieu, pour qu'il le garde de mort, et en la vôtre. Parce que vous marchez pour Dieu et pour le droit et pour la justice, vous devez rendre leurs biens à ceux qui en ont été dépouillés à tort, si vous le pouvez. Et il vous fera la plus belle convention qui ait jamais été faite à personne et l'aide la plus puissante pour conquérir la terre d'outre-mer.

93. « Tout premièrement, si Dieu donne que vous le rétablissiez en ses biens, il mettra tout l'empire de Romanie en l'obédience de Rome, dont il s'est jadis séparé. Après, il sait que vous avez dépensé votre argent et que vous êtes pauvres : il vous donnera donc deux cent mille marcs d'argent, et des vivres à tous ceux de l'armée, aux petits et aux grands. Et il ira en personne avec vous en la terre de Babylone [le Caire] (ou bien il y enverra, si vous croyez que ce soit mieux) avec dix mille hommes à ses dépens ; et ce service, il vous le fera pendant un an. Et, toute sa vie durant, il entretiendra cinq cents chevaliers en la terre d'outre-mer, et les entretiendra à ses frais.»

94. « Seigneurs, nous avons plein pouvoir, font les messagers, pour conclure cette convention, si vous la voulez conclure de votre côté. Et sachez que si belle convention ne fut jamais offerte à personne et que celui-là n'aura pas grande envie de conquérir qui la refusera.» Et ils disent qu'ils en parleront; et un parlement fut fixé au lendemain; et quand ils furent réunis, cette affaire leur fut exposée.

95. Là, il fut parlé en divers sens. Et l'abbé de Vaux, de l'ordre de Cîteaux, parla, et ceux du parti qui voulait disloquer l'armée ; et ils dirent qu'ils n'y consentiraient point, car c'était marcher contre des chrétiens, et qu'ils n'étaient point partis pour cela, mais qu'ils voulaient aller en Syrie.

96. Et l'autre parti leur répondit : « Beaux seigneurs, en Syrie vous ne pouvez rien faire, et vous le verrez bien d'après ceux mêmes qui nous ont quittés et sont allés aux autres ports. Et sachez que c'est par la terre de Babylone ou par la Grèce que sera recouvrée la terre d'outre-mer, si elle est jamais recouvrée ; et si nous repoussons cette convention, nous sommes honnis pour toujours.»

97. Ainsi était l'armée en discorde ; et ne vous étonnez pas si les laïques étaient en désaccord, puisque les moines blancs de l'ordre de Cîteaux étaient également en désaccord dans l'armée. L'abbé de Loos, qui était très saint homme et prud'homme, et d'autres abbés qui étaient de son côté prêchaient et suppliaient les gens de maintenir pour Dieu l'armée réunie et de suivre cette convention : car c'était la chose par laquelle on pouvait le mieux recouvrer la terre d'outre-mer. Et l'abbé de Vaux et ceux qui étaient de son côté prêchaient eux aussi à fréquentes reprises et disaient que tout cela était mauvais : qu'ils allassent plutôt en la terre de Syrie et qu'ils fissent ce qu'ils pourraient !

98. Alors intervinrent le marquis Boniface de Montferrat, et Baudouin le comte de Flandre et de Hainaut, et le comte Louis, et le comte Hugues de Saint-Pol, et ceux qui étaient de leur côté, et ils dirent qu'ils concluraient cette convention, car ils seraient honnis s'ils la repoussaient. Ils s'en allèrent ainsi à l'hôtel du duc, et les messagers furent mandés ; et ils conclurent la convention, comme vous l'avez ouï plus haut, par serments et par chartes à sceau pendant.

99. Et le livre vous rapporte qu'ils ne furent que douze à faire les serments du côté des Français et qu'ils n'en pouvaient avoir plus. De ceux-ci furent le marquis de Montferrat, le comte Baudouin de Flandre, le comte Louis de Blois et de Chartrain, et le comte Hugues de Saint-Pol, et huit autres qui étaient de leur côté. Ainsi fut faite la convention, et faites les chartes, et fixé le moment où le jeune prince viendrait: et ce fut à la quinzaine de Pâques après.

 

Valeur du témoignage de Villehardouin

119. Ils partirent ainsi du port de Corfou la veille de la Pentecôte, qui était mille deux cent trois ans après l'incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; et là se trouvaient ensemble toutes les nefs et tous les huissiers et toutes les galées de l'armée, et en outre beaucoup de nefs de marchands, qui s'y étaient jointes. Et la journée était belle et claire, et le vent doux et léger. Et ils laissaient aller les voiles au vent.

120. Et Geoffroy le maréchal de Champagne, qui composa cette œuvre sans y avoir rien dit de faux, qu'il sache, ayant été de tous les conseils, témoigne bien que jamais si belle chose ne se vit; et cela semblait bien flotte qui dût conquérir la terre: car, aussi loin qu'on pouvait voir de l'œil, on ne pouvait apercevoir que voiles de nefs et de vaisseaux, en sorte que les cœurs des hommes en étaient tout réjouis.

 

Partage du butin de Constantinople (1204)

252. Alors fut publié dans toute l'armée, de par le marquis de Montferrat, qui était chef de l'armée, et de par les barons, et de par le duc de Venise, que tout l'avoir fût apporté et réuni, comme il avait été convenu et juré sous peine d'excommunication. Et les endroits furent fixés en trois églises, et l'on y mit des gardes de Français et de Vénitiens, des plus loyaux qu'on put trouver. Et alors chacun commença à apporter le butin et à le rassembler.

253. L'un apporta bien et l'autre mal: car la convoitise, qui est racine de tous maux, ne chôma pas ; mais les convoiteux commencèrent dorénavant à retenir des choses, et Notre Seigneur commença à les moins aimer. Ah ! Dieu, comme ils s'étaient loyalement comportés jusqu'alors ! Et Dieu le Seigneur leur avait bien montré qu'en toutes leurs affaires il les avait pourvus et élevés plus que toute autre gent ; et maintes fois les bons ont dommage à cause des mauvais.

254. L'argent et le butin furent rassemblés ; et sachez que tout n'en fut pas livré : car il y eut beaucoup de ceux qui en retinrent, malgré l'excommunication du pape. Ce qui fut apporté dans les églises fut rassemblé et partagé entre les Francs et les Vénitiens par moitié, ainsi qu'il avait été juré en leur contrat. Et sachez que, quand ils eurent partagé, [les pèlerins] payèrent sur leur part cinquante mille marcs d'argent aux Vénitiens; et ils en répartirent environ cent mille entre eux parmi leurs gens. Et sachez comment: deux sergents à pied pour un sergent à cheval, et deux sergents à cheval pour un chevalier. Et sachez qu'aucun homme n'eut davantage pour rang ou pour mérites qu'il eût, sinon selon qu'il avait été décidé et établi, à moins que ce ne fût volé.

255. Et pour le vol, celui qui en fut convaincu, sachez qu'il en fut fait grande justice ; et il y en eut beaucoup de pendus. Le comte de Saint-Pol fit pendre, l'écu au col, un sien chevalier qui avait retenu quelque chose. Et il y en eut beaucoup qui retinrent, des petits et des grands ; mais ce ne fut pas su. Vous pouvez bien savoir que grand fut l'avoir : car, sans celui qui fut volé, et sans la part des Vénitiens, il fut livré environ quatre cent mille marcs d'argent, et environ dix mille montures, tant des unes que des autres. Le butin de Constantinople fut partagé comme vous avez ouï.


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