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Historiographie médiévale

 

Liutprand de Crémone (c. 920-972)


Texte :

BECKER J., Die Werke Liudprands von Cremona, 3e éd., Hanovre - Leipzig, 1915 (MGH, Scriptores Rerum Germanicarum in usum Scholarum, 41).

* Histoire d'Otton, dans R. FOLZ, La naissance du Saint-Empire, Paris, 1967, pp.229-247 (Le Mémorial des siècles, Les Evénements, Xe siècle)

* Ambassade à Constantinople (968), dans E. POGNON, L'an Mille. Oeuvres de Liutprand, Raoul Glaber, Adémar de Chabannes, Adalberon, Helgaud, 3e éd., Paris, 1947 (Mémoires du passé pour servir au temps présent, 6).

Etudes :

 

 


 

L'Antapodosis, une oeuvre de combat

Père très saint, je comprends que tu t'étonnes du titre de ce livre. Peut-être dis-tu: "Puisque ce livre traite des actions d'hommes illustres, pourquoi lui donne-t-on le titre Antapodosis ?" A cela je réponds. Voici le but de cet ouvrage: qu'il indique, montre et proclame les actes de ce Bérenger qui ne règne pas sur l'Italie, mais la tyrannise, et de sa femme Willa qu'on appelle à juste titre la seconde Jézabel à cause du poids de sa tyrannie, et Lamia, pour le caractère insatiable de ses rapines. En effet, ils ont jeté gratuitement tant de traits mensongers, ils nous ont causé tant de dommages par leurs rapines, ils ont fait tant d'efforts d'impiété contre moi, ma maison, ma parenté, ma famille que la langue ne peut le dire, ni la plume l'écrire. Que cet ouvrage soit donc pour eux une antapodosis, c'est-à-dire une rétribution, puisqu'en échange des calamités que j'ai supportées, je mettrai au jour, pour les hommes d'aujourd'hui et de demain, leur asebeia, c'est-à-dire leur impiété. De même, ce sera une antapodosis envers les hommes très saints et heureux, pour les bienfaits qu'ils m'ont accordés (Antapodosis, III, 1).

 

Intervention d'Otton dans les affaires d'Italie

Pendant que Bérenger et Adalbert commandaient en Italie avec une violence tyrannique, le pape Jean XII, dont l'Eglise avait ressenti les effets de cette cruelle domination, envoya le cardinal-diacre Jean et le scriniaire Azon comme messagers de la Sainte Eglise romaine à Otton alors roi sérénissime et très pieux, à présent César et Auguste, pour le conjurer par des lettres et des prières, au nom de Dieu et des saints apôtres Pierre et Paul dont il espérait le pardon de ses péchés, d'assumer la défense de la sainte Eglise romaine et de rétablir le salut et la liberté d'antan. Au moment où les deux légats exposaient leurs doléances, Walpert archevêque de Milan, échappé autant mort que vif à la fureur de Bérenger et d'Adalbert, vint trouver Otton et lui déclara qu'il ne pouvait pas supporter la cruauté des deux rois, ni celle de Willa qui contre tout droit divin et humain avait fait monter sur le siège de Milan l'évêque Manassès d'Arles; il disait également que Willa était une calamité pour son église parce qu'elle lui enlevait ce dont elle et les siens avaient besoin. De son côté, l'évêque Valdon de Côme se plaignait d'avoir eu à subir de pareils traitements de la part de Bérenger, d'Adalbert et de Willa. Etaient venus aussi à la cour d'Otton d'autres personnages appartenant au deuxième ordre parmi lesquels l'illustre marquis Otbert qui se joignirent aux légats du pape pour demander à Otton son aide et son conseil.

Touché par leurs plaintes et par leurs larmes, considérant non point son propre intérêt, mais celui de Jésus-Christ son maître, ce très pieux roi éleva contre la coutume à la royauté son fils et homonyme, bien qu'il fût un jeune enfant; le laissant en Saxe, il réunit des troupes et fit route en toute hâte vers l'Italie. Il lui fut d'autant plus facile de chasser du trône Bérenger et Adalbert qu'il eut pour camarades de combat les très saints apôtres Pierre et Paul. Réunissant ce qui avait été dispersé et restaurant ce qui avait été détruit, ce roi plein de bonté rendit à chacun ce qui lui appartenait; puis il se rendit à Rome pour y agir de la même manière (Histoire d'Otton, pp.231-232).

 

Le pape Jean XII ne connaît pas la grammaire latine

Quand le pape eut lu cette citation, il y fit la réponse qui suit: "Jean évêque, serviteur des serviteurs de Dieu à tous les évêques. Nous avons entendu dire que vous aviez le dessein de faire un autre pape. Si vous le faites je vous excommunie par le pouvoir que Dieu m'a donné; de sorte que vous ne pourrez ni faire aucune ordination [non habeatis licentiam nullum ordinare] ni célébrer la messe."

Lorsque cette réponse fut lue au concile, on vit arriver quelques prélats qui n'avaient pas assisté à la première session tels, de Lorraine, Henri archevêque de Trèves, d'Emilie, Gui évêque de Modène, Gézon évêque de Tortone, et Ligulfe évêque de Plaisance, sur l'avis desquels on récrivit au pape en ces termes: "Au Seigneur Jean pontife suprême et pape universel, Otton par la grâce de Dieu empereur, et le saint concile assemblé à Rome pour le service de Dieu, salut en notre Seigneur. Lors de la première session tenue le 6 novembre, nous vous écrivîmes une lettre qui contenait les propres paroles dont s'étaient servis vos accusateurs, et les crimes qu'ils vous imputaient. Nous suppliâmes par la même lettre Votre Grandeur de venir se justifier, comme il eût été raisonnable que vous le fissiez. Nous reçûmes de votre part une réponse, non point telle que la gravité du moment et de l'affaire l'aurait exigée, mais telle qu'aurait pu la dicter la vanité des hommes les plus mal conseillés. Il fallait avoir de justes excuses pour vous dispenser de paraître devant le concile; et si vous en aviez, il fallait que vos envoyés les expliquent et fassent connaître qu'une indisposition, ou la difficulté des chemins vous empêchait de donner au saint concile la satisfaction qu'il attendait. Il y a un autre passage dans votre lettre qui tient moins de la gravité d'un évêque que de la légèreté d'un enfant. Vous nous excommuniez au cas où nous ferions un autre pape, et vous nous privez du pouvoir de dire la messe et de nous acquitter des autres fonctions ecclésiastiques. Nous avons remarqué en cet endroit une faute contre la grammaire: car nous avons cru jusqu'ici que deux particules négatives avaient la même force dans le discours qu'une seule affirmative, à moins peut-être que votre autorité ne renverse les règles que les anciens ont établies pour bien parler (Histoire d'Otton, pp.242-243).

 

Accueil réservé à Liutprand à Constantinople

Aux Ottons, très victorieux empereurs des Romains, augustes, et à la très glorieuse impératrice Adélaïde auguste, Liutprand, évêque de la sainte église de Crémone, souhaite à jamais avec toute l'ardeur de son désir santé, prospérité et triomphe.

Si vous n'avez pas reçu plus tôt de moi une lettre ou un messager, vous allez en avoir l'explication. Nous sommes arrivés à Constantinople le premier des nones de juin, et si l'accueil honteux qu'on nous a réservé est outrageant pour vous, la honteuse manière dont on nous a traités nous a été bien pénible; car on nous a enfermés dans un vaste palais ouvert à tous les vents, aussi impropre à protéger du froid qu'à garantir de la chaleur; on y a posté en sentinelles des militaires en armes, chargés d'interdire aux miens de sortir et à tous autres d'entrer. Dans cette demeure, pas une âme qui vive, sauf nous, qui en étions prisonniers; le palais en était si loin que, contraints de nous y rendre à pied et non à cheval, nous en avions le souffle coupé. Pour comble d'infortune, le vin grec, mélangé de poix, de résine et de plâtre, nous a paru imbuvable. Il n'y avait pas une goutte d'eau dans la maison, et nous ne trouvâmes pas même à en acheter pour étancher notre soif. A tant de maux, un autre mal s'est ajouté en la personne du majordome, chargé des achats quotidiens: pour trouver un être qui lui ressemble, il ne faut pas chercher sur la terre, mais peut-être bien en enfer; cet homme a déversé sur nous comme un torrent tout ce qu'il a pu imaginer de calamités, de brigandages, de dommages, de chagrins, de misères. Et sur cent vingt jours, pas un ne s'est écoulé sans nous apporter des sujets de plaintes et de larmes (Ambassade à Constantinople, 7).

 

Portrait de Nicéphore Phocas

Cependant, le 7 des ides, saint jour de la Pentecôte, je fus conduit dans la demeure qu'on appelle Stefavna, c'est-à-dire "Maison de la Couronne", devant Nicéphore; c'est un homme absolument monstrueux, un pygmée à la tête énorme, que ses petits yeux font ressembler à une taupe, encore enlaidi par une barbe courte et large, épaisse, grisonnante, affligé d'un cou pas plus gros que le doigt; ses cheveux longs et drus lui font tout à fait une tête de cochon; il a un teint d'Ethiopien, et l'on n'aimerait pas le rencontrer au milieu de la nuit; un énorme ventre, le derrière sec, les cuisses fort longues pour sa courte taille, de petites jambes, les chevilles et les pieds à l'avenant; couvert d'un vêtement d'apparat, mais fort usé, déformé et décoloré par le temps; chaussé à la Sicyonienne; le verbe insolent, fourbe comme un renard, parjure et menteur comme Ulysse. O mes empereurs augustes, toujours si beaux à mes yeux, combien ici je vous ai trouvés plus beaux! Toujours puissants, combien plus puissants ici! Toujours doux, combien plus doux ici! Toujours pleins de vertu, combien plus encore ici ! (Ambassade à Constantinople, p.8).


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