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Quinte-Curce :  Traduction française - Hypertexte louvaniste - Corpora

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

Notices sur Quinte-Curce

 
Pour introduire aux aspects les plus importants de l'Histoire d'Alexandre le Grand de Quinte-Curce, nous avons pensé intéressant de proposer trois notices modernes tirées de manuels généraux de littérature latine. La plus ancienne retenue, celle de R. Pichon, remonte à 1903 ; la plus récente, celle de P. Grimal, date de 1994. Une analyse comparée de ces notices, sur le plan de la forme et du contenu, serait très révélatrice des préoccupations de chaque époque et de chaque auteur.

Sur Quinte-Curce le présent fichier propose successivement des textes de :

De l'Histoire d'Alexandre le Grand, la BCS propose une traduction française, légèrement adaptée, celle de A. Trognon, E. Pessonneaux, Oeuvres complètes de Quinte-Curce, 3 vol., Paris, Panckoucke, 1828-1830 (Bibliothèque latine-française, 12, 14 et 18). Quelques modifications ont été apportées à l'original : ainsi des divisions en paragraphes ont été ajoutées ; l'orthographe a été modernisée, et parfois la graphie des noms propres a été adaptée. On s'est inspiré pour ces opérations de l'édition H. Bardon (C.U.F.), 2 vol., Paris, 1947-1948. Quant aux sommaires, ils proviennent pour l'essentiel de l'édition M. Nisard, Cornelius Nepos, Quinte-Curce, Justin, Valère Maxime, Julius Obsequens. Oeuvres complètes, Paris, 1871, 856 p. (Collection des auteurs latins avec la traduction en français).

Cette traduction est également accessible dans la collection Hypertexte louvaniste, laquelle fournit le texte latin et la traduction, tout en permettant (livre par livre) de multiples recherches et exploitations. Le projet Corpora autorise maintenant ces recherches sur l'ensemble de l'oeuvre.

 


 

R. Pichon, Histoire de la littérature latine, 3e éd., Paris, Hachette, 1903, p. 472-480 [sans les notes]

 

La tendance romanesque que l'on surprend déjà dans quelques endroits de Velleius Paterculus et de Valère Maxime se manifeste plus nettement chez Quinte-Curce. Elle se révèle dans le choix du sujet. Quinte-Curce est le premier écrivain romain, semble-t-il, qui prenne comme matière une histoire complètement étrangère à son pays. Entre Alexandre et Rome il n'y a nul point de contact ; l'écrivain est donc sollicité seulement par le charme que son sujet peut offrir à l'imagination. D'autre part, ce charme réside dans l'étrangeté des faits et non dans leur importance, ou du moins c'est à cela uniquement que l'auteur fait attention. Au fond, l'histoire d'Alexandre a une valeur humaine, universelle, par l'expansion de l'hellénisme. Quinte-Curce n'a pas l'air de s'en soucier ; pour lui, Alexandre est un conquérant, un homme qui a tué des milliers d'ennemis et parcouru des milliers de lieues, voilà tout. On trouve à son histoire ce plaisir fait d'admiration, de surprise et d'inquiétude que suggère un roman d'aventures et de voyages, quelque chose comme un mélange des Trois Mousquetaires et de Sindbad le Marin.

Entrons dans le détail : nous y rencontrerons tous les ingrédients nécessaires du roman héroïque. Voici les grands coups d'épée, les batailles terribles, où les morts et les blessés jonchent la terre. Voici les conspirations trahies par un des conjurés et expiées par les plus cruels supplices (Dymnus, Philotas ou Hermolaüs). Voici les assassinats imprévus, les « beaux crimes », qui font trembler et frémir : le meurtre de Clitus par Alexandre, celui de Darius par Bessus, celui de Spitamène par sa femme. Voici des épisodes dramatiques, des « scènes » qui tiennent en haleine : Darius faisant tuer le malheureux Charidème qui a osé lui dire la vérité ; Alexandre buvant courageusement le remède qu'on lui a signalé comme un poison ; le songe de Darius qui présage sa ruine ; Abdalonyme, le prince jardinier de Sidon, qu'on va surprendre au milieu de ses légumes pour lui offrir la couronne ; le trait de bonté d'Alexandre qui fait asseoir un soldat fatigué sur sa chaise. Ailleurs ce sont les descriptions pittoresques de villes, de fleuves, de montagnes, de peuples, l'armée perse toute chamarrée d'or et d'argent, les sables immenses de l'égypte, brûlés par le soleil, la mer Caspienne avec ses serpents et ses poissons bizarres, les déserts de la Sogdiane, les steppes glacées de Scythie, l'Inde avec ses arbres gigantesques, ses oiseaux rares, ses troupeaux de rhinocéros et d'éléphants ; au terme de la course, l'Océan, la mer mystérieuse et terrible ; puis le retour triomphal semblable à la marche de Bacchus, avec les fleurs, les couronnes, les flûtes et les lyres ; et, tout à la fin, un pauvre satrape qu'on mène au supplice. Il y a là une richesse de coloris qu'on ne trouverait peut-être chez aucun autre historien latin. évidemment, il ne faut demander à Quinte-Curce aucune vue profonde. Mais il a été séduit par le côté extérieur, décoratif et brillant de cette histoire merveilleuse.

Les sentiments, comme il est naturel dans un roman, sont très chevaleresques. à part quelques personnages sacrifiés, vrais traîtres de mélodrame, comme les meurtriers de Darius, tous les autres sont des modèles de grandeur d'âme et de courtoisie. Darius est sympathique par sa douce et fière résignation. Les rebelles sont mus par des sentiments de dignité blessée qui empêchent de les haïr. Le plus noble est Alexandre. Si l'on en excepte quelques coups de folie, causés par l'excès du vin et l'abus du pouvoir, tous ses actes sont héroïques. On accuse son médecin de vouloir l'empoisonner : il boit devant lui le remède suspect. S'il est malade, il ne se désole qu'à la pensée de ne pouvoir plus combattre. Avant de faire tuer ceux qu'il soupçonne, il tient à bien les convaincre de leur perfidie. Il traite avec bonté les peuples vaincus, au point que sa mort leur inspirera les regrets les plus amers ; pour la mère de Darius surtout, pour sa femme et ses filles, il témoigne un respect délicat et tendre tout ensemble ; il les traite en reines, avec la courtoisie d'un chevalier du moyen âge. L'histoire de Quinte-Curce, avec ses événements prodigieux, ses descriptions extraordinaires, ses sentiments d'un héroïsme un peu guindé, mais fier et loyal, ressemble moins à celle de Salluste ou de Tite-Live qu'à une chanson de geste ou à un roman de chevalerie. Son Alexandre, batailleur, mais généreux et galant, est un peu l'ancêtre des Amadis.

À vrai dire cette transfiguration du personnage était commencée avant Quinte-Curce ; il a dû suivre de près les historiens grecs. Il semble même faire quelques réserves, lorsqu'il parle de l'audace des Grecs en matière d'invention, mentiendi licentiam, et lorsqu'il avoue qu'il raconte plus de faits qu'il n'en croit : plura transcribo quam credo. Mais, habituellement, il conserve à l'histoire d'Alexandre sa couleur romanesque et légendaire, si même il ne l'augmente pas encore.

En revanche, ce qui lui appartient, c'est la tournure oratoire que prend chez lui le récit. Il y a en lui, à côté du disciple de Callisthène, un déclamateur sorti des écoles romaines.

D'abord les harangues sont nombreuses, plus nombreuses que la vraisemblance ne le comporte. C'est la tradition de Salluste et de Tite-Live, avec moins de tact et de discrétion. Non seulement, avant chaque bataille, les deux rois adressent à leurs armées des proclamations aussi longues que déclamatoires, mais dans toutes les circonstances, même dans les plus inattendues, les personnages profitent des moindres prétextes pour discourir. Darius, vaincu et fugitif, a assez de sang-froid pour adresser aux troupes une harangue académique. Les Grecs exilés, qu'Alexandre offre de rapatrier, discutent pour savoir s'ils doivent accepter, avec autant de sang-froid et d'art que des rhéteurs dans une controverse. Alexandre est aussi bavard qu'héroïque : lorsqu'il a à apaiser une sédition, on comprend qu'il use de la parole ; mais à Tarse, malade, presque mourant, il trouve la force de prononcer de belles phrases. Quand il veut faire périr ceux qu'il suppose coupables de conspirer contre lui, il commence par plaider contre eux devant toute l'armée. Contre Philotas surtout, il prononce un discours avec l'examen des antécédents (vita), le mouvement pathétique (quo me conferam ?). Philotas répond aussi longuement, avec une belle tirade sur le parricide. Alexandre, irascible et brutal, devrait plus agir et moins parler : mais Quinte-Curce veut placer les discours latins qu'il a pu composer à l'école.

Le récit lui-même est écrit en style oratoire. Dans les morceaux à effet, la bataille d'Arbelles ou l'incendie de Persépolis, l'auteur s'adresse directement au lecteur : « Qui pourrait dire ?... Voilà donc l'issue, etc. ». Il aime les hyperboles et les métaphores : Darius compare la faiblesse des Grecs à celle des bêtes fauves qui se terrent dans leur gîte, et l'ambition d'Alexandre au vol audacieux des oiseaux. Comme c'est Darius qui parle, on y peut voir un souvenir du style oriental ; mais c'est plutôt une preuve du goût des rhéteurs pour le style figuré. L'antithèse a naturellement la place d'honneur. Abdalonyme, quittant son métier de jardinier pour devenir roi , déclare que « tant qu'il n'a rien possédé il n'a manqué de rien » (Nihil habenti nihil defuit). Les sacrifices d'enfants en usage à Tyr sont « moins des sacrifices que des sacrilèges » (Sacrilegium verius quam sacrum). Alexandre est « vaincu par les vices des Perses, lui que leurs armes n'avaient pu vaincre » (Quem arma non fregerunt, vitia vicerunt).

On trouve aussi beaucoup de ces sententiae subtiles, qui expriment ingénieusement une vérité parfois banale : Pavor auxilia formidat (« La peur redoute même les secours ») ; Idem metus, qui cogebat fugere, fugientes morabatur (« La panique, qui forçait à fuir, paralysait la fuite ») ; Vbi explorari vera non possunt, falsa augentur (« Quand on ignore le vrai, la peur grossit le faux ») ; Saepe desperatio spei causa est (« Le désespoir force souvent à espérer ») ; Fortium virorum est magis mortem contemnere quam odisse vitam (« Le courage consiste à mépriser la mort, non à haïr la vie »).

Une autre trace des goûts du temps est la manie de moraliser. Dans le récit de Quinte-Curce, comme dans l'éloquence des déclamateurs, les lieux communs à prétentions philosophiques sur la fortune, la nature, la, justice, tiennent une large place. Les envoyés d'Alexandre font une leçon de morale à Abdalonyme, et celui-ci répond par quelques paroles également sentencieuses. Darius surtout est un prêcheur infatigable : dans sa lettre à Alexandre, il l'avertit de se défier de son ambition, le lui fait répéter encore par ses envoyés, et, dans une harangue à ses troupes, s'étend sur les caprices de la fortune. Ces idées ne sont pas seulement des arguments ; elles sont développées pour elles-mêmes, sans rapport avec le sujet. Puis, dans le récit, l'auteur s'interrompt souvent pour nous faire des confidences. Il nous apprend qu'il ne partage pas les superstitions de son temps, qu'il ne croit pas à la magie ni aux oracles, qu'il réprouve les sacrifices humains, qu'il trouve ridicules les terreurs ressenties lors des éclipses de lune. Il nous dit aussi qu'il n'y a pas moyen d'éviter sa destinée, que l'homme est porté à amplifier ce qu'il ignore, qu'il ne juge ses actes qu'après coup, qu'il est fort capable de dissimulation : est-ce la peine d'ouvrir une parenthèse pour des vérités aussi prudhommesques ?

Par contre, où ce souci de moraliser a bien servi l'historien, c'est dans son étude du caractère d'Alexandre. S'il y a un intérêt durable dans son ouvrage, il est dans la finesse, dans la pénétration de l'analyse psychologique. Quinte-Curce a compris ces deux choses : d'abord, que l'âme d'un grand homme placé dans des circonstances extraordinaires est curieuse à voir vivre ; ensuite, que cette âme ne reste pas jusqu'au bout identique à elle-même, qu'elle évolue. Partant de ce double principe, il a su tracer une histoire morale d'Alexandre bien plus intéressante que son histoire militaire. L'idée qui y préside est indiquée dès le commencement, non pas au sujet d'Alexandre, mais à propos de Darius : il avait, dit l'auteur, un caractère doux et souple ; mais la fortune détruit souvent l'oeuvre de la nature (Erat Dario mite ingenium, nisi etiam naturam plerumque fortuna corrumperet).

C'est ce que va prouver toute la vie du roi de Macédoine. Au début, il garde encore de la prudence et de la modération ; il est généreux ; il aime mieux risquer sa vie que de croire à une perfidie. Après la victoire, il est plein de douceur pour la mère et la femme de Darius ; c'est le plus beau moment de sa vie ; et cette possession de lui-même dépasse en grandeur ses victoires et ses triomphes. Dès lors, en effet, la corruption va s'insinuer en lui. Il repousse dédaigneusement les offres de paix de Darius, maltraite les prisonniers : Peregrinos ritus nova subeunte fortuna (« Sa nouvelle fortune l'habitue aux moeurs étrangères »).

Il se fait proclamer fils de Jupiter par l'oracle d'Hammon. Après Arbelles, il souille sa gloire par l'ivresse, qui lui fait tuer Clitus et brûler Persépolis. Il est jaloux d'Antipater. Il se laisse séduire par les moeurs des vaincus. Ses officiers, eux aussi, subissent une transformation analogue ; et Amyntas, pour excuser sa révolte, dit que, dans ces guerres perpétuelles, l'humeur s'exalte, et qu'on ne sait plus « contenir ni sa joie ni sa colère » (Militantium nec indignatio nec laetitia moderata est).

Un moment, l'orgueil d'Alexandre fléchit : dans les déserts de la Sogdiane, pris de peur, il s'humilie devant les dieux. Mais ses nouveaux succès lui rendent son insolence et sa dureté. Il force tout le monde à l'adorer, fait tuer ceux qui murmurent ou qui sourient, et voit partout des conspirations. Il est entraîné tous les jours à de nouvelles conquêtes, tant pour mater les velléités d'opposition de ses troupes que par une sorte de folie des grandeurs Il montre encore quelque clémence après sa victoire dans l'Inde ; mais ce n'est plus qu'un fugitif souvenir de ses vertus passées. Ce qui le caractérise maintenant, c'est le cortège triomphal du retour, suivi du bourreau et du condamné. Les révoltes se multiplient, au point qu'Alexandre meurt à temps peut-être pour ne pas voir une défection complète. Et l'idée qui se dégage de tout ce récit, c'est celle que Thiers formulera, à la fin de l'Histoire de l'Empire : le despotisme est tout-puissant, puisqu'il a pu pervertir l'esprit d'un homme tel qu'Alexandre ou Napoléon.

Il y a certainement là une conception intéressante de l'histoire, comme document moral, comme étude de l'humanité dans ses types exceptionnels. C'est en somme ce que feront plus tard Suétone avec ses biographies des Césars, Tacite dans ses Annales, Plutarque dans les Vies parallèles. Mais Suétone sera plus documenté, Tacite plus profond, Plutarque isolera mieux l'âme individuelle de la masse des faits historiques. Ici, la biographie psychologique est trop mêlée d'aventures et de merveilleux ; et dans l'ensemble, l'histoire de Quinte-Curce est encore une combinaison du romanesque grec avec la rhétorique romaine.

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H. Zehnacker & J.-Cl. Fredouille, Littérature latine, Paris, PUF, 1993, p. 230-231 [sans les notes]

 

Il faut réserver une place à part dans ce panorama [des historiens de l'époque julio-claudienne] à Q. Curtius Rufus qui, chose rare chez les Latins, choisit de se faire le biographe d'Alexandre le Grand. Nous ne savons rien de sa personne ni de sa vie ; on l'a parfois identifié, sans raison sérieuse, avec un rhéteur mentionné dans le De grammaticis de Suétone, ou avec un gouverneur de l'Afrique - ou le fils de celui-ci - signalé dans les Annales de Tacite. La date de notre auteur n'est pas plus assurée, puisqu'on l'a « promené » entre le règne d'Auguste et celui de Sévère Alexandre, voire celui de Constantin, au début du IVe siècle. Quelques confidences qui accompagnent le récit de la mort d'Alexandre (10, 9, 3) permettent de penser que l'oeuvre fut écrite après le meurtre de Caligula et, donc, au début du règne de Claude : c'est sous cet empereur, principalement, que nous situerons l'activité de Quinte-Curce.

Son Histoire d'Alexandre, Historiae Alexandri Magni, se composait de dix livres. Les deux premiers sont perdus, et le récit ne commence donc qu'en 333 av. J.-C. Mais il nous mène, malgré quelques lacunes entre les livres 5 et 6 et dans le corps du livre 10, jusqu'à la mort du héros, et nous fait pressentir les problèmes que posera sa succession. Quinte-Curce semble s'être documenté avec soin, et sa vision du Macédonien fait place aux témoignages, parfois divergents, que laissèrent de lui ses compagnons et ses premiers historiens, Ptolémée, Clitarque, Onésicrite, Néarque - sans parler, bien entendu, des historiens grecs plus récents. Son oeuvre relèverait de la biographie plus que de l'histoire, si l'on ne prenait en compte l'importance considérable du règne d'Alexandre et son rôle de charnière dans l'histoire de l'Antiquité. Il est intéressant de comparer le récit de Quinte-Curce à celui du Grec Arrien, qu'il surclasse à l'occasion.

On ajoutera que l'histoire d'Alexandre était un de ces exempla sur lesquels avait réfléchi toute une tradition de moralistes, de théoriciens de la politique et de philosophes de l'histoire. Alexandre n'était-il qu'un conquérant, un prédateur, un tyran ? Sa conquête, au contraire, fut-elle l'instrument d'une prodigieuse expansion de la culture ? était-il un surhomme, avait-il mérité d'être divinisé ? Les jugements variaient, jusque dans les écoles des rhéteurs, et, de là, quelque chose devait déteindre sur la manière dont on appréciait l'Empire de Rome. Déjà Pompée, puis César, Antoine, et même Octave avaient songé à marcher sur les traces d'Alexandre : d'une certaine façon, Quinte-Curce écrivait l'histoire d'un rêve romain.

Pour cela il manie en virtuose l'art de la biographie, évitant les longueurs et dramatisant habilement : peu d'analyses politiques ou de récits détaillés de batailles, mais des indications colorées d'ethnographie et de géographie, des récits vivants, des scènes belles et émouvantes : le tableau de la mort du héros est un chef-d'oeuvre. Les discours, plaqués çà et là, sont souvent d'un contenu trop général et se rattachent mal à l'ensemble ; quelques sententiae brillantes y trahissent la rhétorique. La langue, dans la tradition de Tite-Live, mais légèrement rajeunie, fait place à des éléments poétiques : signe des temps, certes, mais aussi adaptation habile à une histoire à qui l'on veut garder son caractère exotique.

Quinte-Curce fut peu lu au Moyen âge, malgré la fortune prodigieuse de l'histoire d'Alexandre.

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P. Grimal, La littérature latine, Paris, Fayard, 1994, p. 373-375

 

Paradoxalement nous sommes moins bien renseignés sur la personnalité de Quinte-Curce (Q. Curtius Rufus) que sur celle de Trogue Pompée, bien que nous possédions presque totalement son ouvrage (huit livres sur dix, seuls manquent les deux premiers). Plusieurs personnages de ce nom sont connus, parmi lesquels un rhéteur et un sénateur, d'origine modeste, qui gouverna la province d'Afrique sous le règne de Claude (Tacite, Annales, XI, 20-21). S'agit-il de l'un ou de l'autre, ou d'un troisième ? Quant à la date de l'oeuvre elle-même, nous pouvons la conjecturer avec quelque vraisemblance grâce à un passage du livre X (X, 9, 3) où il est question d'une nuit qui avait failli marquer la fin de l'empire romain, mais, ajoute Quinte-Curce, dans cette nuit s'était levé un astre nouveau, qui avait sauvé l'état et rendu la paix au monde. On en conclut qu'il y a là une allusion à l'assassinat de Caligula, dans l'après-midi du 24 janvier 41, et aux deux jours d'hésitation qui avaient suivi, pendant lesquels il avait été question de rétablir la Liberté (Suétone, Claude, 10). On avait pu craindre, un moment, une révolte des prétoriens, évitée par la proclamation de Claude, qui serait alors cet astre providentiel. Si cette hypothèse est exacte, rien n'empêche que l'auteur de l'Histoire d'Alexandre le Grand (Historiae Alexandri Magni) soit le proconsul d'Afrique, dont Tacite (Annales, XI, 20-21) a tracé un portrait peu flatteur, tout en louant sa vive intelligence. Il le qualifie de « flatteur morose de ceux qui étaient au-dessus de lui, arrogant envers ceux qui étaient au-dessous, désagréable envers ses égaux ». Peut-être cette attitude traduit-elle une certaine misanthropie, que laissent entrevoir, çà et là, quelques réflexions de l'historien sur l'insatiable désir du pouvoir qui possède les hommes (Histoire d’Alexandre, X, 10, 8). Les fautes, les crimes du conquérant ne sont pas dissimulés, ni ses actes déments, telle cette bacchanale célébrée à son retour de l'Inde, qui aurait pu mettre toute l'armée en danger, « si les vaincus avaient eu quelque courage contre cette troupe en fête (IX, 10, 27) ». La Fortune seule empêcha que cette folie ne tournât au désastre et fit que l'on regarda comme un exploit ce qui n'était qu'une soûlerie de soldats. Quinte-Curce est insensible à l'aspect mystique de ce triomphe dionysiaque, si souvent célébré par les historiens et les artistes. Il n'y voit qu'un dérèglement, un déchaînement des passions les plus viles. Il ajoute : « Ce carnaval était suivi par le bourreau ; le satrape Estapès [...] fut mis à mort ; tant il est vrai que la cruauté ne gêne nullement la débauche, ni la débauche la cruauté. » Ainsi se termine, sur cette sententia amère et quasi stoïcienne, le neuvième livre.

Aux cruautés, aux folies d'Alexandre, Quinte-Curce oppose l'état présent du monde, où les blessures d'antan se referment, grâce à la longue paix que la protection de Rome et sa douceur apportent au monde (IV, 4, 21). L'empire romain diffère grandement de celui que voulait fonder Alexandre. Quinte-Curce, il est vrai, insiste à plusieurs reprises sur les aspects positifs du conquérant macédonien, sa générosité, sa grandeur d'âme, qui lui valent le respect de l'ennemi. Ainsi, lorsque son « maréchal » Parménion lui conseille d'exiger une rançon pour les prisonniers, Alexandre s'y refuse et répond : « Moi aussi, si j'étais Parménion, je préférerais l'argent à la gloire. Mais je suis Alexandre, et je n'ai pas peur de la pauvreté ; je n'oublie pas que je ne suis pas un marchand mais un roi (IV, 11, 14). » Paroles qui font écho à celles que Scipion avait adressées aux ambassadeurs espagnols qui lui offraient la royauté, leur disant qu'il ne voulait pas être roi, qu'il était un imperator romain, et qu'il lui suffisait d'avoir l'âme royale. La leçon demeure valable, et c'est bien à Alexandre que pensait Scipion. Alexandre, à certaines heures, avait été pleinement roi, au sens où Scipion l'entendait, mais Quinte-Curce ne dissimule pas qu'il était aussi un être humain, avec toutes les contradictions que cela comporte. La domination de Rome, au contraire, échappe à cette fatalité et tempère la puissance par la douceur (mansuetudo), la violence par la sagesse. Cela est possible parce que cette domination n'est pas et ne saurait être celle d'un individu qui posséderait le pouvoir absolu, mais celle d'un imperator, incarnant en sa personne les valeurs juridiques et morales de Rome. à cet égard, l'Histoire d'Alexandre de Quinte-Curce peut être regardée comme une mise en garde contre la dérive monarchique du principat. La leçon était particulièrement opportune en ces premiers temps du règne de Claude, alors que les excentricités de Caligula (qui voulait être dieu de son vivant) étaient encore proches et que les armes romaines reprenaient la conquête du monde, avec l'invasion de la Bretagne. Il ne l'était pas moins de prêter au Macédonien une maxime qui aurait pu être la devise de Rome : « On ne reste pas longtemps maître de ce que l'on a conquis par le glaive (VIII, 8, 11). » à cet égard, Alexandre était un modèle.

Les modernes insistent souvent sur la part de rhétorique que l'on constate dans le livre de Quinte-Curce, mais ils tendent à minimiser la portée de la pensée politique qui s'y exprime. Alexandre, en ses meilleurs moments, est un exemple proposé aux Romains et un précurseur. Personnage mythique, prestigieux, il peut inciter ceux-ci à poursuivre la conquête du monde, mais en même temps à le faire pour de bonnes raisons, et non pour les mauvaises, qui animent généralement les conquérants.

Les empereurs qui se sont succédé, avec Néron et après lui, ont tenté de recommencer Alexandre et de poursuivre la conquête au-delà de l'Euphrate. Marc Aurèle (Pensées, IX, 29) s'y déclare prêt, à condition que les rois conquérants (Alexandre, Philippe, Démétrius) « soient bien instruits de ce à quoi consent la nature commun ». Les étrangetés du conquérant sont oubliées. Il n'est plus, dans l'histoire humaine, qu'un « moment dialectique », une étape vers le règne de l'Esprit.

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Date de dépôt : 24 novembre 2004

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