Bibliotheca Classica Selecta - Autres traductions françaises dans la BCS

Catulle : Pièces I à LX - Pièces LXI à LXIV (hypertexte louvaniste) - Pièces LXV à CXVI

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Catulle - Poésie

Pièces LXI à XLIV


Plan


Fondamentalement, cette traduction française est celle de M. Rat, Catulle. Oeuvres, Paris, 1931, disponible au format PDF sur le site Nimispauci de Ugo Bratelli, qui nous a aimablement permis de le reproduire et que nous remercions ici. Le texte français a été mis au format Word, sans modifications substantielles, abstraction faite de quelques corrections orthographiques et d'une adaptation des numéros des pièces pour mieux suivre la présentation de The Latin Library.

Dans son édition, M. Rat avait entouré de crochets droits [ ] la traduction "édulcorée" de certains termes latins qu'il estimait probablement un peu crus. Les crochets droits étant ici réservés aux références, nous avons utilisé les astérisques * * pour indiquer ces passages.

La présente traduction s'intègre dans le vaste projet louvaniste des Itinera Electronica, et en particulier dans la rubrique Hypertextes, où l'oeuvre de Catulle recevra sous peu sa place. Les possibilités de cette réalisation "Hypertextes" sont multiples ; non seulement elle permet une lecture de l'oeuvre avec le texte latin et la traduction française en regard, mais elle donne également accès à un riche ensemble d'outils lexicographiques et statistiques très performants.


LXI. Épithalame de Julie et de Manlius

O habitant de la colline d'Hélicon, fils d'Uranie, toi qui entraînes la tendre vierge vers l'époux, ô Hyménée, Hymen, [5] ô Hymen, Hyménée !

Ceins ton front des fleurs de la marjolaine embaumée. Prends, joyeux, ton voile couleur de flamme, et viens ici, viens, portant [10] à tes pieds de neige le brodequin rose.

Animé par l'allégresse d'un tel jour, chantant l'hymne nuptial de ta voix argentine, frappe la terre de tes pas cadencés, et secoue [15] dans ta main ton flambeau résineux !

Comparable à Vénus, la déesse d'Idalie, lorsqu'elle se présenta devant le juge phrygien, Julie s'unit à Manlius, [20] vierge bonne sous de bons auspices ;

Ou, tel encore un myrte d'Asie, dans l'éclat de ses rameaux en fleurs, délices des déesses Hamadryades qui l'abreuvent [25] d'une limpide rosée ;

Va donc, porte ici tes pas, hâte-toi de quitter Thespies et les grottes de la montagne d'Aonie qu'arrose [30] d'une onde fraîche Aganippe.

Appelle dans sa demeure, dont elle devient la maîtresse, cette vierge qui soupire après son époux ; que l'amour l'enchaîne à lui par des liens pareils à ceux dont le lierre tenace enveloppe [35] un arbre de ses replis errants.

Et vous aussi en même temps, vierges chastes, pour qui un pareil jour approche, allons, chantez en choeur ô Hyménée Hymen, [40] ô Hymen Hyménée !

Afin qu'en s'entendant appeler à remplir son office, il se hâte de venir ici, celui qui guide la Vénus pudique et [45] qui noue les Amours honnêtes.

Quel dieu mérite plus que l'invoquent les amants aimés ? Quel dieu du ciel est plus digne de l'hommage des mortels, ô Hyménée Hymen, [50] ô Hymen Hyménée !

C'est toi que le père tremblant invoque pour ses enfants, pour toi que les vierges dénouent la ceinture de leur sein, toi que le nouveau marié [55] guette d'une oreille craintive et impatiente !

C'est toi qui livres aux mains du jeune homme farouche, la jeune fille en fleur, ravie au sein de sa mère, ô Hyménée Hymen, [60] ô Hymen Hyménée.

Sans toi, Vénus ne peut prendre de plaisirs que puisse avouer l'honneur : elle le peut, quand tu veux. Quel dieu [65] oserait se comparer à ce dieu ?

Sans toi, nulle maison ne peut donner d'enfants, ni le père propager sa race : ils le peuvent, quand tu veux. Quel dieu [70] oserait se comparer à ce dieu ?

Privé de ton culte sacré, une terre ne peut donner de défenseurs à ses frontières : elle le peut, quand tu veux. Quel dieu [75] oserait se comparer à ce dieu ?

Ouvrez la porte close ; vierge, parais. Vois comme ces flambeaux agitent leurs brillantes chevelures !...........

... La pudeur ingénue retarde ses pas et, bien que plus docile, [85] elle pleure, car il faut partir.

Cesse de pleurer, ne crains pas, Aurunculeia, que jamais femme plus belle $que toi$ ait vu le brillant [90] soleil, venant de l'océan.

Telle, dans le parterre bigarré d'un maître opulent, se dresse la fleur d'hyacinthe. Mais tu tardes, le jour fuit ; [95] avance, nouvelle épouse.

Et, s'il te plaît, écoute nos paroles. Vois comme les flambeaux agitent leur chevelure d'or ; [100] avance, nouvelle épouse.

Ne crains pas que jamais volage, ton époux se livre aux mauvais adultères et, pour chercher ailleurs de honteuses débauches, veuille reposer sa tête loin [105] des tendres boutons de tes seins !

Non, telle la vigne flexible qui s'enlace aux arbres voisins, tu le tiendras enchaîné dans tes embrassements. Mais le jour fuit ; [110] avance, nouvelle épouse.

O lit, qui... [115] pieds blancs du lit,

quelles joies, que de joies tu promets à ton maître, que de joies dans la nuit rapide ! que de joies au milieu du jour ! Mais le jour fuit ; [120] avance, nouvelle épouse !

Enfants, levez vos flambeaux ; je vois venir le voile couleur de flamme. Allez, chantez en cadence : "Io ! Hymen Hyménée ! [125] Io ! Hyménée Hymen !"

Mais ne tardez plus à vous faire entendre, libres chants fescennins ; et toi, favori du maître, en attendant que l'amour te quitte, ne refuse pas [130] des noix aux enfants !

Donne des noix aux enfants, inutile favori. Assez longtemps tu as joué avec des noix. Maintenant il te faut servir Thalassius. [135] Favori, donne des noix.

Hier, aujourd'hui encore, tu trouvais, favori, les fermières trop rustiques ; maintenant le friseur va te raser la tête. Pauvre, ah ! [140] pauvre favori, donne des noix aux enfants.

Et toi, époux parfumé, ce n'est, dit-on, qu'à regret que tu renonces à tes favoris imberbes : renonces-y pourtant. Io, Hymen Hyménée ! Io, [145] Io, Hyménée Hymen !

Tu n'as jamais connu, Manlius, que les plaisirs permis, nous le savons ; mais ces plaisirs, l'hymen ne les permet plus au mari. Io, Hymen Hyménée ; Io, [150] Io, Hyménée Hymen !

Et toi, jeune épouse, garde-toi de te montrer rebelle aux faveurs que demande ton époux, ou crains qu'il n'aille en demander ailleurs ! Io, Hymen Hyménée ; Io, [155] Io, Hyménée Hymen !

Voici l'heureuse et puissante maison de ton époux ; permets qu'elle obéisse à tes lois. Io, Hymen Hyménée ; Io, [160] Io, Hyménée Hymen !

Jusqu'à ce que vienne l'époque fatale où, blanchie par l'âge, la tête tremblante dit toujours oui à tous. Io, Hymen, Hyménée, Io ; [165] Io, Hyménée Hymen !

Franchis sous d'heureux auspices le seuil de la porte avec tes pieds dorés et passe le battant brillant. Io, Hymen Hyménée, Io ; [170] Io, Hyménée Hymen !

Vois dedans ton époux qui, sur des coussins de Tyr, tend vers toi ses bras avides. Io, Hymen Hyménée, Io ; [175] Io, Hyménée Hymen !

Pareil au tien, et plus profond encore, est le feu qui brûle en son âme. Io, Hymen Hyménée, Io ; [180] Io, Hyménée Hymen !

Enfant revêtu de la prétexte, quitte le bras rond de la mariée ; qu'elle s'approche du lit de son époux. Io, Hymen Hyménée, Io ; [185] Io, Hyménée Hymen !

Et vous, femmes de bien, dont l'éloge est dans la bouche des vieillards, placez la jeune femme dans la couche. Io, Hymen Hyménée, Io ; [190] Io, Hyménée Hymen !

Maintenant tu peux venir, époux ; ta femme est dans ton lit ; la fleur de la jeunesse brille sur son visage, où vous croiriez voir la blanche matricaire [195] ou le pavot rose.

Mais toi, époux [les dieux du ciel m'assistent !], tu n'es pas moins beau, et Vénus ne te néglige pas. Mais le jour fuit ; [200] continue, ne tarde pas.

Tu n'as pas tardé longtemps : te voici. Que la bonne Vénus t'assiste, puisque tu désires devant tous ce que tu désires et puisque [205] tu ne caches pas un légitime amour.

On compterait plutôt les grains de sable de l'Afrique ou les astres qui brillent que de compter [210] vos mille jeux folâtres.

Folâtrez à votre aise et bientôt donnez-nous des fils ; une race d'un nom si ancien ne doit pas s'éteindre faute de fils, mais produire à jamais [215] des enfants de bonne souche.

Je veux qu'un petit Torquatus tende du giron de sa mère ses mains potelées vers son père et que sa bouche entr'ouverte [220] lui sourie doucement !

Que, vivante image de son père, tous, sans le savoir, le reconnaissent facilement et que ses traits rendent témoignage [225] de la chasteté de sa mère !

Que les vertus de sa mère, garants de la noblesse de sa race, fassent rejaillir sur lui la gloire unique dont Pénélope dota, [230] mère vertueuse, Télémaque !

Fermez les portes, vierges ! Vous avez assez joué. Et vous, bons époux, vivez heureux ; que votre jeunesse vigoureuse se livre sans relâche [235] aux devoirs de l'amour !

[Plan]


LXII. Chant nuptial

Les jeunes gens

Voici Vesper, jeunes gens, levez-vous : Vesper dresse enfin sur l'Olympe son flambeau longtemps désiré ; il est temps de se lever, de quitter les tables somptueuses. La vierge va venir, bientôt vont retentir les chants d'hyménée. [5] Hymen, ô Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes filles

Voyez-vous, jeunes filles, ces jeunes gens ? Levez-vous pour les combattre ; car déjà l'étoile du soir montre ses feux au-dessus de l'Oeta. Oui, aucun doute. Voyez quel est leur empressement à quitter le banquet ! Sans doute ce n'est pas sans dessein qu'ils se sont élancés : ils vont chanter, leurs chants seront dignes de la victoire. [10] Hymen, ô Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes gens

Compagnons, la palme n'est pas facile et toute prête ; voyez ces jeunes filles répéter entre elles ces chants qu'elles ont longtemps médités. Ce n'est pas en vain qu'elles se concertent : elles tiennent quelque chose qui sera digne de mémoire. Doit-on s'en étonner ? Un seul objet occupe le fond de leurs pensées. [15] Mais nous, tandis que nous prêtons l'oreille à leurs chants, notre esprit est ailleurs. Nous serons justement vaincus ; la victoire aime l'effort. Du moins, recueillons nos esprits pour le combat qui s'apprête : elles vont se mettre à chanter, nous devons leur répondre. Hymen, ô Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes filles

[20] Vesper, est-il parcourant le ciel un feu plus cruel que le tien ? C'est toi qui peux arracher une fille aux embrassements de sa mère, arracher aux embrassements de sa mère une fille qui veut en vain la retenir, et livrer à un jeune homme ardent une chaste vierge. Que feraient de plus cruel les ennemis dans la ville qu'ils ont prise ? [25] Hymen, ô Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes gens

Vesper, brille-t-il au ciel un feu plus aimable que le tien ? Tu sanctionnes, par ta flamme, les noeuds d'un hymen convenu, d'un hymen arrêté d'avance entre les parents et l'époux, mais qui n'est jamais consommé qu'après l'apparition de ta lumière ardente. [30] Que donnent les dieux de plus désirable que cette heure fortunée ? Hymen, ô Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes filles

Amies, Vesper enlève l'une de nous...

Les jeunes gens

À ta venue toujours les gardiens veillent. La nuit cache les ravisseurs ; mais souvent, Vesper, tu les prends sur le fait, [35] lorsque, changeant de nom, tu recommences ton cours... Laisse ces vierges t'adresser des semblants de reproches. Que t'importe si leur bouche se plaint, puisque tout bas leur coeur te désire ! Hymen, ô Hyménée ; viens, Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes filles

Comme une fleur, cachée dans un jardin clos, [40] croît ignorée du troupeau, respectée du soc meurtrier ; les brises la caressent, le soleil l'affermit, la pluie la nourrit ; elle est désirée par beaucoup de garçons, par beaucoup de jeunes filles ; mais, à peine cueillie du bout de l'ongle, elle s'est fanée, flétrie ; elle n'est plus désirée par aucun garçon, par aucune jeune fille : [45] ainsi la vierge, tant qu'elle reste intacte, est chère aux siens ; mais quand, le corps pollué, elle a perdu sa chaste fleur, pour elle les jeunes gens n'ont plus d'amour, les jeunes filles n'ont plus d'amitié. Hymen, à Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

Les jeunes gens

Comme une vigne solitaire croît dans un champ inculte, [50] ne s'élève jamais, jamais ne porte de doux raisins ; mais sous le poids qui entraîne son corps tendre fait bientôt ramper ses rameaux au niveau de ses racines ; jamais le vigneron, jamais le taureau ne la cultivent ; mais que l'hymen l'unisse à l'ormeau, [55] vignerons et taureaux la cultivent à l'envi. Ainsi la vierge, tant qu'elle demeure intacte, vieillit privée de soins ; mais lorsque, mûre pour l'hymen, elle contracte une union assortie, plus chère à son époux, elle n'en devient pas moins chère à son père.

Et toi, vierge, ne résiste plus à un tel époux. [60] Tu ne peux, sans injustice, résister à celui qui t'a reçue des mains d'un père, d'un père et d'une mère auxquels tu dois obéir ; ta virginité n'est pas à toi tout entière, elle est en partie à tes parents, un tiers en a été donné à ton père, un tiers à ta mère, tu n'en as à toi que le tiers. Cesse de résister à la double autorité de tes parents, [65] qui ont remis à leur gendre leurs droits avec ta dot. Hymen, ô Hyménée ; viens Hymen, ô Hyménée !

[Plan]


LXIII. Attis

Attis, porté sur les mers profondes par un rapide esquif, a vite foulé d'un pied impatient la forêt phrygienne et pénétré dans les lieux couronnés d'épais ombrages, domaine de la déesse. Il en perce les profondeurs ; là, pressé des aiguillons d'une rage insensée, l'esprit égaré, [5] il se tranche avec un caillou coupant le fardeau de l'aine. À peine se voit-il dépouillé des attributs de la virilité, à peine a-t-il rougi la terre de son sang frais encore, qu'elle saisit dans ses mains de neige le léger tambourin, ton tambourin, ô Cybèle, mère sacrée, instrument en usage dans tes mystères. [10] Sous ses doigts délicats retentit sur la cavité sonore la peau d'un taureau ; agitée d'un tremblement frénétique, elle se mit à chanter ainsi pour ses compagnes : "Hâtez-vous, gravissez, Galles, toutes ensemble, ces bois consacrés à Cybèle ; gravissez-les tous ensemble, troupeaux vagabonds de la souveraine du Dindyme, vous qui, cherchant comme des exilés une contrée étrangère, [15] avez suivi mes pas et qui, guidés par moi, avez affronté les fureurs et les dangers de la mer salée ; vous qui, par une haine outrée contre Vénus, vous êtes dépouillés de votre virilité, égayez vos esprits par des courses rapides, suivez votre maîtresse, ne tardez pas, n'hésitez pas, venez toutes, suivez-moi [20] vers la demeure phrygienne de Cybèle, vers les bois phrygiens de la déesse, où résonne la voix des cymbales, où les tambourins retentissent, où la flûte recourbée fait entendre les airs graves du Phrygien ; c'est là que les Ménades agitent frénétiquement leurs têtes couronnées de lierre, et, par des hurlements aigus, célèbrent les saints mystères ; [25] c'est là que voltige d'ordinaire la suite errante de la déesse, là qu'il nous faut courir en des danses rapides."

À peine Attis, femme incertaine, a-t-elle adressé ces mots à ses compagnes, que soudain les bouches du Thiase hurlent des chants frénétiques. Le léger tambourin y répond par des mugissements, les creuses cymbales par leur fracas [30] et le choeur tout entier, en bonds impétueux, s'élance vers l'Ida vert. À la fois furieuse, haletante, égarée, hors d'elle-même, Attis, le tambourin en main, les guide à travers les forêts épaisses ; elle court, pareille à la génisse indomptée qui veut se soustraire au fardeau du joug. Rapides, les folles suivent leur maîtresse impétueuse ; [35] mais à peine ont-elles touché la demeure de Cybèle qu'exténuées de fatigue elles succombent au sommeil, sans souci de Cérès. Dans la torpeur qui les accable, un lourd sommeil clôt leurs paupières et la rage furieuse de leur âme s'éteint vaincue par un doux repos.

Mais dès que le soleil à la tête d'or eut parcouru [40] des rayons de ses yeux le pâle éther, la terre ferme, la mer sauvage ; dès que ses coursiers vigoureux eurent chassé devant eux les ombres de la nuit, le Sommeil s'éloigne d'Attis réveillée et d'un vol rapide retourne dans le sein de la divine Pasithée. Un doux repos a calmé les transports furieux d'Attis ; [45] elle repasse dans son esprit ce qu'elle a fait : alors, elle voit clairement et l'étendue de son sacrifice et les lieux où elle se trouve. L'âme tumultueuse, elle retourne vers le rivage, et là, les yeux baignés de larmes, contemplant la vaste mer, l'infortuné adresse à sa patrie ces tristes paroles : [50] "O ma patrie, ô toi qui m'as mis au monde ! ô ma patrie, ma mère, toi que j'ai abandonnée dans mon malheur, comme les esclaves qui se dérobent à leur maître ; toi que j'ai quittée pour les bois de l'Ida, pour m'exiler au milieu des neiges, parmi ces antres glacés et ces affreux repaires hantés des bêtes sauvages ! [55] ô ma chère patrie, où, en quels lieux dois-je donc te chercher ? Dans ces courts instants où mon esprit n'est point aveuglé par une rage farouche, que ne puis-je, du moins, diriger vers toi mes prunelles incertaines ! Serais-je donc pour jamais reléguée dans ces forêts, loin de ma demeure, loin de ma patrie, de mes biens, de mes amis, de mes parents ? [60] loin du forum, de la palestre, du stade et du gymnase ? Malheur ! ah ! malheur à moi Que de fois mon âme n'aura-t-elle pas à gémir ! Est-il un genre de beauté que je n'aie possédé ? Je suis femme, j'ai été jeune homme, j'ai été éphèbe, j'ai été enfant, j'ai été la fleur du gymnase, la gloire des athlètes frottés d'huile ! [65] J'ai vu, à mes portes, la foule ; j'ai vu mon seuil attiédi par elle ; j'ai vu ma maison couronnée de guirlandes de fleurs, lorsque l'aurore venait m'arracher à ma couche. Et moi maintenant, je ne serai plus qu'une prêtresse des dieux, une servante de Cybèle qui court de tous côtés ; moi, je serai une Ménade ; moi, l'ombre de moi-même ; moi, un homme stérile. [70] Moi, j'aurai pour séjour, sur l'Ida vert, des lieux couverts de neige ; moi, je consumerai ma vie sur les sommets de Phrygie, qu'habitent la biche des bois et le sanglier des fourrés ! Ah qu'ai-je fait ? ô douleur ! qu'ai-je fait ? ô regrets !"

À peine ces rapides paroles, échappées de ses lèvres de rose, [75] ont porté le sujet inouï de ces plaintes aux oreilles jumelles des dieux, que Cybèle, détachant le lion de gauche attelé à son char, stimule l'ennemi des troupeaux : "Va, dit-elle, va, cours et fais-le s'agiter de fureur ; fais que frappé de fureur [80] l'audacieux qui voudrait se soustraire à mon empire rentre dans mes bois. Va, bats tes flancs de ta queue ; aie le courage de te frapper toi-même ; que tous les lieux retentissent du fracas de tes rugissements ; secoue, farouche, sur ton cou musclé, ta crinière fauve !"

Ainsi parle et menace Cybèle, et, de sa main, elle délie le joug. [85] Le fauve s'excite lui-même à une fureur rapide ; il court, frémit, fracasse les arbrisseaux dans sa course errante. Bientôt il atteint la grève que le flot blanchit de son écume ; il aperçoit la frêle Attis, près de la mer de marbre, il bondit... Attis, épouvantée, s'enfuit vers les forêts sauvages ; [90] et, pour toujours servante, elle y passa le reste de sa vie.

"Grande déesse, déesse Cybèle, déesse souveraine de Dindyme, loin de ma maison tes fureurs ! Porte ailleurs tes transports, porte ailleurs tes rages !"

[Plan]


LXIV. Épithalame de Pélée et de Thétis

Jadis les pins, nés sur le sommet du Pélion, traversant, dit-on, les eaux limpides de Neptune, parvinrent jusqu'aux flots du Phase et jusqu'aux frontières d'Eétès lorsque des héros robustes, l'élite de la jeunesse argienne, [5] méditant de ravir à la Colchide la toison d'or, osèrent, sur un rapide esquif, parcourir l'onde salée et balayer la plaine d'azur sous leur aviron de sapin. La déesse, protectrice des citadelles situées sur les acropoles, [10] courbant elle-même les ais flexibles des pins entrelacés, construisit ce char qu'un léger souffle fit voler et qui, le premier, effleura de sa course Amphitrite vierge encore. À peine son rostre eut-il sillonné la plaine venteuse ; à peine, déchirée par les rames, l'onde se couvrit-elle d'une blanche écume, que du gouffre bouillonnant, on vit sortir [15] les Néréides des mers qui admiraient le monstre. Cette fois, une autre, puis une autre encore, des yeux mortels purent voir les Nymphes de la mer, dont le corps nu et les seins s'élevaient au-dessus du gouffre blanc d'écume.

C'est alors, dit-on, que Pélée, s'enflamme d'amour pour Thétis ; [20] alors, que Thétis ne dédaigne pas l'hymen d'un mortel ; alors, que le père de Thétis consentit de lui-même à unir Thétis à Pélée.

Salut, héros nés dans des temps trop heureux ! Salut, race des dieux ! Digne progéniture de vos mères, salut encore une fois ! Je vous invoquerai souvent dans mes chants, [25] toi surtout, colonne de la Thessalie, Pélée, dont une alliance si fortunée vint encore rehausser la gloire, toi à qui Jupiter lui-même, le père des dieux lui-même, céda l'objet de ses amours ! Ainsi donc la très belle Thétis, fille de Nérée, t'a reçu dans ses bras ? Ainsi donc Téthys [30] et l'Océan, dont les eaux embrassent l'univers, t'ont jugé digne de leur petite fille ?

Les temps sont écoulés, il luit enfin ce jour si ardemment désiré, et toute la Thessalie s'est rassemblée dans la demeure royale. Une foule joyeuse inonde le palais ; tous apportent leurs dons ; l'allégresse est peinte sur les visages. [35] Scyros est déserte, la riante Tempé délaissée, ainsi que les demeures de Cranon et les murs de Larisse ; on accourt à Pharsale, on s'empresse sous les toits de Pharsale. Personne ne cultive les champs ; les cous des taureaux se détendent. Le râteau recourbé ne purge plus la vigne rampante ; [40] le taureau ne fend plus la glèbe d'un soc incliné ; la faux des élagueurs n'émonde plus le feuillage des arbres et les charrues à l'abandon se couvrent d'une rouille épaisse.

Cependant le palais du roi, dans toute la profondeur de ses vastes salles, resplendit de l'éclat de l'or et de l'argent. [45] L'ivoire des sièges luit ; des coupes brillent sur les tables. Toute la demeure réjouit les yeux par ses trésors royaux. Au centre des appartements s'élève le lit nuptial de la déesse ; les défenses de la bête des Indes l'ornent ; un voile pourpre teint du suc rose d'un coquillage la recouvre ; [50] l'art y broda avec une adresse merveilleuse mille groupes divers, les hommes des anciens âges et les hauts faits des héros.

On y voit Ariane, le coeur gros des fureurs d'un amour indomptable, qui, des rivages de Dia aux flots retentissants regarde s'éloigner Thésée avec sa flotte rapide. Elle le voit ; mais, à peine échappée aux trompeuses douceurs du sommeil, [55] elle n'en peut croire ses yeux, malheureuse laissée seule sur une plage déserte. Cependant le guerrier fuit et frappe les flots de ses rames, et les vents des tempêtes emportent ses vaines promesses. [60] De loin, au milieu des algues, les yeux baignés de larmes, comme la statue de marbre d'une Bacchante, elle voit le parjure, elle le voit, hélas ! et son regard incertain flotte sur les vagues des peines ! Plus de bandeau, dont le tissu subtil retienne ses blonds cheveux ; plus de voile léger qui couvre sa gorge nue ; [65] plus de fine écharpe qui masque les boutons de sa gorge couleur de lait. Elle s'est dépouillée de tous ses ornements ; ils sont tombés à ses pieds, les flots salés s'en jouent. Que lui font son bandeau et son voile flottant au gré des ondes ; dans son délire, [70] c'est Thésée qui remplit toute son âme, tout son coeur, toutes ses pensées.

Ah ! malheureuse ! à quel deuil éternel t'a réduite l'Érycine, quels soucis cuisants elle a semés dans ton coeur, depuis le moment où, parti des côtes découpées du Pirée, le fier Thésée [75] entra dans le temple de l'injuste roi de Gortyne ! Car on raconte que, ravagée par une peste cruelle, Athènes, pour expier le meurtre d'Androgée, dut prendre l'habitude de livrer l'élite de ses jeunes gens et aussi la fleur de ses vierges pour servir de pâture au Minotaure. [80] Voyant les remparts de son étroite ville dépeuplés par ce fléau, Thésée préféra se sacrifier lui-même pour sa chère Athènes, plutôt que de laisser la ville de Cécrops porter à la Crète ces vivants condamnés à mort. Bientôt, porté sur un léger navire, et secondé par des brises légères, [85] il arrive au palais superbe de l'orgueilleux Minos.

Il paraît, et la vierge royale le contemple d'un oeil avide. Un chaste petit lit exhalant de suaves parfums la voyait jusqu'alors grandir dans les doux embrassements de sa mère : tels croissent les myrtes aux bords de l'Eurotas ; [90] tels, au souffle du printemps, les prés s'émaillent de mille fleurs. Elle n'a point encore détaché du héros ses brûlants regards que déjà tout son corps est embrasé d'une flamme pénétrante qui la brûle tout entière jusqu'au fond de ses moelles. Toi qui attises, hélas ! si misérablement les fureurs d'un cruel délire, [95] enfant sacré qui mêles tant de soucis aux plaisirs des mortels, et toi, reine de Golges et de l'antique Idalie, dans quel torrent d'inquiétudes avez-vous plongé cette vierge brûlante, qui soupire si souvent pour son étranger blond ! Que de craintes ont accablé son coeur languissant ! [100] Que de fois une pâleur plus jaune que l'or brillant a couvert son visage, lorsque brûlant de combattre le monstre cruel, Thésée courait affronter la mort ou cueillir la palme de la gloire ! Pourtant, agréables aux dieux, elles ne furent pas vaines pour son bonheur, les offrandes qu'elle leur promit et les voeux qu'elle prononça à voix basse !

[105] Tel, lorsque l'ouragan de son souffle indompté tord et abat le chêne qui agite ses branches, ou le pin conifère à l'écorce suintante qui habitent la cime du Taurus ; l'arbre déraciné tombe, la tête en avant, brisant au loin tout ce qu'il rencontre ; [110] - ainsi Thésée dompta et terrassa le monstre cruel qui frappe en vain les vents impalpables de ses cornes. Alors, échappé au danger, le héros couvert de gloire s'en revint, un fil léger conduisant ses pas, grâce auquel il put sortir des détours du labyrinthe [115] sans errer dans l'inextricable dédale de l'édifice.

Mais pourquoi, m'éloignant du sujet que je chante, me livrer plus longtemps à de pareils écarts ? Dirai-je comment, se dérobant aux regards d'un père, aux embrassements d'une soeur, à ceux d'une pauvre mère qui faisait d'elle sa joie éperdue, [120] Ariane, à toute sa famille, préfère les douceurs de l'amour de Thésée ? comment un vaisseau la transporta sur les côtes écumeuses de Dia ? comment, profitant du sommeil qui enchaînait ses sens, un ingrat époux l'abandonna et s'éloigna ? Souvent, dit-on, son ardente fureur [125] s'exhala en cris aigus, échappés du fond de sa poitrine : tantôt, inconsolable, elle gravissait les monts escarpés et promenait au loin ses regards sur les flots verts de la mer ; tantôt, pour courir contre les vagues frémissantes, elle relevait sur ses jambes nues sa robe flottante. [130] Telles furent les dernières plaintes qui s'échappèrent de ses lèvres glacées à travers des sanglots de douleur :

"Ainsi donc, perfide, perfide Thésée, après m'avoir ravie aux autels de mon père, tu m'as laissée sur cette plage déserte ? Ainsi donc, au mépris de la puissance des dieux, [135] tu t'éloignes, plein d'ingratitude, hélas ! et tu retournes dans ta patrie, chargé du poids d'un parjure maudit ? Rien n'a donc pu fléchir le cruel dessein de ton esprit ! Nulle clémence n'était donc en toi pour que ton coeur impitoyable consentît à me prendre en pitié ! Ce ne sont pas là les promesses que m'avait faites [140] ta voix caressante, l'espoir dont tu berçais ta malheureuse amante, mais de joyeuses noces, mais un hymen objet de tous mes voeux... Frivoles promesses que les vents emportent dans les airs ! Qu'aucune femme désormais n'ajoute foi aux promesses d'un homme, n'espère entendre de la bouche d'un homme des paroles sincères ! [145] Quand ils sont embrasés du désir d'obtenir quelque chose, aucun serment ne leur coûte, aucune promesse ne les retient ; mais, une fois satisfaite la fantaisie de leur âme avide, ils n'hésitent pas devant les promesses, ils n'ont aucun souci des parjures.

"Et pourtant, c'est moi qui t'ai sauvé, lorsqu'une mort certaine tournait autour de toi ; [150] moi qui ai sacrifié mon propre frère, plutôt que d'abandonner un perfide comme toi en ce moment suprême. Pour prix de tant d'amour, me voici livrée, proie qu'ils vont dévorer, aux bêtes et aux oiseaux ; je vais mourir sans qu'un peu de terre soit jeté sur mes restes. Quelle lionne t'a donné le jour sous un roc solitaire ? [155] Quelle mer, une fois conçu, t'a vomi de ses flots d'écume ? Sont-ce les Syrtes ou la dévorante Scylla ou la vaste Charybde qui t'ont donné l'être, toi qui me payes ainsi de la douceur de vivre ? Si les ordres barbares et terribles de ton vieux père éloignaient ton coeur de cet hymen, [160] ne pouvais-tu du moins me conduire dans ta demeure ? esclave soumise, il m'eût été doux de te servir, de laver tes pieds blancs dans une eau limpide, de couvrir ton lit de tapis de pourpre.

"Mais pourquoi, malheureuse, dans mon égarement, fatiguer de mes plaintes [165] les brises ignorantes, qui, insensibles à mes cris, ne peuvent ni entendre les paroles qui m'échappent ni me répondre. Lui cependant, il vogue déjà en pleine mer, et nul mortel ne s'offre à mes yeux parmi ces algues désertes. Ainsi, en ce moment funeste, le sort barbare insultant à mes maux [170] va jusqu'à refuser à mes plaintes une oreille qui les entende. Puissant Jupiter ! plût au ciel que jamais, depuis les premiers temps, des navires cécropiens n'eussent touché les rivages de Gnosse ! Que jamais un perfide nautonier, apportant au taureau indompté un cruel tribut, n'eût jeté l'ancre en Crète ! [175] Que jamais, cachant des desseins cruels sous les dehors les plus doux, un étranger maudit n'eût reposé dans notre demeure ! Où fuir désormais ? Quel espoir me reste-t-il dans ma détresse ? Regagnerai-je les monts de l'Ida ? Hélas ! un vaste abîme et les eaux d'une mer tumultueuse m'en séparent. [180] Compterai-je encore sur les secours d'un père ? mais je l'ai quitté pour suivre un criminel arrosé du sang de mon frère. Trouverai-je du moins des consolations dans l'amour d'un époux fidèle ? mais il fuit, courbant sur l'abîme ses rames flexibles... Puis, une côte sans habitation ; une île déserte ; [185] point d'issue, les flots de la mer m'enveloppent de toutes parts. Nul moyen, nul espoir de salut ; partout le silence ; partout la solitude ; partout la mort présente... Mais avant que le trépas ferme mes yeux, avant que le sentiment abandonne mon corps épuisé, [190] j'implorerai des dieux, à mon heure dernière, le juste châtiment de l'homme qui m'a trahie. Vous qui châtiez et punissez les crimes des mortels, Euménides, dont la tête couronnée d'une chevelure de serpents porte empreint le courroux qui brûle dans vos âmes ; [195] venez ici, venez et écoutez mes plaintes, ces plaintes, hélas ! que dans mon malheur, le désespoir, l'amour, la démence et sa fureur aveugle arrachent du fond de mon être ! Et s'il est vrai qu'elles partent du fond de mon coeur, ne souffrez pas que ma proie soit vaine ! [200] Faites, déesses, que par un oubli semblable à celui dont je suis victime, Thésée fasse son malheur et celui des siens."

Ces mots que proféra du fond de son coeur Ariane, réclamant avec angoisse le châtiment d'un cruel forfait, ces mots furent entendus du dieu qui règne sur les dieux du ciel ; [205] au signe invincible de sa tête, la terre trembla les mers cabrées mugirent, la voûte du ciel agita les astres étincelants. Soudain un épais nuage enveloppa l'esprit de Thésée et l'aveugla, sa mémoire s'abolit, il oublia les ordres paternels, jusqu'alors toujours présents à sa pensée : [210] il négligea de hisser le signe heureux qui doit rassurer son père alarmé et lui apprendre que son fils revoit sain et sauf le port d'Erechthée. Car on dit qu'au moment où son fils quittait sur un vaisseau les murs de la déesse, Égée, avant de le confier aux vents, le pressa sur son coeur et lui fit ces recommandations :

[215] "O mon fils, mon fils unique, toi qui m'es plus cher qu'une longue existence ! toi qu'il me faut livrer aux hasards incertains, toi qui viens à peine de m'être rendu à la fin de mes vieux jours ! puisque mon sort et ton bouillant courage t'enlèvent malgré moi à moi-même, dont les yeux affaiblis par l'âge [220] n'ont pas encore pu se rassasier de ta figure chérie, je ne saurais éprouver de joie ni de plaisir en te quittant, ni souffrir que tu étales les signes d'une fortune prospère. Mais je commencerai par exhaler mes douloureux regrets ; par souiller de poussière et de terre mes cheveux blancs ; [225] puis je suspendrai des banderoles de couleur à ton mât vagabond, pour que la sombre rouille de la toile ibérique dise mon deuil et mon angoisse. Si l'habitante de la sainte Itone, protectrice des courageux défenseurs de notre race et de la terre d'Érechthée, [230] réserve à ta main la gloire de verser le sang du taureau, grave profondément dans ta mémoire ces ordres vigilants, que le temps ne doit jamais effacer. Dès que tes yeux reverront nos collines, souviens-toi de dépouiller tes antennes de ces lugubres vêtements ; [235] que des voiles blanches s'élèvent et resplendissent à tes mâts, afin qu'à cette vue je reconnaisse le signal de joie et d'allégresse au jour venu de ton retour heureux !"

Ces instructions, dont Thésée jusqu'ici avait constamment gardé le souvenir, fuient alors de sa mémoire aussi rapidement que les nuages chassés par le souffle des vents [240] s'éloignent du haut sommet d'un mont neigeux. Cependant son père interrogeait l'horizon du haut de la citadelle, d'un oeil inquiet, que consumaient des larmes sans fin. À peine a-t-il aperçu les toiles de la voilure gonflées que, [245] croyant son fils ravi par un cruel destin, il se précipita du haut des rochers. Ainsi le fier Thésée, rentrant dans son palais que la mort de son père a déjà rempli de deuil, ressentit à son tour les maux que son coeur ingrat avait fait éprouver à la fille de Minos, lorsque l'infortunée, suivant des yeux sa carène fuyante, [250] roulait dans son coeur ulcéré mille sombres pensées.

Sur une autre partie (de la tapisserie), on voyait Iacchus florissant voltiger au milieu d'un thiase de Satyres et de Silènes Nysigènes. Il te cherchait, Ariane, car son coeur brûlait d'amour pour toi. Agiles, ivres d'un saint délire, ils couraient de tous côtés [255] chantant : Evoé ! Evoé ! et bondissaient en secouant leurs têtes. Les uns agitaient des thyrses à la pointe couverte de feuillage ; les autres arrachaient les membres d'un taureau mis en pièces ; ceux-ci ceignaient leurs corps de serpents enlacés ; ceux-là, portant les corbeilles mystiques, célébraient les orgies que les profanes brûlent en vain d'entendre. Ici, le tambourin retentit du choc des paumes ; [260] là, l'airain arrondi des cymbales rend un son clair et vif. Beaucoup soufflaient dans des cornes, d'où s'exhalaient de rauques bourdonnements, et la trompette barbare striait l'air de son chant horrible.

[265] Telles étaient les figures diverses représentées sur les tapisseries magnifiques dont les plis embrassaient le lit nuptial. Après avoir joui longtemps du spectacle, la jeunesse thessalienne céda la place aux dieux saints. Comme au lever de l'aurore, au seuil du Soleil errant, on voit [270] le souffle matinal du Zéphyr, soulevant les vagues houleuses, rider les ondes tranquilles : d'abord, agitées par sa douce haleine, elles se déroulent lentement, et ne font entendre que des rires légers ; mais bientôt le vent augmente, les vagues s'enflent de plus en plus, [275] et réfléchissent, en s'éloignant, les teintes pourprées qui les colorent : telle, cette foule immense s'éloigne du royal péristyle, et, regagnant ses demeures, se disperse de tous côtés.

Après leur départ, le premier se présenta Chiron, qui, de la cime du Pélion, apporte des offrandes silvestres. [280] Toutes les fleurs que portent les plaines, toutes celles que produit la terre de Thessalie sur ses grandes montagnes, toutes celles que la féconde haleine du tiède Favonius fait éclore sur les rives de son fleuve, il a tout moissonné ; et les guirlandes confondues embaument, et toute la maison rit sous la caresse de leur suave odeur. [285] Aussitôt après Pénée accourt ; il a quitté la verte Tempé, Tempé que les forêts ceignent et dominent de toute part, que les Naïades animent de leurs danses doriques. Il n'a pas les mains vides ; il a apporté de hauts hêtres avec leurs racines, de grands lauriers élancés à la tige droite, [290] sans oublier le platane dont la cime remue, et l'arbre flexible qui rappelle la sueur de Phaéthon en flammes, et le cyprès aérien ; il a entrelacé leurs feuillages divers à l'entour du palais et en décore le vestibule d'un voile de verdure. L'ingénieux Prométhée le remplace ; [295] il porte encore les cicatrices presque effacées du châtiment qu'il subit jadis, lorsqu'il fut attaché par une chaîne à un rocher et suspendu au bord d'un précipice. Enfin le père des dieux, sa sainte épouse et ses enfants descendirent de l'Olympe, ne laissant que Phébus dans le ciel, [300] et, dans les montagnes, sa jumelle, Diane, habitante de l'Idrus, qui, comme son frère, dédaignant Pélée, refusa d'honorer de sa présence les torches nuptiales de Thétis.

Lorsque les dieux se furent assis sur des sièges couleur de neige, on dressa devant eux des tables couvertes de mets de toutes sortes ; [305] et les Parques commencèrent leurs chants prophétiques, dont leurs faibles mouvements marquaient la cadence. Une robe blanche bordée de pourpre descendant jusqu'à leurs talons couvrait leurs corps tremblants ; des bandelettes couleur de neige ceignaient leurs lignes roses [310] et leurs mains travaillaient sans cesse à leur tâche éternelle ; la gauche tenait la quenouille chargée d'une laine moelleuse ; la droite tirait légèrement les brins, en formait un fil avec les doigts relevés, puis les tordait sous le pouce incliné, faisant tourner le fuseau équilibré sur le rond peson. [315] Leurs dents sans cesse promenées sur l'oeuvre l'égalisaient avec soin et en arrachaient les parcelles superflues qui s'attachaient à leurs lèvres desséchées. À leurs pieds des corbeilles de jonc renfermaient les doux flocons de laine blanche. [320] En tournant leurs fuseaux, les déesses, d'une voix sonore, déroulèrent les destins dans un chant prophétique que les siècles futurs jamais ne démentiront :

"Protecteur de la puissance Émathienne, dont tes grandes vertus rehaussent l'incomparable gloire ; toi qui seras plus illustre encore par le fils qui naîtra de toi ; [325] écoute, en ce beau jour, l'infaillible oracle que vont dévoiler les trois soeurs. Et vous qui tournez les fils que suivent les destins, courez, courez, fuseaux !

"Bientôt viendra pour toi Hesperus, t'apportant les plaisirs que désire un époux : astre propice, il va t'amener la jeune épouse [330] qui doit inonder ton âme des douceurs de l'amour, et qui, passant ses bras lisses sous ton cou robuste, se préparera près de toi aux langueurs du sommeil. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux !

"Jamais demeure ne couvrit de telles amours, [335] jamais amour n'enchaîna deux amants par des noeuds aussi beaux que ceux qui unissent maintenant les coeurs de Thétis et de Pélée. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"De vous naîtra Achille étranger à la crainte, et dont l'ennemi ne verra jamais le dos, mais la mâle poitrine ; [340] Achille, qui, très souvent vainqueur au concours de la course, devancera les pas enflammés de la biche rapide. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Nul héros n'osera se mesurer avec lui dans cette guerre où le sang des Troyens arrosera les terres de la Phrygie, [345] quand le troisième héritier du parjure Pélops, après un long siège, dépeuplera les remparts de Troie. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Que de fois elles attesteront son courage hors de pair et ses brillants exploits, ces mères qui, pleurant leurs fils, [350] dénoueront, pour les couvrir de cendre, les cheveux blancs de leur front, et, d'une main défaillante, meurtriront leur sein flétri. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Tels, on voit sous la faux du moissonneur tomber les épis pressés sous le soleil ardent ; [355] tels, sous son fer fatal, tomberont les guerriers troyens. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Témoin de ses hauts faits, le Scamandre, qui porte de partout à l'Hellespont vorace le tribut de ses ondes, verra sa route rétrécie par des monceaux de cadavres, [360] et les flots de sang versés par Achille tiédiront ses eaux profondes. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Tu en seras aussi le témoin, victime dévouée au fer meurtrier, vierge infortunée, toi dont le tertre arrondi amassé sur ses cendres attend les membres blancs comme la neige. [365] Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Car, lorsque le destin aura enfin livré la ville de Dardanus et les remparts bâtis par Neptune aux Grecs épuisés, le sang de Polyxène arrosera le sommet de sa tombe. Telle la victime qui tombe sous le fer à deux tranchants, [370] affaissée sur ses genoux et le corps décapité. Vous, qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

" Allez donc, formez ces noeuds d'amour si désirés. Qu'une heureuse alliance unisse l'époux à la déesse ; que la mariée s'abandonne enfin aux impatients désirs de son mari. [375] Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Demain, au lever de l'aurore, sa nourrice en la revoyant ne pourra plus lui ceindre le cou du même fil que la veille. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux.

"Jamais ta mère anxieuse n'aura la douleur de voir sa fille, [380] exilée par la discorde du lit nuptial, lui ravir le si doux espoir d'avoir des petits fils bien-aimés. Vous qui tournez les fils, courez, courez, fuseaux."

C'est ainsi que jadis, dans leurs chants divins, les Parques révélèrent à Pélée ses destinées heureuses. Car, dans ces temps reculés, les habitants des cieux visitaient les chastes [385] demeures des héros et se mêlaient aux réunions des mortels, qui ne dédaignaient pas encore la piété. Souvent, lorsque l'année ramenait la pompe des fêtes sacrées, le père des dieux revenant voir son temple resplendissant, vit cent taureaux abattus pour lui. [390] Souvent, Bacchus errant aux sommets du Parnasse, conduisit les Thyades échevelées qui criaient Evohé, tandis que Delphes tout entière, se précipitant hors de ses murailles, accueillait le dieu avec joie, devant les autels fumants. Souvent, au milieu des mêlées meurtrières de la guerre, [395] la déesse du rapide Triton ou la vierge de Rhammonte animèrent les bataillons armés par leur présence. Mais quand une fois le crime d'impiété eut souillé la terre ; quand la cupidité eut banni la justice de tous les coeurs ; quand les frères eurent trempé leurs mains dans le sang de leurs frères ; [400] quand le fils eut cessé de pleurer la perte de ses parents ; quand le père eut désiré la mort de son premier-né ; pour être libre de cueillir la fleur d'une vierge marâtre ; quand une mère impie, oui impie, abusant de l'ignorance de son fils, n'eut pas craint en couchant avec lui d'outrager les dieux pénates ; [405] quand, confondant le sacré et le profane, un coupable délire eut soulevé contre nous la juste colère des dieux ; dès lors ils ne daignent plus descendre parmi nos assemblées et ne souffrent plus que nous les coudoyons dans la claire lumière.

[Plan]


Bibliotheca Classica Selecta - Autres traductions françaises dans la BCS

Catulle : Pièces I à LX - Pièces LXI à LXIV (hypertexte louvaniste) - Pièces LXV à CXVI


Commentaires éventuels: Jacques Poucet (poucet@egla.ucl.ac.be)