Itinera Electronica
Du texte à l'hypertexte

Virgile Aeneis, Livre XII

III. Mêlée générale [383-553]

 4. Énée se déchaîne. Massacre effroyable (494-553)

12, 494 Mais alors la colère d'Énée éclata, et cette traîtrise l'exaspéra

12, 495 dès qu'il vit chevaux et char se dérober; longuement,
il prit à témoin de la violation du traité Jupiter et les autels,
puis finalement rejoignit la mêlée, où, grâce à l'appui de Mars,
il se livra, terrifiant, à un massacre sauvage, aveugle,
lâchant complètement les brides de ses fureurs.

12, 500 Quel dieu pourrait m'expliquer maintenant tant d'atrocités,
m'aider à chanter les massacres respectifs et la mort des chefs
que tantôt Turnus, tantôt le héros troyen menèrent à travers la plaine ?
As-tu donc décidé, Jupiter, de faire se battre avec une telle fureur
des peuples destinés à vivre dans une paix éternelle ?

12, 505 Énée surprend Sucron le Rutule (ce premier combat figea sur place
les Teucères qui se ruaient à l'assaut), Sucron qui ne le retient pas longtemps :
il l'atteint au flanc, et à l'endroit où la mort est le plus rapide,
à travers les côtes et la cage thoracique, il enfonce son épée sanglante.
Turnus à pied s'avance vers Amycus, tombé de son cheval,

12, 510 et vers son frère Diorès; de sa longue pique il en frappe un qui s'approche,
puis frappe l'autre, de son épée tranchante; il suspend à son char
leurs deux têtes tranchées, qu'il emporte toutes dégoulinantes de sang.
Il envoie ensuite à la mort Talon et Tanaïs, et le vaillant Céthégus,
tous les trois dans une même attaque, et aussi le triste Onitès,

12, 515 qui avait pour père Échion et pour mère Péridia.
Turnus abat les frères envoyés de Lycie et des champs d'Apollon,
et Ménétès qui en vain avait détesté les guerres.
Cet Arcadien avait exercé son métier près de Lerne la poissonneuse,
occupé une pauvre maison, et ignorait les charges des puissants,

12, 520 tandis que son père cultivait une terre de louage.
Et tels des feux boutés en divers endroits qui gagnent
la forêt desséchée et les buissons de laurier crépitants,
ou tels les fleuves écumants qui dévalent à toute allure
du sommet des monts et courent à grand bruit vers la plaine,

12, 525 dévastant tout sur leur passage : les deux héros, Énée et Turnus,
ne se ruent pas à la bataille avec moins de violence; maintenant,
la colère bouillonne en eux, leurs coeurs indomptables se brisent;
maintenant ils s'avancent pour porter des coups de toutes leurs forces.
Voici Murranus, qui fait retentir ses ancêtres, les noms antiques

12, 530 de ses aïeux et toute sa lignée, qui traverse celle des rois latins;
Énée le fait tomber, tête en avant, à l'aide d'un rocher, énorme bloc
qu'il fait tournoyer; il l'écrase au sol; il est empêtré dans les rênes
et sous le joug, et les roues de son char l'entraînent, et les sabots
des chevaux oublieux de leur maître le piétinent à coups redoublés.

12, 535 Turnus rencontre Hyllus, qui se rue tout bouillant de rage;
il brandit un trait qu'il lance vers ses tempes parées d'or :
la pointe traverse son casque et va se ficher dans sa cervelle.
Et toi Créthée, le plus vaillant des Grecs, ta main ne t'a pas soustrait
à Turnus, non plus que les dieux ne protégèrent leur dévot Cupencus

12, 540 lorsqu'arriva Énée : le malheureux offrit sa poitrine au fer,
et son bouclier de bronze ne lui valut guère de répit.
Toi aussi, Éolus, les plaines laurentes te virent
affronter la mort et couvrir la terre de ta vaste échine.
Tu tombes, toi que ne purent abattre ni les phalanges argiennes,

12, 545 ni Achille, le destructeur des royaumes de Priam; pour toi,
les bornes de la mort étaient ici, et sous l'Ida une haute demeure :
ta haute demeure à Lyrnesse, ton tombeau sur le sol laurente.
Les armées sont tout entières engagées, tous les Latins,
tous les Dardaniens, Mnesthée et le dur Séreste,

12, 550 et Messapus le dompteur de chevaux, et le vaillant Asilas,
et la phalange des Étrusques, et les troupes arcadiennes d'Évandre;
chaque guerrier pour sa part puise en ses ressources, avec une suprême énergie;
sans délai ni relâche, tous rivalisent en un vaste combat.

Tum uero adsurgunt irae; insidiisque subactus,

495 diuersos ubi sensit equos currumque referri,
multa Iouem et laesi testatus foederis aras
iam tandem inuadit medios et Marte secundo
terribilis saeuam nullo discrimine caedem
suscitat irarumque omnis effundit habenas.

500 Quis mihi nunc tot acerba deus, quis carmine caedes
diuersas obitumque ducum, quos aequore toto
inque uicem nunc Turnus agit, nunc Troius heros,
expediat? Tanton placuit concurrere motu.
Iuppiter, aeterna gentis in pace futuras?

505 Aeneas Rutulum Sucronem, ea prima ruentis
pugna loco statuit Teucros, haud multa morantem
excipit in latus et, qua fata celerrima, crudum
transadigit costas et cratis pectoris ensem.
Turnus equo deiectum Amycum fratremque Dioren,

510 congressus pedes, hunc uenientem cuspide longa,
hunc mucrone ferit curruque abscisa duorum
suspendit capita et rorantia sanguine portat.
Ille Talon Tanaimque neci fortemque Cethegum,
tris uno congressu, et maestum mittit Oniten,

515 nomen Echionium matrisque genus Peridiae,
hic fratres Lycia missos et Apollinis agris
et iuuenem exosum nequiquam bella Menoeten,
Arcada, piscosae cui circum flumina Lernae
ars fuerat pauperque domus nec nota potentum

520 munera conductaque pater tellure serebat.
Ac uelut immissi diuersis partibus ignes
arentem in siluam et uirgulta sonantia lauro,
aut ubi decursu rapido de montibus altis
dant sonitum spumosi amnes et in aequora currunt

525 quisque suum populatus iter: non segnius ambo
Aeneas Turnusque ruunt per proelia; nunc nunc
fluctuat ira intus, rumpuntur nescia uinci
pectora, nunc totis in Volnera uiribus itur.
Murranum hic, atauos et auorum antiqua sonantem

530 nomina per regesque actum genus omne Latinos,
praecipitem scopulo atque ingentis turbine saxi
excutit effunditque solo: hunc lora et iuga subter
prouoluere rotae, crebro super ungula pulsu
incita nec domini memorum proculcat equorum.

535 Ille ruenti Hyllo animisque immane frementi
occurrit telumque aurata ad tempora torquet:
olli per galeam fixo stetit hasta cerebro.
Dextera nec tua te, Graium fortissime Cretheu
eripuit Turno. Nec di texere Cupencum

540 Aenea ueniente sui: dedit obuia ferro
pectora, nec misero clipei mora profuit aerei.
Te quoque Laurentes uiderunt, Aeole, campi
oppetere et late terram consternere tergo
Occidis, Argiuae quem non potuere phalanges

545 sternere nec Priami regnorum euersor Achilles;
hic tibi mortis erant metae: domus alta sub Ida,
Lyrnesi domus alta, solo Laurente sepulchrum.
Totae adeo conuersae acies, omnesque Latini,
omnes Dardanidae, Mnestheus acerque Serestus

550 et Messapus equum domitor et fortis Asilas
Tuscorumque phalanx Euandrique Arcades alae,
pro se quisque uiri summa nituntur opum ui:
nec mora nec requies, uasto certamine tendunt.


Commentaire

et finalement rejoignit la mêlée (11, 497-499). Pendant longtemps, Énée avait tenté de sauver l'esprit de l'accord précédemment conclu, en cherchant partout (et exclusivement ) Turnus pour le combattre en duel. Mais maintenant il cède à la fureur du combat et va se mettre à attaquer indistinctement. Il ne se possède plus : la colère et la fureur ont complètement pris possession de lui.

Quel dieu (12, 500-504). Cette invocation aux dieux par le poète annonce bien le caractère atroce des combats qui vont suivre.

des peuples destinés à vivre (12, 505). La formule annonce la fin du poème et l'entretien décisif entre Jupiter et Junon (12, 791-842), laquelle consentira finalement à la fusion étroite des Troyens et des Italiens.

Sucron (12, 505). Le Rutule Sucron n'est pas nommé ailleurs.

Amycus (12, 509). Amycus, guerrier troyen, déjà nommé aux livres 1, 221; 9, 772 et 10, 704,ne doit pas être confondu avec Amycus le Bébryce (5, 373).

Diorès (12, 510). Diorès apparaît plusieurs fois au livre 5 (297, 324, 339, 345).

suspend à son char (12, 511). "Caractérisation des moeurs sauvages de l'Italie prétroyenne, plutôt qu'illustration de la fureur de Turnus" (J. Perret).

Talon... Tanaïs... Céthégus (12, 513-514). Ces trois guerriers rutules ne sont mentionnés qu'ici dans l'Énéide.

Onitès... Échion... Péridia (12, 514-515). Onitès est mentionné seulement ici, de même d'ailleurs que son père Échion et sa mère Péridia. On ne connaît pas l'origine de sa tristesse. Les trois noms se rencontrent dans la mythologie grecque.

les frères envoyés de Lycie... champs d'Apollon (12, 516). Il s'agit de Clarus et de Thémon, guerriers troyens, frères de Sarpédon, qui avaient déjà été présentés en 10, 126. Ils étaient originaires de Lycie. Apollon avait à Patare, une des villes importantes de ce pays, un temple célèbre, où, pendant les six mois de la saison froide, il rendait des oracles.

Ménétès (12, 517-520). Ménètes est un guerrier arcadien, qui n'est mentionné qu'ici, et qu'il ne faut pas confondre avec le pilote jeté à l'eau par Gyas au livre 5 (5, 161-182).

Lerne (12, 518). Lerne, en Argolide, est surtout célèbre parce qu'Hercule y tua l'hydre, un serpent monstrueux à sept têtes qui repoussaient à mesure qu'on les coupait (cfr 6, 287; 6, 803; 8, 300). L'Argolide est proche de l'Arcadie.

tels les fleuves écumants (12, 521-528). La comparaison peut être partiellement inspirée d'Homère (Iliade, 4, 452-455; 11, 492-495; 16, 391-392); on peut aussi rapprocher ce passage de Énéide, 2, 304-308.

Murranus (12, 529-530). Murranus, guerrier latin, ami intime de Turnus (voir 12, 639), n'intervient qu'ici dans l'Énéide. Nous n'avons pas d'informations sur cette lignée de rois du Latium.

Hyllus (12, 535-538). Guerrier troyen, cité uniquement ici; le casque de Turnus aussi était doré (9, 50).

Créthée (12, 538). Créthée, guerrier arcadien, à ne pas confondre avec son homonyme, tué lui aussi par Turnus (9, 774).

Cupencus (12, 539). Guerrier rutule, cité uniquement ici. Selon Servius cupencus signifierait en sabin 'prêtre'. C'est peut-être ce qui a inspiré Virgile dans ce passage.

Éolus... phalanges argiennes... Achille... Ida... Lyrnesse... (12, 542-547). Éolus, guerrier troyen, mentionné ici seulement, porte une nom inspiré d'Éole, le dieu des vents. S'il faut en croire la biographie que lui donne Virgile, pendant la guerre de Troie, il avait échappé aux phalanges argiennes, c'est-à-dire grecques, et à Achille, qui passait pour le plus vaillant des Grecs.Il est mort en terre étrangère, loin de sa patrie, la Troade. Le mont Ida, dont il a déjà été question plus haut (2, 696, et 3, 5), surplombait Troie, et Lyrnesse, qu'Homère mentionne plusieurs fois (c'est là qu'Achille enleva Briséis), était une ville de Troade, au sud du mont Ida (cfr 10, 128). On notera, avec J. Perret (Virgile. Énéide, III, 1980, p. 146, n. 1), les "effets de contraste entre l'humilité du pays laurente et les images glorieuses liés à l'Ida et à Lyrnesse".

Mnesthée... Séreste (12, 549-550). Mnesthée (cfr 12, 127 et passim), ainsi que Séreste (1, 611; 4, 288; 5, 487; 9, 171, 779; 10, 541); sont des héros troyens souvent nommés .

Messapus (12, 550). Pour l'italien Messapus, souvent nommé, voir par exemple 12, 128.

Asilas (12, 550). On rencontre plusieurs guerriers de ce nom dans l'Énéide, un Étrusque (10, 175), un Rutule (9, 571) et un Troyen (11, 620), avec lequel se confond probablementl'Asilas mentionné ici et en 12, 127.

 



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Dernière mise à jour : 12/03/2002