Itinera Electronica
Du texte à l'hypertexte

Virgile Aeneis, Livre XII

II. Rupture de trêve [216-382]

 1. Double intervention de Juturne (216-256)

12, 216 Mais depuis longtemps déjà les Rutules trouvaient
ce combat déséquilibré, et leurs coeurs s'agitaient de sentiments divers,
surtout lorsqu'ils virent de plus près combien les forces étaient inégales.
Turnus les conforte dans cet état d'esprit; il s'avance d'un pas silencieux

12, 220 pour vénérer l'autel, les yeux baissés comme un suppliant,
la pâleur répandue sur ses joues et son corps de jeune homme.
Dès que sa soeur Juturne vit ces rumeurs s'intensifier,
et les coeurs de la foule instable se mettre à chanceler,
elle se mêla aux rangs de l'armée, sous les traits de Camers,

12, 225 guerrier aux ancêtres prestigieux, jouissant d'un nom illustre
grâce à la vaillance de son père, et lui-même très rude combattant;
elle se lance donc au milieu des rangs et, très habilement,
fait courir divers bruits en disant notamment ceci :
"N'est-ce pas une honte, Rutules, d'exposer la vie d'un seul

12, 230 pour sauver celle de tous ? Par le nombre et par les forces,
ne les valons-nous pas ? Ils sont tous là, les Troyens et les Arcadiens,
et l'Étrurie, armée fatale, hostile à Turnus : si nous ne combattions
que un sur deux, chacun de nous aurait à peine un adversaire.
Lui, en vérité, couvert de gloire, il s'approchera des dieux

12, 235 en se dévouant sur leurs autels, et il vivra sur toutes les lèvres;
mais nous, privés de notre patrie, nous serons contraints d'obéir
à des maîtres orgueilleux, et de rester passifs dans nos champs."
De telles paroles enflamment progressivement l'opinion de l'armée,
et de plus en plus, un murmure glisse à travers les rangs;

12, 240 les esprits des Laurentes sont retournés, retournés aussi ceux des Latins.
Ceux qui déjà espéraient pour eux le repos loin du combat,
et pour leurs biens le salut, veulent maintenant des armes,
maudissent ce traité impossible, et déplorent le sort injuste fait à Turnus.
À cela Juturne ajoute une chose plus impressionnante;

12, 245 du haut du ciel elle envoie un signe, et jamais n'advint prodige
plus propre à perturber et à abuser les esprits des Italiens.
En effet, l'oiseau fauve de Jupiter, volant dans la lumière rouge du ciel,
pourchassait une troupe bruyante, masse ailée d'oiseaux du rivage,
lorsque, soudain, s'abattant sur les ondes, le rapace cruel

12, 250 saisit dans ses serres crochues un cygne magnifique.
Les Italiens sentent leurs coeurs se soulever; spectacle étonnant,
tous les oiseaux, à grands cris, arrêtent de fuir;
obscurcissant le ciel de leurs ailes, ils pressent leur ennemi
en formant une nuée dans les airs, jusqu'à ce que l'oiseau défaille,
12, 255 vaincu par leur force et sa propre charge, et laisse tomber dans le fleuve
la proie qu'il serre dans ses griffes, pour fuir et s'enfoncer dans les nuages.

At uero Rutulis inpar ea pugna uideri
iamdudum et uario misceri pectora motu;
tum magis, ut propius cernunt non uiribus aequis.
Adiuuat incessu tacito progressus et aram

220 suppliciter uenerans demisso lumine Turnus
tabentesque genae et iuuenali in corpore pallor.
Quem simul ac Iuturna soror crebrescere uidit
sermonem et uolgi uariare labantia corda,
in medias acies, formam adsimulata Camerti,

225 cui genus a proauis ingens clarumque paternae
nomen erat uirtutis, et ipse acerrimus armis,
in medias dat sese acies haud nescia rerum
rumoresque serit uarios ac talia fatur:
'Non pudet, O Rutuli, pro cunctis talibus unam

230 obiectare animam? Numerone an uiribus aequi
non sumus? En omnes et Troes et Arcades hi sunt
fatalesque manus, infensa Etruria Turno:
uix hostem, alterni si congrediamur, habemus.
Ille quidem ad superos, quorum se deuouet aris,

235 succedet fama uiuusque per ora feretur:
nos patria amissa dominis parere superbis
cogemur, qui nunc lenti consedimus aruis.'
Talibus incensa est iuuenum sententia dictis
iam magis atque magis, serpitque per agmina murmur;

240 ipsi Laurentes mutati ipsique Latini.
Qui sibi iam requiem pugnae rebusque salutem
sperabant, nunc arma uolunt foedusque precantur
infectum et Turni sortem miserantur iniquam.
His aliud maius Iuturna adiungit et alto

245 dat signum caelo, quo non praesentius ullum
turbauit mentes Italas monstroque fefellit.
Namque uolans rubra fuluus Iouis ales in aethra
litoreas agitabat aues turbamque sonantem
agminis aligeri, subito cum lapsus ad undas

250 cycnum excellentem pedibus rapit improbus uncis.
Adrexere animos Itali, cunctaeque uolucres
conuertunt clamore fugam, mirabile uisu,
aetheraque obscurant pennis hostemque per auras
facta nube premunt, donec ui uictus et ipso

255 pondere defecit, praedamque ex unguibus ales
proiecit fluuio penitusque in nubila fugit.


Commentaire

forces étaient inégales (12, 218). "Au moment, précise J. Perret, où Énée et Turnus, l'un à côté de l'autre, s'offrent tout proches à leurs regards, les Rutules s'avisent de l'inégalité physique des deux hommes et elle leur est un motif supplémentaire de tenir ce duel pour 'inégal'".

jeune homme (12, 221). On ne se trompera pas sur le sens de ce terme. En fait à Rome, on est iuuenis (jeune) jusqu'à 45 ans. Turnus n'est plus un gamin, l'Énéide le présente comme un homme fait (en particulier 11, 174).La pâleur, normale chez un malade ou chez un vieillard, frappe quand il s'agit, comme ici, d'un homme dans toute sa force. Turnus est manifestement ému et troublé, et peut-être aussi conscient de son infériorité dans le combat.

sa soeur Juturne (12, 222). Ce n'est pas la première métamorphose d'une divinité dans le récit. On songera à Iris (5, 618-622 ), prenant les traits de Béroé pour pousser les Troyennes à incendier les vaisseaux, à Allecto revêtant l'apparence de Calybé pour se présenter à Turnus (7, 415-420), à Apollon changeant son visage en celui du vieux Butès (9, 647) pour conseiller à Ascagne de ne plus intervenir dans la guerre.

Camers (12, 224-226). Il a déjà été question de Camers en 10, 562. Le rôle de Juturne/ Camers pourrait avoir été inspiré par Homère (Iliade, 4, 75) où Athéné descend du ciel pour pousser à la rupture d'un traité, mais chez Homère la divinité ne se dissimule pas sous les traits d'un humain.

Étrurie, armée fatale, hostile à Turnus (12, 232). Les Étrusques, pour obéir aux oracles, avaient attendu un chef étranger. Ils s'étaient alliés à Énée, à cause de leur haine pour Mézence, qu'ils avaient exilé et qui avait été accueilli par Turnus (8, 478 et suivants).

un sur deux (12, 233). Nous sommes deux fois plus nombreux que nos ennemis.

vivra sur toutes les lèvres (12, 235). Souvenir de la célèbre épitaphe d'Ennius, conservée par Cicéron (Tusculanes, 1, 15, 34;1, 49, 117) et dont voici le début ("Point de larmes à mon sujet") et la fin ( "À quoi bon ? Je suis vivant et je vole de bouche en bouche").

oiseau fauve de Jupiter (12, 247-256). L'aigle. Cet augure peut être inspiré d'Homère (Iliade, 12, 200-229), qui reste cependant assez loin de Virgile. Quoi qu'il en soit, il n'est pas rare que l'aigle intervienne dans des prodiges ou des présages, tant chez Homère que dans la tradition romaine. Qu'on songe à son rôle dans l'histoire légendaire de Rome lorsque le futur Tarquin l'Ancien arrive en vue de Rome (Tite-Live, 1, 34, 8-9).

 



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Dernière mise à jour : 12/03/2002