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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

QUINTILIEN
L'INSTITUTION ORATOIRE
LIVRE PREMIER

 Chapitre IV

De la grammaire.


 

(1) Dès que l'élève sait lire et écrire, le rôle du grammairien commence. Il n'importe que ce soit du grammairien grec ou du grammairien latin que je veuille parler, quoique, selon moi, le premier doive avoir la priorité. La méthode est la même pour tous les deux.

 (2) Bien que la division de la grammaire soit très succincte et se réduise à deux parties: l'art de parler correctement, et l'explication des poètes, la grammaire est plus importante au fond qu'elle ne le paraît par sa définition.

 (3) En effet, l'art d'écrire correctement est inséparable de l'art de parler correctement, et pour expliquer les poètes, il faut savoir parfaitement lire. C'est de tout cela que se compose la critique, que les anciens grammairiens exerçaient avec tant de sévérité, que non seulement ils se permettaient de marquer les passages qui leur paraissaient défectueux, et d'éliminer comme des enfants supposés ceux des ouvrages d'un écrivain qu'ils jugeaient leur avoir été faussement attribués; mais encore, dans la revue qu'ils faisaient des auteurs, ils reléguaient les uns dans la foule des écrivains vulgaires et excluaient les autres de toute classification.

 (4) Mais ce n'est pas assez d'avoir lu les poètes, il faut encore approfondir les écrits de tout genre, non seulement pour les traits d'histoire qui s'y rencontrent, mais aussi pour les mots qui tirent souvent leur autorité de ceux qui s'en sont servis. Ce n'est pas tout: sans la musique, la science grammaticale ne peut être complète, puisqu'elle a à traiter de mesures et de rythmes. Elle ne peut non plus se passer de l'astronomie pour l'intelligence des poètes, lesquels, sans parler d'autre chose, déterminent si souvent le temps par le lever et le coucher des astres. Comment, sans le secours de la philosophie, entendra-t-on les nombreux passages qui se trouvent dans presque tous les poèmes, et qui appartiennent aux questions les plus abstraites de la physique? Comment pourra-t-on lire, par exemple, Empédocle chez les Grecs, Varron et Lucrèce chez les Latins, qui ont enseigné la sagesse en vers?

 (5) Enfin, il ne faut pas une médiocre éloquence pour traiter pertinemment et avec abondance chacune des connaissances dont nous venons de parler. On peut juger par là s'il faut écouter ceux qui se moquent de la grammaire comme d'une science vide et stérile, tandis que, si elle n'a servi a établir sur un fondement solide l'éducation de l'orateur, cette éducation aura la destinée de tous les édifices qui manquent par la base. La grammaire, indispensable aux enfants, est un délassement pour la vieillesse, et fait le charme de la retraite. De toutes les sciences, c'est peut-être la seule qui ait plus de fond que d'apparence.

 (6) Ne dédaignons donc pas comme peu importants les éléments de la grammaire; non qu'il soit bien difficile de distinguer les consonnes des voyelles, ou de diviser celles-ci en demi-voyelles et muettes, mais parce que plus on pénètre dans les mystères de cette science, plus on y découvre de finesses, qui ne sont pas moins propres à aiguiser l'esprit des enfants qu'à exercer l'érudition et la science la plus profonde.

 (7) En effet, toutes les oreilles sont-elles capables de bien saisir les tons de chaque lettre? Non sans doute, pas plus que de bien saisir les sons des cordes d'un instrument. Mais du moins tout grammairien voudra-t-il descendre dans tous ces détails, jusqu'à reconnaître si nous manquons de quelques lettres nécessaires, non lorsque nous écrivons des mots tirés du grec, car alors nous empruntons à cette langue deux lettres, mais dans les mots purement latins,

 (8) comme seruus et uulgus, le besoin du digamma éolien se fait sentir? Il est certain aussi qu'il y a un son qui tient le milieu entre u et i; car nous ne prononçons pas optimum comme opimum, et dans le mot here on n'entend pleinement ni l'e ni l'i.

 (9) Le grammairien examinera, d'un autre côté, si, indépendamment de ce signe d'aspiration, qu'on ne peut employer sans admettre le signe contraire, nous n'avons pas de lettres surabondantes, comme le K, qui sert, ainsi que l'H, à caractériser certains noms; le Q, qui répond à peu près pour l'effet et pour la forme au Koppa des Grecs, si ce n'est que nous l'écrivons un peu plus obliquement, et que les Grecs n'en font maintenant usage que dans les nombres; et enfin la dernière de nos lettres, X, dont nous aurions pu nous passer, si nous n'eussions été la chercher.

 (10) À l'égard des voyelles, le grammairien examinera encore si l'usage n'a point donné à quelques-unes force de consonne, puisque l'on écrit iam comme etiam, et quos comme tuos. Il aura aussi à remarquer comment on les joint ensemble. Car, par le moyen de cette jonction, tantôt on en fait une diphtongue, à la manière des anciens, chez qui ce redoublement tenait lieu d'accent; et tantôt on les fait longues toutes deux, ce qui ne peut aller plus loin, à moins qu'on ne s'imagine qu'on peut faire une syllabe de trois voyelles: mais cela ne saurait jamais être, si l'une de ces voyelles ne fait l'office de consonne.

 (11) Il recherchera comment deux voyelles semblables ont seules la propriété de se confondre, tandis qu'aucune consonne ne peut s'unir à une seconde sans l'affaiblir. Cependant la lettre i s'appuie sur elle-même dans coniicit formé de iacit, et la lettre u dans uulgus et seruus, comme on les écrit à présent. Il remarquera à ce sujet que Cicéron aimait le redoublement de l'i dans aiio et Maiia et que dans ce cas l'un des deux i devient consonne.

 (12) L'enfant doit donc apprendre ce que chaque lettre a de particulier, ce qu'elle a de commun avec d'autres, et quelles sont celles qui ont de l'affinité entre elles. Il ne s'étonnera plus que de scamnum on ait fait scabillum, ou que de pinnus, qui veut dire aigu, on ait fait bipennis, qui signifie une hache à deux tranchants; il ne tombera pas dans l'erreur de ceux qui, persuadés que le mot bipennis vient de duabus pennis, veulent qu'on dise pinnas pour signifier les ailes des oiseaux.

 (13) Non seulement il connaîtra toutes ces modifications qui tiennent ou à la conjugaison ou à une préposition, comme secat secuit, cadit excidit, caedit excidit, calcat exculcat, et comment de lauando on a fait lotus et son contraire inlotus, et mille autres semblables; mais encore il saura comment des nominatifs ont changé avec le temps. Car de même que Valesius et Fusius sont devenus Valerius et Furius, de même arbos, labos, vapos, clamos et lases ont eu leur temps.

 (14) Et cette même lettre S, que nous avons exclue de tous ces mots, a succédé dans quelques-uns à une autre lettre. Ainsi on disait mertare et pultare pour mersare et pulsare. Bien plus, on disait jadis fordeum et faedi pour hordeum et haedi, en se servant, au lieu d'aspirations, d'une lettre semblable au vav; tandis que les Grecs aspirent ordinairement le GRECf. De là vient que Cicéron se moque d'un témoin qui ne pouvait prononcer la première lettre du mot Fundanius.

 (15) Il fut aussi un temps où nous mettions un b à la place d'autres lettres: de là Burrhus, Bruges et Belena. De duellum on a fait bellum, d'où quelques-uns ont osé dire Bellii pour Duellii. Parlerai-je de stlocus et de stlites? de l'affinité qui existe entre le t et le d ?

 (16) Aussi ne faut-il pas s'étonner si, sur les vieux monuments de notre ville, et dans quelques-uns de nos temples les plus célèbres, on lit Alexanter et Cassantra. L'o et l'u n'ont-ils pas été employés l'un pour l'autre? On écrivait Hecoba et nutrix Culchidis et Pulixena, et cela, non seulement dans les mots tirés du grec, mais dans les mots latins dederont et probaueront. C'est ainsi que d'GREC[[Delta]]Odusseuv" les Éoliens ont fait GREC[[Delta]]Odusseva, puis les Latins Ulysses.

 (17) Enfin l'e n'a-t-il pas été mis à la place de l'i, comme dans Menerua, leber et magester, et Deioue Victore pour Dioui Victori? Mais il me suffit d'indiquer l'endroit; car je n'enseigne pas, je montre la route à ceux qui auront à enseigner. Ensuite on s'occupera des syllabes; sur quoi je ferai quelques observations, quand je parlerai de l'orthographe. Puis le maître fera voir combien le discours a de parties et quelles sont ces parties, quoiqu'on soit peu d'accord sur le nombre;

 (18) car les anciens, et entre autres Aristote et Théodecte, ont enseigné qu'il n'y en avait que trois, le verbe, le nom et la conjonction: sans doute parce que le verbe, étant la parole même, est la substance du discours; le nom, étant ce dont on parle, en est la matière; et que ces deux mots ne peuvent s'unir sans le secours d'un troisième, c'est-à-dire d'une conjonction, coniunctio, mot dont on se sert généralement, et qui correspond moins exactement que conuinctio au mot grec GRECsundevsmo".

 (19) Peu à peu les philosophes, et surtout les stoïciens, ont augmenté ce nombre; et d'abord aux conjonctions on a ajouté les articles, puis les prépositions; puis on a ajouté aux noms l'appellation; ensuite le pronom, ensuite le participe, qui tient de la nature du verbe; enfin on a joint aux verbes mêmes les adverbes. Notre langue n'exigeant pas d'articles, ils se trouvent confondus avec les autres parties; mais à toutes celles que j'ai nommées on a encore ajouté l'interjection.

 (20) D'autres néanmoins, mais qui peuvent être comptés parmi les auteurs compétents, comme Aristarque, et de nos jours Polémon, n'en ont admis que huit, ne regardant ce que nous nommons vocable, ou appellation, que comme dépendance ou espèce du nom. Mais ceux qui ont vu une différence entre le nom et le vocable en admettent neuf. Il en est néanmoins qui, établissant une distinction plus subtile entre vocable et appellation, veulent que le premier se rapporte seulement aux objets qu'on peut voir ou toucher, comme maison, lit; et la seconde à ceux qui manquent d'une de ces propriétés ou de toutes deux à la fois, comme vent, ciel, dieu, vertu. Ils ajoutaient aussi deux parties, l'une d'affirmation, comme heu, l'autre d'agrégation, comme fasciatim, ce que je n'approuve pas.

 (21) Au surplus, le mot grec GRECproshgoriva est-il bien rendu par vocable ou par appellation, et doit-on ou ne doit-on pas considérer cette partie comme une dépendance du nom? La question est peu importante, et je laisse à chacun la liberté de la décider comme il lui plaira.

 (22) Mais surtout que les enfants sachent bien décliner les noms et conjuguer les verbes, car c'est le seul moyen de parvenir à l'intelligence de ce qui suivra. Cet avertissement serait superflu, sans la précipitation fastueuse de la plupart des maîtres, qui commencent par où l'on doit finir, et qui, pour faire briller leurs élèves par des connaissances spécieuses, les retardent en voulant leur abréger le chemin.

 (23) Mais le maître qui aura et l'instruction suffisante, et la volonté quelquefois non moins rare d'enseigner ce qu'il sait, ne se contentera pas de faire observer qu'il y a trois genres dans les noms, et quels sont les noms qui ont deux genres et même les trois.

 (24) Cependant je ne verrai pas tout d'abord un maître dont les soins ne laissent rien à désirer dans celui qui aura fait remarquer qu'il y a des genres communs, appelés épicènes, qui comprennent les deux sexes; et qu'il y a des noms masculins dont la terminaison est féminine, comme Murena, et des noms féminins dont la terminaison est neutre, comme Glycerium.

 (25) Un maître qui aime à pénétrer plus avant dans les secrets de son art scrutera l'origine d'une infinité de noms: de ceux, par exemple, qui proviennent de certains signes extérieurs, tels que Rufus et Longus (parmi lesquels il y en a dont l'étymologie a quelque chose de plus obscur, tels que Sylla, Burrhus, Galba, Plautus, Pansa, Scaurus, et autres semblables); de ceux qui rappellent des accidents qui ont accompagné la naissance, comme Agrippa, Opiter, Cordus, Postumus; ou des accidents qui l'ont suivie, comme Vopiscus; de ceux enfin qui tiennent à d'autres raisons diverses, comme Cotta, Scipion, Laenas, Seranus.

 (26) On trouve aussi des noms tirés de certains peuples, de certains lieux, et de beaucoup d'autres causes. C'était autrefois un usage, tombé depuis en désuétude, d'appeler les esclaves d'un nom où entrait celui de leurs maîtres, comme Marcipores, Publipores. Le maître recherchera encore si la langue grecque ne possède pas virtuellement un sixième cas, et la nôtre un septième. Car lorsque je dis hasta percussi, blessés d'une lance, ce mot hasta n'a pas la nature de l'ablatif, de même qu'en grec le mot GRECtw'/ doriv n'a pas celle du datif.

 (27) Quant aux verbes, il n'est personne qui ne sache qu'ils ont le genre, le mode, la personne, et le nombre. C'est ce qu'on apprend aux petites écoles, et ce qu'il y a de plus vulgaire dans la science. Mais on peut être embarrassé dans certains temps où la terminaison est équivoque. En effet, il y a certains mots qui donnent lieu de douter si ce sont des participes ou des noms, parce qu'ils ont l'une ou l'autre acception suivant la place qu'ils occupent, comme tectum et sapiens.

 (28) Il y a aussi des verbes qu'on prendrait pour des noms, comme fraudator, nutritor. Cette locution,

 itur in antiquam siluam,

 n'a-t-elle pas encore une règle particulière? car quelle est la première personne d'itur? Il en est de même de fletur. L'acception du passif dans ce vers:

 Panditur interea domus omnipotentis Olympi,

 n'est pas la même que dans celui-ci:

 Totis
usque adeo turbatur agris!

 Il y a enfin une troisième forme, comme urbs habitatur, d'où campus curritur, mare nauigatur.

 (29) Pransus et potus ont une signification différente de celle qu'ils indiquent. Que dirai-je de cette foule de verbes qu'on ne conjugue pas dans tous les modes? Les uns sont irréguliers, comme fero au prétérit; les autres ne s'emploient qu'à la troisième personne, comme licet, piget; d'autres enfin ont quelque ressemblance avec certains mots qui se prennent adverbialement; car de même qu'on dit noctu et diu, on dit aussi dictu et factu; les deux derniers mots sont, en effet, des participes, qu'il ne faut pourtant pas confondre avec dicto et facto.

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