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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

LUCRÈCE

De la nature des choses

 

Introduction:

Autour de Lucrèce et d'Épicure

 

par

Jacques Poucet

 


Plan

 


A. Lucrèce : sa vie, sa personnalité et sa survie

 

À l'exception de la date (probable) de sa naissance (vers 98 a.C.n.) et de celle, plus sûre, de sa mort (55 a.C.n.), la vie de Lucrèce est "un monceau d'incertitudes" (J. Bayet). La seule "biographie" qui nous soit parvenue de lui tient en trois lignes. Elles sont de saint Jérôme (fin IVe - début Ve siècle) : "Jeté dans la folie par un philtre d'amour, après avoir écrit quelques livres dans les intervalles de sa folie -- livres que Cicéron corrigea --, il se tua de sa propre main à l'âge de 43 ans".

Mais les modernes restent sceptiques devant ces renseignements. Que l'ennemi farouche de l'amour qu'était Lucrèce (cfr la fin du chant IV) ait été victime d'un philtre, vengeance d'une amoureuse déçue, et qu'il en ait perdu la raison, cela paraît un assez "mauvais roman". Par ailleurs, Lucrèce, athée pratique, était aux yeux des chrétiens un poète impie, et il ne serait pas exclu que certains d'entre eux aient tenté à posteriori de discréditer son oeuvre en la mettant au compte de la folie. Bref, rien ne nous oblige à admettre les détails du philtre et de la folie.

D'autant plus, en ce qui concerne cette dernière, qu'il s'est avéré vain et presque ridicule de retrouver dans son oeuvre, si lucide, une trace quelconque d'un dérangement mental. Certains signes d'inachèvement sont par contre bien apparents et confirment que, pas plus que l'Énéide, l'oeuvre de Lucrèce n'a reçu la forme définitive que son auteur aurait souhaitée. On peut donc en conclure qu'il est mort prématurément, mais cela n'implique pas nécessairement un suicide. Toutefois les modernes sont en général assez portés à accepter ce détail : le suicide n'était pas contraire à la doctrine épicurienne et d'autre part, une étude psychiatrique du "cas Lucrèce" le rend assez plausible (Dr Logre, L'anxiété de Lucrèce, Paris, 1946).

Et le rôle de Cicéron ? D'après saint Jérôme, Cicéron aurait "corrigé" (emendare) l'oeuvre de Lucrèce, ce qui implique pratiquement son édition. Qu'en est-il exactement ? Ici encore on ne peut rien dire de précis. On trouve bien dans la Correspondance de Cicéron (Ad Quintum fratrem, II, 9, 3), l'année qui suit la mort de Lucrèce, une allusion à son poème, sous forme d'un jugement littéraire : Lucrèce a de brillantes qualités naturelles, et aussi beaucoup de métier (Lucreti poemata ut scribis ita sunt : multis luminibus ingenii, multae tamen artis). C'est tout !

On ne connaît même pas la situation sociale de sa famille : est-il un nobilis ? Est-il d'origine modeste ? Appartient-il à la classe des chevaliers ? Diverses hypothèses ont été avancées. Son poème, par ailleurs, est dédié à un certain Memmius, auquel Lucrèce semble très attaché et qu'il veut convertir à l'épicurisme. Mais même l'identification de ce Memmius, tout en étant probable, n'est pas absolument certaine.

Si sa vie est bien "un monceau d'incertitudes", il serait toutefois exagéré de dire que nous ne connaissons rien de Lucrèce, car il reste l'essentiel : son oeuvre, et c'est d'elle que viennent les renseignements les plus sûrs. Mais ce qu'elle nous livre, ce sont moins des détails biographiques (familiarité avec Rome, éducation soignée, culture grecque, par exemple) que des traits de sa personnalité : son enthousiasme, presque mystique, pour son maître Épicure; sa passion pour la vérité et pour la science; son caractère entier; son sens de l'observation; ses dons d'imagination; son amour pour les hommes et pour tous les êtres vivants; sa compassion pour les misères de l'humanité; sa compréhension pour les faiblesses humaines; son intelligence puissante et logique; sa sensibilité, qu'il ne parvient pas à refouler; son anxiété; son pessimisme, etc.

On peut s'interroger sur les raisons de notre ignorance de sa biographie. Toutes ces incertitudes qui planent sur sa vie sont curieuses. Sans doute Lucrèce a-t-il mis en pratique le précepte de son maître Épicure ("Vis caché"; en grec lathe biôsas); la politique, par exemple, ne l'a jamais attiré. Mais il semble aussi et surtout avoir été victime d'une sorte de "conspiration du silence". Parmi ses contemporains les plus immédiats, Cicéron, si abondants que soient ses écrits conservés, n'y a fait qu'une rapide allusion, dans sa Correspondance, on l'a vu plus haut. Dans ses ouvrages philosophiques, Cicéron ne le mentionne même pas, alors qu'il y traite si souvent de l'Épicurisme et des Épicuriens.

Les poètes du temps d'Auguste gardent à peu près le même silence. Horace, Tibulle, Properce, n'en disent pas un mot. Plus curieusement, Virgile, pourtant profondément imprégné de l'oeuvre de Lucrèce qu'il imite largement, ne cite même pas son nom. À la rigueur, un passage des Géorgiques (II, 490-492) pourrait contenir une allusion à Lucrèce ou ... à Pythagore ! Ovide représente une exception : il le loue ("Les poèmes du sublime Lucrèce ne périront que le jour où le monde entier sera détruit", dans les Amores, I, 15, 23). Chez les auteurs postérieurs, on ne rencontre que l'une ou l'autre mention de Lucrèce, sans plus, et les apologistes chrétiens (Arnobe, Lactance) lui emprunteront, pour les réfuter, des arguments qu'on pourrait opposer au christianisme.

Peut-être Lucrèce, par ses idées audacieuses, a-t-il gêné successivement Auguste dans son effort de restauration religieuse, et les premiers chrétiens dans leur apostolat. Mais plus profondément, il a dû être, dans un certain sens, à contre-courant de la mentalité religieuse romaine, par son athéisme pratique et surtout sa haine contre les formes religieuses établies. Rome n'a guère dû aimer ce fils qui sapait avec tant d'art et de violence l'une de ses institutions fondamentales : la religion, avec notamment le respect strict des formes extérieures du culte.

Les conséquences de cet étouffement faillirent être catastrophiques pour l'oeuvre de Lucrèce : il semble qu'au VIIIe siècle, il n'ait plus existé de son poème qu'un seul et unique manuscrit.

L'auteur fut redécouvert à la Renaissance : Montaigne le cite à plusieurs reprises. Les philosophes du XVIIIe siècle l'exaltèrent. Notre époque l'a remis à l'honneur, et il nous apparaît comme un très grand poète, que plusieurs même mettent au-dessus de Virgile (affaire bien sûr de goût personnel).

Cela ne signifie toutefois pas qu'il ait conquis droit de cité dans toutes les classes d'humanités. Absent naturellement de la ratio studiorum élaborée au XVIe siècle par les Pères Jésuites et dont dépend toujours, pour l'essentiel, notre "canon des auteurs", Lucrèce figure aujourd'hui au programme des enseignements libre et officiel, parmi les auteurs facultatifs. Mais les traditions sont très fortes, et les professeurs qui lui accordent autre chose qu'une mention rapide et superficielle ne sont pas tellement nombreux.

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B. Lucrèce : son cadre historique

 

Troubles politiques

Lucrèce a connu la "guerre sociale" (90-88), révolte violente des alliés italiens contre Rome; les luttes de Marius et de Sylla avec les sinistres proscriptions et la terreur qu'elles entraînèrent; la révolte de Spartacus et de ses esclaves (73-71), dont 6000 furent crucifiés sur la route de Capoue à Rome; la conjuration de Catilina (63); le premier triumvirat (60) où César, Crassus et Pompée se partagent le pouvoir. Bref il a grandi et vécu à une époque d'instabilité gouvernementale, d'effondrement du système politique républicain, de corruption, de massacres. Il a vu en quelque sorte s'écrouler tout un monde autour de lui.

 

Transformation des moeurs

Rome s'est enrichie très vite à la suite des grandes conquêtes des IIIe et IIe siècles. Cet enrichissement rapide et le luxe qui l'a suivi ont entraîné un relâchement général des moeurs. On est loin désormais de l'austérité et de la sobriété proverbiales du Romain ancien. C'en est fait souvent aussi de l'effort pénible : chacun cherche ses commodités et son plaisir; le travail est peu en honneur; les riches vivent de leurs domaines, les pauvres vivent à la solde des riches et les esclaves travaillent généralement peu. Et cette oisiveté accentue évidemment la décadence morale. La société romaine, que Lucrèce a connue, n'est plus un modèle de vertus.

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Diffusion de l'hellénisme

L'ancienne résistance à l'influence grecque, considérée comme corruptrice par les conservateurs romains du IIe siècle (cfr Caton l'Ancien), a maintenant disparu. Les raffinements de la civilisation hellénique pénètrent en force dans les couches favorisées de la population romaine. Au Ier siècle avant Jésus-Christ, à l'époque de Lucrèce donc, un Romain cultivé doit connaître le grec aussi couramment que le latin. Un des aspects de cette "invasion grecque" est évidemment positif : c'est le goût pour les arts, les lettres, la philosophie.

 

La philosophie se substitue à la religion

La religion de la cité ne satisfait plus les esprits. Elle est trop froide, trop impersonnelle, trop extérieure. On reste fidèle en général aux actes du culte, mais on n'y voit plus que des gestes, traduisant une adhésion formelle aux idéaux de la cité romaine, et qui n'engagent pas l'individu dans ce qu'il a de plus personnel (intelligence, pensée, coeur, angoisses).

Le petit peuple, lui, se tourne vers d'autres religions, nouvelles, venues de l'Orient, comme le culte de Cybèle, ou celui de Bacchus. Quant aux esprits cultivés, ils sont attirés vers la philosophie, dans laquelle ils cherchent une réponse rationnelle, cohérente, satisfaisante aux problèmes de la vie et de la mort. Cette philosophie est évidemment d'origine grecque, et les deux grands systèmes du moment sont le Stoïcisme et l'Épicurisme.

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C. Lucrèce : sa place dans la littérature latine

 

Lucrèce est un contemporain de Cicéron (106-43), de César (100-44), de Salluste (86-35), de Cornélius Nepos (vers 99 - vers 24). Il a donc vécu la période qui vit l'épanouissement de la prose latine, son classicisme si l'on peut dire.

Mais Lucrèce est un poète, et la poésie latine, quant à elle, n'atteindra son âge d'or, son classicisme, qu'un peu plus tard, à l'époque d'Auguste, avec notamment Horace et Virgile. Sur le plan de la poésie, l'époque de Lucrèce est encore une période de transition, aussi bien pour la langue que pour la versification. Deux grands noms illustrent cette période, appelons-la préclassique : d'une part Lucrèce, d'autre part Catulle.

Ce sont d'exacts contemporains, profondément influencés l'un et l'autre par l'hellénisme, mais d'une façon très différente.

Chez Lucrèce, chantre de l'Épicurisme, c'est le contenu de l'oeuvre qui vient en droite ligne de la Grèce. La forme ne doit que peu de choses à l'hellénisme : elle se rattache directement à la vieille poésie romaine, et, tout particulièrement, à l'un des premiers poètes latins, Ennius (239-169), auteur d'une longue épopée nationale, en 18 livres, les Annales. Lucrèce l'imite et a du reste beaucoup d'admiration pour lui. Il ne faut donc pas s'étonner de relever chez Lucrèce un assez grand nombre d'archaïsmes, dans la langue, le style, la versification.

Catulle par contre appartient à un groupe de poètes "contestataires", qui veulent précisément se libérer de l'emprise des anciens poètes latins, comme Ennius. Désignés sous le titre de poetae noui (en grec neôteroi), ils rejettent les longs poèmes de leurs prédécesseurs latins et recherchent la nouveauté. Une nouveauté qu'ils iront trouver en Grèce, dans un courant littéraire qu'on appelle l'alexandrinisme, parce qu'il vit le jour à Alexandrie, au IVe - IIIe siècle, en réaction contre le classicisme grec. À la suite de leurs modèles alexandrins, les poetae noui sont friands de pièces brèves, voire très brèves (des épigrammes, par exemple, où tout est dit en quelques vers; éventuellement des poèmes narratifs, un peu plus longs, mais qui ne dépassent jamais quelques centaines de vers). Oeuvres courtes donc, qu'ils veulent toutefois très soignées, ciselées, si savantes parfois que de leur temps déjà certaines d'entre elles ne pouvaient être comprises qu'à l'aide d'un commentaire.

Formellement donc, Lucrèce et Catulle, les deux représentants de la poésie du temps, sont aux antipodes l'un de l'autre. Lucrèce est tourné vers le passé romain qu'il imite; Catulle lui, frayant le chemin aux poètes ultérieurs en renouant avec l'alexandrinisme, est à la fois tourné vers l'avenir et vers le passé, mais un passé grec. Ce sont toutefois, chacun dans son genre, de grands poètes.

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D. Lucrèce : chantre d'Épicure et de l'Épicurisme

 

Lucrèce est le chantre latin de l'Épicurisme. Son long poème (6 chants; quelque 7.400 vers; le chant le plus long est le V) est même l'exposé d'ensemble le plus détaillé qui nous soit resté de ce système philosophique. Le poète latin nourrissait d'ailleurs pour son maître (qu'il ne cite cependant jamais par son nom) une admiration sans bornes et une ferveur enthousiaste, particulièrement visibles dans les prologues brillants qui ouvrent quatre des six chants. Il n'est donc pas sans intérêt de dire un mot d'Épicure et de présenter sa doctrine. Impossible autrement de comprendre l'oeuvre de Lucrèce.


Épicure

Épicure, créateur donc du système qui porte son nom, est un Grec qui vécut au IVe - IIIe siècle. Né en 341 à Samos (une île de la côte d'Asie mineure), il se fixe définitivement à Athènes en 306, jusqu'à sa mort en 270. Dans le fameux "Jardin", il vécut avec ses disciples une vie entièrement consacrée à l'enseignement philosophique et à l'amitié, une vie simple et frugale, très différente de ce qu'évoque le sens habituel du terme "épicurien".

Sa doctrine toutefois n'est pas entièrement originale. Ainsi Épicure fut profondément influencé par un système philosophique antérieur (VIe - Ve siècle), qu'on appelle l'atomisme, et dont le représentant le plus illustre fut Démocrite (né vers 460).

Épicure fut l'auteur de nombreux ouvrages, mais on n'a conservé que trois lettres, qui résument l'ensemble de sa doctrine (Lettre à Hérodote, Lettre à Pythoclès, Lettre à Ménécée), et un certain nombre de maximes (Pensées Maîtresses). On conçoit dans ces conditions l'intérêt du poème de Lucrèce : c'est l'exposé d'ensemble le plus complet que l'antiquité nous ait livré sur l'épicurisme. Sauf sur quelques points mineurs, secondaires pour nous, la pensée de Lucrèce se confond avec celle d'Épicure.

Disons encore qu'après sa mort, Épicure fut l'objet d'un véritable culte, non seulement en Grèce et en Ionie, mais aussi en Égypte, en Italie et à Rome.

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Le point de départ d'Épicure : une constatation

Les hommes sont malheureux, constate Épicure. D'où vient qu'ils le soient, et que faut-il pour les sortir de leur misère ? Pour Épicure, ce qui fait leur malheur, c'est:

1) qu'ils s'imaginent que les dieux s'occupent d'eux, leur imposent des devoirs et les surveillent sans cesse, idée qui les affole au point même de les pousser parfois au crime sous prétexte de religion;

2) qu'ils connaissent l'existence de la mort, savent la brièveté de la vie et surtout redoutent l'au-delà, ce qui sera après la mort.

Ces deux craintes, la crainte des dieux et la crainte de la mort, empêchent les hommes de s'enquérir de la vraie nature du bonheur et de régler leur vie en conséquence.

Pour sortir les hommes de cette situation lamentable, la connaissance de la véritable nature du monde qui les entoure est indispensable. La "physique", la science de la nature, en révélant à l'homme la réalité du monde, lui rendra la sérénité de l'esprit, condition indispensable pour atteindre le bonheur en cultivant la sagesse.

Lucrèce est très sensible à la portée morale de la pensée de son maître. Il exposera la physique épicurienne, mais avec une intention morale, non seulement sous-jacente, mais explicitement affirmée (intérêt de la métaphore de Lucr., VI, 9-41, sur "le coeur impur de l'homme").

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L'atomisme : les atomes et le vide

Mais commençons par la physique. Comment expliquer la nature ? Épicure estimait que l'atomisme de Démocrite avait résolu la question, et il n'apporte que de légères modifications à cette doctrine. Lucrèce est fidèle à cette approche.

Pour les Épicuriens, tout ce qui existe dans l'Univers est composé d'éléments premiers et étendus, de particules matérielles et insécables, auxquelles on donne le nom d'"atomes" (atomos est un adjectif grec qui signifie "insécable"). Ces atomes :

-- sont incréés, car ils n'ont pas de parties et créer, pour Démocrite, c'est réunir des parties éparses;

-- sont immortels, car périr, c'est se dissoudre en parties, et les atomes n'en ont pas;

-- sont étendus et parfaitement solides : étendus, sans quoi leur addition ne formerait aucun corps; solides, sans quoi ils seraient sécables et destructibles. Ils ont une grandeur variable, une forme régulière ou irrégulière, ronde, cylindrique, pointue... Bref leur essence est toute géométrique;

-- sont en nombre infini et toujours en mouvement.

On objecte que nous ne les voyons pas, mais il existe tant de choses réelles et pourtant invisibles ! Voyons-nous le vent, malgré sa puissance ? Un phénomène comme l'usure des choses échappe lui aussi à notre prise.

Des atomes donc. Mais il est impossible, pour expliquer la nature, de ne supposer que des atomes. L'expérience montre un phénomène capital, celui du mouvement. Or si les atomes étaient pressés les uns contre les autres, aucun mouvement ne serait possible. D'où la nécessité d'admettre, entre les atomes susceptibles de se mouvoir, un vide dans lequel ils résident et qui les sépare les uns des autres. Ce vide permettra aux atomes de se déplacer, de s'unir, de se séparer, de former diverses combinaisons. Le vide où se meuvent les atomes, l'espace, est lui aussi infini.

Tout est donc constitué d'atomes et de vide, et ces deux notions fondamentales, à elles seules, suffisent à expliquer l'univers.

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Comment se sont constituées les choses ?

Chaque atome, qui a un volume, une étendue, une forme, une grandeur déterminée, a aussi un poids. Les atomes ont en propre la pesanteur. Ce qui permet à Épicure d'imaginer le premier état, originel, de la nature : des atomes tombant sans fin à travers le vide de l'espace infini, des atomes tombant parallèlement les uns aux autres "comme des gouttes de pluie" (et cette image d'une "pluie d'atomes" aux origines de notre monde est bien jolie !). Tous se dirigent dans le même sens, avec une admirable régularité.

Si cet état avait duré, le monde ne se serait jamais formé. Pour qu'il se construise, il a fallu que les atomes se choquent et s'accrochent les uns aux autres. Démocrite avait admis, semble-t-il, que les atomes les plus grands tombaient plus vite que les plus petits. D'où, à la longue, des chocs qui projetaient sur le côté un certain nombre d'atomes et provoquaient un chaos duquel le monde organisé sortait petit à petit.

De cette notion, Épicure ne se contente pas. Il devine que, dans le vide, tous les corps doivent tomber à la même vitesse. Il admettra donc qu'à certains moments, certains atomes ont eu le pouvoir de dévier un peu de la ligne droite (c'est le clinamen = la "déclinaison" des atomes). Très peu, nous dit Lucrèce. Mais il n'en faut pas plus pour que ces atomes rencontrent leurs voisins, les choquent, et que le pas difficile soit franchi.

On fera observer que l'existence de ce clinamen, chose bien étrange dans une optique mécaniste, permet en fait d'introduire dans le système la notion de liberté. Si les atomes ont en un certain sens la possibilité de modifier d'eux-mêmes leur trajectoire, n'est-il pas assez normal que la liberté se manifeste un peu partout dans le monde, qu'il s'agisse des animaux ou des hommes ? Acceptons donc ce curieux clinamen !

À partir de là, la physique épicurienne se développe avec une aisance quelque peu naïve. Les atomes, ainsi rapprochés par le hasard des chocs, vont constituer des conglomérats, plus ou moins lâches, plus ou moins durables. Il y a des atomes crochus, c'est de leur enchevêtrement que résulteront les corps solides; des atomes ronds, c'est d'eux que seront faits les liquides; des atomes très légers, c'est d'eux que seront composés l'air et le feu. C'est de ces agrégats que, dans la suite et progressivement, après de nombreux essais infructueux, sortiront les choses, puis les êtres vivants. On comprend que les atomes soient aussi appelés les semences (semina), les principes (principia) des choses.

Il faut donc bien distinguer les éléments premiers (les atomes) et les éléments composés (tout ce qui nous entoure). Si les atomes sont impérissables, leurs composés ne le sont pas. Les choses sont périssables : elles meurent quand les atomes qui les constituent se séparent. Mais attention ! Rien ne retourne au néant, comme rien ne naît du néant.

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La pluralité des mondes

Un nombre infini d'atomes en mouvement dans le vide infini doit avoir engendré des mondes autres que le nôtre. "Il doit y avoir ailleurs d'autres groupements de matière, analogues à ce qu'est notre monde" (Lucr., II, 1064-1065). "Il y a, dans d'autres régions de l'espace, d'autres terres que la nôtre, et des races d'hommes différents, et d'autres espèces sauvages" (Lucr., II, 1074-1076).

L'Épicurisme établit donc une distinction entre le Tout ou l'Univers d'une part, le Monde d'autre part. Le Monde -- notre monde --, dont la limite est déterminée par la perception de nos sens (la terre, le soleil, la lune, la voûte céleste, les planètes, les étoiles), n'est qu'une portion, et une portion infime, de l'Univers. Ce n'est pas le seul monde existant.

 


Les qualités "secondes". La vie

L'essence des atomes est toute géométrique. Ils n'ont ni couleur, ni odeur, ni saveur. Ces qualités "secondes" ne leur appartiennent pas en propre. Si certains corps sont salés, comme l'eau de mer, c'est parce qu'ils contiennent beaucoup d'atomes pointus, et si l'huile est douce, c'est que ses atomes sont polis et glissent aisément les uns sur les autres. Les qualités "secondes" ne se dégagent que par des combinaisons d'atomes : pour Lucrèce, elles ne participent pas au même degré à la réalité, tout en n'ayant cependant pas un caractère subjectif.

Il en est de même de la vie que Lucrèce rangerait volontiers parmi les qualités "secondes", ni plus ni moins difficile à expliquer qu'elles. De même que celles-ci, la vie résulte d'une combinaison particulière d'atomes. Il n'y a, à ses yeux, aucune difficulté à penser que l'insensible puisse engendrer le sensible, de même que l'incolore engendre la couleur ou l'inodore l'odeur. La vie peut naître d'éléments insensibles (Lucr., III, 869-870), et cela en fonction de l'ordre dans lequel les atomes sont rangés, de leur petitesse, de leurs mélanges et des mouvements qu'ils s'impriment mutuellement (Lucr., II, 833-835; 894-895; 899-901).

Un exemple : lorsqu'il a beaucoup plu, on voit des vers sortir de la terre. Celle-ci est donc apte à produire des vivants quand elle est soumise à certaines actions. Le pouvoir que nous lui voyons encore dans quelques cas, elle a dû l'avoir plus largement jadis. C'est dans son sein fécond qu'ont dû se former, spontanément toujours, les premières espèces vivantes. Résultat du hasard, beaucoup étaient monstrueuses et n'ont pu durer, mais d'autres étaient viables et capables de se reproduire. Ce sont leurs descendants que nous voyons aujourd'hui. Toutes ces idées sont largement développées dans le livre V.

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L'animus et l'anima

Les vivants ne vivent que parce qu'ils ont une âme (anima) dont dépend le fonctionnement de leurs organes, une anima, principe de vie et de sensibilité. Cette âme n'est nullement immatérielle; elle est faite d'atomes, comme le corps lui-même, mais d'atomes plus légers et plus mobiles. Chaque âme est répandue dans l'ensemble du corps qu'elle fait vivre et qu'elle remplit un peu comme un liquide dans un vase. Si celui-ci se brise, le liquide s'écoule et ses éléments se dispersent. Quand le corps périt, l'âme en fait autant : elle se résoud en ses éléments premiers (les atomes qui la composent), et se dissipe dans l'air.

Si tous les vivants ont une âme, chez les hommes, les seuls êtres vivants capables de penser, l'âme, principe de vie, s'accompagne de l'esprit (animus). Situé dans le centre de la poitrine (pectus), il est le principe de la pensée, le siège des opérations intellectuelles et de la volonté. Pas plus que l'âme, il n'est de nature incorporelle. Il est lui aussi composé d'atomes, mais d'atomes plus subtils et plus légers encore. Il connaîtra, à la mort du corps, le même sort que l'âme végétative.

Esprit et âme sont chez l'homme étroitement unis, mais au sein de cette union, c'est malgré tout l'esprit qui domine.

Les mots animus et anima, employés au sens strict, désignent donc deux choses différentes. En fait, assez souvent, Lucrèce les utilisera l'un pour l'autre, ou désignera par un seul terme les deux réalités. Il en est d'ailleurs parfaitement conscient : "De ton côté, écrit-il, fais en sorte de comprendre l'une et l'autre substance sous une même dénomination; par exemple, si je parle de l'âme (anima), enseignant qu'elle est mortelle, persuade-toi que j'entends aussi l'esprit (animus), puisqu'ils ne forment qu'une unité aux éléments indissolublement unis" (Lucr., III, 421-424).

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Les simulacres

C'est une théorie curieuse. Selon elle, se détacheraient de tous les corps des espèces de membranes légères, chacune d'elles présentant, en miniature, la forme et l'aspect de l'objet dont elle émane. Ces simulacra (appelés parfois aussi imagines, ou effigies, ou figurae, ou spectra) voltigeraient en tous sens dans les airs. Pénétrant dans nos organes des sens, ils seraient responsables de toutes les sensations. Qui plus est, les représentations mentales seraient également dues à des simulacres, analogues aux responsables des sensations, mais plus ténus et d'une agilité beaucoup plus grande. Les idées elles-mêmes en deviennent ainsi matérielles.

À deux reprises dans le chant IV, Lucrèce a envisagé le problème que pose la vision de personnes mortes depuis longtemps. Voici un de ces textes:

"De tous les objets, il existe ce que nous appelons les simulacres : sortes de membranes légères détachées de la surface des corps, et qui voltigent en tous sens parmi les airs. Dans la veille comme dans le rêve, [...] nous apercevons des figures étranges ou les ombres des mortels ravis à la lumière; souvent elles nous arrachent du sommeil, tout frissonnants et glacés d'effroi. N'allons donc pas croire que des âmes puissent s'échapper de l'Achéron, ou des spectres voltiger parmi les vivants; ne croyons pas davantage que quelque chose de nous puisse subsister après la mort : le corps et l'âme, simultanément anéantis, se sont dissociés l'un et l'autre en leurs éléments respectifs" (Lucr., IV, 33-45)

L'explication du phénomène est très simple. Les simulacres qui atteignent ainsi notre esprit émanent bien des êtres vus en rêve, mais ils se sont détachés d'eux pendant leur vivant, pour flotter dans l'espace pendant un temps relativement long avant de nous parvenir. Ces images ne prouvent donc pas l'existence d'un au-delà. Elles ne peuvent pas non plus être invoquées comme un argument à l'appui de l'immortalité de l'âme, et ne doivent pas nous inspirer la crainte des enfers et de la mort. La théorie des simulacres a donc ici une portée morale.

En un mot, aux yeux des Épicuriens, la théorie des simulacres permet d'expliquer non seulement les perceptions des sens mais aussi les rêves et tout le travail de la pensée.

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Les dieux et notre monde

Il existe des dieux. Cela n'est pas douteux, car ils apparaissent de temps en temps aux mortels. Mais ces dieux ne s'occupent absolument pas des hommes, du monde et de l'univers.

Ils sont matériels. Ils sont composés d'atomes de matière, comme tout dans l'univers, même si ces atomes sont particulièrement légers et subtils, plus légers et plus subtils encore que ceux qui composent l'esprit (animus) et l'âme (anima).

En fait, ils vivent dans une sérénité totale, dans l'ataraxie la plus complète, en de "paisibles demeures" qu'on peut localiser dans les "intermondes" (intermundia), c'est-à-dire les intervalles entre les différents mondes existants. Ils sont là parfaitement satisfaits, entièrement heureux, totalement indifférents à tout ce qui les entoure.

Ils ne sont intervenus à aucun moment dans l'histoire de l'univers, dans la genèse et dans la formation de notre monde; ils n'interviennent pas davantage dans son fonctionnement. Les phénomènes météorologiques (tonnerre, nuage, foudre, vent, éclipses) ou terrestres (tremblements de terre, éruptions volcaniques, maladies), si effrayants soient-ils, s'expliquent parfaitement bien sans eux, par le simple jeu des lois naturelles qu'a dégagées l'étude rationnelle, c'est-à-dire scientifique, philosophique, épicurienne, de la nature des choses. Notre monde et l'univers tout entier s'expliquent par le hasard, par le mécanisme aveugle des atomes au sein du vide.

Les dieux ne s'intéressent pas davantage aux hommes et à leurs problèmes. Ils n'ont pas créé les hommes; ils ne s'occupent pas d'eux; ils sont complètement insensibles à leurs prières, à leurs sacrifices, à leurs blasphèmes ou à leurs cris de reconnaissance.

Notre monde n'est en rien divin : il a eu un commencement, il aura une fin. Il est mortel, comme tous ses composants, astres compris.

L'Épicurisme n'est donc pas, au sens propre, un athéisme. On peut cependant parler à son propos d'athéisme pratique, puisqu'il n'existe aucun échange possible entre les hommes et les dieux.

Lucrèce est très sévère à l'égard des religions de son temps. Le ton dont il en parle n'a rien de serein; il s'en prend avec un acharnement brûlant aux cultes, aux prêtres surtout (épisode célèbre du sacrifice d'Iphigénie en Lucr., I, 80-101, avec la formule, également célèbre, qui le termine : Tantum religio potuit suadere malorum).

Pour lui, la véritable piété n'est pas de prier les dieux, ou d'offrir des sacrifices de tout genre, comme le prescrivaient les religions du temps; la véritable piété, c'est de cultiver la sagesse épicurienne, c'est-à-dire d'essayer d'atteindre le plus possible la paix, la sérénité, l'ataraxie, qualités qui sont précisément, et au plus haut point, l'apanage des dieux épicuriens. Un texte est très clair sur ce point :

"La piété, ce n'est point se montrer à tout instant, couvert d'un voile et tourné vers une pierre, et s'approcher de tous les autels; ce n'est point se pencher jusqu'à terre en se prosternant, et tenir la paume de ses mains ouvertes en face des sanctuaires divins; ce n'est point inonder les autels du sang des animaux, ou lier sans cesse des voeux à d'autres voeux; mais c'est plutôt pouvoir tout regarder d'un esprit que rien ne trouble" (Lucr., V, 1198-1203)

Épicure recommandera toutefois à ses disciples de ne pas se singulariser sur le plan de la pratique religieuse : qu'ils continuent à célébrer le culte officiel, afin de ne pas blesser la susceptibilité de leurs contemporains, mais en sachant au fond d'eux-mêmes ce qu'est la pietas véritable. On reprochera parfois aux Épicuriens ce qui passera pour une forme d'hypocrisie.

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La mort

Rien à craindre de la mort. Ce que nous redoutons en elle, c'est de nous voir morts et de sentir après elle des maux inconnus. Mais comme la mort est dissolution de l'âme et de l'esprit, aussi bien que du corps, elle est aussi disparition de toute conscience, de tout souvenir. Elle n'est donc pas à craindre. Ou nous vivons, et alors la mort n'est pas là; ou bien elle est là, et comme nous serons alors entièrement détruits, nous ne saurions même pas nous en apercevoir. Il n'y a pas de survie; il n'y a pas d'au-delà. La mort n'est rien que la séparation des éléments dont nous sommes composés.


L'homme libéré

L'homme est ainsi libéré de ses terreurs ridicules : la crainte des dieux et la crainte de la mort. Connaissant enfin sa véritable nature, et la véritable nature du monde qui l'entoure, il retrouvera la paix du coeur. Grâce à la connaissance et à la science, il atteindra l'ataraxie et la sagesse.

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La morale épicurienne

Mais il est temps maintenant de parler de morale.

Le bonheur est, pour l'Épicurisme, le bien suprême, qu'il faut acquérir et conserver : il se confond avec la uoluptas, le plaisir, mais pas n'importe quel plaisir. Le plaisir épicurien, c'est, pour le corps, l'absence de douleur (aponie), et, pour l'esprit, l'absence de trouble et de crainte, le calme, la tranquillité, la sérénité (cette ataraxie dont il a déjà été question à plusieurs reprises).

Il y a donc plaisir et plaisir, et le bonheur épicurien implique un tri sévère entre les plaisirs. Certains plaisirs en effet rapportent de la souffrance, comme quand on mange trop; certaines douleurs par contre rapportent du plaisir, comme quand on suit un traitement pénible mais qui soulage. Aussi "tout plaisir n'est-il pas l'objet de notre choix; il en est beaucoup que nous laissons de côté, lorsque le mal qui en est la suite l'emporte sur le plaisir lui-même. Beaucoup de souffrances aussi nous semblent préférables, lorsqu'elles sont compensées, et au-delà, par le plaisir qui en résulte. Une sage économie du plaisir demande donc qu'on examine les différentes formes d'activité et de désir pour déterminer celles qui sont les plus fécondes en plaisir".

De là, la distinction fameuse des trois classes de désirs:

1) les désirs "naturels et nécessaires", dont la satisfaction est indispensable à la vie, comme manger, boire, dormir;

2) les désirs "naturels mais non nécessaires", dont on peut se passer sans porter atteinte à la vie, par exemple, manger un repas raffiné, donner libre cours à ses appétits sexuels;

3) les désirs "non naturels et non nécessaires", comme l'ambition, le désir du pouvoir, de la richesse, la passion de l'amour, en un mot, toutes les passions.

Les premiers sont peu nombreux et peu exigeants : à la limite, manger un morceau de pain, boire un verre d'eau, coucher sur une planche. "N'est-ce pas un ragoût admirable que le pain et l'eau, quand on a faim et soif ?". Les seconds peuvent être la source de bien des ennuis, si on a contracté la mauvaise habitude de vouloir toujours les combler. Ainsi Épicure goûte peu la compagnie des femmes. Qui dira par ailleurs les soucis qui naissent du mariage, ou de la paternité ? Quant aux désirs qui ne sont ni naturels, ni nécessaires, leur satisfaction coûte de grands et pénibles efforts, et toutes les déceptions attendent celui qui s'y applique.

Que le Sage satisfasse les premiers de ces désirs ! Qu'il n'hésite pas à concéder quelque chose aux seconds quand l'occasion sera favorable ! Mais qu'il impose silence aux troisièmes ! Pour vivre heureux, il faut vivre de peu, se contenter de l'indispensable et mépriser le reste. La juste théorie des désirs saura rapporter tout choix et toute exclusion à la santé du corps et à l'ataraxie de l'âme !

On est donc loin d'un sensualisme grossier, même si la plupart des Épicuriens n'ont pas toujours suivi leur maître dans son ascétisme. Le véritable épicurien paraît donc de prime abord d'une moralité assez élevée : il est maître de lui et de ses passions; il pratique la tempérance, modérant et calculant ses désirs; il raisonne ses actes, ne se laissant pas aller aux excès de la chair et dédaignant les plaisirs grossiers; il cultive par ailleurs l'amitié qui joue un rôle fondamental dans le bonheur, selon Épicure; il pratique aussi la justice, condition indispensable pour vivre en paix avec les hommes. Très curieusement, dans la vie pratique, l'Épicurisme a ainsi en commun, avec le spiritualisme platonicien ou le stoïcisme, la lutte contre les passions, la recherche de la sérénité, le détachement et l'ascétisme.

Ce petit résumé de la morale épicurienne montre donc bien la place des passions. De ces désirs non naturels et non nécessaires, le sage doit absolument se libérer, car ils sont la négation même de l'ataraxie. Se soumettre à une passion, quelle qu'elle soit, c'est s'interdire d'atteindre le calme et la tranquillité de l'esprit.

Dans un très beau texte du livre III (978-1023), Lucrèce a fort bien dépeint ce qu'on pourrait appeler "l'enfer des passions". Passant en revue "les grands damnés de la mythologie" (Tantale, Tityos, Sisyphe, les Danaïdes), il explique que les châtiments dits infernaux décrivent en fait d'une manière symbolique la vie pénible que mènent ici-bas les hommes qui acceptent d'être le jouet de leurs passions. L'Achéron, c'est-à-dire l'enfer des anciens, c'est tout simplement la vie que mènent sur terre ceux qui ne sont pas des sages, en d'autres termes, ceux qui ne suivent pas les leçons d'Épicure. La passion représente en quelque sorte "l'ennemi n° 1" de l'Épicurisme. À la fin de son chant IV (1058-1191), Lucrèce a ainsi dépeint avec hargne la passion d'amour, qui n'est jamais satisfaite, qui détruit tout, qui aveugle, qui n'est qu'illusion; l'ambition du reste n'est guère mieux servie (cfr Lucr., III, 59-90).

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F. Le titre de l'oeuvre

 

Le titre de l'oeuvre de Lucrèce, De natura rerum (littéralement : "de la nature des choses"), traduit le titre grec de l'ouvrage perdu d'Épicure : Peri physeôs ("De la nature"), sur la physique, où le philosophe étudiait, en 37 livres, la genèse et la constitution des êtres, soit inanimés, soit animés.

Le mot rerum, qui complète natura, reflète la tendance romaine au concret. En latin, le mot natura, par son rattachement à nasci ("naître", "être mis au monde"), envisage autant l'idée de l'ordre atteint, de la constitution réalisée, que celle de la formation progressive, de la venue au monde des êtres et des choses. Soit dit en passant, on sera frappé par l'importance qu'accorde Lucrèce, dans l'ensemble de son oeuvre, au processus du devenir des êtres, et tout particulièrement des vivants.

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G. Quelques jugements modernes

 
  • "Il n'y a sans doute pas de plus beau poème scientifique que le De natura rerum. Il faudrait, pour en mieux juger, connaître ceux des anciens philosophes grecs. Il semble qu'ils pouvaient surpasser Lucrèce en sérénité, mais non en enthousiasme scientifique ni en sincérité. Ce qui importe le plus, c'est de reconnaître en Lucrèce une des plus riches natures qui soient : il tient peut-être de sa race son réalisme, sa virile volonté d'action, le mouvement infatigable, l'âpreté satirique, la richesse descriptive; mais il la dépasse de beaucoup par son sens véritablement scientifique et sa compréhension, à la fois sensible et philosophique, de la Nature universelle" (J. Bayet).

 

  • "Toute l'oeuvre de Lucrèce; c'est l'histoire d'une tentative hautaine pour sauver l'homme par la connaissance, et qui, nourrie au départ d'une chaude illusion, aboutit de déception en déception, à mesure que la réalité de la vie s'acharne à démentir les principes d'un système, à la constatation amère de l'impossible" (B. Taladoire).

 

  • "Ce poème didactique est peut-être une oeuvre de combat tout autant que d'enseignement; [...] c'est un poème engagé, animé par le souffle d'une personnalité puissante et généreuse. Lucrèce a l'esprit d'un apôtre, comme l'a bien vu P. Grimal qui écrit à propos de son oeuvre : "il serait sans doute malaisé de trouver dans toute la poésie grecque pareille chaleur apostolique". Et c'est sans doute à juste titre qu'Albert Camus a désigné en Lucrèce le prototype de "l'homme révolté" et le premier des philosophes "modernes"" (R. Martin, J. Gaillard).

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[déposé le 24 mai 2002 - dernière intervention ponctuelle : 1 décembre 2004]

Commentaires éventuels: Jacques Poucet (poucet@egla.ucl.ac.be)