FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 4 : Les listes de « merveilles virgiliennes »

 

A. Alexander Neckam (fin XII-XIIIe), le de naturis rerum, le de laudibus divinae sapientiae et la notice 186 des Gesta Romanorum latins

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

Plan

 

Aa. Alexander Neckam, les statues magiques et le de naturis rerum (1190-1200)

Ab. Alexander Neckam, les statues magiques et le de laudibus divinae sapientiae

Ac. Alexander Neckam, les statues magiques et la notice 186 des Gesta Romanorum latins

 


 

 

Aa. Alexander Neckam, les statues magiques et le de naturis rerum (1190-1200)

 

Alexander Neckam, notre premier témoin des listes de merveilles virgiliennes, écrit au tournant des XIIe et XIIIe siècles. Il est donc légèrement postérieur aux premières versions des Mirabilia ; il est aussi grosso modo contemporain de Maître Grégoire et du rédacteur de la Kaiserchronik, la première des grandes chroniques allemandes. Ces quelques données chronologiques peuvent avoir leur importance.

 

1. L’auteur    

Neckam est un moine anglais, considéré parfois comme le dernier représentant de la « renaissance du XIIe siècle ». Né à Saint Albans en 1157, il est venu étudier pendant plusieurs années à Paris avant de retourner enseigner dans son pays (Dunstable, Saint Albans, Oxford) et entrer vers 1197 chez les Augustins de Cirencester où il sera abbé de 1213 à sa mort en 1217.

Alexandri Neckam De naturis rerum libri duo, with the poem of the same author : De laudibus divinae sapientiae, edited by Thomas Wright, Londres, 1863, 521 p. (Rerum Britannicarum medii aevi scriptores or Chronicles and memorials of Great Britain and Ireland during the Middle Ages, 34) – Réimpression : 1967 (Nendeln, Kraus Reprint) et 2012 (Cambridge Library Collection).

2. Le contexte

Parmi ses nombreuses oeuvres, certaines relèvent du genre encyclopédique. C’est le cas du de naturis rerum, qui va d’abord nous retenir. Daté des années 1190-1200, cet ouvrage entend offrir la somme des connaissances de l'époque sur le monde. Virgile et ses réalisations apparaissent en II, 174, dans un chapitre intitulé De locis in quibus artes floruerunt liberales (« Des endroits où fleurirent les arts libéraux »).

Dans ce chapitre, l’auteur parle de l’Italie, où ce type d’études a fleuri, et à un point tel, écrit-il, qu’on peut se demander si le prestige de ce pays ne repose pas davantage sur le talent de ses écrivains que sur le génie de ses militaires. Sont alors évoqués très rapidement César, Cicéron, Sénèque, Lucain, puis Virgile, lequel est le seul à retenir vraiment l’attention du moine anglais. Mais le Virgile de Neckam n’est ni l’écrivain ni le poète auquel on s’attendrait dans un exposé sur les « arts libéraux » en Italie. C’est uniquement le Virgile des réalisations magiques.

L’essentiel du développement qui lui est consacré est en effet constitué par une liste de merveilles que Virgile aurait réalisées en Italie. Neckam commence par celles de Naples ; il en cite quatre – la sangsue, le marché, le jardin, le pont –, sans s’attarder sur aucune d’elles. Puis il passe à Rome pour n’envisager qu’une seule réalisation, décrite cette fois avec beaucoup plus de détails : ce sont nos statues magiques aux clochettes.

Leur description comporte, à côté d’éléments qui nous sont maintenant familiers, des détails qui n’ont encore été rencontrés que chez Maître Grégoire, à savoir la prédiction d’éternité et les bouleversements qui marquèrent la naissance du Christ. C’est sur cette perspective chrétienne que se termine la notice du moine anglais.

 

3. La notice: texte et traduction

 

Neckam, de naturis rerum, II, 174
(éd. Th. Wright, 1863, p. 309-310)

Traduction française

(1) Romae item construxit [= Virgile] nobile palatium, in quo cuiuslibet regionis imago lignea campanam manu tenebat. Quotiens vero aliqua regio maiestati Romani imperii insidias moliri ausa est, incontinenti proditricis icona campanulam pulsare coepit.

(1) À Rome, [Virgile] construisit un palais célèbre, où des statues en bois représentant chacune une région tenaient dans leur main une clochette. Chaque fois qu’une région osait mettre en péril la majesté de l’empire romain, aussitôt la statue de la région traîtresse commençait à agiter sa clochette.

(2) Miles vero aeneus, equo insidens aeneo in summitate fastigii praedicti palatii vibrans, in illam se vertit partem qua regionem illam respiciebat.

(2) Un soldat en bronze, assis sur un cheval de la même matière, s’agitant sur le faîte du toit du palais, se tournait en direction de la zone correspondant à la région rebelle.

(3) Praeparavit igitur expedite se felix embola Romana iuventus, a senatoribus et patribus conscriptis in hostes imperii Romani directa, ut non solum fraudes praeparatas declinaret, sed etiam in auctores temeritatis animadverteret.

(3) Alors la jeunesse romaine se préparait sans délai pour une felix embola et était envoyée par les sénateurs et les pères conscrits contre les ennemis de l’empire romain, non seulement pour écarter les fourberies qui se préparaient, mais aussi pour punir les auteurs de cet acte téméraire.

(4) Quaesitus autem vates gloriosus quandiu a diis conservandum esset illud nobile aedificium, respondere consuevit : « Stabit usque dum pariat virgo ». Hoc autem audientes, philosopho applaudentes, dicebant : « Igitur in aeternum stabit ». In nativitate autem Salvatoris fertur dicta domus inclita subitam fecisse ruinam.

(4) Un devin célèbre, interrogé sur la durée pendant laquelle les dieux devaient conserver ce célèbre édifice, avait répondu : « Il restera debout jusqu’à ce qu’une vierge enfante ». Entendant cela et applaudissant le philosophe, les Romains dirent : « Il restera donc debout pour l’éternité ». On dit qu’à la naissance du Sauveur, le célèbre édifice dont on vient de parler tomba subitement en ruine.

 

4. L’analyse de la notice

Crea Magi Virgile est considéré sans ambiguïté par Neckam comme l’auteur de cette réalisation merveilleuse. C’est une précision très intéressante car, à de très rares exceptions près (Jean d’Outremeuse), les textes analysés précédemment ne faisaient jamais intervenir Virgile dans la création d’un complexe dont personne toutefois ne mettait en doute le caractère magique. Les choses vont changer. Les textes du présent chapitre attribueront désormais un rôle décisif au grand magicien qu’était devenu Virgile au Moyen Âge. Pas nécessairement tous cependant. Ainsi Neckam lui-même ne parlera pas de Virgile dans son de laudibus divinae sapientiae.

Loca Neckam ne donne aucune précision sur la localisation du nobile palatium, alors que toutes les versions des Miracula mundi et la plupart des rédacteurs des Mirabilia Romae (à l’exception de la branche des traductions allemandes) liaient les statues magiques au Capitole.

Deno La construction est appelée ici tantôt palatium, tantôt aedificium, tantôt domus, preuve de l’indifférence du rédacteur pour le terme à utiliser. L’adjectif nobile est accolé à palatium, une alliance de mots que nous n’avons jamais rencontrée encore. Il est significatif aussi que Neckam ne recourt pas à l’expression Salvatio Romae.

Stat Les statues représentent les régions (regiones), ce qui n’a rien de nouveau. Ce qui est beaucoup plus original, c’est l’indication que les statues sont censées être en bois. Quand d’autres textes signalent la matière des statues – ce qui est loin d’être fréquent –, il s’agit de bronze. Cette précision serait-elle une particularité de Neckam ?

Cloc Mouv Une autre nouveauté est que la clochette, généralement placée au cou des statues, se trouve ici dans leur main et est désignée par le terme campana. Il devient ainsi possible aux statues, sans changer de position, d’agiter leur clochette pour donner l’alarme.

Surv Neckam ne fait aucune allusion à la surveillance constante du complexe, assurée dans d’autres traditions par des gardiens (custodes), appelés parfois aussi prêtres (sacerdotes), chargés d’avertir immédiatement les autorités lorsqu’une statue a agité sa clochette.  

 Mouv Trans Ce que nous pourrions qualifier de « cavalier-girouette » est une autre nouveauté significative. En effet, à l’exception de Maître Grégoire, tous les auteurs précédents ignorent ce mécanisme d’alarme, constitué par un guerrier de bronze assis sur un cheval, également de bronze qui, tout en haut du toit, se déplace (ou tourne sur lui-même) pour indiquer à tous, clairement et publiquement, la région rebelle. C’est en fait ce cavalier qui donne l’alerte : pas besoin donc de surveillants.

 Exp Au bruit de la clochette et surtout à la vue du « cavalier-girouette » (indiquant nettement la direction du danger), la jeunesse romaine (iuventus, entendez l’armée) se prépare immédiatement. L’expédition ne part toutefois que sur l’ordre des sénateurs et – ajoute curieusement Neckam – des pères conscrits, ce qui est, dans l’antiquté romaine, la même chose.

L’expression felix embola utilisée pour caractériser cet envoi de troupes nécessite un commentaire plus particulier. Comme l’explique, avec les références adéquates, le Du Cange (1883-1887, s.v° embola), embola s’applique à un transport de marchandises par navire (transvectio mercium, quae in navim injicitur). Le mot se rencontre, notamment, dans les textes juridiques de l’époque byzantine, accompagné de l’adjectif felix ou sacra, pour désigner un transport particulier, d’une importance vitale pour la survie de l’empire, celui du blé d’Égypte vers Constantinople pour assurer l’approvisionnement de la capitale. Neckam (ou sa source) reprend manifestement une expression technique détournée de son application initiale : il s’agit ici d’un transport de troupe et non d’un transport de blé. La formule, difficile à comprendre probablement, ne sera plus utilisée dans la suite dans une description des statues aux clochettes.

Le mandat du corps expéditionnaire est précisé in fine : il ne faut pas seulement empêcher les mouvements hostiles mais punir les responsables.

 

5. La prédiction d’éternité et l’effondrement du complexe

Sauf celui de Maître Grégoire, les textes précédents ne liaient pas le motif des statues aux clochettes à ceux de la prédiction d’éternité et de l’effondrement des symboles du pouvoir romain à la naissance du Christ. Ce lien et sa signification ont été suffisamment commentés plus haut.

Concernant la prédiction d’éternité, signalons toutefois un détail. On a l’impression que Neckam, implicitement en tout cas, considère également Virgile comme l’auteur de la prédiction. Le devin est qualifié (§ 4) d’abord de vates gloriosus, puis, tout de suite après, de philosophus ; or il se fait que Virgile, un peu plus haut chez Neckam, dans un texte que nous n’avons pas repris, portait précisément le titre de vates. Il est bien possible que le constructeur et le devin ne soient pour lui qu’une seule et même personne.

En ce qui concerne la destruction du complexe aux statues magiques, on se souviendra que Jans Enikel (XIIIe siècle lui aussi), dans plus de deux cents vers de sa Weltchronik (21311-21536), l’expliquait d’une tout autre manière : par la ruse d’un commando ennemi qui gagne la confiance des Romains en jouant sur leur soif de l’or, un récit emprunté à la tradition des Sept Sages de Rome. Rappelons que la destruction des statues magiques n’est pas souvent envisagée dans nos textes ; et quand c’est le cas, c’est soit par la ruse d’un commando envoyé par les ennemis (Jans Enikel), soit par un miracle qui a lieu à la naissance du Christ (comme ici, chez Neckam).

 

6. L’origine du motif utilisé par Neckam

La version de Neckam, dans son contenu, est trop particulière pour pouvoir être rattachée à la tradition des Miracula mundi ou à celle des Mirabilia Romae. Il n’a laissé aucun indice qui permettrait d’identifier sa source avec certitude.

L’utilisation du motif aussi est très différente. Il ne s’insère pas dans une liste de merveilles du monde, ni dans une énumération de curiosités de Rome. Il n’a rien non plus d’un procédé narratif destiné à propulser un personnage dans le récit, comme c’était le cas dans les chroniques allemandes. Il contribue à composer la liste des réalisations merveilleuses du Virgile magicien médiéval.

Rappelons-en la structure : quatre merveilles napolitaines rapidement traitées, puis une seule réalisation romaine décrite avec davantage de détails. Cette séquence se retrouvera dans d’autres textes et sa structure même fournira un fil conducteur aidant à établir des liens entre les différentes listes.

 

7. Des liens possibles entre Neckam et Maître Grégoire

Les traditions ne se développent évidemment pas sans tenir compte de ce qui existe en dehors d’elles. Des interactions sont possibles non seulement entre elles mais aussi avec le « monde extérieur ». Nous avons déjà évoqué ces problèmes de « contamination » en analysant la version de Maître Grégoire.

Et c’est vraisemblablement une influence (directe ou indirecte) de Neckam sur Maître Grégoire qui pourrait expliquer certaines correspondances relevées entre ces auteurs. Deux d’entre elles sont particulièrement significatives, parce que relativement rares. L’une concerne le cavalier-girouette, l’autre, les motifs de la prédiction d’éternité et de la destruction la nuit de Noël.

Chronologiquement pareille influence est tout à fait possible. Le de naturis rerum de Neckam est généralement daté des années 1190-1200, et la Narracio de Maître Grégoire placée fin XIIe-début XIIIe siècle. Leurs auteurs sont donc presque contemporains. On ajoutera qu’ils sont Anglais tous les deux.

On ne peut toutefois donner plus de détails sur cette influence. Mais en tout cas, dans l’état présent de notre documentation, Neckam ne semble avoir intégré aucune des spécificités de la tradition des Mirabilia, ce qui n’est pas vrai de la relation inverse : Maître Grégoire doit s’être inspiré de Neckam, sans toutefois le reconnaître expressis verbis, ce qui n’est pas chose rare au Moyen Âge. Certains auteurs se taisent sur leur modèle, tandis que d’autres lui rendent explicitement justice.

Mais le moine anglais a aussi utilisé le motif des statues aux clochettes dans une autre de ses œuvres. Il n’y apparaît pas dans une liste de merveilles, mais nous avons toutefois jugé bon d’examiner ensemble les deux versions.

 


 

 

Ab. Alexander Neckam, les statues magiques et le de laudibus divinae sapientiae

 

Alexander Neckam n’était pas seulement un encyclopédiste, c’était aussi un poète. Si l’intégralité de son oeuvre poétique n’a pas encore été éditée, l’ouvrage qui nous intéresse ici – le de laudibus divinae sapientiae – l’a été par l’éditeur même du de naturis rerum, T. Wright (Londres, 1863). Celui-ci considère le de laudibus comme « une paraphrase métrique du de naturis, avec des additions considérables et l'omission de la plupart des histoires » (p. LXXV). La cinquième partie de ce long poème en dix livres « traite de la terre, de ses différents pays et de leurs principales villes » (p. LXXVI). C'est dans le développement consacré à Rome que figure le passage sur les statues (livre V, vers 289-307, p. 447 Wright).

 

1. La notice : texte et traduction

Pour illustrer l’art et le génie des anciens Romains, Neckam donne l'exemple du Colisée où il place les statues magiques, ce qui est une nouveauté pour nous.

 

 

Neckam, de laudibus, V, 289-307
(éd. Wright, 1863, p. 447)

Traduction française

 

Delicias operum si quaeris, cerne colossum

Si tu cherches des œuvres raffinées, regarde le Colisée

290

    Et quam tutata est Iuno moneta domum.

A cultu solis nomen sumpsisse colossum

    Fertur, materiam nobilem vicit opus.

Gemmas sidereas rutilantes igni micanti

    Coelum stelliferum vincere posse putes.

  Et comment Junon Moneta a protégé sa demeure.

Le Colisée, dit-on, a tiré son nom du culte du soleil :

  le travail a triomphé de la noble matière.

On penserait que des pierres brillantes à l’éclat de feu

    peuvent triompher du ciel porteur d’étoiles.

295

Ars vires experta suas contendere secum,

    Si laudes operis consulis, ausa fuit.

Quaelibet hic propria regio signata figura,

    At medium tenuit inclita Roma locum.

Reginam decuit vultus, reverentia, sceptrum,

Si l’on veut louer l’œuvre, on dira que l’art,

   éprouvant ses forces, a osé se défier lui-même.

Ici chaque région est marquée par sa propre statue,

   Mais l’illustre Rome occupe la place centrale.

D’une reine elle a les traits, la noblesse, le sceptre,

300

    Praefulgens vestis, et diadema decens.

Insidias si gens Romanis ulla parabat,

    Vulto detexit ejus imago scelus ;

Vertice demisso, defigens lumina terrae,

    Sese declarans criminis esse ream.

   les vêtements  brillants et le diadème royal.

Si un peuple tendait des embûches aux Romains,

   la statue par son visage dénonçait le crime ;

la tête inclinée, les yeux fixés au sol,

   elle se déclarait coupable du forfait.

305

Et pulsata manu statuae campanula, plebem

    Accivit, populus arma fremebat ovans.

Haec opus humanus labor, ars, industria, virtus,

    Ingenii laudem censuit esse suam.

La clochette de la statue secouée par sa main

   attirait la foule ; le peuple, criant, agitait les armes.

Le travail de l’homme, son art, son assiduité, sa force,

   ont jugé que cette œuvre était à la gloire de son génie.

 

2. L’analyse de la notice

Ce qui surprend, ce n’est pas qu’un même auteur ait utilisé deux fois la même notice dans des formes littéraires et à des fins différentes, ce sont les variations de contenu entre les deux visions. Analysons cela plus en détail.

Loca La localisation du complexe des statues au Colisée est à première vue étonnante. Toute la tradition des Miracula mundi et une partie importante de celle des Mirabilia urbis plaçaient les statues au Capitole. De leur côté, les traductions allemandes des Mirabilia et les chroniqueurs allemands présentaient le Panthéon comme bâtiment d’accueil des statues. Jusqu’ici, il n’avait pas été question du Colisée.

Nous rencontrerons pourtant cette dernière localisation dans la suite, à plusieurs reprises et généralement dans un contexte lexicographique. Le vers 291 de Neckam présente d’ailleurs une pseudo-étymologie censée expliquer le nom du Colisée : A cultu solis nomen sumpsisse colossum. Il faut en effet savoir que le Colisée était souvent considéré au Moyen Âge comme le temple du Soleil, ou du Soleil et de la Lune (cfr dans les Mirabilia Romae p.ex. : Rosell, 29 : Coloseum fuit templum Solis ; et le L 186 Miedema : Coliseum fuit Templum Solis et Lunae,) mais cela n’explique évidemment pas le lien établi ici entre les statues magiques et ce bâtiment.

Un autre détail dans le poème étonne, c’est, toujours à propos du Colisée, l’allusion à la domus de Junon Moneta. Cette allusion serait davantage compréhensible, si le poème concernait le Panthéon. On songerait alors aux versions les plus anciennes des Mirabilia qui situaient les statues au Capitole, en précisant même « dans le temple de Jupiter et de (Junon) Moneta ». Le vers 290 de Neckam serait ainsi perçu comme un écho au texte des Mirabilia primitifs, mais comme ce n’est pas du Panthéon, mais du Colisée qu’il s’agit ici, on ne voit pas très bien comment expliquer cette présence de Junon Moneta, dont il n'avait pas été question précédemment dans le poème.

Cela dit, on se gardera de penser à une incohérence grave entre les deux textes d’Alexander Neckam, car le passage du de naturis rerum ne comportait aucune localisation précise : pour lui, le complexe se dressait simplement Romae « à Rome ». La description de Maître Grégoire, qui semble s’être s’inspiré de ce passage, ne comporte pas non plus de localisation précise. Et peut-être d’ailleurs pourrait-on interpréter cette correspondance comme un nouveau point de contact entre la Narracio de Maître Grégoire et le de naturis rerum de Neckam. Mais continuons notre analyse.

Magi Les deux textes de Neckam, à la différence de ce qu’on rencontre souvent dans la tradition des Mirabilia, n’évoquent pas explicitement le rôle de la magie dans la construction ou le fonctionnement du complexe aux statues. Mais la chose va de soi. On est dans une liste de réalisations merveilleuses d’un Virgile magicien.

Crea Le rôle attribué à Virgile est différent dans les deux textes : très présent dans le premier, il est totalement absent dans le second. Deuxième différence donc, la première étant la localisation, totalement absente dans le premier et très présente dans le second.

Stat La troisième différence entre les deux textes de Neckam porte sur la présence de la statue centrale qui est celle de Rome et qui se voit décrite avec une assez grande précision. Il n’en est pas du tout question dans le texte en prose.

Mouv Une quatrième différence concerne les mouvements de la statue représentant la région rebelle. Les deux passages utilisent le mot regio et décrivent une statue rebelle agitant sa clochette, mais la correspondance s’arrête là : dans le poème, elle prend une mine de coupable (ream), baissant la tête et fixant le sol ; dans le de naturis rerum, elle agitait simplement sa clochette. Rappelons que dans certaines versions, notamment dans la tradition des Mirabilia, la statue rebelle tourne le dos à la statue centrale qui représente l’autorité (Rome ou l’empereur).

Bruit Trans Cinquième différence. Le « cavalier-girouette », si caractéristique du premier texte de Neckam, est absent du poème. Dans celui-ci, la sonnette de la statue rebelle est agitée avec beaucoup de vigueur, semble-t-il, puisque ce bruit seul suffit à attirer la foule et à lui faire prendre les armes (on songe au tocsin médiéval ou au tumultus de la Rome ancienne).

Surv Une dernière observation encore. Pas plus que le texte en prose, le poème ne fait mention de la procédure traditionnelle des gardiens/prêtres avertissant sans délai les sénateurs qui convoquaient alors le corps expéditionnaire.

 

3. Des différences de sources entre les deux versions de Neckam

Ces différences sont importantes, mais nous obligent-elles à penser que Neckam utilisait des sources différentes en rédigeant le de naturis rerum et le de laudibus divinae sapientiae ? Pas nécessairement, car elles ne dépassent pas les bornes de la liberté de création et d’adaptation dont, par définition, jouit un poète. On ne peut toutefois pas s’avancer davantage, faute d’informations plus précises.

Passons maintenant au troisième volet, du « dossier Neckam ». Il s’agira d’une notice sur les statues magiques dans les Gesta Romanorum latins. Elle non plus ne propose pas une liste de merveilles.

 


 

      Ac. Alexander Neckam, les statues magiques  et la notice 186 des Gesta Romanorum latins (XIIIe-XIVe)

 

Il a déjà été question des Gesta Romanorum, cette collection de récits en latin, qui s'est constituée à une date difficile à préciser (fin XIIIe ou première moitié du XIVe), et sans qu’on puisse avancer avec certitude le nom de son compilateur et son lieu d’origine.

Très populaire, cet ouvrage a influencé les littératures vernaculaires par le biais de traductions en plusieurs langues (notamment le français, l’allemand, l’anglais) qui ne reflètent d’ailleurs pas toujours l’original latin. Nous aurons l’occasion de le redire plus loin en examinant une notice sur les statues présentes dans la version allemande des Gesta Romanorum.

 

* Sur les Gesta Romanorum : U. Gerdes, Gesta Romanorum, dans Die deutsche Literatur des Mittelalters. Verfasserlexikon, Berlin, New York, t. 2, 1981, col. 25-34.

* Le texte latin provient de l’édition de H. Oesterley, Gesta Romanorum, Berlin, 1872 [anastatique Hildesheim 1963], p. 190-191. Dans cette édition, la notice porte le n° 186 (germ. 18).

 

1. Le contexte et la moralisation

Quoi qu’il en soit, le rédacteur des Gesta Romanorum latins consacre aux statues aux clochettes un développement qu’il met sous la garantie explicite de Neckam. Ce texte est donc postérieur à 1190-1200.

En fait, comme c’est souvent le cas dans les Gesta Romanorum, la notice est suivie d’une moralisation, où le rédacteur tente de l’interpréter à des fins d’enseignement religieux. L’adverbe latin mistice qui l’introduit montre qu’il s’agit d’une interprétation mystique.

Laquelle n’apporte aucun élément nouveau au contenu de la notice, prioritaire à nos yeux. Nous ne la passerons toutefois pas sous silence, ne serait-ce que pour montrer le type de leçon qu’un religieux du Moyen Âge pouvait tirer de la notice aux statues magiques et l’écart qu’il peut y avoir entre le texte de départ et son commentaire mystique. Nous nous bornerons à en donner la traduction française :

Interprétation mystique. Cette ville est le corps humain, qui a cinq portes ou sorties, c'est-à-dire les cinq sens. Dans cette ville est construit un noble palais, c'est-à-dire l'âme raisonnable, au milieu de laquelle se trouve une statue, portant en main une pomme d'or. Vu la ressemblance que l'âme a avec Dieu, c'est juste qu'elle soit appelée « d'or ». Trois royaumes tentent de détruire le palais, c'est-à-dire amener le corps et l'âme en enfer ; ils bataillent continuellement pour cela. Ces trois royaumes sont les trois ennemis de l'homme : la chair, le monde et le diable. Ces régions ont trois statues : celle du monde est la cupidité, celle de la chair est le plaisir, celle du diable est l'orgueil. On dit d'elles : tout ce qui est dans le monde est condamné par le monde. Quand l'homme remarque que ces trois ennemis veulent perdre son corps et son âme, alors la statue, celle de la raison, doit sonner la cloche et lutter vigoureusement contre eux pour ne pas commettre la grave erreur de se soumettre à leurs suggestions.

On appréciera le décalage existant entre le texte et le commentaire. Ils n’ont l’un avec l’autre qu’un rapport lointain. Mais que l’interprétation soit pertinente ou non ne change rien : la notice a été utilisée à des fins d’enseignement moral ou religieux. Voyons maintenant la notice elle-même.

 

2. La notice : texte et traduction

 

Gesta Romanorum, 186, p. 590-591
(éd. H. Oesterley, 1872)

Traduction française

(1) Reffert Allexander philosophus de naturis rerum, quod Virgilius in civitate Romana nobile construxit pallacium, in cujus medio pallacii stetit ymago, que dea Romana vocabatur. Tenebat enim pomum aureum in manu sua.

(1) Alexander, le philosophe, rapporte dans son traité de naturis rerum que Virgile construisit dans la ville de Rome un palais célèbre, au milieu duquel se trouvait une statue qui était appelée la déesse Rome. Elle tenait en effet une pomme d’or dans sa main.

(2) Per circulum pallacii erant ymagines cujuslibet regionis, que subjecte erant Romano imperio, et quelibet ymago campanam ligneam in manu sua habebat.

(2) En cercle, dans le palais, il y avait les statues de toutes les régions soumises à l’empire romain. Chaque statue avait dans sa main une cloche en bois.

(3) Cum vero aliqua regio nitebatur Romanis insidias aliquas imponere, statim ymago ejusdem regionis campanam suam pulsavit et miles exivit in equo eneo in summitate predicti pallacii, hastam vibravit et predictam regionem inspexit.

(3) Lorsqu’une région tentait de créer des ennuis aux Romains, aussitôt sa statue sonnait de sa clochette, un soldat sortait sur un cheval de bronze au sommet du dit palais, agitait sa lance et regardait dans la direction de la dite région.

(4) Et ab instanti Romani hoc videntes se armaverunt et predictam regionem expugnaverunt.

(4) Et immédiatement les Romains, voyant cela, s’armaient et partaient combattre la dite région.

 

3. L’analyse : une garantie de Neckam non usurpée

La garantie de Neckam n’est certainement pas usurpée, mais il importe de bien en préciser la portée. D’une part elle ne concerne que le Neckam du de naturis rerum et non celui du de laudibus (§ 1) ; d’autre part elle ne porte que sur la description des statues. Le rédacteur des Gesta Romanorum a en effet laissé tomber tout ce qui, chez Neckam, concernait la prédiction d’éternité et la destruction du complexe lors de la naissance du Christ.

Cela étant, une série d’absences et de correspondances significatives dans la description des statues permet de montrer le rapport étroit entre les deux textes.

Parmi les correspondances significatives, on notera : l’adjectif nobile qui ne se présente que dans ces deux cas pour qualifier le palais ; l’emploi chez les deux auteurs du mot campana et non tintin(n)abulum ; Mouv l’intervention d’un « cavalier-girouette » sur le toit (in summitate fastigii praedicti palatii chez Neckam ; in summitate predicti pallacii dans les Gesta) pour regarder ou désigner la zone rebelle (regionem… respiciebat chez Neckam ; regionem inspexit dans les Gesta). Relevons encore que, dans les deux versions, la statue de la région rebelle se borne à sonner de la clochette, sans effectuer un mouvement tournant sur elle-même.

Parmi les absences significatives, on notera celle Deno de l’expression Salvatio Romae (ou civium) ; celle Loca du terme Capitolium pour localiser la réalisation virgilienne ; celle Surv de prêtres chargés de surveiller les statues ; celle Iden d’inscriptions avec le nom des statues.

Dans cette section nettement influencée par Neckam, le rédacteur a toutefois quelque peu transformé son texte-source. Ainsi l’adjectif lignea qui chez Neckam caractérisait les statues est rattaché dans les Gesta à la clochette : ce sont en effet les clochettes des statues et non les statues elles-mêmes qui sont en bois. Mais il pourrait s’agir d’une erreur de copiste, rattachant l’adjectif au mot campana ou à statua. Mouv Ainsi le miles au sommet du bâtiment qui est, chez Neckam, une espèce de girouette évoluant sur le toit, sort (exit) pour le rédacteur des Gesta d’un endroit non précisé, avec en main une lance (inconnue de Neckam) qu’il est censé agiter (hastam vibravit). Ces différences très secondaires pourraient faire l’objet d’une discussion sur leur signification et leur origine (problèmes de compréhension ? ou de traduction ? ou simple souci de variation).

Mais sur un point au moins, le texte des Gesta Romanorum s’écarte de celui du de naturis rerum, trahissant d’autres influences. Stat Ainsi le rédacteur des Gesta Romanotum introduit une statue centrale représentant la déesse Rome et tenant une pomme d’or en main. Ce détail ne se rencontre pas dans le de naturis rerum de Neckam, cité pourtant comme garant, mais dans le de laudibus divinae sapientiae. Il apparaît aussi chez d’autres auteurs influencés par Neckam (notamment Jean de Galles, qui sera étudié plus loin). Ou bien le rédacteur des Gesta Romanorum latins a puisé son inspiration directement dans les deux oeuvres de Neckam, ou bien il cite Neckam à travers un auteur postérieur, comme chez Jean de Galles. On en rediscutera.

Il est temps de passer à un autre auteur important pour notre enquête : Vincent de Beauvais, postérieur de quelques dizaines d’années à Alexander Neckam.

 

(Précédent)

                                     (Suivant)


Introduction - Partie thématique - Partie analytique (Plan) - Conclusions


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013