FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012
Le Virgile de Jean d’Outremeuse :
le panier et la vengeance (XVII)
Appendice 3 : Une
version italienne dans un manuscrit
du fonds Magliabechi de Florence (fin XIIIe ou début XIVe siècle)
par
Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet
Nous n'avons pas pu mentionner dans le corps de notre exposé le contenu d'un article que Paolo Divizia a consacré en 2006 à un manuscrit du fonds Magliabechi à la Biblioteca Nazionale Centrale de Florence. Ce manuscrit (VIII. 1416) contient divers textes en langue vulgaire et une de ses sections nous intéresse directement. Remontant à la fin du XIIIe ou au début du XIVe siècle, elle rapport cinq faits merveilleux attribués à Virgile.au nombre desquels figure précisément l'épisode virgilien qui nous est maintenant familier dans son double aspect : celui du panier, expédié en quelques lignes, et celui de la vengeance qui retient davantage l'attention de l'auteur anonyme. Précédée par le motif de la fondation de Naples par Virgile et par celui du dallage d'une route entre Naples et Rome, l'histoire est suivie par le motif de la Salvatio Romae et par celui du feu perpétuel protégé par un archer.
P. Divizia, Un'antica testimonianza in volgare della leggenda di Virgilio, dans Mediterranea, t. 1, 2006, p.155-169. Également disponible sur la Toile (Banca Dati "Nuovo Rinascimento", 2006, 13 p.)
Voici le texte tel qu'il se présente, une fois libéré des signes critiques intégrés par l'éditeur. Il sera suivi par une traduction française :
Texte italien
E quando la donzella di Roma lo ’nghanò, k’ella i·fece stare legato nel chuofano una notte ed uno mezo giorno – e per la beffa ch’ella gli fece, sì fece la più alta vendetta ke mai fosse fatta per uno solo omo –, imantanente ke fue spicchato sì ispense per arte tutto il focho in Roma e nel contado – e non vi si potea trovare fuocho apresso a quaranta milgla – , e fugìo e partisi ed andone a Napoli. Inmantanente i romani fecero cerchare per lui. Trovâllo a Napoli. Preghâllo ke dovesse tornare in Roma sappiendo ke tutta la gente de la cittade e del contado perivano perké non avieno fuocho, e ke mai non averebero fuocho se no·ll’avessero per lui. « Andate e fate questo, se voi volete del fuocho : pilglate la donzella che mi beffò, acciò ke mai non vengna in pensiero ad un’altra – e volglo fare la vendetta di tutti choloro ke innanzi me e dopo me sono e saranno istai beffati e scherniti ; che·lla pongnate e fatela stare a chulo erto in su due colone, e tutti igli omini de Roma e del contado, uno per casa – e no ne possa dare l’uno all’altro – si porti il cencio e ponghaglile alla natura di sotto, e sarà apreso di fuocho. E se non fate così mai nonn-avrete fuocho e morrete tutti quanti ; e poi, fatto questo, io vi ferò un fuocho dentro in Roma ke senpre arderà die e nocte : mai no ’l perderete, se·nno per vostro difalto. Andate : poi k’avrete fatto questo, io tornerò a voi in Roma ». Tornaro gli anbasciadori e ranunziaro questo al popolo ; e ’l popolo a furore gridò : « Sia fatto quello ke Vergilio à detto ». E così fecero, e fatto questo Vergilio si partio da Napoli e tornò a Roma, ed ongni omo avea del fuocho, e·lla dozella morio in sun quello punto di verghongnia e di dolore.
Traduction française
Et quand la demoiselle de Rome le trompa, en le faisant rester attaché [ou bloqué] dans le panier une nuit et une demi-journée, pour le mauvais tour qu’elle lui joua alors, se produisit la plus grande vengeance qui fut jamais exercée par un seul homme. Aussitôt détaché, Virgile éteignit par magie tous les feux de Rome et de la campagne (on ne pouvait plus en trouver dans un rayon de quarante mille). Il s’enfuit, quitta la ville et gagna Naples. Immédiatement les Romains le firent rechercher. Ils le trouvèrent à Naples. Ils lui dirent qu’il devait retourner à Rome : « tous les gens de la ville et de la campagne mourraient parce qu’ils n’avaient pas de feu, et ils n’en auraient jamais s’il n’intervenait pas. » – Il répondit : « Allez et faites ce que je vous dis si vous voulez du feu : punissez la demoiselle qui m’a joué ce tour afin que cette idée ne vienne jamais à l’esprit d’une femme (je veux ainsi venger tous ceux qui avant moi ont été dupés et ridiculisés et ceux qui après moi le seront) ; attrapez-la et faites-la se tenir le derrière en l’air sur deux colonnes, et que tous les hommes de Rome et de la campagne, un par maison (et on ne pourra pas se passer du feu de l’un à l’autre) amènent un morceau d’étoupe et le mettent à son sexe : il prendra feu. Si vous n’agissez pas ainsi, jamais vous n’aurez du feu et vous mourrez tous autant que vous êtes. Une fois que cela sera fait, moi je vous installerai un feu à Rome qui brûlera toujours, jour et nuit : jamais vous ne le perdrez, sinon par votre faute. Allez : et quand vous aurez fait cela, je reviendrai chez vous à Rome ». Les ambassadeux retournèrent et communiquèrent le message au peuple ; et celui-ci, en colère, cria : « Qu’on fasse ce que Virgile a dit ». Cela fut fait, et, une fois tout terminé, Virgile quitta Naples et retourna à Rome. Chaque homme avait du feu, et la demoiselle mourut, écrasée de honte et de douleur.
Le texte, écrit pour l’essentiel en dialecte florentin, n’est pas très équilibré ni très structuré, ce qui explique que notre traduction ne soit pas très littérale. Quelques mots maintenant de commentaire.
Le rédacteur anonyme s’étant concentré sur l’épisode de la vengeance, celui du panier se réduit à un très bref résumé, où le verbe legato est d’ailleurs susceptible d’interpeller les lecteurs familiers avec le récit. En effet aucune autre version, à notre connaissance, ne présente Virgile « lié dans le panier » : il y est bloqué bien sûr pendant un temps variable, mais jamais lié. L’éditeur P. Divizia a cru nécessaire de commenter ce détail. Notant très justement que Virgile était « libre dans un panier suspendu », mais non pas « lié », il y voit « une réminiscence probable du motif, courant dans les nouvelles, de l’amant enfermé dans un coffre pour échapper au mari de la dame » (p. 10). Mais peut-être après tout faut-il donner au legato de ce texte le sens plus large de « bloqué ».
Le texte fait également allusion à la fuite de Virgile : e fugìo e partisi ed andone a Napoli. Mais d’une manière trop rapide pour que nous puissions savoir si le rédacteur connaissait ou non les réactions (judiciaires notamment) que certaines versions avaient enregistrés.
Outre quelques détails particularisants sans grand intérêt (les 40 milles autour de Rome), la seconde partie présente une différence importante par rapport aux autres versions conservées : c’est le lien établi par Virgile lui-même entre le feu qu’il accepte de rendre aux Romains par l’intermédiaire de la femme et le feu « perpétuel » qu’il compte installer à Rome et qui ne s’éteindra que par « la faute » des Romains.
C’est le seul texte, à ma connaissance toujours, qui fasse état de ce lien. Ce motif du « feu inextinguible surveillé par un archer » est bien connu. Il compte au nombre des « merveilles » que Virgile réalisa à Rome, mais nulle part ailleurs on ne le voit mis en rapport avec le feu de la vengeance – et surtout pas mis en rapport par Virgile lui-même.
Peut-être est-on en présence d’une addition personnelle de l’auteur. Ce dernier en effet n’a retenu (du moins dans le texte conservé par le manuscrit) que « cinq merveilles virgiliennes », et la dernière est précisément celle du « feu perpétuel et de l’archer ». Le rédacteur aurait-il souhaité mettre les deux événements en rapport étroit ? On ne le saura évidemment jamais. De toute façon nous aurons l’occasion de discuter ailleurs plus en détail de ce motif, présent également chez Jean d’Outremeuse (Myreur, p. 231), sans lien explicite toutefois avec l’épisode de la vengeance.
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