FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012


Le Virgile de Jean d’Outremeuse :

le panier et la vengeance (VI)


Le Virgilessrímur, un poème islandais (entre 1300 et 1450)

 

par

 

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet

 

 6. Le Virgilessrímur

            Après les trois Chroniques historiques présentées jusqu’ici et très riches en détail, voici un texte d’une tout autre nature, mais assez long lui aussi. Il s’agit d’un poème islandais du moyen âge, le Virgilessrímur (« Poème de Virgile »), conservé dans deux manuscrits du XVIe siècle de la Sveriges Nationalbibliotek de Stockholm.

            Dans la littérature islandaise, le terme rímur s’applique à un genre populaire de poésie épique, répondant à des caractéristiques particulières (rimes, allitérations, métaphores parfois opaques), sur lesquelles nous n’avons pas à nous attarder ici. La pièce qui nous intéresse, divisée en deux parties (cantos), l’une de 53 et l’autre de 49 strophes, est appelée parfois aussi Virgílius rímur ou Glettudiktar (« Poème des farces, des tours »). Malheureusement, comme c’est le cas de la plupart des autres rímur, elle ne peut être datée que d’une manière très approximative (1300-1450).

            Nos ignorances linguistiques ne nous permettant pas d’utiliser le texte original, nous avons travaillé sur la traduction anglaise de Gisli Sigurðsson et de Stephen A. Mitchell, parue dans The Virgilan Tradition, 2008, p. 882-888.

            Les strophes d’introduction – non retenues ici – présentent Virgile comme un maître des pays du sud, poète, sage et savant, qui, lors de nombreux voyages, avait fréquenté beaucoup de personnages éminents qui lui rendaient hommage. Par ailleurs, il multipliait les conquêtes féminines, aucune femme ne résistant à ses avances. Mais, déclare le poète islandais « chez beaucoup de sages, une science bien claire devient obscure, lorsqu’ils sont remplis par l’amour ». Thème classique, nous le savons maintenant, dans la littérature médiévale. Pour l’illustrer, l’auteur annonce à son auditoire qu’il « veut lui raconter une histoire sur cet homme » (6). La voici, traduite par nos soins à partir de la traduction anglaise.

 

    Un roi qui habitait un immense palais avait une fille. Il invita Virgile à une grande fête et l’installa à la place d’honneur. Virgile remarqua la jeune femme et exprima le souhait de la rencontrer, ce à quoi consentit le roi. Elle était sage et cultivée, Virgile n’avait jamais rencontré femme semblable. Ils pouvaient discuter entre eux de beaucoup de sujets. Mais très vite Virgile manifesta son intérêt pour autre chose et se déclara : « Je veux vous prendre dans mes bras ; c’est pour cela que j’avais hâte de venir ici ; je n’ai plus grand-chose à vous apprendre » (15). Mais il se fait éconduire : « Vous êtes fou de parler ainsi ; vous aurez des ennuis » (16). Mais il revient plus tard à la charge, et se fait beaucoup plus pressant : « Maintenant écoutez, Madame, ou vous cédez à mon désir, ou vous aurez les plus gros ennuis. Je devrai recourir à certains tours, et la honte sera sur vous. Si par contre vous vous soumettez à ma volonté, vous ne perdrez rien, et personne ne le saura » (19-21).

     La dame, qui elle aussi connaissait certains tours, fit semblant de céder : « Je serai contente de faire ce que vous voulez, si personne ne l’apprend » (22). Et elle lui fixe un rendez-vous dans sa chambre pour la nuit suivante.

     Il se rend dans l’obscurité sous sa fenêtre, où il trouve une corde. Il se l’attache autour du corps et donne un coup sec pour signaler sa présence. Les servantes commencent à le hisser, mais à mi-chemin leur maîtresse leur dit : « Laissez-le attendre là, jusqu’au lever du soleil. » (27-28)

 

            On retrouve le schéma classé de l’épisode du rendez-vous avec toutefois plusieurs enjolivements narratifs. Ainsi la dame, fille d’un roi qui n’est pas nommé, est ici particulièrement cultivée, ce qui lui permet d’entamer des discussions savantes avec Virgile. Mais notre héros étant intéressé par autre chose que la culture, on retombe très vite dans l’histoire classique. La dame joue d’abord la farouche, puis, sur l’insistance du Maître et comme « elle aussi connaît certains tours », elle fait semblant d’accéder à son souhait en lui donnant rendez-vous de nuit dans sa chambre. Il s’y rend.

            Nouvelle variante mineure : Virgile ne se glisse pas dans un panier, mais se passe une corde autour de la taille, grâce à laquelle, avec l’aide des servantes (autre amplification originale), il est hissé à mi-hauteur et abandonné là jusqu’au lendemain. Il s’inquiète, d’autant plus (autre ornement narratif) qu’il entend au-dessus de lui du bruit et des rires. Comme il veut fuir, l’existence de la corde va permettre une nouvelle variante originale : pour se rapprocher du sol, Virgile y attachera sa ceinture.

 

     Virgile se demande ce qui se passe : il entend de l’agitation et des éclats de rire au-dessus de lui. Rapidement il enlève sa ceinture et l’attache à la corde pour se rapprocher du sol (30). Il tient l’extrémité des deux mains, mais ce n’est pas encore suffisant. Il doit sauter d’assez haut, et il tombe sur du fumier et des gravats, si lourdement qu’il se casse un pied et se coupe sérieusement à la main (30-32), tandis qu’est remontée en silence vers le haut sa ceinture ornée d’une bourse pleine d’or (33). Il a quand même la force de rentrer seul chez lui, mais doit se faire soigner, et cela prend un certain temps pendant lequel il rumine son dépit.

 

            Il tombe donc d’assez haut sur du fumier et des gravats au point de se blesser sérieusement pendant que – on appréciera le trait original – d’en-haut on remonte sa ceinture et l’or que contient sa bourse. La chute sur des matières peu nobles tout comme la blessure au pied et à la main font évidemment songer au supplice germanique de la Schupfe, que nous avons évoqué notamment dans la présentation des Chroniques de Jerahme'el.

            On conçoit qu’en attendant sa guérison (autre ornement narratif que ce détail des soins), Virgile ait ruminé son dépit. Et pourtant il ne va pas être question immédiatement de vengeance. Très curieusement en effet, entre l’humiliation du panier et la vengeance proprement dite, le poète islandais va introduire un long développement destiné à illustrer, par un nouvel exemple, l’insigne faiblesse de Virgile à l’égard du beau sexe.

 

     Quand il est guéri, la dame lui envoie une de ses servantes qui lui dit : « La peine ne peut faire que du tort ; allez trouver ma maîtresse, elle vous pardonnera rapidement » (39). Et Virgile, tout content, de mettre immédiatement de côté chagrin et tristesse, de revêtir une parure écarlate et d’obéir à l’invitation (40).

     Il est accueilli par les mots : « Avez-vous été très triste ? Maintenant je vous accorderai mon amour, si en échange vous me faites une faveur : changez-vous immédiatement en cheval. » (41-42).

 

            Et le premier canto va se terminer par un long récit (43-53) où l’auteur raconte, en l’appliquant à Virgile et sans reculer devant les exagérations épiques, l’épisode, très répandu par ailleurs au moyen âge, de l’Aristote chevauché par Phyllis, la belle maîtresse d’Alexandre. Virgile joue le rôle d’un cheval que la jeune femme selle et entraîne par monts et par vaux, à coups de fouet et d’éperons, en une véritable « chevauchée fantastique » que nous ne traduirons pas ici. Disons simplement qu’à côté du morceau épique du poète islandais, les récits habituels de l’ « Aristote chevauché » dans une pièce du palais du roi ou dans un aimable jardin, sous les regards amusés d’Alexandre, paraissent bien ternes. Ici l’homme-cheval est tellement épuisé qu’il doit une fois encore garder le lit et qu’il mettra longtemps avant d’être rétabli.

            Le premier canto rassemble donc deux tours pendables de la la jeune femme à l'égard de Virgile qui est ridiculisé. Le sage le plus savant perd toute sa sagesse et sa science quand il est amoureux. Comme dit la vieille maxime, « il n’est si bon que femme n’assote ».

            Avec ses 49 strophes, le deuxième canto est presque aussi long que le premier. Son sujet cette fois est la vengeance bien connue de Virgile. Nous n’en retiendrons que les détails originaux.

            La disparition du feu dure un mois, et le roi intervient parce qu’il craint la mort de la cité (11). C’est alors que se présente à lui un vieil inconnu, qui lui demande s’il a une solution à apporter. Au souverain reconnaissant son impuissance, le visiteur suggère de convoquer une assemblée et lui donne des instructions. Ce « visiteur » est-il Virgile ? Ce n’est pas dit, mais ce détail pourrait correspondre au motif facultatif, présent dans certaines versions, des Romains qui viennent demander aide et conseil à Virgile lui-même. Quoi qu’il en soit, ce procédé permet au poète de présenter une première fois, avec des détails précis, le supplice prévu et que nous connaissons bien.

 

     « Convoquez une assemblée dans trois nuits ; personne ne devra rester chez lui. Préparez une forge sur une haute butte, avec huit soufflets ; on allumera le feu au quatrième lever du soleil. Faites déshabiller votre fille par ses servantes ; on ne lui fera pas de mal, je vous le garantis. Quatre héros lui écarteront solidement les jambes ; sa tête reposera sur le sol de la butte ; et il faudra du monde pour manier les soufflets. Il n’y a pas d’autre remède. » (18-22)

    Au roi, qui se fait menaçant : « Je pendrai celui qui se moque de ma fille », l’inconnu répond que ce n’est pas le gibet qui le tuera et que son avis doit être suivi. Puis il s’en va (23-25).

 

La suite comportera une nouvelle description détaillée de la séance. Ce n’est pas la première fois que nous relevons pareille répétition (le supplice annoncé, puis le supplice raconté). Mais ce qui est nouveau, c’est l’image, lourdement mise en évidence, de la forge, qu’avait d’ailleurs préparée un peu plus haut la mention de soufflets. C’est une des données les plus frappantes du poème que cette variation très originale sur le thème de la séance de récupération du feu.

 

    Plusieurs hommes s’emparent de la jeune femme et lui enlèvent ses vêtements ; on lui met la tête vers le bas, et les deux pieds en haut (30-31). Les gens lui tiennent les cuisses ouvertes et regardent entre ses jambes. Il y avait bien de la chaleur, mais pas d’étincelles. Il faudra manifestement souffler beaucoup et fort (32-33).

    Cela démarre lentement ; ceux qui manipulent les soufflets doivent utiliser toutes leurs forces, et c’est fatigant (34). Deux longues heures passent ; les hommes sont en sueur. Toujours sans succès, c’est comme si on soufflait sur une pierre froide (35). Il faut remplacer régulièrement ceux qui sont chargés des soufflets. Cela prend du temps, mais finalement, on voit apparaître du feu et de la fumée (36). Rapidement, la situation s’améliore dans la forge : ce sont enfin des flammes qui sortent. Les souffleurs sont surpris, heureux et tout contents de leur travail (37).

    Alors le vieil homme revient, une chandelle à la main : « Voilà que le feu est arrivé au cul ; précieuse est cette femme » (38). Le peuple défile, chacun vient se servir et le feu ne s’éteindra pas avant que toutes les maisons ne soient alimentées (39-40).

 

            Vient alors la morale (41-48), qui nous surprend un peu. Elle est mise dans la bouche de la femme, qui dit en substance : « Cet homme a fait de moi un objet de moquerie et m’a amené le malheur. Mais au fond c’est ma faute. Je n’aurais pas dû refuser avec autant d’entêtement de lui céder. Si une femme donne un baiser et refuse de faire l’amour, l’homme lui fera payer cher son comportement. Et celles qui ont promis leurs faveurs en ne voulant pas tenir leur promesse, puissent-elles subir le même sort que moi. Les femmes devraient éviter à tout prix de résister à un homme ». Et le poète de conclure en approuvant ce discours : « Les mots forts qu’a dit cette femme, puissent-ils ne jamais être oubliés ! ».

 

Texte : Finnur Jónsson, Rímnasafn : samling af de aeldste islandske rimer, t. II, Copenhague, 1922,  p. 843-58 (Samfund til Udgivelse af gammel nordisk Litteratur, 35). Le texte des deux cantos est en islandais, la présentation et les notes en danois. Nous n’avons pas eu accès à cet ouvrage. Nous n’avons utilisé que la traduction anglaise du poème, due à Gisli Sigurðsson et à Stephen A. Mitchell, deux spécialistes de ce type de littérature (cfr VT, 2008, p. 882-888).

 

[Accueil] [Suite]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012

<folia_electronica@fltr.ucl.ac.be>