FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 21 - janvier- juin 2011


Un autre Virgile.
Le regard médiéval (1)

par

Marie-Paule Loicq-Berger
Chef de travaux honoraire de l’Université de Liège
Adresse : avenue Nandrin, 24 ‒ B 4130 Esneux
<loicq-berger@skynet.be>


 

Note liminaire

 

    Les grandes figures de l'Antiquité classique, on le sait, ont traversé d'étranges vicissitudes médiévales avant de retrouver avec la Renaissance et le néo-classicisme une aura dont l'art et l'érudition assureront durablement le prestige. J'ai étudié ici même, en 2005, les avatars d'Alcibiade et ceux d'Aristote en 2009 et 2010. Le personnage médiéval de Virgile avait attiré, au XIXe siècle, l'attention de savants allemands avant de retenir celle d'un érudit français qui n'a examiné, à vrai dire, qu'une facette du sujet : aussi bien Virgile l'enchanteur d'E. Du Méril (dans ses Mélanges archéologiques et littéraires, Paris, 1850)  ne suscite-t-il plus guère que l'intérêt dû au travail d'un pionnier manquant de méthode et de sens critique.

     Il en va autrement du grand ouvrage de D. Comparetti, promis à un durable succès. Il est question ici de son Virgilio nel medio evo, Florence, 1872,  dont la deuxième édition (1895) sera revue et élargie par  G. Pasquali en 1937 (plusieurs réimpressions : 1943, 1955, 1967). La réimpression de 1967 que j'ai utilisée sera citée ici Comparetti-Pasquali.

    La première partie de ce livre,  consacrée au renom de Virgile dans la littérature traditionnelle antérieure à la Renaissance, a conservé toute sa valeur documentaire ;  explorant un terrain resté jusqu'alors quasiment vierge, l'auteur a collecté des textes italiens, français et allemands parfois inédits ou éparpillés dans des publications d'accès difficile, collecte précieuse bien que l'ensemble pèche par un défaut de rigueur chronologique dans la présentation des documents.

    La seconde partie de la recherche, en revanche, apparaît aujourd'hui dépassée : l'auteur y formulait une thèse générale dépourvue de véritable démonstration et qui trahit son inspiration romantique. Comparetti prétendait rapporter tout le Virgile du Moyen Âge à un très ancien légendaire napolitain d'origine populaire : c'était là un présupposé dont la critique subséquente a fait table rase. En effet, c’était localiser à Naples le berceau d’une légende qui allait se répandre dans l’Europe romane et germanique mais dont, en réalité, on ne trouve pas de trace écrite en Italie avant le milieu du XIVe siècle ; c’est seulement à cette époque qu’on y rencontre un Virgile de pure fantaisie,  magicien et bienfaisant, dans la Cronica di Partenope, compilation anonyme où transparaissent des strates d’origine variée. De surcroît, le postulat romantique de Comparetti méconnaissait l’importance primordiale d’une autre tradition, bien attestée, elle, au XIIe siècle, la tradition érudite des Jean de Salisbury, Conrad de Querfurt, Gervais de Tilbury : telle est la clergie, qui allait amalgamer des bribes de traditions orales pour en constituer une légende virgilienne dont elle assurera la diffusion.

    Dans le cadre accueillant offert par les FEC, je me propose d'évoquer, par quelques textes et, autant que possible, par l'image, les différentes facettes du Virgile médiéval. D’abord, un Virgile grave, car savant et prophète, qui fait l’objet du présent dossier. Ensuite, un Virgile fantaisiste et narquois, qui sera présenté dans un autre article.

    Qu'il me soit permis d'exprimer ici ma vive gratitude à M. Jacques Poucet, vigilant directeur scientifique des FEC, à qui cet autre Virgile doit beaucoup, dans l'ordre heuristique comme sur le plan technique.

[Déposé sur la Toile le 14 juillet 2011]

 


 

Sommaire des deux articles

 

 1. Le Virgile savant

 

 2. Le Virgile prophète et devin

 

a. l'annonce messianique : textes et images

   * Le Virgile de Wolfenbüttel

    * Le Virgile de Sienne

    * Le Virgile de Zamora

    * La fresque de Raphaël à Santa Maria della Pace (Rome)

b. les sortes Virgilianae

 

 3. Le Virgile magicien et amoureux

a. quelques textes

b. quelques documents figurés

 * Virgile en corbeille à Caen (fig. 1)

 * Virgile en corbeille à Cadouin (fig. 2 et 3)

 * Le tombeau de Philippe de Commines (fig. 4 et 5)

 * Le Poète en nacelle agréé par la Renaissance : Breu l'Ancien,...  (fig. 6)  

 * ...Lucas de Leyde, (fig. 7)

 *  Lambert Lombard (fig. 8)

 * La vengeance de Virgile : G. Pencz et quelques autres (fig. 9 à 12)


1. Le Virgile savant

La littérature classique païenne a joui au Moyen Âge d'un grand prestige comme modèle de style et d'expression. À défaut d'offrir un idéal humaniste compatible avec les exigences des sociétés nouvelles, l'Antiquité conservait en effet toute son autorité comme idéal formel, à telle enseigne que son étude était considérée comme bénéfique en principe, quoique non exempte de risques ‒ aux environs de 1100, le jeune moine Guibert de Nogent, futur historien des Croisades, doit avouer, dans son autobiographie (De vita sua), qu'il préfère Virgile et Ovide à des auteurs chrétiens plus austères [1] .

Sur le plan formel, Virgile fait alors figure, avec Cicéron et Sénèque, d'auctoritas en matière de rhétorique. Chez lui, les grammairiens avaient d'abord cherché un terrain d'exercice comparable, mutatis mutandis, à celui que les « philologues » alexandrins avaient trouvé chez Homère. Ensuite l'Énéide, ce « livre de chevet des historiens et savants du XIIe siècle » [2] continuera de faire l'objet de nombreux commentaires et d'interprétations qui suscitent les travaux de l'École de Chartres en attendant les lectures de Pétrarque.

D'autre part, fait de conséquence majeure, les premiers romanciers médiévaux y puiseront des trames narratives et des thèmes psychologiques. C'est l'épopée virgilienne qui a inspiré le « roman antique ». Les amours d'Énée et de Didon ont séduit l'auteur anonyme du Roman d'Enéas, initiateur du roman psychologique, dans le temps même où Benoît de Sainte-Maure (c. 1265) contait en plus de trente mille vers le Roman de Troie.

Mais on ne peut ignorer combien, de surcroît, toute la clergie de l'univers médiéval a révéré le granz clers qu'elle croyait voir dans le poète mantouan. C'est ainsi qu'il apparaît comme le modèle, au Xe siècle, des poèmes épiques de la savante chanoinesse saxonne Hrotswitha de Gandersheim, peu populaire au Moyen Âge mais redécouverte au XVIe siècle et traduite en beaucoup de langues.

Omniscience qui confine, naturellement, avec la divination et l'ésotérisme. Au XIIIe siècle, Vincent de Beauvais, dans son Speculum Naturale, VII, 87, cite Virgile parmi les maîtres les plus renommés de l'alchimie, avec Aristote et quelques grands personnages bibliques…

À la même époque (XIIIe s.), Gossouin de Metz dans son Image du Monde invoque d’entrée de jeu la science à nulle autre pareille de Virgile. Et l’auteur du roman Dolopathos confère au Mantouan une haute stature intellectuelle et morale. Ce texte bizarre a pour cadre une Sicile où règne, à l’époque d’Auguste, le roi Dolopathos, lequel envoie à Rome son fils Lucien, pour aller étudier l’astrologie chez Virgile, maître de toutes sciences, philosophe et (last but not least !) homme de bonne vie (v. 1257 ss.) ; l’enseignement du Maître porte d’excellents fruits puisqu’il débouche sur une heureuse issue : la venue du Christ, l’évangélisation de la Sicile et la sainte mort du prince Lucien [3].

Mais c’est la Divine Comédie qui, avec l’autorité souveraine de son génie poétique, va assigner à Virgile un rang pérenne. Or, c'est au savant et au sage, au doctissime, que Dante adresse dès les premiers pas de son fabuleux voyage un salut déférent et admiratif : Tu se’ lo mio maestro e il  mio autore (Comédie, Enfer, I, 85). Sans doute Aristote demeure il maestro di color che sanno (Comédie, Enfer, IV, 131) ; mais c'est vers Virgile que des affinités profondes portent le Florentin, naturellement plus proche du monde latin que d'un monde grec dont le génie et la langue lui restent étrangers. C'est que le Poète apparaît lui aussi tel un Maître de sapience, le symbole de la raison humaine indépendante de la révélation, non moins profondément admiré que le Philosophe, mais d'une autre manière.

Au début du XIVe siècle, l’auteur champenois de Renart le Contrefait, roman décousu et pédant, salue encore un Virgile plus sapïens, / plus clerc, plus sage et plus scïens / que nul qui a son temps vesquist (v. 29359 - 29361). Et la figure complexe du Mantouan inspire à Jean d'Outremeuse nous retrouverons bientôt, ci-dessous et dans notre second article, ce chroniqueur liégeois à qui l'on doit plusieurs chapitres d'un « roman » de Virgile médiéval ‒ une appréciation savoureuse touchant son profil intellectuel : passionné par toutes sortes d'études, littéraires, philosophiques, scientifiques, il apparaît véritablement tel un savant pluridisciplinaire et polyglotte : Virgile fut mult gran clers de toutes scienches, et fut des septes arts mult expers, et fut I gran philosophe et naturiens [= naturaliste] ; […] et savoit parleir de tous langaiges, et n'entendoit à aultre chouse que à studier [4].  


 

2. Le Virgile prophète et devin

 

a. l'annonce messianique (textes et images)

 

    1. Textes

 

De très bonne heure, Virgile avait été nimbé d'une aura prophétique.

La philosophie laïque un peu courte de Sénèque moraliste lisant les Géorgiques (III, 66-67 : « Tous vos jours les meilleurs, ô malheureux mortels, sont les premiers à s'enfuir... ») lui fait décerner à Virgile le titre de « très grand prophète, inspiré en quelque sorte d'une bouche divine » : clamat ecce maximus vates et velut divino ore instinctus (Sénèque, De brevitate vitae, 9, 2).

Une génération plus tard, Silius Italicus voue au Mantouan une vénération quasiment religieuse ; il considère comme un temple le tombeau de Virgile et célèbre avec une grande piété l’anniversaire de sa naissance  (Martial, XI, 48 ; Pline le Jeune, Lettres, III, 7, 8). On voit d’ailleurs la latinité classique s’intéresser de près à la vie personnelle du Poète. Suétone, dans ses biographies de grands écrivains romains, dont on a conservé des fragments, avait rédigé une Vie de Virgile qu’allait utiliser le grammairien Donat (IVe siècle) ; à ce dernier, auteur d'Artes si populaires au Moyen Âge, on doit en effet une Vita Vergili qui, elle, nous est parvenue (éd. J. Brummer, Leipzig, 1912, réimpr. 1933 ; ou C.G. Hardie, Oxford, 1954, réimpr. 1960 et 1966). À la fin du même siècle, Macrobe met en scène un groupe de savants causeurs qui, lors des fêtes des Saturnales de décembre 383 (?), consacrent plusieurs de leurs entretiens à magnifier le génie de Virgile. Tous s'accordent à reconnaître en lui un maître omniscient, omnium disciplinarum peritus (Saturnales, I, 16, 12), connaisseur de la science grecque dans les domaines de l'astronomie et de la philosophie (ibid., I, 24, 18) ; son autorité éminente (doctissime) en matière de droit augural et pontifical fait véritablement de lui noster pontifex maximus  (Saturnales, I, 24, 16).

Mais c’est dans les milieux chrétiens, où la littérature païenne sera tour à tour objet d’exécration et d’admiration, que la figure prophétique de Virgile va revêtir sa prestance majeure. En effet, le début de la quatrième églogue n’allait pas tarder à susciter une interprétation allégorique, qui sera abondamment commentée au cours des siècles ; on sait quel retentissement la « prophétie » virgilienne devait avoir dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge :

Vltima Cumaei uenit iam carminis aetas ;
magnus ab integro saeclorum nascitur ordo.
Iam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna ;
iam nova progenies caelo demittitur alto.
Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum
desinet ac toto surget gens aurea mundo,
casta, fave, Lucina […]

« Voici venir le dernier âge de la prophétie de Cumes ;
voici l’intégrale naissance d’une grande série de siècles.
Voici aussi le retour de la Vierge, celui du règne de Saturne ;
voici que du haut du ciel descend une génération nouvelle.
Ô toi, chaste Lucine, veuille seulement favoriser
la naissance de l’enfant par qui, d'abord, prendra fin la race de fer
et surgira pour le monde entier une race d'or. » (Virgile, Bucoliques, 4, 4-9)

On alléguera toutefois avec prudence le « crypto-christianisme » que, dès la fin du IIIe siècle, l'Africain converti Lactance aurait trouvé dans la 4e églogue prudence justifiée si l'on s'avise que, bien plus tard, une interprétation abusive prétendra voir un Virgile chrétien dans le nostrorum primus Maro du même Lactance, expression par laquelle l'auteur reconnaissait simplement en Virgile le premier des poètes latins [5].

Par ailleurs, un Virgile maître à penser d'un public chrétien semble connu dès le IVe-Ve siècle dans des milieux populaires tels les cercles gréco-coptes d'Alexandrie, ainsi que l'atteste indirectement la Passion de saint Pansophios d’Alexandrie [6]. 

Il est en tout cas bien établi que le christianisme « fit conspirer l’églogue à son triomphe […] et recruta dans Virgile un messager inconscient de ses croyances ». C’est en effet Eusèbe de Césarée qui, en un temps où l’Empire abandonnait les dieux du paganisme pour adhérer à la foi du Christ, assistera Constantin le Grand  pour asseoir l'interprétation messianique des vers fameux [7]. Un peu plus tard (IVe-Ve siècle), l'exégète virgilien Philargyrius l'affirme clairement :  Aestimavit enim Virgilius quod de Augusto praedixit Sibylla, cum de Christo omnia prophetavit [8].

Comme l’observait le fin et savant connaisseur des littératures classiques qu’était André Bellessort, « le grand coup avait été frappé sur les imaginations […] ; saint Jérôme avait beau protester contre une exégèse qui prétendait faire de Virgile un chrétien sans le Christ : le rôle de Prophète attribué au poète fut d’autant mieux accepté que les Païens vantaient son omniscience et la profondeur de ses connaissances mystiques » [9].

Au début du XIIIe siècle, le pape énergique et impérieux que fut Innocent III mène une politique de récupération nationaliste de l'Italie au profit d'un État de l'Église face à l'Empire [10] ; alors que les formulations avancées dans ses sermons et ses lettres allaient avoir une influence décisive, il n'hésite pas à citer le fameux Iam nova progenies telle une annonce messianique dans une homélie de Noël ; dans un style très travaillé, le pontife proclame  le miracle de cette nativité divine qui contredit toutes règles humaines, et son exégèse invoque tour à tour les prophètes de l'Ancien Testament, les évangélistes et le Virgile de la 4e églogue [11]. Les plus grands esprits du Moyen Âge, Dante, Abélard, Marsile Ficin, l'entendent de même ; la Divine Comédie met textuellement ces vers dans la bouche de Virgile, dont le Florentin ne craint pas d'affirmer le rôle annonciateur : « tu es comme celui qui va la nuit, portant derrière son dos une lumière dont il ne se sert pas, mais qui éclaire ceux qui le suivent » (Purgatoire, XXII, 67-72).

À l’aube du XXe siècle, Salomon Reinach croyait « avoir montré que ce poème sur lequel s’exerce depuis tant de siècles la sagacité des exégètes, est entièrement religieux […] et qu’il dérive de deux sources principales, l’apocalypse judéo-alexandrine et l’orphisme hellénique » [12]. Mais quelques décennies plus tard, Reinach acceptait les conclusions de son disciple J. Carcopino : au terme d'une analyse philologique et historique approfondie, celui-ci a retrouvé les sources néo-pythagoriciennes du « concept messianique » et a minutieusement recadré le poème virgilien dans l'événementiel de son temps ; il apparaît ainsi que le texte a été composé au moment précis de la paix de Brindes, en l'honneur du fils nouveau-né du consul Asinius Pollion, soit fin octobre 40 a.C. [13].

***

Avançons d’un millénaire... Virgile prophète apparaît, vers le milieu du XIVe siècle, dans le très long récit que consacre au poète mantouan le pittoresque Myreur des Histors du chroniqueur liégeois Jean d'Outremeuse. Il nous faut bien nous arrêter un instant sur la personnalité contestée de cet auteur qui nous retiendra tout particulièrement dans l'étude de Virgile amoureux et magicien (cfr notre second article).

Né à Liège dans le quartier au-delà de la Meuse, le 2 janvier 1338 (il donne lui-même dans le Myreur sa date de naissance), dans une famille nombreuse, aisée et très honorable du patriciat urbain, il avait composé avec l'enthousiasme de la jeunesse un long poème consacré à l'histoire des évêques de Tongres et de Liège (Geste de Liège). Toutefois, à l'instar de bien des esprits de ce temps en quête de ses racines, une curiosité encyclopédique l'incite à se mesurer à l'histoire universelle : tel est en effet le sujet du Myreur. Suivant une périodisation courante au Moyen Âge et qui remonte à saint Augustin, le chroniqueur étale l'histoire du monde sur six âges, le premier allant de la création au déluge, le sixième allant de l'incarnation à la fin du monde. Ce vaste programme a nourri un texte en prose réparti en plusieurs livres, dont les trois premiers nous sont parvenus à peu près intacts ; le premier commence avec la destruction de Troie et s'étend jusqu'au couronnement de Charlemagne (le livre II prend la suite jusqu'en 1207 et le III, jusqu'en 1340). C'est donc le livre I qui intéresse l'histoire romaine, une « histoire » singulièrement défigurée car, voulant tout recueillir, l'auteur amalgame librement le vrai et le faux, le sacré et le profane. L'épisode de Virgile, d'une longueur disproportionnée, y occupe une place de choix, mais la présentation hachée en rend la lecture déconcertante : en effet, fidèle à un principe d'ordre chronologique qui lui interdit d'intervertir le suivi des dates, le chroniqueur n'hésite pas à entrecouper la narration principale de récits secondaires, au point que l'ensemble se présente comme une véritable mosaïque.

Le champ immense que l'auteur s'était assigné l'a fait puiser à quantité de sources, qu'il énumère ; il en mentionne 73 ‒ ce qui implique qu'il était parvenu à se former une bibliothèque telle que peu de princes en possédaient à l'époque [14]. Mais l'examen de ces sources requiert une critique serrée : l'auteur travaillait vite, sans souci de précision, par exemple dans la transcription des noms propres, qui sont parfois estropiés jusqu'à devenir méconnaissables. Au reste, cette liste de sources n'a pas été réellement exploitée et, fait plus grave, elle intègre des œuvres inventées de toutes pièces que le Liégeois cite en quelque sorte telle une réclame publicitaire pour garantir la qualité de sa chronique…

Ces défauts manifestes ont valu à l'auteur du Myreur des condamnations sévères. G. Kurth (1910) récusait en bloc sa fiabilité en tant que source historique et F. Desonay (1932) ne craignait pas de remettre « en pleine légende dédorée la compilation du plus audacieux des arrangeurs » [15]. Ce rejet a été sérieusement revu depuis l'étude d'un chercheur liégeois qui s'est appliqué à authentifier les sources du Myreur et a minutieusement examiné leur utilisation [16].

Il apparaît que, pour les dates-clés de la biographie virgilienne (naissance et mort), Jean d'Outremeuse suit la Chronique d'Eusèbe, bien que tel ne soit pas le cas pour les autres repères chronologiques et géographiques. En fait, pour l'histoire de Virgile, le Myreur n'utilise ni les chroniques citées dans son énumération de sources, ni des chroniques latines qui n'y sont pas citées. Ainsi, par exemple, le Liégeois mentionne-t-il Gervais de Tilbury à qui le profil « magicien » du Poète était déjà connu, puisque dans ses Otia imperialia (vers 1211), il narre dix épisodes relatifs à des mirabilia virgiliens. Mais les Otia  n’ont pu être qu’une source indirecte du Myreur. Il en va de même du Speculum encyclopédique  rédigé au début du XIIIe siècle par le Dominicain Vincent de Beauvais [17], où l’anecdote galante relative à Virgile, rapidement citée, constitue une allusion vraiment trop mince pour attester une utilisation directe par le Liégeois ; ni Vincent, ni la source de celui-ci, à savoir Hélinand de Froidmont, n'ont servi de référence au Myreur.

À vrai dire, Vincent ne croit pas au caractère magico-prophétique de Virgile, alors que Jean d'Outremeuse, en revanche, insiste sur l'aspect prophétique du personnage virgilien, à qui il attribue une lecture en la sainte Escripture si vraie, qu'ilh prophetisat la venue del incarnation [18] ; et il lui prête la réalisation à Rome d'une ymaige de la Vierge dont il prédit qu'elle se brisera à la naissance de l'Enfant Jésus -- prédiction réalisée [19]. Il est vrai que le vers fameux de la 4e églogue était cité, au XIIIe siècle, dans des œuvres comme le Dolopathos et l’Image du Monde, textes que connaissait le Liégeois, mais il amplifie leurs brèves indications et imagine de longues prophéties qui concernent les canons de la foi chrétienne et qu’il attribue à Virgile [20]. On verra aussi que, de surcroît, le Liégeois développe de manière suggestive les mirabilia (ce sont surtout des talismans) réalisés par un Virgile sorcier qui n'hésite pas à mettre son art au service d'une entreprise galante.


2. Images

L'art médiéval, pour sa part, n'a pas manqué d'illustrer la figure de Virgile prophète du Christ.

* Le Virgile de Wolfenbüttel

Au XIIIe siècle, un psautier enluminé de la bibliothèque de Wolfenbüttel (Basse-Saxe), qui révèle l'influence de l'iconographie française, offre un arbre de Jessé où, parmi les prophètes de la Nativité, figure Virgile muni d’un phylactère où se lit Iam nova progenies demittitur alto [21].

Fig. 1. Virgile dans l'arbre de Jessé (Enciclopedia Virgiliana, III, 1987, art. Medioevo, pl. XXXI)
Ms. Helmst. 568, f. 6 v. de la Bibliothèque "Herzog August" de Wolfenbüttel (XIIIe siècle).

* Le Virgile de Sienne

En Italie, le Quattrocento offre un document célèbre qui met dans la bouche de la Sibylle de Cumes les vers de la 4e Églogue : il figure dans l’admirable pavement en marbres polychromes de la cathédrale de Sienne. Dès  l’entrée de ce sanctuaire dédié à la Vierge, les yeux se portent sur l’immense dallage composé de carreaux richement décorés de marqueteries et d’inscriptions.

 

Accueillant le visiteur, voici, au début de l’allée qui conduit au maître autel, un Hermès Trismégiste unanimement attribué à Giovanni di Stefano (c. 1482) puis, à sa droite et à sa gauche au long des nefs latérales, dix tableaux quadrangulaires où se dressent les dix Sibylles – leur nombre  est traditionnel et leurs identités, fixées depuis Vincent de Beauvais. À Sienne, chacune des prophétesses est effectivement désignée par son nom, souvent avec référence à l’auteur qui est censé lui servir de garant (Euripide, Nicanor, Héraclide, Apollodore, Ératosthène…), tandis qu’auprès de chacune d’elles, un cartouche offre le texte de prophéties relatives à l’Incarnation, aux miracles et à la Passion du Christ [22].

 

Dans le troisième tableau en remontant la nef droite, voici la Sibylla Cumana, également  réalisée  par Giovanni di Stefano. La Sibylle italique, drapée et voilée, tête penchée dans une attitude souple, tient de la main droite un rameau et, de la gauche, des tablettes. À ses pieds chaussés d’élégantes sandales, gisent trois codices reliés, ainsi que trois ensembles de tablettes et quatre volumina ; au niveau inférieur, la fiche d’identité avec sa source, en l’occurrence la 4e Bucolique virgilienne : SIBYLLA CVMANA CVIVS MEMINIT VIRGILIVS ECLOG IV

 

 

Fig. 2. La Sibylle de Cumes de Giovanni di Stefano, cathédrale de Sienne
(M. Caciorgna-R. Guerrini, Pavimento del Duomo di Sienna, 2004, p. 24).

 

Au registre supérieur droit, un autre cartouche supporté par deux angelots répète les vers 4-7, parfaitement reproduits sans pour autant respecter les coupures des fins de lignes.

 

La symbolique du Quattrocento prolonge celle du Moyen Âge, pour qui, comme l’écrivait avec bonheur E. Mâle, « la sibylle est un profond symbole. Elle est la voix du vieux monde. Toute l’Antiquité parle par sa bouche ; elle atteste que les Gentils eux-mêmes ont entrevu Jésus-Christ. […] La parole de la sibylle valait toute la sagesse des philosophes : seule elle méritait de représenter le paganisme, parce que seule elle avait clairement annoncé le Sauveur en l’appelant par son nom » [23].

 

* Le Virgile de Zamora

 

En Espagne, au début du XVIe siècle, la cathédrale de Zamora (León) où travaillaient des sculpteurs français, hollandais et flamands, a vu doter l'une de ses stalles de chœur d'une émouvante sculpture sur bois illustrant le même motif. Virgile imberbe, tête inclinée à droite, apparaît vêtu comme les prophètes représentés dans les stalles voisines d'un ample manteau ; il est coiffé d'une sorte de capuchon et il tient de la main gauche un livre ouvert, à côté d'un phylactère où s’inscrit de même n[ova] progenies [24].

 

 

Figure 3. Virgile prophète du Christ, cathédrale de Zamora (Espagne, Léon)
(L. Suttina, Effigie di Virgilio, 1932, pl.).

 

* La fresque de Raphaël à Santa Maria della Pace (Rome)

 

Le code fourni par les quatre premiers mots de la « prophétie » virgilienne liée à l'image de la Sibylle est désormais lisible pour tous. Lorsque Raphaël décora la chapelle romaine du riche commanditaire Agostino Chigi à Santa Maria della Pace (1511), il sut intégrer très adroitement dans le complexe architectural une fresque des Prophètes et des Sibylles ; cette belle composition orne le mur surmontant l'arcade de la niche qui abrite l'autel [25]. Dans le registre supérieur, quatre prophètes ;  dans le registre inférieur, quatre Sibylles accompagnées d'anges ou d'angelots présentant des phylactères. À droite, sous les figures des prophètes David et Daniel, se tiennent deux sibylles entre lesquelles est inséré le phylactère portant le texte « messianique » IAM NOVA PROGENIES ; on remarquera l'autorité singulière de la figure à l'extrême droite, qui est sans doute la Sibylle de Cumes, généralement représentée sous les traits d'une vieille femme (ainsi, par exemple, celle de la Chapelle Sixtine ‒ d'ailleurs la Cumana  de Sienne, évoquée ci-dessus, fait elle-même figure d'aînée auprès de ses neuf consoeurs).

 

 

 

Fig. 4. Raphaël. La fresque des Sibylles de Santa Maria della Pace (Rome)

Source : Wikipedia.

 

b. les sortes Virgilianae

À un niveau moins élevé et tout profane, Virgile fait peu à peu figure de devin. Déjà l'Histoire auguste citait le cas de plusieurs empereurs qui avaient eu recours à ces curieuses consultations des textes de Virgile ouverts au hasard,  dites sortes Virgilianae.

Pratique populaire qui se prolongera jusqu'au XVIe siècle... dans les milieux lettrés (quitte à s’appliquer avec humour !). C'est la méthode que Rabelais, alléguant les exemples cités dans l’Histoire auguste, fait utiliser par Pantagruel pour tenter de savoir quel sort est réservé au mariage de Panurge :

Apportez moy les oeuvres de Virgile, et par troys foys avecques l'ongle les ouvrans, explorerons, par les vers du nombre entre nous convenu, le sort futur de vostre mariage. Car, comme par sors Homericques souvent on a rencontré sa destinée : Tesmoing Socrates [...] Tesmoing Opilius Macrinus [...] Tesmoing Brutus [...]. Aussi par sors Virgilianes ont esté congneues [...] choses insignes [...], voire jusques à obtenir l'empire Romain, comme advint à Alexandre Severe, [...] en Adrian [...] en Claude...,  etc. [26].

Les textes virgiliens sont donc apportés à Panurge et, après trois consultations, Pantagruel doit bien constater que les prévisions sont si dangereusement contradictoires... qu'il vaut mieux renoncer à ce mode d'exploration et recourir à la divination par songes !

Mais le Virgile médiéval ne va pas cesser de nous étonner, car le devin nous conduit assez naturellement à son autre figure, celle du magicien. Celle-ci sera traitée dans l'article suivant.

 


Notes

[1] Cf. M. Parisse dans Histoire du christianisme, V (dir. A. Vauchez), 1993, p. 428.

[2] J. Ch. Payen dans Histoire littéraire de la France, I, 1974, p. 233.

[3] On trouvera des extraits de l’Image du Monde et de Dolopathos dans Comparetti-Pasquali, II, p. 179-183. ‒ Pour une édition complète de l'Image du Monde, version en prose : O.H. Prior, L'Image du Monde de maître Gossouin, Lausanne, 1913. ‒ Pour le Dolopathos : Herbert. Le roman de Dolopathos, éd. J.-L. Leclanche, Paris, 1997, et Le Roman des Sept Sages de Rome, éd. M.B. Speer, Lexington, 1989.

[4] Jean d'Outremeuse, Le Myreur des Histors, éd. A. Borgnet, I (Bruxelles, 1864), p. 226. Déjà dans la Geste de Liège, poème de jeunesse du même auteur, Virgile est évoqué à trois reprises, sous ses traits de savant bienfaisant ; cf. par ex. vers 1145-1147 : Chis fut unc grans poiete et plains de grans saveure. / Mult fist de bins à Romme par scienche et labeur.

[5] Lactance, Institutions divines, I, 5, 11 ; voir l'édition Pierre Monat des Sources chrétiennes, 326, Paris, Cerf, 1986 et la note 1 de la p. 64.

[6] Passion de saint Pansophios : le texte en cause semble dériver, à travers une copie arabe, d'un texte grec alexandrin qui remonterait au IVe siècle. Version latine avec introduction, analyse et annotation fournies par P. Peeters dans Analecta Bollandiana, 47 (1929), 307 ss.; cf. partic. 313 ss. ; 329 ss. Résumé dans G. Pasquali, Prefazione, dans Comparetti-Pasquali, t. I, p. XXIX-XXXI. En rectifiant une simple erreur paléographique, on peut lire le nom de Virgile  dans Urbilios, auteur ayant relaté une descente aux Enfers sur laquelle un catéchumène interroge Pansophios ; ce dernier saisit l'occasion pour narrer une histoire de Virgile où s'est manifestée une intervention providentielle.

[7] J. Carcopino, Virgile et le mystère de la IVe Églogue, 8e éd. Paris, 1943, p. 201-202.

 

[8] Philargyrius, Explanatio  in Bucolica Vergilii, éd. [Thilo-]Hagen, Leipzig, 1902, p. 78.

 

[9] A. Bellessort, Virgile, son œuvre et son temps, Paris, 1943, p. 312.

 

[10] A. Paravicini Bagliani dans Histoire du christianisme des origines à nos jours, dir. J.-M. Mayeur, etc., t. V (1993), p. 578 ; 601-602.

[11] Migne, P.L., t. 217 [1855], col. 457.

[12] S. Reinach, L’orphisme dans la IVe églogue de Virgile dans Revue de l’Histoire des religions, 1900, reprod. dans Cultes, mythes et religions, II, Paris, 1906, p. 83.

[13] J. Carcopino, ibidem (cf. n. 7), p. 191-193.

[14] S. Bormans, Introduction (Bruxelles, 1887), p. CXVII, à la Chronique et Geste de Jean des Preis dit d'Outremeuse. Sur la constitution des dossiers d'érudits médiévaux au départ de fiches ou de cahiers de notes, on lira avec intérêt le chapitre 3 de B. Guénée, Histoire et culture dans l’Occident médiéval, Paris, 1980.

[15] G. Kurth, Étude critique sur Jean d'Outremeuse, Bruxelles, 1910, p. 19 ; F. Desonay, Virgile selon Jean d'Outremeuse dans Studi medievali, 5 (1932), p. 318 et n. 3. On verra d’autre part Fernand Desonay, Dépaysements : notes de critique et impressions, Liège, 1933. La première partie du livre, intitulée « Vers le Moyen Âge énorme et délicat », étudie comment le Moyen Âge a vu Virgile : professeur de grammaire, prophète du Christ, magicien, amoureux.

[16] J'ai utilisé ici avec profit l'analyse méthodique et originale de Thierry Greffe, Les sources de l'épisode de Virgile dans le Myreur des Histors de Jean d'Outremeuse, mémoire de l'Université de Liège, 1983-84 .

[17] Gervais de Tilbury : Otia imperialia, éd. S.E. Banks, J.W. Binns, Oxford, 2002. ‒ Vincent de Beauvais : Bibliotheca mundi. Vincentii [...] episcopi Bellovacensis, Speculum quadruplex, naturale, doctrinale, morale, historiale, 4 vol. Douai, 1624. Les passages  relatifs à Virgile se trouvent dans le Speculum naturale, VII, 87  et dans le Speculum historiale, VI, 60-62.

[18] Jean d'Outremeuse, Le Myreur des Histors, éd. A. Borgnet, I (Bruxelles, 1864), p. 226. Cette édition, non remplacée, est établie sur le manuscrit de Jean de Stavelot, copiste liégeois du début du XVe siècle, auquel on doit l'une des deux copies du  texte du Myreur que possède la Bibliothèque royale de Belgique : cf. le rapport de l'éditeur A. Borgnet dans Bulletin de la Commission royale d'Histoire, Bruxelles, 1856, p. 276 ss.

[19] Ibidem, p. 234 et 435.

[20] Ibidem, p. 234-235 ; 261-262 ; 276. Dans ces passages, Virgile proclame sa foi en un Dieu unique et tout-puissant, créateur de toutes choses ; il affirme les dogmes de la Trinité et de l’incarnation, et prédit l’annonciation, la visitation, la nativité et l’Assomption de la Vierge. Ces discours prêtés à Virgile dans le Myreur s’encadrent dans le long récit du livre I qui est une décoction des récits évangéliques, entrecoupés par des séquences balayant une histoire du monde qui va des peuples proches ou lointains de l’Orient jusqu’à ceux d’Occident.

[21] L’arbre de Jessé, thème iconographique fréquent entre la fin du XIe siècle et le XVIe, est un arbre généalogique du Christ, établi d’après une prophétie d’Isaïe (XI, 1) concernant « le rameau sorti du tronc de Jessé, le surgeon poussé de ses racines » ; la traduction latine de ce texte a engagé les commentateurs médiévaux à voir dans ce  rameau (virga) la Vierge Marie (Virgo) et dans le surgeon (flos), son fils Jésus Christ. Le document reproduit ici figure dans E. Mâle, Virgile dans l’art du moyen âge français dans Virgilio nel medio evo, Turin, 1932 [= Studi medievali, 5 (1932)], p. 325-326 et pl. 1 ; et dans Enciclopedia Virgiliana, III (1987) art. Medioevo, pl. XXXI (pl. en coul.). On y voit Virgile à la suite des prophètes, tenant une banderole où s’inscrivent les mots iam nova progenies. -- Il faut préciser que, la lecture des inscriptions figurant sur les phylactères se révélant des plus difficiles, on s'en remet ici à l'autorité des spécialistes qui ont pu examiner directement le document.

[22] Cf. M. Caciorgna-R. Guerrini, Il pavimento del Duomo di Siena, Milan, 2004, p. 24 et p. 25.

[23] Cf. E. Mâle, L’art religieux du XIIIe siècle en France, 8e éd. 1948, réimpr. 1958, t. II, p. 352.

[24] Voir L. Suttina, L’effigie di Virgilio nella cattedrale di Zamora dans Studi medievali, 5 (1932), p. 342-344 et pl. ; Enciclopedia Virgiliana, III (1987), art. Medioevo, p. 429 (photo en noir).

[25] Cf. J. Kliemann-M. Rohlmann, Fresques italiennes du XVIe siècle de Michel-Ange au Caravage (1510-1600), éd. Citadelles et Mazenod, trad. française, Paris, 2004, p. 74-76 et fig. p. 74.

[26] Rabelais, Le Tiers livre, éd. J. Plattard, Paris, 1948, III, chap. 10, p. 51-53.


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 21 - janvier- juin 2011

<folia_electronica@fltr.ucl.ac.be>