FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 10 - juillet-décembre 2005


Les Romains devant les catastrophes d'après Dion Cassius

par

Marie-Laure Freyburger-Galland

Professeur à l'Université de Haute-Alsace (Mulhouse)
UMR 7044 (Étude des Civilisations de l’Antiquité)
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ml.freyburger@uha.fr>


Le présent article est issu d'une conférence prononcée le jeudi 13 octobre 2005, dans le cadre des « Midis de l'Institut d'Études Anciennes » de l'Université Laval, en collaboration avec la chaire de recherche « Interaction société-environnement naturel dans l'Empire romain » (Prof. Ella Hermon). Le texte est également publié au format PDF sur le site de  l'Université Laval.

Rappelons que les FEC accueillent déjà deux autres articles de Mme Freyburger, l'un sur Archytas de Tarente, l'autre sur la vision que Dion Cassius avait de l'Italie.

[Note de l'éditeur - 5  novembre 2005]


Plan


 

Dion Cassius, historien de Rome et sénateur proche des empereurs de la fin du IIe et du début du IIIe siècles de notre ère, est l’auteur d’une œuvre monumentale en 80 livres retraçant l’histoire romaine des origines jusqu’à son époque. Malheureusement ne nous sont parvenus intégralement que les livres 36 à 60 qui recouvrent les « règnes » de Pompée à Néron ainsi que, par une tradition manuscrite toute différente, des fragments importants des deux derniers livres correspondant à une époque contemporaine de l’auteur : les règnes de Macrin, Élagabal et Alexandre Sévère, des années 216 à 229. Nous possédons en revanche le texte de deux abréviateurs byzantins qui ont assez fidèlement suivi le texte de Dion, comme nous pouvons le constater quand nous avons à la fois le texte du modèle et les résumés qui en ont été faits.

Fidèle à la tradition annalistique de l’histoire qu’il combine pour l’Empire avec une présentation biographique des empereurs successifs, Dion rapporte sans doute aussi scrupuleusement que Tite-Live les catastrophes qui ont jalonné l’histoire de Rome et qui relèvent de deux grandes catégories, les catastrophes que nous appellerions naturelles comme les tremblements de terre, les inondations ou les éruptions volcaniques, et celles que nous appellerions accidentelles comme les incendies (certains, provoqués par la foudre, pouvant d’ailleurs appartenir à la première catégorie). L’étude que je vous propose aujourd’hui est une relecture de ces événements et de leur signification dans la vaste fresque qu’est l’Histoire Romaine.

Si nous nous appuyons sur les quelques fragments théoriques conservés, nous pouvons constater que Dion a une haute idée de l’histoire et du métier d’historien et prétend rapporter ta tôn Rômaiôn avec précision, voire exhaustivité, mais sans déshonorer la « majesté de l’histoire » [1], de sorte que l’on peut se demander comment il intègre ces catastrophes dans son récit.

I. Catastrophes et présages

Le premier texte sur lequel je voudrais attirer votre attention, bien qu’il soit le plus tardif, est tiré du livre 78. Il présente l’intérêt d’appartenir à l’histoire contemporaine de l’auteur et de ressembler à une chronique journalistique. Dion, comme il le dit lui-même peu avant ce texte, se trouve à Rome et assistait à la réunion du sénat au cours de laquelle a été lue la première lettre impériale de Macrin en 217 après J.-C. Nous avons donc là un témoignage direct concernant les événements qui sont censés avoir annoncé la mort de Macrin :

« Macrin ne devait pas survivre longtemps comme cela lui avait été prédit. En effet, à Rome, une mule mit au monde une mule et une truie un porcelet avec quatre oreilles, deux langues et huit pattes ; un séisme violent se produisit, du sang coula d’une canalisation et des abeilles façonnèrent des rayons de miel sur le Forum Boarium. Le Colisée, frappé par la foudre le jour même des Vulcanalia, prit feu au point que son enceinte supérieure toute entière et ce qui se trouvait sur la plate forme de l’amphithéâtre furent entièrement consumés et que le reste, atteint par le feu, fut réduit en miettes. Aucun moyen humain ne put y remédier bien que presque toute l’eau disponible eût été versée, pas plus que l’eau du ciel qui s’était abattue pourtant en grande quantité et très violemment. L’effet de l’une et de l’autre fut réduit à néant par la force de la foudre qui contribua même en partie à augmenter les dégâts. Dès lors pendant de nombreuses années les spectacles de combats de gladiateurs furent produits dans le stade. Cela donc annonçait ce qui allait se produire : car d’autres édifices furent détruits par le feu, particulièrement des biens impériaux, à plusieurs reprises au commencement du règne de Macrin, ce qui a toujours été considéré en soi-même comme de mauvais augure, mais cet incendie-là sembla le concerner directement puisqu’il avait mis fin à une course de chars en l’honneur de Vulcain. On considéra alors qu’il se produisait quelque chose de nouveau, d’autant que le Tibre le même jour déborda et envahit le Forum et les rues avoisinantes avec une telle force que des gens furent emportés. Certains virent une femme, effrayante et gigantesque, d’après ce que j’ai entendu dire, qui dit que ces catastrophes étaient bien moindres que celles qui allaient leur arriver. Et il en fut bien ainsi » (cf. 78, 1-5)

Nous voyons d’emblée que les catastrophes que nous avons appelées « naturelles » à l’instant prennent une toute autre signification, rapportées ainsi au milieu d’autres prodiges tous considérés comme des présages défavorables, comme c’est la tradition chez les Romains depuis les origines, tradition qui se focalise sur les figures des chefs à la fin de la République et de l’Empereur ensuite. La naissance et l’accession au trône des « bons » princes seront entourées de présages favorables dûment rapportés par les historiens, présages destinés à montrer au peuple la faveur céleste dont ils sont investis et contribuant à assurer leur charisme. À l’inverse leur mort ou l’accession de « mauvais » chefs seront annoncées par des signes funestes. Le texte est clair : « Cela avait été prédit »… « cela annonçait… ».

La liste que nous avons ici reprend les catalogues analysés par les prêtres romains tout au long de l’histoire [2], repertoriés dans la Tabula pontificis. Elle commence par des anomalies de la nature, des naissances monstrueuses. Le séisme, signalé sans détail sinon pour son amplitude relative (« violent »), est associé à des écoulements de sang et le comportement anormal d’abeilles. Puis la foudre s’abat sur le Colisée et en provoque l’embrasement avec un acharnement surnaturel. La description de l’incendie montre qu’il est bien classé, comme les autres phénomènes cités, parmi les signes funestes prédisant à Macrin et à l’ensemble des Romains sa mort. Un incendie « normal » aurait pu et dû être éteint tant par l’eau qu’on y a versée que par celle du ciel (la foudre est ici associée à un orage, ce qui n’est pas toujours le cas). Cet acharnement de la foudre apparaît comme venant d’une puissance surnaturelle identifiée dans le texte comme étant Vulcain, maître du feu. L’historien prend soin de mentionner d’autres incendies visant les biens impériaux qui avaient déjà été interprétés comme un signe funeste.

Au caractère exceptionnel de cette série de présages s’ajoute une inondation du Tibre (peut-être due aux pluies torrentielles qui venaient de s’abattre) comme il en est souvent mentionné (cf. 57, 14, 7-8 ; 58, 26, 5-27, 1 par ex.). Le plus souvent dans l’Histoire Romaine, il s’agit d’un débordement en quelque sorte stéréotypé. L’historien signale que les rues sont devenues navigables, que l’on circule en bateau, ajoute éventuellement que le pont « de bois » (c’est-à-dire le pont Sublicius) est détruit (cf. 53, 55, 5 ; 55, 22, 3). Ici il mentionne la violence particulière des flots qui a emporté des gens.

Sans prétendre l’avoir vue lui-même, notre historien rapporte enfin que « certains virent » une femme de taille monstrueuse et effrayante qui leur expliqua que tout cela n’était rien en comparaison de ce qui allait suivre.

Nous voyons donc un intellectuel du IIIe siècle de notre ère, fortement imprégné de stoïcisme, adhérer apparemment sans scepticisme aux croyances populaires les plus irrationnelles et rapporter sur le même plan la naissance d’un porcelet avec quatre oreilles, deux langues et huit pattes et la destruction du Colisée. Si le deuxième événement a bien eu lieu, est daté, les Vulcanalia de 217, le 23 août, est sans doute confirmé par les archéologues et a entraîné le déplacement des combats de gladiateurs pendant plusieurs années - le spectateur, Dion Cassius peut en témoigner, comme il rend compte de la destruction par le feu -, le premier s’apparente aux malformations bien étudiées par les haruspices dès la période étrusque et soigneusement expiées (cf. R. Bloch, p. 69-70). On pourra se souvenir de la phrase de Tite-Live parlant, à propos d’une série de présages funestes de 200 avant J.-C., de foeda omnia et deformia aberrantis naturae, « toutes créatures repoussantes et aberrantes, fruits d’une nature qui s’égare ».

Ce texte contient, à l’exception d’une éruption volcanique (mais Vulcain est présent), l’ensemble des catastrophes « naturelles » envisagées tout au long de l’Histoire Romaine : incendies, inondation et tremblement de terre.

 

Comme nous l’avons dit, pour les 35 premiers livres, nous n’avons que le résumé d’un abréviateur byzantin, le moine Jean Zonaras qui, dans une Histoire Universelle, des origines du monde à son époque, le XIe siècle, utilise Dion comme source principale pour l’histoire romaine. Il est donc normal que nombre de catastrophes ne soient pas mentionnées, d’autant que leur valeur de présages ne saurait être prise en compte par les Chrétiens.

Nous trouvons cependant ça ou là une remarque intéressant notre propos. Ainsi en 8, 6, 16, nous trouvons une remarque concernant vraisemblablement l’hiver 270 qui fut si rude que « le Tibre gela à une grande profondeur, les arbres périrent, les Romains souffrirent de disette et le bétail mourut faute d’herbage ». C’est, il me semble, une des rares notations climatiques rapportées par notre historien. Un peu plus loin, nous trouvons chez le même abréviateur la mention de séismes qui eurent lieu en Étrurie en 217, pendant le combat qui opposa Hannibal et Flaminius au lac Trasimène, séisme si violent que « les rivières changèrent de cours et les montagnes se disloquèrent » (cf. 8,  25,  7). Zonaras n’indique pas ces phénomènes comme des présages défavorables, annonciateurs du désastre romain, mais explique que les combattants ne s’en aperçurent même pas tant étaient grands leurs clameurs, leur désordre et leur panique. Il n’est pas sûr que son modèle ne les ait pas intégrés dans une suite d’autres présages en les signalant bien comme surnaturels.

Car, dans la partie conservée de son œuvre, nous avons relevé de nombreux phénomènes de ce genre signalés, comme au livre 78, dans une série d’autres présages défavorables. Les grands événements de la fin de la République et les combats entre chefs sont naturellement accompagnés de ce genre de prodiges. Ainsi en 49-48, au moment des batailles de Dyrrachium et de Pharsale, l’échec est prédit à Pompée de façon claire :

« À peine débarqué à Dyrrachium, il comprit que l’issue ne lui serait pas favorable : la foudre avait tué des soldats au cours même de la traversée, des araignées s’étaient assemblées sur les enseignes militaires et, après que lui-même fut descendu du bateau, des serpents le suivaient et brouillaient la trace de ses pas. Ces signes (terata) s’étaient manifestés à son intention, mais il s’en était produit d’autres pour l’État tout entier cette année-là et un peu auparavant, parce qu’en réalité, dans les guerres civiles, la communauté est atteinte des deux côtés. Voilà pourquoi on vit, au cœur même de la ville, de nombreux loups, de nombreux hiboux ; il se produisit de nombreux tremblements de terre accompagnés de mugissements ; des flammes jaillirent du couchant vers le levant et un second feu consuma entre autres le temple de Quirinus. Il y eut une éclipse totale de soleil et la foudre frappa le sceptre de Jupiter ainsi que le bouclier et le casque de Mars, conservés au Capitole, et, qui plus est, détruisit les plaques contenant les textes de loi. Beaucoup d’animaux mirent bas des êtres n’appartenant pas à leur espèce… On était bouleversé par ces signes, c’était bien naturel, mais en fait on croyait ferme et on espérait de part et d’autre que tout cela retomberait sur les adversaires et on ne fit donc pas de sacrifices expiatoires » (cf. 41, 14, 1-6).

Certains de ces présages sont rapportés de façon similaire par César (B.C., 3, 105, 3-6) et Valère Maxime (I, 6, 12). L’on voit que séismes et incendies sont associés à d’autres phénomènes qui auraient dû empêcher Pompée de s’acharner. Valère Maxime insiste bien sur ce point : « Ce qui montre bien que les habitants du ciel favorisaient la gloire de César et ont voulu arrêter Pompée dans ses erreurs » (Ibid.).

La bataille d’Actium et son issue fatale pour Antoine sont de la même façon annoncées par force présages défavorables : « Les hommes répandaient beaucoup de rumeurs de toute sorte et les dieux faisaient apparaître de nombreux prodiges sans équivoque… » Singe, hibou, char de Jupiter brisé dans le Cirque, trophée renversé, statue de Victoire écroulée, pont Sublicius détruit, incendies, éruption de l’Etna, statue d’Antoine qui laisse couler des flots de sang marquent la fin de l’année 32 (cf. 50, 8, 1-6) et le début de 31 voit autant de phénomènes extraordinaires : loup, chiens s’entre-dévorant, incendies (Cirque, temple de Cérès, temple de Spes) dont la cause est diversement interprétée. « On pensa que c’étaient les affranchis qui avaient accompli ce forfait (excédés par les contributions forcées dont ils étaient accablés)… Il parut donc bien que le feu était dû à un complot prémédité des affranchis. Cela n’empêcha d’ailleurs pas que cet incendie fût consigné parmi les prodiges très importants du fait même du grand nombre d’édifices brûlés » (cf. 50, 10, 2-6). Cette remarque de Dion est significative : manifestement il hésite entre l’interprétation « rationnelle », attribuant les incendies aux affranchis, et l’interprétation « surnaturelle » traditionnelle.

Assurément les catastrophes atteignant Rome et ses principaux monuments sont plus fréquemment utilisées comme présages défavorables, mais il peut arriver que le reste de l’Italie ou l’Orient en soit le cadre. Ainsi la lutte entre Antoine et Octavien est annoncée en 43 avant J.-C. par toutes sortes de présages dont un débordement du Pô qui, après avoir envahi les régions avoisinantes « comme une pleine mer », s’est retiré soudainement et a laissé au sec des quantités de serpents (cf. 45, 17, 3). De même en 115 alors que Trajan séjournait à Antioche, la ville et la région alentour subirent un tremblement de terre d’une violence énorme qui dura plusieurs jours, fit de très nombreuses victimes et des dégâts matériels importants. Trajan lui-même s’échappa par une fenêtre et dut la vie sauve à « un être d’une taille plus qu’humaine qui l’emporta ». Il vécut ensuite quelques jours à l’air libre dans l’hippodrome (cf. Dion-Xiphilin, 78, 24-25). La valeur prémonitoire de cette catastrophe est complètement gommée, au contraire du salut providentiel de l’Empereur, chez l’abréviateur byzantin Jean Xiphilin. La seule notation que ce dernier s’autorise consiste à signaler qu’à Antioche, à la cour de Trajan, l’Empire romain tout entier était représenté et que « c’était l’ensemble du monde habité sous la domination romaine qui subit ce désastre » (cf. Dion-Xiphilin, 78, 24, 2).

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II. L'éruption du Vésuve de 79 et les mesures réparatrices

Si nous examinons maintenant les éruptions volcaniques dans l’Histoire Romaine, nous n’en trouvons que trois. La première en 32 avant J.-C. est une éruption destructrice de l’Etna citée parmi les présages défavorables ayant précédé la bataille d’Actium (cf. 50, 8, 1-7) ; la deuxième, figurant à la fois dans le résumé de Xiphilin et celui de Zonaras, est une longue description du Vésuve et de l’éruption de 79 qu’il convient de mettre en rapport avec une autre éruption à laquelle Dion a sans doute assisté en 202, puisqu’il écrit :

« Sur le Vésuve, du feu jaillit en grande quantité et des mugissements énormes se produisirent au point d’être entendus jusqu’à Capoue où je réside chaque fois que je séjourne en Italie. J’ai choisi cet endroit pour différentes raisons et en particulier à cause de son calme, pour y écrire ce récit quand les affaires de la Ville m’en laissent le loisir. Il semblait donc, d’après ce qui était arrivé au Vésuve, qu’il y aurait un bouleversement politique. De fait, la situation de Plautien subit tout aussitôt des changements » (cf. Xiphilin, 315, 9-15 = Dion 76 [77], 2, 1-2).

Comme pour beaucoup de catastrophes, la valeur de présage est bien présente dans ce texte.

Pour l’éruption de 79, le texte de Zonaras est manifestement un résumé de celui de Xiphilin et présente comme lui, et comme vraisemblablement celui de Dion, une première partie technique consacrée aux éruptions volcaniques, celles du Vésuve en général, avant d’en venir à celle de 79 :

« Dans la première année du règne de Titus, un grand feu se développa avec densité en Campanie, vers la fin de l’été. C’est que le Vésuve qui se trouve près de Naples présente d’abondantes sources de feu. Le milieu seulement y est embrasé tandis que les parties extérieures sont sans feu. Les parties centrales étant friables et réduites en cendres, les sommets à l’entour conservent leur ancienne hauteur tandis que le centre, consumé par le feu, est devenu un creux du fait de son affaissement. La nuit, il s’en exhale des flammes, le jour de la fumée, avec plus ou moins d’intensité. Quelquefois la montagne rejette de la cendre, lorsqu’une masse s’affaisse, et fait jaillir des pierres lorsqu’elles sont chassées par la violence du vent. Elle émet des bruits et des mugissements du fait que ses cheminées ne sont pas resserrées mais étroites et dégagées. Tel est le Vésuve. À ce moment-là un fracas extraordinaire se fit soudain entendre comme si des montagnes s’entrechoquaient. Tout d’abord des pierres énormes jaillirent, puis beaucoup de flammes et une fumée épaisse au point que le soleil fut caché entièrement et que l’obscurité remplaça la lumière. Et de la cendre en quantité indicible fut exhalée au point de se répandre sur toute la terre, la mer et l’air, que les poissons et les oiseaux périrent et que deux cités, Herculanum et Pompéi, alors que leurs habitants étaient au théâtre, furent ensevelies. La cendre était telle qu’il en vint une partie jusqu’en Afrique, en Syrie, en Egypte et même jusqu’à Rome. Elle y provoqua plus tard une maladie contagieuse » [3].

Sans revenir sur l’intérêt de ces deux textes pour la représentation que les Anciens avaient des phénomènes volcaniques, je voudrais rappeler simplement que, si l’on en croit Xiphilin, par exemple, Dion mentionne l’ampleur exceptionnelle de cette éruption (cf. Dion-Xiphilin, 66, 22, 1) et signale une interprétation mythologique qui rappelle en filigrane la légende des Géants de Campanie combattus par Héraclès (cf. Diodore, IV, 21, 5-7) : 

« Les uns croyaient que les Géants se révoltaient (des fantômes d’eux apparaissaient en grand nombre dans la fumée et des sons de trompette se faisaient en outre entendre), les autres que l’univers entier allait périr dans le chaos et le feu » (cf. Dion-Xiphilin, 66, 23, 1).

De fait,

« de nombreux hommes de haute taille, dépassant toute stature humaine, tels que les Géants sont décrits, apparaissaient tantôt sur la montagne, tantôt dans la région à l’entour ou dans les cités, errant sur la terre et parcourant l’air de jour comme de nuit » (cf. Dion-Xiphilin, 66, 22, 1).

Il n’est pas exclu que ces trompettes du jugement dernier aient été ajoutées par le moine Xiphilin, mais l’atmosphère de fin du monde du texte de Dion l’y invitait. Une interprétation apocalyptique de cette éruption se trouve d’ailleurs déjà chez Pline le Jeune (VI, 20, 15). Dion cependant - ou ses abréviateurs - reste assez discret sur la signification de cette catastrophe. Peut-être faut-il voir dans la remarque concernant Herculanum et Pompéi « alors que leurs habitants étaient au théâtre », une allusion à une punition du ciel s’abattant sur des villes de plaisir. Mais ne serait-ce pas encore un rapprochement fait par  le moine Zonaras à Sodome et Gomorrhe ?

Le résumé du livre 66 se termine avec la mort de Titus dont le seul regret aurait été de n’avoir pas mis Domitien à mort au moment où il avait comploté contre lui et donc de laisser l’Empire à un monstre pareil (cf. Dion-Xiphilin, 66, 26, 4). Ce pouvait donc être le règne de Domitien que cette catastrophe sans précédent aurait annoncé.

En tout cas, nous avons, grâce à Xiphilin, quelques détails sur les réactions de l’État à la suite de cette catastrophe. Nous apprenons que l’année suivante, alors qu’un gigantesque incendie se déclare à Rome, Titus est absent, car il s’est rendu en Campanie pour s’occuper des suites de cette catastrophe (cf. Dion-Xiphilin, 66, 24, 1) et que par la suite

« il envoya en Campanie deux anciens consuls pour réorganiser la région. Il offrit aux habitants de l’argent et, en particulier, les biens de ceux qui étaient morts sans héritiers. Il n’accepta personnellement aucun don ni de simple particulier ni d’une cité ou d’un roi, alors que beaucoup lui avaient fait des dons et lui en avaient promis, mais restaura la région exclusivement sur ses biens propres" (cf. Dion-Xiphilin, 66, 24, 3).

Ce texte ne manque assurément pas de rappeler la solidarité internationale mobilisée dans les grands cataclysmes récents et la présence nécessaire des dirigeants auprès des victimes.

Plusieurs notations de l’Histoire Romaine soulignent en effet la générosité impériale. Ainsi en -15, Auguste donne de l’argent aux Paphiens qui avaient souffert d’un tremblement de terre (cf. 54, 23, 7) ; en -12, la province d’Asie demande de l’aide à la suite d’un tremblement de terre et Auguste paye sur ses fonds personnels l’impôt annuel de cette province (cf. 54, 30, 4) ; en -2, la ville de Naples organise des jeux en l’honneur d’Auguste, officiellement pour le remercier de l’avoir restaurée alors qu’elle avait souffert d’un tremblement de terre et d’un incendie, en réalité (ajoute Dion), parce que les habitants voulaient se conformer à l’usage grec de la divinisation de l’empereur de son vivant (cf. 55, 10, 9) ; en 36, Tibère indemnise les victimes des débordements du Tibre (cf. 58, 26, 5) ; en 53, Agrippine accompagne Claude alors qu’il rend visite aux victimes d’un incendie (cf. 60, 33, 12) ; en 178, Marc-Aurèle donne de l’argent à la cité de Smyrne détruite par un tremblement de terre et en confie la reconstruction à un sénateur de rang prétorien (cf. 71, 32, 3) ; on voit même le jeune Gaius aider les soldats chargés d’éteindre un incendie et porter secours aux victimes (cf. 59, 9, 4) : cette compassion est comptée par Dion parmi les rares « bonnes actions » de Caligula.

Tout ceci entre dans les mesures que l’on pourrait appeler « réparatrices », indemnisations financières des victimes et reconstruction des bâtiments détruits, vraisemblablement surtout les bâtiments publics et religieux. Une remarque de Dion le suggère lorsqu’il signale qu’en 14 avant J.-C. la basilique de Paul-Emile fut reconstruite officiellement par un Émilius descendant du constructeur, mais en réalité par Auguste et les amis de Paul-Emile (le jeune) (cf. 54, 24, 3). Cet évergétisme reconstructeur, tout en faisant partie des fonctions impériales, permet naturellement à l’empereur de soigner son image de marque.

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III. Les pouvoirs publics et la prévention des catastrophes

Nous allons voir maintenant les efforts des pouvoirs publics et particulièrement des empereurs pour prévenir les catastrophes.

Prenons tout d’abord les crues du Tibre : elles sont signalées de nombreuses fois, comme nous l’avons dit, et considérées comme des présages défavorables. Il faut attendre le règne de Tibère pour que celui-ci, esprit fort qui rejette les superstitions et fait chasser les mages et astrologues, fasse surveiller et régulariser le cours du fleuve :

« Comme le Tibre avait inondé de nombreux quartiers de Rome au point qu’on y circulait en bateau, tous prenaient cela pour un présage au même titre que les violents tremblements de terre qui firent s’écrouler une partie des remparts et les nombreuses chutes de foudre qui firent suinter le vin de jarres intactes, mais lui (= Tibère) pensa que cela venait de la surabondance des flux et affecta cinq sénateurs en permanence à la surveillance du fleuve afin qu’en hiver il ne coulât pas avec excès et en été de façon insuffisante, mais que son cours fût le plus possible égal » (cf. 57, 14, 7-8).

De fait, par la suite, des crues ne sont plus guère signalées excepté sous le règne de Macrin dans le texte que nous avons étudié au début (cf. supra p. 2).

Pour les incendies, des mesures préventives ont été instituées un peu plus tôt par Auguste. Jusqu’alors les incendies urbains, accidentels ou volontaires, étaient des catastrophes redoutées par les habitants d’une ville aux rues étroites et surpeuplées et par les magistrats chargés de l’Urbs.

Dion signale par exemple qu’un édile, un certain Egnatius Rufus, s’efforça en 26 avant J.-C. de sauver des maisons des flammes avec ses esclaves et des gens engagés par lui (cf. 53, 24, 4). Rendu sensible à ce problème parce que Rufus s’était par trop enorgueilli de son dévouement, Auguste ordonna aux édiles d’empêcher les maisons de brûler et, si un incendie se déclarait, de l’éteindre, mission qui ferait désormais partie de leurs tâches (cf. 53, 24, 6). Un peu plus tard, en 22, il charge les édiles curules d’éteindre les incendies et leur fournit 600 esclaves comme assistants (cf. 54, 2, 4). Ce sont donc les premiers pompiers professionnels de l’histoire de Rome. Ce n’est qu’en 7 avant J.-C. que, selon Dion, à propos d’un incendie allumé volontairement par des débiteurs qui espéraient ainsi voir leurs dettes effacées, Auguste décida de remplacer les édiles par des curatores viarum, chargés avec l’aide des 600 esclaves précédemment recrutés, de surveiller les rues afin d’éviter la propagation des incendies. Dion les appelle successivement « surveillants des rues (étroites) » (epimeletai tôn stenôpôn), puis par un hapax qu’il forge pour l’occasion stenôparchoi, mot-à-mot « chefs des rues (étroites) », le problème étant précisément l’étroitesse et l’enchevêtrement des rues de Rome, détail qui n’apparaît pas dans le terme latin viarum. En outre les édiles et les tribuns furent chargés de l’ensemble de la ville qui fut divisée en 14 quartiers (cf. 55, 8, 6-7). La dernière mesure est prise en 6 avec la création d’un corps de soldats du feu, les vigiles (appelés nyktophylakes, « gardiens de nuit »), recrutés d’abord par les affranchis puis parmi les hommes libres et vivant comme nos pompiers modernes dans des casernes à l’intérieur de la Ville (à la différence des soldats) et payés par l’État :

« Lorsqu’à cette époque de nombreux quartiers de la Ville furent détruits par le feu, il (= Auguste) enrôla des affranchis en sept compagnies pour assurer les secours et leur affecta un chevalier comme chef, avec l’intention de les licencier peu après. Mais il ne le fit pas ; l’expérience lui ayant appris que leur aide était très efficace et tout à fait nécessaire, il les conserva. Ces vigiles existent encore de nos jours, enrôlés de manière spéciale non plus seulement chez les affranchis mais aussi parmi les autres citoyens ; ils ont leur caserne à l’intérieur de la Ville et sont payés par l’État » (cf. 55, 26, 4-5).

Ce sont ces vigiles qui, loin d’éteindre l’incendie de 64, « attisent le feu et allument d’autres foyers » aux dires de Dion Cassius qui mentionne la panique de la population dans les rues étroites (cf. 62, 17, 1). Cet incendie est par deux fois rapproché pour son intensité et les destructions occasionnées de celui provoqué par les Gaulois en 390 avant J.-C. (cf. 62, 18, 1 et 2) Des oracles apocalyptiques circulent dans la Ville et, chez Dion, c’est bien Néron qui est accusé d’avoir suscité la catastrophe [4]. Le rapprochement des deux incendies, celui de 390 avant J.-C. et celui de 64 de notre ère, censés s’être produits tous les deux un 19 juillet, au lever de Sirius, prendrait une valeur apocalyptique encore plus forte, qui s’appuierait sur une tradition orientale astrologique anti-romaine prédisant la fin du monde à cette date. Il va sans dire que les Chrétiens ont pu avoir connaissance de ces prophéties et s’en servir pour asseoir leur nouvelle religion [5].

Les mesures préconisées par Auguste n’empêchent pas les incendies d’être meurtriers et destructeurs. Ainsi en 192, parmi les présages qui annoncent la mort de Commode - et Dion a pu en être le témoin oculaire -, un incendie gigantesque détruit des temples, des boutiques tenues par des étrangers et une grande partie du palais dont les archives de l’État.

« Ceci montra clairement que le désastre ne resterait pas dans la Ville mais s’étendrait à toute l’oikoumenè sous domination romaine » (cf. 72, 24, 2-3).

Et Dion d'ajouter que l'incendie ne put pas être éteint par une main humaine malgré le nombre important de civils et de soldats qui apportaient de l'eau, et la venue de Commode lui-même qui les encouragea.

 *

En définitive, que pouvons-nous retenir de cette lecture des catastrophes dans l’Histoire Romaine ?

Tout d’abord que pour l’auteur il n’y a guère de « catastrophe naturelle ». Séismes, éruptions volcaniques, crues ou incendies font partie des présages défavorables envoyés par les dieux pour annoncer un désastre ou un décès. Même si les esprits forts cherchent des explications rationnelles et s’efforcent de trouver des solutions, notamment dans le cas de Tibère et des crues du Tibre, la croyance en ces signes perdure et trouve un écho très favorable chez Dion. Ensuite que, sous l’Empire, s’est généralisé un évergétisme qui n’est pas dénué de propagande à l’égard des victimes, cités ou individus. Enfin que, pour les incendies, fléau des villes anciennes, les mesures prises par Auguste paraissent exemplaires et efficaces. Il remplace un bénévolat occasionnel par une armée de métier, organisée et permanente.

On remarquera aussi que l’éruption du Vésuve ou l’incendie de Rome sont pour Dion Cassius des morceaux de bravoure, au même titre que des récits de bataille, mêlant réalisme et vision épique, notations scientifiques et considérations morales dans la pure tradition rhétorique de la Seconde Sophistique dont il est l’élève.

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Marie-Laure Freyburger-Galland
Professeur de grec à l’Université de Haute Alsace
Mulhouse
UMR 7044 (Étude des Civilisations de l’Antiquité)


Notes

[1] Cf. M. L. Freyburger, « La conception de l’histoire chez Dion Cassius », in Grecs et Romains aux prises avec l’histoire, G. Lachenaud et D. Longrée edd., I, Rennes, 2003, p. 109-121. [Retour]

[2] Cf. R. Bloch, Les prodiges dans l’Antiquité classique, Paris 1963. [Retour]

[3] Cf. Zonaras, XI, 18D-19B (= Dion 66, 21, 1-24, 3). Voir mon étude détaillée des deux textes dans « Les phénomènes volcaniques chez Dion Cassius », Connaissance et représentations des volcans dans l’Antiquité, Clermont-Ferrand, 2004, p. 139-157. [Retour]

[4] Et non les Chrétiens, comme chez Tacite. Pour les rapports entre Dion et les Chrétiens, voir mon article à paraître dans les Hommages à François Heim. [Retour]

[5] Cf. G.J. Baudy, Die Brände Roms. Ein apokalyptisches Motiv in der antiken Historiographie, Olms-Hildesheim, 1991.

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 10 - juillet-décembre 2005

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