FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003


L'Italie vue par un Bithynien du IIIe siècle

par

Marie-Laure Freyburger-Galland

Professeur à l'Université de Haute-Alsace / CNRS

<ml.freyburger@uha.fr>


Article repris, avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur, de « L'Italie vue par les étrangers », Bulletin de la Faculté des Lettres de Mulhouse, 19, 1995, p. 4-15.

Le lecteur considérera le texte qui suit comme une editio minor. En effet, les impératifs de la publication au format HTML ont amené l'éditeur à supprimer plusieurs citations en grec. Les personnes qui désirent une version complète sont invitées à se reporter au texte du Bulletin de la Faculté des Lettres de Mulhouse.

Mme Freyburger a également publié, dans les FEC 6 (juillet-décembre 2003), un article intitulé Archytas de Tarente : un mécanicien homme d'État et, dans les FEC 10 (juillet-décembre 2005),  un article sur Les Romains devant les catastrophes chez Dion Cassius.

[Note de l'éditeur - 19 novembre 2003 - 5 novembre 2005]


Plan


1. Dion Cassius, historien grec de Rome

Dans cette problématique d'ensemble consacrée à la vision de l'Italie par les étrangers à différentes époques, il nous a paru intéressant d'apporter notre contribution en étudiant la façon dont un historien de Rome d'époque impériale, de langue grecque et bithynien d'origine, Dion Cassius, a pu voir cette péninsule : simple réalité géographique et historique ou lieu mythique et symbolique.

1.1. Comment un notable Bithynien découvre l'Italie

Nous ne savons de Dion Cassius que ce qu'il nous livre dans son Histoire Romaine, vaste fresque allant des origines de Rome jusqu'à l'époque contemporaine de l'auteur, c'est-à-dire d'Énée à Alexandre Sevère [1].

Il est originaire de Nicée, en Bithynie, région du nord de l'Asie Mineure, province de langue grecque, romaine depuis 74 avant J.-C. Il est issu d'une famille de notables jouissant de la citoyenneté romaine depuis plusieurs générations : son père était sénateur romain et a été consul sous le règne de Commode.

Né vers 163-164, Dion Cassius (appelé à tort aussi Cocceianus) a reçu l'éducation gréco-romaine traditionnelle dans son milieu, centrée sur les humanités classiques, grecques d'abord en Bithynie, où il apprend la rhétorique et la philosophie. Il a pu être l'élève de sophistes comme Chrestos et Quirinos et lire les ouvrages d'Aelius Aristide [2]. Il se peut qu'il ait été ensuite envoyé en Asie poursuivre ses études à Smyrne ou à Pergame [3], grands centres de ce qu'on appelle la seconde sophistique.

Mais il accompagne certainement son père à Rome et y est encore en 180, lors de l'arrivée de Commode qu'il décrit en témoin oculaire (DC, 72, 4, 2). À Rome, il suit certainement des cours de droit romain dans une de ces fameuses écoles qui enseignent cette discipline [4], ce qui, joint à sa connaissance de la rhétorique grecque, lui donne toutes les armes pour devenir avocat, métier qu'il exerce à Rome quelque temps [5]. Il commence le cursus honorum à peu près à la même époque et exerce sans doute une charge à Rome dans les dernières années du règne de Commode (DC, 73, 3, 2-3).

Faisant partie des proches de Septime Sevère, il est vraisemblablement consul en 205-206, séjourne à Rome ou à Capoue jusque vers 214, et fréquente la cour et le cercle de l'Impératrice Julia Domna. Il revient dans la Capitale en 215 et s'y trouve encore lors de la prise de pouvoir par Macrin en 217 (DC, 78, 37, 5). Exerçant des magistratures en province (Afrique, Asie, Dalmatie, Pannonie) ou séjournant dans sa patrie d'origine, il ne revient à Rome, semble-t-il que vers 222 (DC, 80, 1, 3) pour peu de temps, puis en 229, comme consul, charge qu'il partage avec l'empereur Alexandre Sévère. Cependant, en butte à l'hostilité des prétoriens, il est autorisé à séjourner en Campanie, dans les propriétés impériales, pendant sa magistrature (DC, 80, 5, 1). Alléguant la maladie, Dion se retire ensuite à Nicée où il séjourne jusqu'à sa mort (peu avant 235) en se consacrant à l'achèvement de son Histoire Romaine.

C'est donc entre quinze et vingt ans que ce Bithynien, haut fonctionnaire de l'Empire, aura séjourné en Italie. Son père déjà, en tant que sénateur et consul, a fait de fréquents séjours dans la capitale et y avait sans doute un domicile légal [6] et, comme ses collègues, des biens en Italie, peut-être à Capoue, où son fils aimait à se retirer, comme nous le verrons (DC, 76, 2, 1). Une inscription cependant pourrait attester qu'il possédait une propriété près d'Ostie [7].

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1.2. Il reste « grec »...

Cependant, quoique citoyen romain, sénateur et haut fonctionnaire de l'Empire, il reste de langue et de culture grecques. Les provinces orientales, même romanisées depuis longtemps comme la Bithynie, ne considèrent le latin que comme une langue « technique », nécessaire pour entrer dans l'armée ou dans l'administration. Certes Dion Cassius a appris le latin très tôt, est venu très jeune en Italie et est assurément parfaitement bilingue. Mais il a choisi d'écrire son Histoire Romaine en grec, comme d'ailleurs l'ont fait une longue lignée d'historiens de Rome comme Polybe de Mégalopolis, Diodore de Sicile, Denys d'Halicarnasse, Plutarque de Chéronée, Appien d'Alexandrie, presque tous originaires de provinces orientales et attachés à leur patrie.

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1.3. ...tout en étant parfaitement romanisé

Culturellement « grec », il est pourtant, parmi ces historiens, le plus « romain », fier et heureux de l'être et d'appartenir à cette élite provinciale associée au pouvoir, comme il l'expose en faisant dire à Mécène, s'adressant au futur Auguste [8] :

Les plus nobles, les meilleurs et les plus riches seront choisis dans l'Italie et aussi chez les alliés et les peuples sujets... les dirigeants de tous les peuples auront de l'affection pour toi parce qu'ils auront été appelés à partager avec toi le pouvoir... Plus nombreuse sera cette élite, plus facile sera l'administration.

Les autres historiens grecs de Rome sont restés soit fort réservés à l'égard de Rome, comme Polybe, soit fort éloignés des sphères politiques et du centre géographique du pouvoir, comme Plutarque ou Appien. Seul Dion Cassius apparaît comme pleinement intégré, assimilé, lui qui emploie la première personne du pluriel pour parler des sénateurs romains, même d'une époque bien antérieure à la sienne (DC, 53, 17, 7, et 20, 4) et appelle « nos ennemis », les ennemis des Romains de l'époque républicaine (DC, 40, 14, 4).

Peut-on alors encore le considérer comme un étranger vis-à-vis de ce qui est sans doute devenu pour lui une seconde patrie ?

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2. L'Italie, telle qu'elle apparaît dans l'Histoire Romaine

2.1. L'Italie légendaire

L'œuvre de Dion Cassius commence, comme nous l'avons dit, aux origines de Rome avec l'arrivée d'Énée en Italie. Malheureusement, nous ne possédons plus les livres concernant cette période légendaire. Cependant, grâce à quelques fragments et au résumé d'un abréviateur byzantin du Xle siècle, Jean Zonaras, nous pouvons en avoir une idée.

Ainsi, un fragment qui correspond sans doute au premier chapitre du premier livre de l'Histoire Romaine, contient la phrase : « Je commencerai à partir du moment où nous avons les renseignements les plus clairs concernant cette terre où nous habitons » (DC, I, 3 = M 1). Il est possible que Dion désigne par là l'oikoumenè, la « terre habitée » mais il est beaucoup plus vraisemblable qu'il désigne l'Italie et qu'il raisonne en parfait Romain et non plus en Bithynien, d'autant qu'il a peut-être rédigé ce passage alors qu'il séjournait en Italie.

En outre un deuxième fragment proche du premier dit : « Ce pays dans lequel la ville de Rome a été construite » (DC, I, 3 = M 2). Le résumé de Zonaras (7, 1) reprend partiellement ce fragment. On y trouve : « Énée, après la guerre de Troie, vint chez les Aborigènes, qui habitaient primitivement le pays où Rome a été construite... ». Enfin, on trouve chez Tzetzès, un scholiaste byzantin du poète alexandrin Lycophron, commentant le vers 1232 de l'Alexandra en s'inspirant certainement de Dion Cassius, comme il le dit clairement ailleurs : « Énée, après la prise de Troie, vint, comme nous l'avons dit, en Italie » [9].

Mais la légende « italienne » ne commence pas avec l'arrivée d'Énée et l'on peut trouver, chez notre historien, quelques traces d'une période plus ancienne encore. C'est toujours chez Tzetzès, dans son commentaire de l'Alexandra, pour le vers 44, que nous trouvons :

Est appelée proprement Ausonie, comme l'écrit Dion Cocceianus, la terre des Auronques, située près de la mer entre les Campaniens et les Volsques. Mais beaucoup ont pensé que l'Ausonie s'étendait jusqu'au Latium, de sorte que toute l'Italie... <a pris ensuite son nom> [10].

La scholie du vers 615 commente le nom « Ausones » en reprenant à peu près les mêmes termes et termine par les mots « de sorte que certains appellent de ce fait ainsi toute l'Italie ». La scholie du vers 912 enfin, dit : « Là où se trouve actuellement Rome, l'Oenotrie... selon Denys, Dion Cocceianus et tous les historiens qui ont écrit l'histoire de Rome ».

Même si ces scholies ne sont pas très sûres, il ressort clairement que Dion Cassius a dû, au début de son Histoire, parler des noms légendaires de l'Italie et connaissait les légendes concernant ces noms. Ces légendes ne sont d'ailleurs pas romaines, mais grecques, et ce sont des historiens et des poètes de langue grecque qui, bien avant Virgile, ont parlé de l'Italie.

C'est, comme l'indique Tzetzès, Denys d'Halicarnasse, au ler siècle avant J.-C., qui développe (1, 35), en s'inspirant de l'historien du Ve siècle, Antiochos de Syracuse, la légende d'un roi oenotre, Italos et, en s'inspirant d'Hellanicos de Lesbos, historien de la même époque, la légende des bœufs d'Héraclès (qui expliquerait l'autre étymologie d'Italia, issue de l'osque viteliu (le « veau ») [11]. Mais, avant lui encore, Thucydide (VI, 2, 4) avait parlé d'un roi Sicule, Italos, qui serait venu s'installer dans ce qui deviendra l'Italie. Aristote (Pol. VI, 10, 2-5) rapporte même que ce roi, sage législateur d'Oenotrie, serait venu d'Arcadie quelque six cents ans avant la guerre de Troie.

Mais de quelle Italie s'agit-il ?

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2.2. L'Italie géographique

Si l'on examine les textes de ces auteurs, on s'aperçoit que, comme le laisse entendre Dion, l' « Italie », c'est d'abord une petite partie méridionale de la péninsule, très exactement la pointe sud de la presqu'île du Bruttium. C'est ce qu'on trouve, au Ve siècle, chez Hérodote (I, 24 par exemple) et, au Ier siècle avant J.-C., chez Strabon (V, 209), s'appuyant, eux aussi, sur des sources plus anciennes comme Hécatée de Milet, le géographe du VIe siècle, ou Polybe et Posidonius d'Apamée (IIe siècle avant J.-C.). C'est ce que les Grecs appellent la Grande-Grèce avec les cités de Tarente et Crotone, parmi les plus importantes. De fait, pour les Grecs d'époque classique comme pour ceux d'époque romaine, le dérivé « italiote » désigne exclusivement les Italiens de Grande-Grèce [12]. Chez Dion Cassius encore, le terme, qui n'est attesté qu'une fois, il est vrai, désigne les anciens colons grec d'Italie du Sud et s'oppose à « italien » désignant les descendants de vieilles familles italiennes de souche (DC, 68, 4, 1).

Il semble aussi, d'après ces auteurs que, dès le IVe siècle, une extension jusqu'en Campanie apparaisse. Mais il faut attendre les Guerres Puniques pour que tout le territoire désormais annexé par les Romains prenne ce nom d'Italie qui sera adopté par tous les historiens et englobera bientôt la Gaule Cisalpine, pour atteindre les Alpes sous César et même les dépasser sous Auguste [13]. Dion se fait l'écho de cette progression puisqu'il signale (DC, 41, 61, 4) que Padoue est « maintenant en Italie mais alors (en 49 avant J.-C.) encore en Gaule » et précise, plus tard (DC, 48, 12, 4), que « la Gaule dite togata faisait déjà partie juridiquement de l'Italie » (en 41 avant J.-C.).

D'ailleurs notre historien semble bien connaître la péninsule italienne et sa connaissance peut certes être fondée sur la description minutieuse qui a été faite, par exemple, par Strabon, dont les livres V et VI lui sont consacrés, mais aussi sur une expérience personnelle, comme en témoignent certains passages de son œuvre.

Ainsi, comme beaucoup de Grecs, il semble avoir une prédilection pour la Campanie, qui, romanisée relativement tard [14], a longtemps gardé langue et coutumes grecques (DC, 55, 10, 89). Il déclare à propos des éruptions du Vésuve qu'elles sont visibles jusqu'à Capoue « où je vis chaque fois que je suis en Italie. J'ai choisi cet endroit essentiellement à cause de son calme de sorte que je peux y écrire cette histoire lorsque mes activités en ville m'en laissent le loisir » (DC, 76, 2, 1). Il paraît notamment bien connaître la région de Cumes et de Baïes et des Champs Phlégréens, notamment l'aménagement des lacs Averne et Lucrin par Agrippa et l'importante station thermale construite sur les bords de l'Averne (DC, 48, 50-51).

Il n'y a d'ailleurs pas que les Grecs pour apprécier la Campanie et, un peu plus d'un siècle avant notre historien, Pline l'Ancien (NH, III, 40), célébrant l'Italie en général, faisait un sort particulier à cette région bénie des dieux : « Que dire du rivage de Campanie et de son charme bienheureux et rempli de félicité ? ».

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2.3. L'Italie politique

Lorsqu'on lit l'histoire de Rome dans l'œuvre de Dion Cassius, on constate que le développement géographique de l'Italie vers le nord va de pair avec l'accroissement de la domination romaine et lorsque, dans la partie conservée de cette œuvre, le nom apparaît (plus de 365 attestations), c'est le plus souvent dans un contexte politique.

Le territoire italien, l'Italie géographique, est une limite juridique des pouvoirs consulaires et dictatoriaux (DC, 36, 34, 2). À l'époque républicaine, sa garde est confiée à un des deux consuls (Zonaras, 9, 19, 6), un proconsul ne peut y entrer avec son armée (DC, 41, 32, 2), ce qui n'empêche pas César de franchir sa frontière nord, le Rubicon (DC, 41, 4, 1).

I1 ressort en outre de l'Histoire Romaine que l'Empire se subdivise, dans la réalité sinon officiellement, en trois grandes parties Rome, l'Italie et tout le reste (selon le cas, les provinces seulement auxquelles s'ajoutent souvent les pays soumis et alliés). Parfois Rome s'oppose à l'Italie, comme lorsque Pompée quitta « sa patrie et le reste de l'Italie » (DC, 41, 13, 1). Quelquefois en revanche Rome et l'Italie sont associées pour former ce qu'on pourrait appeler « les affaires intérieures » (DC, 41, 18, 2; 46, 46, 1). Ainsi, pendant le deuxième triumvirat, Lépide a l'administration « de Rome et du reste de l'Italie » tandis qu'Antoine et Octavien partent en campagne (DC, 47, 20, 1). La maîtrise de la péninsule est d'ailleurs un enjeu important pendant les guerres civiles (DC, 41, 52, 2-3) et peut faire contrepoids à un pouvoir reposant sur des forces extérieures, comme cela apparaît clairement lors du conflit entre Antoine et Octavien. Le premier s'appuie sur les provinces orientales et les pays alliés d'Asie Mineure; le deuxième sur Rome, siège du pouvoir, et sur l'Italie (ainsi que sur les provinces occidentales) [15]. Cette scission de l'Empire romain préfigure quelque peu la scission administrative qui se fera à la fin du IIIe siècle entre un Occident de langue latine, ayant l'Italie comme centre et Rome comme capitale, et un Orient de langue grecque, ayant Byzance comme capitale.

Il semble donc que l'Italie soit devenue, au fil du temps, sinon une entité politique, du moins une réalité administrative, unifiée peu à peu autour de Rome dont elle représente une sorte d'extension, à l'image du Latium primitif. C'est en effet par le sol et l'installation progressive de colons que s'est faite cette unification. La Guerre Sociale, les réformes agraires des Gracques, les proscriptions et assignations de terres de Sylla, ont changé le paysage politique de l'Italie. Ces opérations n'apparaissent malheureusement pas dans les livres conservés de Dion Cassius, puisqu'elles sont antérieures à l'arrivée de Pompée au pouvoir. Appien (BC, I, 30-40) et Diodore de Sicile (XXXVII, 1) les présentent de façon détaillée et le deuxième raconte comment les Italiens se fédèrent en prenant comme capitale Corfinium qu'ils baptisèrent symboliquement « Italica » [16]. L'obtention de la citoyenneté romaine par tous les Italiens met en principe la péninsule sur un pied d'égalité juridique avec la Capitale. Mais confiscations et assignations de terres continuent de plus belle pendant la période triumvirale. Si Virgile s'en fait l'écho dans sa première Bucolique (I, 47, 64, 70-73), l'historien sévérien nous montre combien petits et gros propriétaires terriens se sont attachés à leurs terres et décrit la révolte des spoliés (DC, 48, 6, 3).

Lors de l'instauration du régime impérial, Auguste se dit Pater Patriae, c'est-à-dire protecteur de l'Italie qui est presque devenue une nation. Elle est divisée en 27 avant J.-C. en onze circonscriptions administratives, chacune sous l'autorité d'un gouverneur, et ne dépend plus des consuls et préteurs en exercice à Rome [17]. Auguste décide en outre d'interdire aux sénateurs de quitter la péninsule sans autorisation spéciale (DC, 52, 421, 6), règlement encore en vigueur à l'époque de notre historien, comme il le précise lui-même, ce qui explique la durée de ses propres séjours en Italie. Il nous apprend cependant que Claude a assoupli cette législation en 45 après J.-C. (DC, 60, 25, 6).

Avec le Principat l'espace géographique et administratif de l'Italie est reconnu comme espace politique et en même temps, par cette mainmise étroite du pouvoir central, perd aussi de son autonomie et est en passe de devenir une province comme les autres. C'est finalement ce que ressent, sans le dire explicitement Dion Cassius lorsqu'il célèbre l'association des élites au pouvoir impérial à propos du recrutement des classes dirigeantes de l'Empire (DC, 52, 19, 2-4, évoqué plus haut).

Quelle différence y-a-t-il désormais entre Pline, originaire de Côme, Sénèque, de Cordoue, Tacite, peut-être de Gaule, et le Bithynien Dion Cassius, sinon que les uns écrivent en latin et lui en grec ? Ces écrivains ont tous été proches des empereurs et ont participé au gouvernement.

Il ressort de cette rapide étude que, pour l'historien sévérien parfaitement romanisé qu'est Dion Cassius, l'Italie représente d'abord un territoire géographique dont les limites sont fixées depuis longtemps et qui correspond à une aire juridique, administrative et politique du pouvoir.

La péninsule italienne apparaît, surtout à partir de l'époque augustéenne, particulièrement étudiée par Dion, comme intermédiaire entre Rome, centre du pouvoir, et les provinces, lieux d'exercice de ce même pouvoir. Elle représente à la fois un centre élargi de l'autorité impériale - les sénateurs sont obligés d'y résider et ne peuvent la quitter sans permission - et la première des provinces romaines - l'empereur y nomme des magistrats spéciaux -. Les citoyens italiens n'ont, à partir de 212, date de l'Édit de Caracalla, rien de plus que ceux des provinces africaines ou pontiques.

Bien que l'Histoire Romaine laisse peu d'espace à l'expression élégiaque et que Dion Cassius ne soit pas par nature enclin à livrer ses sentiments, nous constatons que l'historien bithynien ne semble pas accorder une préférence singulière à sa terre natale, mais être profondément attaché à sa seconde patrie. Il n'est sans doute pas loin de partager, sans le dire expressément, les sentiments de Virgile chantant les res Italas (Énéide, VIII, 626) et ceux de Pline (NH, III, 39) définissant l'Italie comme terra omnium terrarum alumna eadem et parens [18]. Assurément le rappel des noms légendaires de l'Italie, Oenotrie et Ausonie, évoque l'origine hellénique de la péninsule, origine culturellement flatteuse pour Dion lui-même et pour son public de langue grecque. Mais, en dépit de cette origine et sans qu'il soit possible de parler, pour l'Antiquité, de « nation italienne » et de « conscience nationale italienne » [19], l'Italie est devenue peu à peu - et Dion Cassius nous permet de l'entrevoir - le symbole de la romanité et, finalement, la patrie des citoyens romains de toutes provenances.

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Notes

[1] Nous ne possédons malheureusement que les livres 36 à 60 (sur les 80 que comportait l'œuvre entière) au complet, c'est-à-dire les événements de 69 avant J.-C. à 46 après J.-C. Pour les autres livres, il nous reste quelques fragments et un résumé d'époque byzantine. [Retour au texte]

[2] 129-189 env., auteur notamment d'un Éloge de Rome. [Retour au texte]

[3] La présence d'étudiants bithyniens y est attestée par des inscriptions (I.K., 23 439 par ex.); cf. W. Ameling, « Cassius Dio und Bithynien », Epigraphica Anatolica, 4, 1984, p.127. [Retour au texte]

[4] Cf. Justinien, Inst. 1, 2,8, et Aulu-Gelle, XI11, 13, 1. [Retour au texte]

[5] Cf. DC, 74, 12, 2 : il plaide à plusieurs reprises contre Didius Julianus. [Retour au texte]

[6] Cf. A. Chastagnol, « La crise du recrutement sénatorial des années 16-11 avant J.-C. », Mélanges Manni, Rome, 1980, p. 467. [Retour au texte]

[7] Cf. CIL XIV 4089 26 et W. Arneling, art. cit., p. 126. [Retour au texte]

[8] Cf. DC, 52, 19, 2-4. Voir Aelius Aristide, Éloge de Rome, 36 et 107. [Retour au texte]

[9] Jean Tzetzès est un grammairien du XIIe siècle qui a notamment commenté l'Alexandra de Lycophron (IIIe s. avant J.-C.) avec, comme documents concernant les débuts de l'histoire de Rome, Dion Cassius et Denys d'Halicarnasse. Cf. H. Scheer, Lycophronis Alexandra II, scholia, Berlin, 1908. [Retour au texte]

[10] Un des fragments incertains rassemblés à la fin du livre 35. [Retour au texte]

[11] 1, 11-14. Voir sur ce sujet la thèse de S. Gély, Le nom de l'Italie, mythe et histoire d'Hellanicos à Virgile, Biblioteca del viaggio in Italia, 37, Slatkine, Genève, 1991. [Retour au texte]

[12] Cf. par exemple Hérodote, IV, 15; Thucydide, VI, 90, etc. [Retour au texte]

[13] Cf. S. Gély, op. cit., p. 23-24. [Retour au texte]

[14] Cf. le cas de Capoue qui devient, d'après Dion, colonie romaine en 59 avant J.-C. (DC, 38, 7, 3). [Retour au texte]

[15] DC, 50, 6, 3. Cf. Res Gestae : Iurauit in mea uerba tota Italia sponte sua... [Retour au texte]

[16] Cf. aussi Velleius Paterculus, II, 16, 4, et N. Belayche, Rome, la péninsule italienne et la Sicile, Paris, 1994, p. 313-314. [Retour au texte]

[17] DC, 52, 22, 6, et A. Piganiol, Histoire de Rome, Paris, 1939, p. 341. [Retour au texte]

[18] NH, III, 39 : « à la fois nourrice et mère de toutes les autres terres... » [Retour au texte]

[19] Cf. Gély, op. cit., p. 365-366; E. Gabba, « Il problema dell' 'unità' della Italia romana », La cultura italica. Atti del Convegno della Società di Glottologia (Pise, 1977), Pise, 1978, p. 11-27, particulièrement p. 24 : « non pare si possa parlare per l'età antica di una coscienza nazionale italica ». [Retour au texte]


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