FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 8 - juillet-décembre 2004
Une palette d'outils électroniques au service de l'apprentissage interactif de la langue latine
par
Alain Meurant
Professeur à l'Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve)
et aux Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)
On trouvera ci-dessous la synthèse de deux interventions d'Alain Meurant tenues respectivement à Oran (4ème Colloque International Stratégie(s) de la Traduction. Les enjeux économiques de la traduction - Université Es Senia - 10-11 mai 2004) et à Orléans (5ème Colloque Cyber-Langues - 23-25 août 2004). Cette version est proposée en pre-print dans l'attente de la publication imprimée dans les actes des deux colloques. La communication d'Orléans est également accessible sur la Toile. Les vignettes correspondent à certaines des projections qui furent commentées lors des communications orales. Les lecteurs intéressés peuvent se reporter à la page originale dont l'adresse est fournie à côté de la vignette.
[Note de l'éditeur - 30 septembre 2004]
La communication d'Oran a été publiée dans Al-Mutargim. Revue de Traduction et d'Interprétariat. Journal of Translation Studies, t. 9, janvier-juin 2004, p. 69-89.
[Note de l'éditeur - 19 juin 2005]
Introduction
Il peut paraître surprenant, voire incongru, qu’un spécialiste des langues anciennes prenne la parole dans un colloque traitant des questions que pose l’exploitation des langues modernes au moyen d’outils pédagogiques dont les nouvelles technologies autorisent aujourd’hui la création. Autrement dit qu’une langue morte comme le latin (dont on parlera plus spécifiquement) fasse entendre sa voix dans un concert de langues vivantes. Pourtant, à regarder les choses de plus près, ce paradoxe peut être assez rapidement levé. D’abord parce que les racines indo-européennes du latin et du grec rangent ceux-ci dans une famille de langues avec lesquelles ils partagent de larges propriétés lexicales, morphologiques et syntaxiques. Ensuite parce que le latin a donné naissance aux langues romanes qui, toutes, conservent des liens plus ou moins étroits avec ce lointain ascendant, de sorte que leur éclairage mutuel contribue à mieux saisir la part d’héritage dont chacune peut se réclamer et à mieux cerner leur patrimoine culturel commun. Enfin, parce que les méthodes de traduction des textes latins ont connu, depuis quelques années, une rénovation (pour ne pas parler de révolution) grâce à l’apport des possibilités offertes en cette matière par l’explosion des outils informatiques.
Conscients des bénéfices qu’une application réfléchie et structurée de supports électroniques pouvait apporter dans leur domaine, les professeurs de latin de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Louvain ont ouvert en 1998, avec le soutien financier du Fonds de Développement Pédagogique (FDP) de cette institution et le concours technique de l’informatique facultaire, le serveur pédagogique Itinera Electronica [1] qui se présente comme une entreprise articulée autour de trois embranchements principaux : si le premier est construit autour des cours et de la recherche universitaires,
Fig. 1 : <http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/enseignement/>
le deuxième se donne pour objectif la formation des futurs maîtres du secondaire à la pédagogie des langues anciennes (en ce compris les possibilités offertes par les moyens électroniques) ; quant au troisième, son champ d’action est double : la formation continuée et l’enseignement à distance, ce dernier secteur étant pour l’heure en pleine évolution.
Nous limiterons le survol de cette architecture virtuelle à quelques facettes des matériaux électroniques qu’elle héberge : ceux mis au point pour dynamiser la lecture des textes latins et, en amont, l’apprentissage de la langue latine, qu’on aborde celle-ci au niveau du débutant ou qu’on souhaite en approfondir la connaissance déjà acquise. Pour ne pas excéder l’espace qui nous est imparti, nous nous contenterons d’épingler les aspects primordiaux du diptyque sélectionné : en décliner le catalogue complet nous entraînerait en effet trop loin. Relevons au passage que nos collègues enseignant les langues modernes dans notre faculté (espagnol, italien, langues germaniques) ont souhaité pouvoir emprunter, en tout ou en partie, divers segments du dispositif ainsi déployé pour l’adapter à leur propres besoins.
Le parcours que suivra cette présentation comprendra trois étapes. Cheminant à reculons, il partira du stade final, celui de la traduction aboutie et des opérations dont elle est tributaire, pour remonter vers les deux opérations qui permettent de l’obtenir : d’une part, l’apprentissage d’une méthode permettant d’arriver à traduire, dans les meilleures conditions, avec les outils nécessaires et un résultat probant, des textes latins de difficulté croissante ; d’autre part, l’intégration des moyens et préceptes acquis lors de cette phase de formation initiale dans le contexte de l’exercice qui, depuis des générations, passe pour être l’épreuve reine de la discipline : celle, toujours redoutable sinon redoutée, de la version latine.
A. Traductions abouties
Les textes latins et grecs ont été lus et traduits depuis des siècles, mais ce n’est qu’avec l’avènement de l’imprimerie, à l’aube de la Renaissance, que les produits de ces opérations ont pu être diffusés sur une échelle de plus en plus grande. De relais en relais, de refonte en refonte, ce trésor culturel finit par donner le jour à quelques collections d'éditions dont la réputation est devenue internationale : si le mouvement prit son essor au XIXe siècle avec l’arrivée de la Bibliotheca Teubneriana (qui fixait un texte ancien habillé d’un équipement scientifique de haut niveau, mais dépourvu de traduction), ses deux fleurons - éclos au XXe siècle - sont incontestablement la Loeb Classical Library pour le monde anglo-saxon et la Collection des Universités de France, dite aussi Collection Guillaume Budé pour la France, ces deux ensembles habillant les textes qu’ils publient d’un apparat critique, d’une traduction et de divers compléments (introduction historique à l’auteur et à son œuvre, index, voire quelques dossiers complémentaires susceptibles d’en éclairer le contenu). Toutefois il n’est guère aisé de croiser le contenu de tous ces ouvrages en les consultant sur un support rigide, celui du livre. Une telle opération nécessite en effet de gênantes contorsions dont l’ampleur augmente avec celui du volume de texte à travailler.
Ce constat a conduit les responsables du serveur Itinera Electronica à constituer une Banque d’archives textuelles. S’y additionnent les séquences de textes liées aux différents projets d’enseignement et d’apprentissage des langues menés au sein de la Faculté de Philosophie et Lettres et choisies pour l’intérêt des problématiques qu’elles exploitent. Mais pas seulement : ce sanctuaire a ensuite été ouvert à des textes de plus en plus nombreux choisis pour leur renommée, leur qualité ou leur apport à quelque domaine spécialisé.
Ces données sont engrangées sous le format de textes bruts (format .txt) ou englobées dans des circuits aux contours plus construits appelés environnements hypertextes. Ce vocable désigne des édifices virtuels échafaudés, au point de départ, autour du texte d’une œuvre (prise dans sa totalité ou réduite à quelques livres, voire à quelques chapitres). À l’heure actuelle (août 2004), 50 auteurs sont répertoriés et plus de 415 de leurs écrits ont été enregistrés, couvrant toutes les périodes et tous les courants de la littérature latine, de ses débuts (Térence) à l’époque impériale (les deux Pline, Quintilien, Tacite) en passant par son âge d’or (César, Virgile, Horace, Cicéron), sans oublier, venus de la Renaissance, les productions d’Érasme ou d’autres rédigées en néo-latin. Le brassage des œuvres encodées est lui aussi des plus achevés : des œuvres poétiques (Ovide, Lucain, Martial) y côtoient des écrits historiques (Salluste, Tite-Live, Quinte-Curce), rhétoriques (Cicéron) ou philosophiques (Lucrèce, Sénèque).
Fig. 2 : <http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/intro.htm>
Toutes les formes - absolument toutes - peuvent être restituées dans le contexte de l’ouvrage (ou des pages) dont elles ont été extraites ; le calcul de leurs fréquences d’apparition, établi à partir de critères pertinents, est également possible. De ces contextes l’apprenant peut, d’un simple clic, obtenir une traduction française (où la forme étudiée est bien mise en évidence) présentée en vis-à-vis du bloc de texte latin concerné. Si l’œuvre est composée de plusieurs livres, le chercheur peut, à partir d’un contexte donné, retrouver toutes les attestations du mot-clé disséminées dans les pages de l’auteur travaillé. Sollicitée dans la barre de menus, l’option Recherches permet d’affiner et de multiplier les interrogations interactives. La totalité des formes collectées est regroupée dans un Dictionnaire, sorte de réservoir en expansion constante, quotidiennement grossi par le dépôt de matériels issus du corpus de textes traités. La possibilité est ainsi offerte à qui le voudrait d’interroger, en cascade, l’ensemble de la bibliothèque électronique ainsi composée, un auteur donné ou une œuvre précise (procédure valable pour les séries suivantes : latin-français, anglais-allemand et français-anglais).
Complètent ce dispositif d’autres voies d’approche d’une réalité textuelle comme la confection de diverses listes de vocabulaire ou l’établissement de concordances ordonnées sur d’autres bases que celles exposées ci-dessus.
Fig. 3 : <http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/parcours_apprentissage/parcours_03/default.htm>
Avec l’appoint du logiciel Collatinus minutieusement développé par Yves Ouvrard et désormais intégré à l’entreprise Itinera Electronica, ce matériel a dernièrement donné naissance à des " fiches " électroniques agencées autour d’un thème illustré par un ou plusieurs textes latins : les leçons d’apprentissage, actuellement en cours d’élaboration. La multiplication de ces ensembles que structure l’introduction d’approches plurielles doit, dans un avenir proche, aboutir à la publication sur la Toile d’un programme d’études spécifique à la langue latine où cohabiteraient harmonieusement, au prix d’interactions judicieusement dosées, l’initiation au latin et l’étude approfondie de textes, ces deux domaines étant cimentés par une intime liaison aux données linguistiques, morphologiques et syntaxiques nécessaires à leur saine gestion.
En l’état, les leçons d’apprentissage fixent donc, sur le long chemin encore à parcourir, un premier jalon déjà fort de multiples ramifications : autour d’un extrait de texte, soigneusement choisi pour la thématique qu’il contribue à illustrer, s’articule un large éventail de modules interactifs qui en autorisent l’exploitation par un faisceau d’approches aux accents complémentaires déployés sur trois niveaux : le texte, ses constituants, ses prolongements. Si l’extrait retenu est accompagné de sa traduction et d’une fine présentation du sujet traité, il est aussi replacé dans l’univers culturel auquel il s’arrime et situé au milieu de contributions empruntées à d’autres auteurs abordant des matières similaires. Ces regards croisés autorisent des comparaisons où peut être suivie d’assez près l’évolution du thème illustré.
Pour ce qui est des constituants, le texte latin est équipé d’une lemmatisation de son vocabulaire (via Collatinus). Les éléments qui ne seraient pas disponibles peuvent être récupérés par la sollicitation d’autres outils électroniques. Des opérations équivalentes permettent de soumettre le même matériel à des investigations morphologiques et syntaxiques. La conception de ces modules d’analyse repose sur deux phases bien distinctes : laisser à l’apprenant la possibilité d’exercer (moyennant le recours à différents instruments en ligne) les compétences à acquérir et vérifier l’exactitude des analyses avancées.
Quant aux prolongements proposés, ils rassemblent des matériaux de nature composite (éléments historiques, iconographiques et appréciatifs) dont la combinaison permet à l’utilisateur de bâtir des productions variées et multidirectionnelles. Une série de ressources électroniques disponibles sous forme de liens vient compléter le tout.
Fig. 4 : <http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/enseignement/fltr1510/lit_gr.htm#epopee>
B. L’apprentissage de la langue
Ce secteur accueille un large éventail de cours et de programmes progressifs destinés à faciliter l’apprentissage de la langue latine (vocabulaire, morphologie, syntaxe) aux grands débutants comme aux étudiants de premier cycle universitaire (phase d’acquisition), sans négliger d’en assurer l’ancrage chez ceux du deuxième cycle (phase de maîtrise). Aux côtés de ce bagage technique, déclinés selon diverses modalités d’apprentissage (susceptibles de faire l’objet d’évaluations partielles ou plus globales) sont aussi proposés des cours qui étudient de près les différents courants qui traversent la littérature latine et, à l’intérieur de ceux-ci, plus précisément les œuvres majeures produites par ses meilleurs auteurs. La démarche retenue prend aussi soin d’élargir son propos en insérant cet ensemble dans le champ, plus vaste, de la culture littéraire européenne pour lui assurer une mise en perspective, à la fois historique, générique et génétique. Outre qu’il entend préciser l’héritage que le patrimoine littéraire européen doit à ses racines antiques, l’objectif est aussi de montrer comment leur permanence n’a cessé d’alimenter, avec une exceptionnelle régularité, toujours et en bien des endroits, sous des formes variées et multiples, de riches réalisations nourries de ce lointain levain.
Fig. 5 : <http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/enseignement/fltr1510/lit_lat.htm#seneque>
Pour ce qui est de la découverte des principales littératures anciennes et de l’influence qu’elles ont pu exercer sur la genèse de leurs descendantes, les documents travaillés mettent en regard texte ancien et traduction française, le premier pouvant même faire l’objet - en tout ou en partie - d’une présentation sonore. Cette innovation constitue une véritable révolution pour l’étude de langues considérées comme " mortes " qui, par la magie de la technique, tendent ainsi à reprendre vie (sinon vigueur) et à se rapprocher des langues dites " vivantes ". On peut désormais, sans trop de difficulté, faire écouter en prononciation restituée, à un auditoire ou à une classe une lecture véritablement " dynamique " d’épisodes tirés d’Homère ou d’extraits de Virgile et laisser élèves et étudiants sous leur charme.
On ne goûtera pourtant pleinement la saveur de tels chefs-d’œuvre qu’en soumettant le texte original à une traduction attentive et précise. Si beaucoup d’étudiants ont pratiqué le grec et le latin (ou, le plus souvent, l’une de ces deux langues) lors de leurs études secondaires, ils sont tout aussi nombreux à en découvrir les mécanismes et les ressorts sur les bancs de l’université. Pour faciliter l’entrée de ces néophytes dans ce nouvel univers (qui n’est pas sans leur inspirer quelque crainte), le serveur Itinera Electronica leur propose de se frotter à l’apprentissage du latin au gré d’un cours d’initiation qui multiplie les ressources qu’autorise la mobilisation des nouvelles technologies. En voici les grands principes de fonctionnement :
Fig. 6 : <http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/enseignement/FLTR1760/default.htm>
1. Chaque séquence de cours est construite autour d’un segment de la matière à parcourir. Celui-ci est fourni sous la forme d’un fichier pdf (les étudiants disposent également d’un support " papier ").
2. Toutes les leçons dispensées à l’occasion des cours magistraux sont appuyées par des montages PowerPoint mis sur la Toile à la disposition des étudiants et directement consultables. Ceux-ci peuvent donc, en fonction de leurs besoins et autant de fois que nécessaire, reprendre au fil de leurs notes le cheminement du raisonnement suivi par le professeur, qu’il s’agisse de revoir une explication d’envergure ou de rafraîchir quelques notions. Outre l’aide qu’il peut apporter dans la maîtrise technique de la langue, ce procédé s’avère particulièrement utile pour l’analyse, la construction et la traduction des phrases d’auteurs. Il permet en effet de décortiquer, sous l’égide de stratégies dynamiques, la logique qui préside à la construction, et donc au décodage du latin. Des structures typiques, comme l’ablatif absolu ou la proposition infinitive, peuvent être rapidement identifiées et le demeurer en recourant à une gamme de légendes colorées dont la logique reste constante tout au long de l’apprentissage. Il en va de même des liens grammaticaux qui unissent conjonctions de coordination et formes verbales régies par elles ou, plus fondamentalement pour ce qui concerne le latin, qui déterminent le fonctionnement d’une langue flexionnelle.
3. Lors des différentes séquences d’apprentissage, il est toujours loisible au professeur de faire appel, selon que l’exige la rencontre de quelque nécessité sporadique ou d’impératifs bien ciblés, à un précis de grammaire et/ou à un lexique électroniques accessibles on-line.
4. Un forum électronique facilite la communication entre étudiants et équipe enseignante : par ce canal, des points de matière dont la maîtrise demeure incertaine peuvent aisément être éclaircis (par les apprenants) ou identifiés (par le professeur), les interrogateurs pouvant - au gré de méthodes appropriées - sonder les savoirs des étudiants et suivre ainsi de plus près leur progression balisée par l’intégration d’acquis grammaticaux, lexicographiques ou syntaxiques, tout en proposant le cas échéant des remédiations adéquates.
La même stratégie est adaptée pour être mise en œuvre dans le cadre plus spécifique des cours d’auteurs : selon un principe identique, l’étudiant se trouve cette fois invité en sillonnant l’édifice construit par le professeur (ici Paul-Augustin Deproost)
à travailler ses textes à partir de leurs données sémantiques, de leurs propriétés grammaticales, de leurs traductions ou de riches commentaires, ceux-ci pouvant tout aussi bien surgir au fil du texte que faire l’objet de minutieux développements, sinon ouvrir la réflexion à de plus vastes horizons.
C. Un point d’appui emblématique : la version latine
Avant d’entrer dans le vif du sujet, une donnée demande d’être précisée : quand la traduction d’un texte latin se mue-t-elle en version latine ? La ligne de démarcation entre les deux démarches semble être celle-ci : quand l’apprenant se trouve confronté collectivement à un texte ancien qu’on lui demande de restituer, dans une langue donnée, sous forme orale (avec ou sans la guidance d’un professeur), on dira qu’il traduit le contenu du message soumis à sa sagacité. Par contre, quand le même apprenant se trouve en présence d’un support textuel identique qu’il est appelé à exprimer, toujours dans une autre langue, sous forme écrite (sans intervention d’un professeur), on soutiendra qu’il pratique l’art de la version. Observons, et la remarque est digne d’intérêt, que cette fois, à l’inverse de ce qui était possible pour la traduction, aucun verbe ne permet de désigner l’opération effectuée : sa dénomination requiert de recourir à une périphrase.
Ce préliminaire posé, on rappellera que dans sa formule la plus conventionnelle l’exercice de version confronte un apprenant à un texte latin inédit, tout en mettant à sa disposition, selon son degré de compétences ou la volonté de l’enseignant, des outils tels que dictionnaire et/ou grammaire. L’apparition de supports électroniques a profondément modifié cette mise en situation : désormais, l’étudiant peut être soumis à la même épreuve par le truchement de l’ordinateur qui, avec l’ouverture de différents browsers, lui fournit les informations linguistiques (lexicales ou syntaxiques) dont il aurait besoin. Un premier niveau d’interactivité est ici atteint : celui qui met aux prises l’utilisateur avec les différents matériaux implantés dans la structure informatisée.
Illustrons à l’aide de deux exemples les apports décisifs d’un dispositif de ce type, tels qu’ils apparaissent dans l’équipement dont l’habillent les Itinera Electronica. Un extrait des Lettres de Lucilius de Sénèque (ad Luc., XVI, 97, 1) fournira le premier de ces échantillons. Dans une opération antérieure à tout essai de traduction, l’enseignant, peut, le cas échéant, imposer à l’apprenant de fournir un éventail plus ou moins important d’éléments grammaticaux (de quelques maillons à des chaînes complètes) balisant le cheminement de sa réflexion. Pour affiner ces analyses, toute une série de menus déroulants viennent proposer des indicateurs dont il faut extraire ceux que nécessite l’identification des formes à sonder (pour des cas précis comme les propositions subordonnées ou les mots dépendant d’une préposition, le point d’ancrage doit être signalé). Le travail a toujours la possibilité d’être interrompu (à la fin d’un cours ou d’une séquence de travail) et rangé dans un dossier où il sera sauvegardé en l’état jusqu’à sa reprise. Si nécessaire, le résultat de ces recherches peut être communiqué à l’enseignant par voie électronique et faire l’objet d’une évaluation expédiée à l’élève par le renvoi de sa feuille de travail via le même canal (la requête d’une correction peut être envisagée). Un deuxième niveau d’interactivité est ainsi gagné : celui qui connecte apprenant et professeur par la voie d’échanges électroniques proches de ceux qu’adoptent les courriels.
Fig. 8 : <http://mercure.fltr.ucl.ac.be/itinera/phrases/>
Faute de travailler sur des textes d’une certaine ampleur, on invitera tout aussi bien l’apprenant à se familiariser avec quelques tournures plus particulières, en raison de leur singularité ou des difficultés qu’elles posent. Ainsi de l’ablatif absolu dans les écrits de César et plus précisément de ceux qui truffent le livre V de son De Bello Gallico. On peut, en sollicitant les bases de données où le texte a été engrangé, récupérer de ce concept grammatical une brochette d’exemples allant de l’expression la plus simple à ses acceptions les plus déroutantes. La lemmatisation de chaque modèle s’obtient par le concours du logiciel Collatinus, évoqué ci-dessus. À l’aide de ce matériel, un essai de traduction pourra faire l’objet d’un brouillon qui sera confronté à un corrigé. Il arrive néanmoins qu’un texte comporte un élément qui échappe aux circuits des bases des données sollicitées. L’apprenant est alors convié à analyser rigoureusement ce chaînon manquant qui, après vérification par le professeur, sera ensuite versé dans ces répertoires qui, de la sorte, gagnent en épaisseur
Fig. 9.
au quotidien. Là aussi, un faisceau de menus déroulants vient alimenter la réflexion de l’apprenant : il y puisera les indications nécessaires au décryptage de la forme manquante. Le troisième et dernier niveau d’interactivité est alors atteint : celui qui incite l’apprenant à retoucher les bases de données avec lesquelles il travaille, patrimoine dès lors " vivant " que d’autres utilisateurs solliciteront avant de l’enrichir à leur tour.
Conclusions
L’heure du bilan a sonné. Si pour certains l’évocation d’un exercice de version latine éveille quelques souvenirs nostalgiques, il en est d’autres pour qui la même activité demeure synonyme de supplice chinois (bien que nous parlions de Rome !). Ces derniers croient souvent que l’enseignement et la traduction du latin se pratiquent toujours au moyen d’instruments et de méthodes dont ils n’ont pas gardé le meilleur souvenir. Les choses ont pourtant bien changé ! Non seulement par l’émergence de nouvelles stratégies pédagogiques distillées au gré des apprentissages classiques, mais surtout - et c’est ce qui prime aujourd’hui - par l’éclosion d’une vaste gamme d’outils électroniques qui viennent modifier radicalement, pour mieux le faire goûter, le travail qui sous-tend la production de toute traduction d’un texte latin soucieuse de respecter tout à la fois le message de l’auteur, les nuances qu’il exprime et la finesse de sa langue, le tout rendu dans un style raffiné.
Avec d’autres ressources que ne cesse de développer le serveur pédagogique Itinera Electronica, les outils électroniques mis au service d’une traduction dynamique et interactive des textes antiques (pas du latin seulement, puisque un environnement similaire consacré à la langue grecque verra bientôt le jour) visent un objectif assez ambitieux : la construction d’une " Maison virtuelle des langues anciennes " abritant, sous forme d’archives digitales mobilisables au profit de stratégies adaptées à des besoins spécifiques, un nombre de plus en plus fourni d’étages, de couloirs, de niveaux, mais aussi et peut-être surtout de pièces de séjour et de salles d’apparat. La parcourir permet de se familiariser avec une langue, et par son intermédiaire avec une culture, qui sont à l’origine de celles qui traversent le monde d’aujourd’hui.
C’est aussi l’occasion de montrer que le spécialiste de l’Altertumswissenschaft n’est pas forcément dépassé, voire déclassé, dans un univers aujourd’hui dominé par la haute technologie. Que du contraire même : il suffit de circuler sur la Toile pour se rendre compte de la richesse et de la constante éclosion des sites dédiés à la Rome et à la Grèce antique ou à l’un de leurs aspects. C’est assez dire la vitalité de l’intérêt, qui pourrait paraître étonnant, que ces chercheurs vouent aux outils électroniques qui permettent d’insuffler une vie nouvelle et parfois très tonique à des textes trop vite abandonnés à la poussière de l’oubli.
C’est enfin, et peut-être surtout, montrer à des publics peu ouverts aux mondes (que je mets sciemment au pluriel) de l’antiquité tout le profit qu’apporte, par l’entremise de traductions vivantes (un comble pour des langues mortes !) conçues à l’aide de dispositifs électroniques conviviaux et performants, la fréquentation d’auteurs dont la réflexion est susceptible de souligner les limites d’une civilisation, la nôtre, trop souvent inféodée aux foucades d’un progrès scientifique débridé. De la sorte, comme le signalaient déjà un Salluste ou un Tite-Live, l’exemplum du passé fournit à qui souhaite échapper aux débordements du présent un vaste tremplin d’évasion, ou mieux un havre de paix propice à l’émergence de pensées fécondes sur l’homme et le monde où il baigne.
Notes
[1] Pour un premier essai de synthèse des réalisations intégrées dans ce cadre, voir A. Meurant - J. Poucet - J. Schumacher, Outils électroniques et études classiques à Louvain-la-Neuve (Belgique), dans A. Cristofori - C. Salvaterra - U. Schmitzer [Éd.], La rete di Arachne Arachnes Netz. Beiträge zu Antike, EDV und Internet im Rahmen des Projekts 'Telemachos'. Contributi su nuove tecnologie, didattica ed antichità classica nell'ambito del progetto 'Telemaco', Stuttgart, 2000, p. 94-100 (Palingenesia, 71); ainsi que A. Meurant - J. Schumacher, Langues anciennes et bibliothèques électroniques : vers des application plurielles, à paraître dans les actes de la 1ère Rencontre internationale d'Athènes : État de la publication scientifique dans le domaine de l'archéologie, des arts et traditions populaires (éditeurs V. Lézine - A. Lambraki) [version électronique pre-print sur la BCS].
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 8 - juillet-décembre 2004