FEC 5 (2003)

Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003

<folia_electronica@fltr.ucl.ac.be>


Tullus Hostilius et le thème indo-européen des trois péchés du guerrier [II]

par

Dominique Briquel

Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)

École Pratique des Hautes Études (Section des Sciences Historiques et Philologiques)


Exposé présenté lors du IVe colloque international d'anthropologie du monde indo-européen, organisé par François Delpech, Bernard Sergent, Claude Sterckx, les 20 et 21 novembre 2002 à l'École Normale Supérieure à Paris sur « Les traditions indo-européennes sur l'acoustique : son, bruit, silence, musique, chant, parole ».

Les FEC 5 (2003) proposent un autre article de Dominique Briquel, où il est également question des problèmes liés à la présence d'éléments indo-européens dans la tradition sur les rois de Rome : À propos de Tite-Live, I : L'apport de la comparaison indo-européenne et ses limites.

Ces deux contributions s'ajoutent à un groupe de cinq articles de J. Poucet qui ont été rassemblés dans les FEC 3 (2002) sous le titre général de Autour de Georges Dumézil et des premiers siècles de Rome.

[Note de l'éditeur - avril 2003]


 [Première partie de l'article]

Plan


La trahison de Mettius Fufetius

Si on admet le bien-fondé de nos remarques, il en résulte que la mise en parallèle, justifiée, de l'histoire d'Horace et du mythe indien de la lutte d'Indra contre le Tricéphale n'autorise pas à faire du récit romain un élément homologue de ce qu'est, dans l'ensemble structuré où il intervient, l'épisode de la geste du dieu indien. Alors que le récit du Markandeyapurana invite à considérer la lutte du dieu et du démon à triple tête comme une faute de première fonction entrant dans une série de trois fautes, orientées fonctionnellement, dont Indra se rend successivement coupable, cette analyse n'est pas transposable au cas du récit romain : s'il y a bien une faute, elle est autre - il s'agit du meurtre de la sœur d'Horace -, elle n'est pas le fait du roi Tullus Hostilius, mais du seul Horace, elle débouche sur l'institution d'une procédure de réintégration rituelle du guerrier sans équivalent dans le mythe indien et, dans le cadre d'une analyse fonctionnelle, elle relève de la troisième fonction. Une telle conclusion peut sembler aller à l'encontre de la solidarité que G. Dumézil avait reconnue, dans la tradition romaine aussi bien que dans le mythe indien, entre l'histoire du combat contre l'adversaire triple et celle, qui la suit immédiatement, de la lutte, entachée de duplicité, contre un nouvel adversaire - qui est l'épisode de Mettius Fufetius pour Rome, la lutte contre Namuci pour l'Inde, laquelle représentait, dans l'agencement global du mythe indien, l'élément de deuxième fonction, le péché contre la morale guerrière. Aussi nous faut-il maintenant nous pencher sur ce deuxième épisode.

Cette fois-ci, la comparaison avec la légende irlandaise de Cuchulainn ne donne rien ; c'est bien de la tradition indienne qu'il convient de rapprocher cette partie de l'histoire du troisième roi de Rome, et le parallélisme est d'emblée plus satisfaisant que celui qui pouvait être invoqué pour l'épisode précédent, puisqu'il est valable de bout en bout, sans laisser de côté des éléments importants du récit comme c'était le cas pour le meurtre de la sœur d'Horace, sans correspondant dans le récit indien. Aussi bien la trahison, cachée, par Mettius Fufetius de son allié romain que la punition subséquente de sa fourberie par le roi Tullus Hostilius ont leur correspondant dans le mythe d'Indra. Néanmoins, nous l'avons, vu, certaines discordances se font jour : à s'en tenir à ce que disent nos sources, on ne peut pas réellement considérer le roi romain comme un pécheur, et la seule faute qui soit mise en relief dans le texte - qui est bien une faute contre la loyauté que doit le combattant en temps de guerre - est le fait du chef albain. D'ailleurs, à la différence de ce qui se passe pour Indra, qui perd alors sa force physique, bala, il ne s'ensuit aucune conséquence fâcheuse pour Tullus Hostilius, qui, une fois cette guerre achevée, va se lancer dans d'autres, également victorieuses, contre les Fidénates et les Sabins, et encore, chez Denys d'Halicarnasse, les Latins.

Cette constatation amène à envisager la signification de l'épisode de la trahison du chef albain d'une manière, là encore, quelque peu différente de celle qu'avait exposée G. Dumézil dans Heur et malheur du guerrier [54]. On a bien affaire à une faute et, si on cherche à la définir fonctionnellement, elle relève du domaine de la deuxième fonction : ces points de l'analyse que l'auteur avait faite de la tradition romaine à partir du Markandeyapurana nous paraissent toujours valables. Mais on ne peut pas tenir le roi Tullus comme fautif : s'il y a un coupable, c'est exclusivement son infidèle allié, le fourbe Mettius Fufetius. Ce dernier reçoit le châtiment qu'il mérite, que lui inflige le roi romain, sans qu'il n'advienne aucune conséquence négative pour lui. Aussi la perspective du « péché du guerrier » est-elle inversée par rapport à ce à quoi inviterait la comparaison avec le récit indien : s'il y a un guerrier qui faute contre les règles de son état, c'est Mettius, non Tullus.

Mais un tel renversement de perspective n'est pas choquant : il est cohérent avec l'analyse que nous avons faite de l'épisode précédent. Car, déjà pour la légende d'Horace vainqueur puis meurtrier, on pouvait parler d'une faute contre la morale guerrière, et - selon les vues que nous avons exposées - d'une faute relevant de la troisième fonction. Mais, pas plus que dans l'épisode de la trahison de Mettius Fufetius, elle ne concernait le roi Tullus : elle était commise par un autre que lui, son combattant d'élite Horace. Ainsi, si on cherche à retrouver dans la tradition sur le règne du troisième roi de l'Urbs une série de fautes susceptibles de former une séquence trifonctionnelle, du genre de celle, connue dans tous les secteurs du monde indo-européen et bien attestée à Rome, des « trois péchés du guerrier », les éléments que nous avons notés jusqu'à présent, à propos des épisodes successifs d'Horace et de Mettius Fufetius, inviteraient à envisager l'hypothèse d'une suite de fautes émanant non de Tullus Hostilius lui-même, mais de personnes liées à lui, soit des compatriotes, comme Horace, soit des alliés, comme Mettius Fufetius. Au point de l'analyse où nous en sommes, nous pouvons dire que, dans l'éventualité d'une telle séquence de trois fautes qui seraient commises non par le roi, mais par certains de ses partenaires, l'histoire d'Horace représenterait un possible terme de troisième fonction, et la trahison du chef albain un possible terme de deuxième fonction.

Un point demande cependant à être précisé dans le cas de l'épisode de Mettius Fufetius. Car, pour le crime qui a suivi la victoire du champion romain, les historiens soulignent les conséquences durables qu'a eues l'épisode pour l'histoire ultérieure de Rome. On y voit mis en œuvre, pour la première fois, le droit d'appel au peuple et, ce qui concerne plus directement la deuxième fonction, il constitue un mythe étiologique pour l'établissement d'un rite de désécration de la fureur guerrière et de réintégration des combattants dans le corps des citoyens. On ne voit pas, a priori, que l'histoire de Mettius Fufetius joue un rôle comparable. Elle illustre sans doute la nécessité de respecter scrupuleusement la loyauté dans les guerres, de ne pas contrevenir à cette valeur essentielle pour Rome qu'est la fides [55], mais sans qu'elle semble fonder quoi que ce soit dans les institutions ou pratiques des Romains. Au contraire, s'agissant du châtiment si particulier qui frappe le traître, nous avons rappelé que Tite-Live insiste sur son caractère exceptionnel, et sur le fait qu'il n'a jamais été repris par la suite par sa cité. Mais il n'est pas impossible que, justement, le sort réservé au fourbe Mettius ait eu un rôle étiologique. Sa mise à mort survient au terme d'une réunion des troupes romaines et albaines que Denys d'Halicarnasse désigne du terme banal d'assemblée (ekklèsia), rassemblant tous ceux qui sont sous les armes. Mais Tite-Live évoque comme raison avancée par Tullus pour faire venir Mettius et ses compatriotes un sacrificium lustrale, c'est-à-dire une purification rituelle de l'armée comme il s'en faisait à la fin des opérations, accompagnée d'une offrande sacrificielle [56]. C'est peut-être là qu'il faut chercher la raison de l'écartèlement du chef albain. Car sa fin évoque, comme cela a été suggéré par notre collègue néerlandais H. S. Versnel, des rites connus dans le domaine proche et moyen-oriental, où on passe entre les deux moitiés de victimes offertes en sacrifice [57]. C'est là un rituel de lustration militaire attesté dans le monde hittite, notamment dans un cas où l'armée défile entre les parties de quatre victimes, un homme, un bouc, un chien, un porcelet [58]. On en a la trace aussi chez les Perses, où il prend la forme d'un sacrifice humain : Hérodote raconte comment l'armée de Xerxès partant attaquer la Grèce avait, lors de son passage en Lydie, défilé au milieu des restes du corps, partagé en deux, du fils de Pythios qu'il avait voulu punir [59]. Un exemple est même connu dans la légende grecque, avec la femme d'Acaste, Astydamie, découpée en morceaux par Pélée lors de la prise d'Iolcos, entre lesquels les soldats vainqueurs firent leur entrée [60]. Ailleurs le rite ne fait intervenir que des victimes animales : c'est ce qui se passe en Macédoine, où la purification de l'armée se fait par un défilé des troupes entre les parties du corps d'une chienne préalablement sacrifiée [61]. Cette forme de lustration se rattache à une procédure plus généralement connue dans l'Orient antique pour la conclusion de traités, et qui est attestée dans le livre de la Genèse lors de l'alliance entre Abraham et Yahvé, où Abraham dispose de part et d'autre du chemin que Dieu empruntera la nuit tombée, sous forme d'une colonne de feu, les deux parties d'une génisse, d'une brebis, d'un bélier, ainsi qu'une tourterelle et un pigeonneau. Le sens en est clair : les contractants passant entre les chairs découpées et sanglantes appellent sur eux le sort fait à ces victimes dans le cas où ils contreviendraient à leurs engagements. Appliqué à une lustration de l'armée, on comprend que ce geste ait pour effet de renforcer la cohésion et la discipline de la troupe [62]. On imagine facilement que la fin de Mettius Fufetius, traître à la parole donnée, ait pu servir de récit fondateur pour un rituel de ce genre, et que les Romains et les Albains, se réunissant en un seul peuple aient accompli un tel geste de passage entre les deux parties de son cadavre écartelé : mais l'existence du rite n'est pas attestée à Rome et il faut alors supposer qu'il soit tombé en désuétude et que nous n'en ayons plus aucune trace - ce qui est possible, mais indémontrable. En tout cas, si on admet l'hypothèse, on voit que cet épisode de la geste de Tullus Hostilius aurait pu servir, outre de rappel du principe de la nécessaire fidélité du guerrier à ses engagements, de justification à un rituel lié à la guerre, comme cela a déjà été le cas pour l'épisode précédent.

Quoi qu'il en soit de cette éventuelle fonction étiologique, qui reste indéterminable, la caractérisation de l'épisode de Mettius Fufetius comme une faute de deuxième fonction, faisant pendant à l'épisode d'Horace, qui aurait été une faute de troisième fonction, n'est bien évidemment licite que si on dispose d'un troisième terme, qui représenterait l'élément de première fonction de la série, dont seule l'existence autoriserait à parler ici d'une séquence trifonctionnelle, et de rattacher toutes ces histoires à la vieille idéologie indo-européenne. C'est ce troisième terme qu'il nous faut désormais chercher, et qui seul peut garantir la validité de l'analyse.

[Retour au plan]


Destruction d'Albe et prodige du mont Albain

L'évocation du supplice de Mettius Fufetius est suivie, chez Tite-Live, du récit de la destruction d'Albe par les soldats envoyés par Tullus Hostilius et la même articulation se retrouve, à quelques nuances près, chez Denys d'Halicarnasse [63]. Cette destruction de la métropole de Rome, de la cité d'où étaient venus les jumeaux fondateurs, donne lieu, surtout chez l'historien padouan, à de pathétiques développements sur l'affliction des habitants obligés d'abandonner leurs maisons, bientôt abattues par la troupe romaine, et quittant, en un long cortège d'où s'élèvent cris et lamentations, l'antique cité promise à la ruine après quatre siècles d'existence. L'événement n'est par ailleurs pas sans conséquence pour Rome, puisque les Albains vont désormais être intégrés à la cité romaine, permettant à la ville de s'étendre sur de nouveaux terrains - le Caelius, selon Tite-Live, où, significativement, le roi Tullus choisit alors d'habiter -, et introduisant dans le patriciat romain un certain nombre de grandes familles, réputées d'origine troyenne, comme les Jules [64]. Il s'agit donc d'un point important de l'histoire de l'Urbs, qui dès lors, ayant intégré son ancienne métropole, peut se prévaloir de la suzeraineté sur le Latium qui avait été la sienne [65]. Or, d'un point de vue comparatif, on peut noter qu'il ne s'intègre pas dans le parallélisme envisagé par G. Dumézil avec la tradition sur Indra recueillie dans le Markandeyapurana, ni, en tant qu'épisode particulier, dans la structure des trois guerres et des trois triomphes que nous avons nous-même proposé de reconnaître dans le récit du règne de Tullus Hostilius. On peut même dire que, dans la geste de ce roi, c'est le seul passage qui reste isolé, jusqu'à présent non intégré dans une articulation dont la comparaison permette de rendre compte. Il est tentant, dans ces conditions, de se demander s'il ne fournirait pas l'élément manquant de la séquence trifonctionnelle dont les considérations que nous avons présentées sur les épisodes successifs d'Horace et de Mettius Fufetius nous amènent à envisager l'existence.

Il faudrait donc s'interroger sur la possibilité d'analyser la destruction d'Albe en termes de faute, et de faute de première fonction si on veut compléter l'articulation précédemment envisagée. À vrai dire, la destruction de la métropole de l'Urbs par sa cité-fille peut être comprise comme un acte d'impiété, un manquement à la pietas que les enfants doivent à leurs parents, qu'il s'agisse d'hommes ou de cités, et dans un des discours qu'il fait tenir à Mettius Fufetius Denys d'Halicarnasse ne manque pas de développer l'analogie qui existe, de ce point de vue, entre métropoles et colonies, parents et enfants [66]. Sans le faire rentrer dans son système de comparaison avec les fautes d'Indra, G. Dumézil avait évoqué la destruction d'Albe comme « une faute générale et plus grave » par rapport au meurtre de sa sœur par Horace et à la cruauté de Tullus à l'égard de Mettius, qualifiant cette action d'impia [67]. Cependant on ne peut pas dire que cette faute soit soulignée en tant que telle dans le texte : comme le note le grand comparatiste, « les historiens romains se sont gardés d'insister », si bien qu'il nous paraîtrait dangereux de tirer de la tristesse de la scène - Tite-Live décrit bien l'atmosphère lugubre des derniers instants de la ville, le silentium triste, la tacita maestitia qui accueillent les soldats envoyés par Rome - la conclusion que la tradition tenait la destruction d'Albe en tant que telle pour un acte impie, et cela d'autant plus que la présentation de Denys d'Halicarnasse est beaucoup plus nuancée, l'historien grec affirmant que les couches populaires au moins se réjouissaient de pouvoir venir s'installer à Rome [68]. Tullus n'est pas blâmé pour l'avoir entreprise et ce qui est mis en relief est surtout le bénéfice humain - par l'accroissement de l'Urbs qu'elle permet - et moral - par la suprématie que Rome acquiert ainsi vis-à-vis du Latium tout entier - de l'opération. D'ailleurs Tite-Live et Denys d'Halicarnasse soulignent que Rome respecte la pietas qu'elle doit aux dieux : tous deux précisent que, si les demeures des habitants et les autres bâtiments publics sont impitoyablement détruits, les temples sont épargnés [69]. On peut certes vouloir considérer cette précision comme un ajout secondaire, destiné à disculper Rome de toute faute au moins à l'égard des dieux [70]. Il n'en reste pas moins que, dans nos récits, elle est en accord avec l'absence de condamnation du fait de la destruction de sa métropole par la cité qui en était issue.

Néanmoins, la faute ne nous paraît pas absente. Mais c'est ailleurs qu'il faut la chercher, beaucoup plus loin dans le récit. En effet, après les autres guerres que mène le roi Tullus - qui forment, avec les hostilités contre Albe, le schéma trifonctionnel que nous avons envisagé -, survient un prodige, que Tite-Live décrit assez précisément [71] : on annonce une pluie de pierres survenue sur le mont Albain. Il s'agit bien évidemment d'une manifestation de la colère des dieux, qui estiment que les hommes ont fauté à leur encontre [72], et il faudra, selon la procédure suivie en pareil cas, qui est ici évoquée pour la première fois dans le récit livien, mettre en œuvre un rituel d'expiation, en l'occurrence l'institution d'une neuvaine qu'on retrouvera dans d'autres cas analogues par la suite [73]. La localisation du prodige suggère qu'il n'est pas sans relation avec la question de la destruction d'Albe par Rome, et c'est ce que confirme le sens qui est attribué à l'événement. L'explication en est en effet bientôt donnée par une voix qui se fait entendre du haut de la montagne : elle révèle aux Romains que les dieux sont irrités parce que les Albains, venant s'installer à Rome, ont abandonné leurs rites ancestraux et ont négligé de continuer à honorer les dieux de leur ancienne cité. On constate donc qu'il existe un lien direct entre la fin de l'antique métropole latine, qui a été décrite au chapitre 29, et le prodige de la pluie de pierres sur le mont qui surplombe Albe : en s'établissant à Rome, les habitants de la cité détruite se sont rendus coupables d'une faute, et d'une faute qu'on peut ranger, sans contestation, dans le domaine de la première fonction, puisqu'il s'agit d'un manquement à la religion.

Avec cet élément, qui vient s'ajouter au récit du transfert des vaincus à Rome, nous aurions un troisième volet en harmonie avec la série que laissaient présager le meurtre de sa sœur par Horace et la trahison de Mettius Fufetius. On aurait affaire à une nouvelle faute, commise non pas par le roi Tullus - qui, à s'en tenir à ce que dit Tite-Live, n'est nullement impliqué dans l'affaire, mais par d'autres, les Albains nouvellement intégrés dans la cité romaine : ces Albains achèveraient donc la série commencée par le champion romain du roi et son prétendu allié Mettius Fufetius. Cette faute, consistant dans la négligence de rites religieux, aurait un caractère de première fonction, répondant ainsi à celui de troisième fonction qui nous paraît découler de l'histoire d'Horace et à celui de deuxième fonction qu'on peut attribuer à l'histoire de Mettius Fufetius. Cette faute ne serait pas sans conséquence pour l'histoire ultérieure de la cité : de même que l'épisode d'Horace introduit tout à la fois un rite de réintégration dans la communauté civique du guerrier, rentrant plein de fureur du combat, et le droit d'appel au peuple garanti aux cives, celui de Mettius Fufetius, outre qu'il offre une salutaire leçon de fidélité envers les engagements pris, justifiait peut-être une forme particulière de rite de lustration, le prodige du mont Albain servirait de modèle pour la procédure à suivre devant un tel rappel à l'ordre des dieux et viendrait par ailleurs rappeler aux Romains qu'ils se doivent d'intégrer dans leur panthéon « les dieux de l'ennemi » et ne pas risquer de rendre hostiles des divinités qu'ils peuvent mettre au service de leur cité [74]. C'est là une ligne de conduite générale que se sont donnée les Romains au cours de leur histoire : la destruction d'Albe pouvait lui fournir un prestigieux référent, puisque les Romains se sont bien gardés de faire tomber en désuétude les cultes de l'antique métropole du Latium. Non seulement ils ont conservé soigneusement les vieux rites fédéraux, avec les féries latines où les Latins honoraient en commun leur Jupiter Latiar, c'est-à-dire « latin », sous la supervision désormais des magistrats de l'Urbs, mais ils ont préservé les cultes proprement albains : l'épigraphie nous livre le témoignage de pontifes, saliens, vestales albains encore en activité à époque impériale [75].

[Retour au plan]


Une série trifonctionnelle de fautes : un héritage de la thématique des trois fautes du guerrier ?

Ainsi il semble possible de dégager dans le récit traditionnel du règne du troisième roi de Rome une autre articulation trifonctionnelle en dehors de celle que nous avons déjà cru pouvoir y repérer et qui était fondée sur la succession de trois guerres et de trois triomphes. Cette nouvelle séquence tripartie ordonnerait, de sa première péripétie, le combat des champions des deux camps, jusqu'à ses conséquences ultimes, l'intégration du peuple vaincu dans l'Urbs, la présentation du conflit avec Albe - qui constitue par ailleurs la première composante, de première fonction, de l'autre structure - et serait fondée sur l'occurrence, dans ce conflit aux nombreux rebondissements, de trois fautes, commises par divers personnages situés dans différents types de rapport vis-à-vis du roi Tullus Hostilius, Horace, Mettius Fufetius, les Albains transplantés à Rome, et ayant chacune des conséquences dans la mise en place des institutions ou des pratiques romaines. Ces fautes seraient relatées dans un sens ascendant, allant de la troisième fonction à la première - selon un ordre relativement rare dans les séries de fautes relevant du thème des trois péchés du guerrier, mais néanmoins attesté [76]. Dans une certaine mesure, cette succession d'épisodes correspondrait à celle qu'offre en Inde le Markandeyapurana. Mais nous pensons qu'il s'agit d'une construction autonome, due aux Romains eux-mêmes. Ceux-ci ont certes pu utiliser un matériel mythique ou légendaire ancien - comme des légendes de héros guerriers antérieures -, qui aura été également à la base du récit indien. Mais il serait erroné - à notre avis - de lire le récit romain à la lumière de ce que ce purana racontait du dieu de la guerre. On n'a pas affaire à une application parallèle du thème des trois péchés du guerrier, mais d'une construction originale, éventuellement inspirée par le motif général des trois fautes ordonnées fonctionnellement, mais finalement assez différente. Ces trois fautes ne concernent pas un personnage unique : elles ne sont pas commises par le roi Tullus Hostilius. Elles ont un rapport parfois quelque peu lointain avec la guerre : si le meurtre de sa sœur par Horace découle directement de l'état de furor où l'a mis la bataille et si la fourberie de Mettius Fufetius se manifeste par son attentisme lors de la rencontre contre les Fidénates et les Véiens, celle des Albains abandonnant leurs cultes se manifeste une fois le conflit résolu. Elles se traduisent, non par une perte de facultés pour Rome, mais par des conséquences plutôt positives, puisqu'elles sont à l'origine de réalités juridiques ou religieuses importantes de la cité, comme le droit d'appel au peuple et le rituel de la « poutre de la sœur », peut-être une forme particulière de lustration, ou encore les procédures de procuration des prodiges et le maintien des cultes de l'antique métropole albaine. On ne peut pas dire que ce schéma exprime une déchéance aboutissant à une catastrophe finale comme c'est le cas pour la thématique classique des trois péchés du guerrier à qui il ne reste plus, une fois ses trois fautes accomplies (et quel que soit l'ordre dans lequel elles se présentent), qu'à être éliminé.

Mais cela pose un problème par rapport à un autre aspect de la geste de Tullus Hostilius. Car, nous l'avons rappelé, la fin misérable du roi, qui meurt puni par Jupiter dans l'incendie de son palais provoqué par la foudre du dieu irrité, évoque d'assez près le sort qui échoit à bien des héros guerriers, dont le comportement provoque la colère des dieux, et cela notamment comme conclusion de la thématique des trois péchés ordonnés fonctionnellement. Il peut sembler étrange que, dans la tradition relative au règne de Tullus Hostilius, on se trouve en présence, si l'analyse que nous proposons est juste, d'une séquence de trois fautes et d'un récit de la mort du roi qui soient totalement indépendants. Faut-il alors relier les deux parties du récit, et estimer que la mort du souverain serait due à l'accumulation des fautes qui précèdent ? Une telle possibilité semble ouverte dans la présentation de Denys d'Halicarnasse, où le foudroiement du roi est provoqué par son mépris en matière de religion, et singulièrement par l'abandon de rites traditionnels, ce qui semble se référer à ce que Tite-Live dit du fait que les cultes albains soient tombés en désuétude. Cette négligence serait donc, chez l'auteur grec, reprochée à Tullus Hostilius, qui en serait tenu pour responsable [77]. Ainsi le roi guerrier aurait une responsabilité directe dans au moins la dernière des fautes qu'expose le récit, et sa mort apparaîtrait comme la conclusion logique de tous ces péchés commis sous son règne, qu'il en soit personnellement l'auteur ou non. Néanmoins il est douteux qu'il faille préférer la version des Antiquités romaines, très rapide sur cette forme de la fin du roi par foudroiement et qui s'appesantit davantage sur la tradition alternative de l'assassinat de Tullus par Ancus Marcius [78], sans doute tardive et qui ne nous retiendra pas ici, à celle des Ab Urbe condita libri, beaucoup plus circonstanciée et qui donne des détails précis - comme la pluie de pierres et la voix mystérieuse du mont Albain, puis le recours malheureux du roi aux rites d'évocation de Jupiter Elicius - qui ont toutes chances d'être anciens. Aussi est-il plus sage de considérer que la forme de base de la tradition est celle qu'offre l'historien padouan, où la partie concernant la mort de Tullus succède à l'épisode du prodige du mont Albain, et est indépendante d'elle.

Dans cette version livienne, quelque temps après ce prodige, une pestilentia s'abat sur Rome et c'est elle qui, finalement, induit le roi, frappé par la maladie, à se tourner vers la religion qu'il avait jusque-là négligée, avec l'excès et la conclusion désastreuse que l'on sait. Évidemment, cette épidémie qui surgit tout d'un coup et reste immotivée étonne, et on s'attendrait à y voir une manifestation de la colère divine contre une faute que le roi aurait commise. Mais le texte ne donne aucun élément allant dans ce sens. On peut peut-être estimer que les dieux expriment ainsi une réaction globalement négative à l'égard de celui sous le règne de qui se sont produites trois fautes fonctionnelles qui représentent toutes les catégories de fautes possibles. Mais on peut tout aussi bien penser que cette thématique de trois fautes qui ne sont pas celles du roi est totalement indépendante de ce qui lui advient après la conclusion de la série et que l'épidémie vient simplement sanctionner le manque d'égards du souverain guerrier envers les dieux tout au long de sa carrière antérieure. Force est de constater que le récit de Tite-Live ne donne pas une explication claire de la maladie qui touche alors Rome et le roi lui-même. Quoi qu'il en soit, dans l'état de la tradition qui nous est parvenu, on ne peut pas parler de la vieille thématique des trois péchés du guerrier. La série de trois fautes, orientées selon les trois fonctions, qui y transparaît répond à d'autres considérations, et ce n'est qu'au titre d'une hypothèse indémontrable qu'on peut émettre l'idée que cette séquence de trois fautes, commises par d'autres que le roi, se soit substituée à trois péchés dont le souverain guerrier qu'est Tullus Hostilius se serait lui-même rendu coupable dans une forme antérieure de la légende.

[Retour au plan]


Notes de la deuxième partie

[54] Voir Heur et malheur du guerrier, 1969, p.33-42, Heur et malheur du guerrier, 1985, p.43-55. [Retour au texte]

[55] Sur cette notion, nous pouvons renvoyer au travail de G. Freyburger, Fides, étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu'à l'époque augustéenne, Paris, 1986. [Retour au texte]

[56] Voir Denys d'Halicarnasse, 3, 27, 3 et Tite-Live, 1, 28, 1. [Retour au texte]

[57] H. S. Versnel, « Sacrificium lustrale ; the Death of Mettius Fufetius (Livy 1.28). Studies in Roman Lustration-Ritual, 1 », Medea, 37, 2, 1975, p.97-115. Le récit romain ne précise pas si les Romains et les Albains passent entre les deux parties du corps de Mettius ; mais la référence à une lustration, rituel qui comporte un cortège, peut le laisser supposer. [Retour au texte]

[58] Voir O. Masson, « À propos d'un rituel hittite pour la lustration d'une armée : le rite de purification par le passage entre les deux parties d'une victime », Revue de l'Histoire des Religions, 137, 1950, p.13-25. [Retour au texte]

[59] Hérodote, 7, 38-39 ; le roi aurait ainsi voulu punir le Lydien Pythios qui, effrayé par une éclipse, avait sollicité la faveur que l'aîné de ses cinq fils soit dispensé de faire campagne. En 4, 84, l'historien raconte une histoire comparable à propos d'Oriabaze, qui aurait demandé à Darius de lui laisser un de ses trois fils qui participaient à l'expédition contre les Scythes, mais le mode de mise à mort du fils qui est alors exécuté par le roi n'est pas précisé. [Retour au texte]

[60] Apollodore, 3, 13, 7. [Retour au texte]

[61] Quinte-Curce, 10, 9, 12, Tite-Live, 40, 6, 1-3. [Retour au texte]

[62] O. Masson préfère pour sa part voir, dans les applications à des armées de ce type de rituel, un rituel de purification, les parties des victimes retenant magiquement les souillures dont les guerriers se sont souillés durant le combat. Cette explication est aussi envisageable pour le cas romain - sur la signification duquel on est réduit aux conjectures. [Retour au texte]

[63] Tite-Live, 1, 29 (et 1, 30, 1-3 pour l'intégration des Albains vaincus dans la cité romaine). Chez Denys d'Halicarnasse, les événements sont moins nettement distingués de l'épisode de Mettius Fufetius. Le roi Tullus envoie les troupes chargées de détruire Albe (qui, chez lui, sont commandées par Horace) avant même la convocation du chef albain et de ses soldats à l'assemblée où il dévoilera son crime (3, 27, 1) et la destruction de la cité, décrite en 3, 31, est présentée comme se déroulant en même temps que le châtiment de Mettius et de ses complices (traité de 3, 27, 2 à 3, 30). [Retour au texte]

[64] La question de l'intégration du Caelius est controversée : une tradition plus courante mettait son occupation en rapport avec le chef étrusque Caeles Vibenna, qui lui aurait donné son nom, soit sous Tarquin l'Ancien (Table claudienne de Lyon, CIL, 13, 1668, Tacite, Annales, 4, 65), soit déjà sous Romulus (Varron, De la langue latine, 5, 46), et on l'attribuait également à Ancus Marcius (Cicéron, République, 2, 33, Strabon, 5, 3, 7 (234)). La question des familles originaires d'Albe avait été traitée par Varron dans son ouvrage De familiis Troianis. [Retour au texte]

[65] Denys d'Halicarnasse développe ces conséquences de la destruction d'Albe en 3, 34, 1-2. Nous n'avons pas à faire ici la critique de cette tradition, historiquement insoutenable. En réalité, la destruction d'Albe est entièrement fictive, puisqu'Albe n'a jamais existé en tant que cité, mais en est toujours restée à un stade de développement pré-urbain (voir A. Grandazzi, « La localisation d'Albe », MEFRA, 98, 1986, p.47-90). D'autre part la position prépondérante de Rome au sein de la ligue latine est un fait postérieur à la date traditionnelle du règne de Tullus Hostilius. En dépit des efforts des Tarquins dans le cadre de « la grande Rome des Tarquins », Rome apparaît encore, au Ve siècle av. J.-C., comme dépendant de la ligue et de ses instances fédérales, ainsi que l'a montré l'ouvrage classique de A. Alföldi, Early Rome and the Latins, Ann Arbor, 1965. [Retour au texte]

[66] Voir Denys d'Halicarnasse, 3, 23, 19. Sur les échanges de discours dont Denys parsème son récit, voir J.-C. Richard, « Sur deux discours programmes, à propos d'A.R., 3, 10, 3 -11, 11 », dans Denys d'Halicarnasse, historien des origines de Rome, sous la direction de P.-M. Martin, Montpellier, 1992 = Pallas, 39, 1993, p.125-142. [Retour au texte]

[67] G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, 1969, p.44-45, Heur et malheur du guerrier, 1985, p.56-58. [Retour au texte]

[68] Denys d'Halicarnasse, 3, 30, 1 : seuls les riches sont accablés à l'idée de devoir quitter leur ville. [Retour au texte]

[69] Tite-Live, 1, 29, 6, Denys d'Halicarnasse, 3, 29, 5. [Retour au texte]

[70] Nous aurons à revenir sur cette possibilité que le récit ait été altéré sur ce point. [Retour au texte]

[71] Tite-Live, 1, 31, 1-4 ; Denys d'Halicarnasse fait allusion d'une manière très vague à cette tradition, se bornant à signaler « qu'on avait abandonné, sous son règne, certains sacrifices ancestraux, tandis que d'autres avaient été introduits, qui n'étaient pas coutumiers chez les Romains » (3, 35, 2), ce qui provoque la colère des dieux à l'encontre du roi, et pousse Jupiter à lancer sa foudre contre le palais royal. On constate que la narration de Denys regroupe - avec quelques petites différences - deux événements que celle de Tite-Live distingue : le prodige du mont Albain, lié à l'abandon par les Albains de leurs rites ancestraux (1, 31, 1-4), et la fin de Tullus Hostilius, consécutive à une seconde manifestation de la colère divine, une épidémie (1, 31, 5), et à la transformation qui s'opère dans l'esprit du roi, qui sombre dans la superstition et est frappé par Jupiter, qu'il n'a pas su se concilier par les rites appropriés (1, 31, 5-8). [Retour au texte]

[72] Sur la notion de prodige et sa signification dans la religion romaine, on se reportera à R. Bloch, Les prodiges dans l'Antiquité classique, Paris, 1963, p.77-157. [Retour au texte]

[73] Le passage décrit clairement la procédure suivie à Rome devant de telles manifestations intempestives du divin : le prodige est annoncé au Sénat et celui-ci met en place un rituel d'expiation, en l'occurrence une neuvaine qu'on retrouvera, en Tite-Live, 30, 38, 9, pour une pluie de pierres analogue survenue sur le Palatin en 202 av. J.-C. La signification du prodige est ici explicitée par la voix entendue sur la montagne ; mais Tite-Live fait également allusion, comme version alternative - et anachronique -, à l'intervention des haruspices qui, à époque classique, en alternance avec les exégètes des livres sibyllins, étaient chargés d'éclairer le Sénat sur la signification de l'événement et sur les procurations à effectuer. Sur ces questions, on pourra se reporter à B. Mac Bain, Prodigy and Expiation, an Inquiry into Religion and Politics in Republican Rome, Bruxelles, 1982. [Retour au texte]

[74] Nous empruntons l'expression « les dieux de l'ennemi » au chapitre dans lequel G. Dumézil traite de la question dans sa Religion romaine archaïque, Paris, 1966, p.412-418. [Retour au texte]

[75] Voir M. G. Granino Cecere, « Sacerdotes Cabenses e sacerdotes Albani : la documentazione epigrafica », dans Alba Longa, mito, storia, archeologia, Rome-Albano Laziale, 1994 (1996), sous la direction de A. Pasqualini, p.275-316. [Retour au texte]

[76] L'ordre faute de troisième/deuxième/première fonction se rencontre dans la légende galloise de Gwynn et dans celle ossète de Soslan. Voir G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, 1985, p.115-126. [Retour au texte]

[77] On peut prolonger l'hypothèse en imaginant que, dans le récit de la destruction de la cité, l'insistance sur la volonté de préserver les édifices religieux résulte d'une réfection de la tradition, et que le roi ait, dans une version primitive, fait procéder à la démolition aussi des temples, se rendant ainsi coupable d'un crime de première fonction. Mais nous sommes ici dans le domaine de la pure hypothèse. [Retour au texte]

[78] Denys d'Halicarnasse, 3, 35, 2-5 ; l'historien grec lui-même récuse cette version, qu'il juge - à juste titre - incompatible avec l'image que la tradition donne du roi Ancus Marcius. [Retour au texte]

[Retour au plan]


FEC 5 (2003)

Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003

<folia_electronica@fltr.ucl.ac.be>