FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003


 Le collège pontifical à Rome (3e s. a.C.-4e s. p.C.)
 
par
 
Françoise Van Haeperen
 
Chargée de recherches du FNRS
aux Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)

On trouvera ci-dessous la présentation synthétique, par Françoise Van Haeperen elle-même, du doctorat en histoire qu'elle a soutenu le 6 décembre 2001 à Bruxelles aux Facultés universitaires Saint-Louis et qui est aujourd'hui intégralement publié : Fr. Van Haeperen, Le collège pontifical (3e s. a.C.-4e s. p.C.). Contribution à l'étude de la religion publique romaine, Rome, Bruxelles, 2002, 467 p. (Institut historique belge de Rome). L'ouvrage a été présenté à Rome le 22 novembre 2002 dans le cadre du colloque « Istituto storico belga di Rome - Institut historique belge de Rome - Belgisch historisch instituut te Rome 1902-2002 ». Un compte rendu en a été publié dans BMCR.

Un autre article de Fr. Van Haeperen est accessible dans les FEC 2 (2001), sous le titre : Perceptions chrétiennes du pontificat païen (fin 2ème s.-5ème s.).

[Note de l'éditeur - 17 janvier 2003]


Plan


Introduction

Si l'on se connecte à un moteur de recherche général sur Internet et que l'on tape les lettres « pontif », les résultats affichés se rapporteront en premier lieu à des universités et à des organismes pontificaux, liés donc, comme on le comprend immédiatement, au Vatican. Toutefois, parmi les résultats d'une telle requête sur la Toile, l'on trouvera également des liens vers des sites numismatiques : ceux-ci reprennent des monnaies impériales sur lesquelles figure souvent la mention pontifex maximus parmi les autres titres de l'empereur.

C'est une observation de départ similaire qui orienta mes premières recherches de doctorande : à partir de quand et pourquoi le pape reprit-il le titre païen de pontifex maximus, qui désignait, selon les manuels, la plus haute dignité religieuse à Rome et dont se parèrent les empereurs à partir d'Auguste  ? A ces premières questions vinrent rapidement s'en ajouter d'autres. Comment fonctionnait le collège pontifical à la tête duquel se trouvait ce grand pontife ? Quelles étaient les compétences de ces prêtres ? Si j'ai maintenant répondu dans le détail à ces questions [1], il semble toutefois utile de présenter de manière synthétique les résultats de ces recherches [2].

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État de la question

Dressons d'abord un état de la question, qu'on ne peut, bien sûr, dissocier de l'historiographie de la religion romaine. La dernière synthèse d'envergure consacrée au collège pontifical remontait à 1871 [3] : encore souvent cité aujourd'hui, cet ouvrage d'A. Bouché-Leclercq se révèle cependant tributaire de l'état des recherches de son époque et des préjugés dont souffrit longtemps l'étude de la religion romaine. Les modernes considéraient ainsi la religion romaine comme froide, ritualiste, incapable d'élever l'homme vers une quelconque transcendance et l'ont jugée peu intéressante [4]. Longtemps, ils ont donc préféré concentrer leur attention sur les religions dites orientales qui préfiguraient, selon eux, le triomphe du christianisme. Ou bien, ils ont tenté de retrouver les traces de la religion romaine archaïque, pure de toute influence externe. Dans ce cadre de pensée, les origines et les premiers développements du collège pontifical ont fait l'objet de nombreuses spéculations. Ces recherches sur les périodes reculées de l'histoire et de la religion romaine se heurtent cependant toujours à l'absence presque totale de sources contemporaines aux faits qu'elles essaient de retracer.

Durant les dernières décennies, divers chercheurs se sont élevés contre cette manière d'étudier la religion romaine [5]  ; ils ont choisi de la traiter, sans a priori, comme un ensemble cohérent, indissociable de la société dont elle constitue une composante, et ce pour les époques durant lesquelles cette religion est effectivement documentée, grosso modo à partir de la fin du 4e siècle a.C. Ainsi, la religion publique romaine, phénomène collectif, inscrit au cœur de la cité, vise comme but premier le bien-être terrestre des citoyens, par l'accomplissement d'un certain nombre de rites : les dieux, partenaires de la cité, lui garantissent la réussite s'ils reçoivent les honneurs qui leur sont dus. La communauté civique s'assure donc de la bienveillance des dieux par l'intermédiaire de ses magistrats et de ses prêtres.

C'est dans la lignée de ces recherches récentes sur la religion romaine et ses acteurs que j'ai souhaité reprendre l'étude d'un des rouages essentiels de la vie religieuse de la Ville, le collège pontifical.

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Limites du sujet

Mon enquête couvre une durée de sept siècles, s'étalant du 3e siècle a.C. à la fin du 4e siècle p.C., jusqu'à la mort « légale » du polythéisme romain. De telles limites chronologiques se sont imposées pour diverses raisons. D'une part, la fin du 4e siècle marque un tournant dans le fonctionnement du collège pontifical : celui-ci s'ouvre aux plébéiens en 300, alors que quatre ans auparavant un scribe du collège publie les fastes et les actiones legis dont ces prêtres étaient les gardiens [6]. C'est également à partir de la fin du 4e s. a.C. et du début du 3e s. que l'on commence à disposer, par l'intermédiaire de Tite-Live surtout, de notices fiables sur la vie religieuse publique de Rome. La qualité des sources à la disposition du chercheur n'a pas seulement influencé le choix de ce terminus post quem : en effet, les documents relatifs à ce collège sacerdotal ne sont guère abondants - les archives de ce collège ne nous sont connues que par quelques rares fragments. Il m'a donc semblé important de prendre en considération l'ensemble de la documentation, y compris celle qui se rapporte à l'Antiquité tardive. D'autant plus que les textes de cette époque, les lettres de Symmaque de la 2e moitié du 4e siècle surtout, livrent des informations intéressantes et inédites sur le fonctionnement de ce collège, à une époque où l'empereur a embrassé la foi chrétienne.

Plutôt que d'entreprendre une étude strictement chronologique du collège pontifical, j'ai préféré une approche thématique ; ce qui n'empêche toutefois pas de faire des distinctions entre les périodes, afin de mettre en lumière d'éventuelles évolutions. Grosso modo, l'enquête que j'ai menée dans le cadre de ma thèse de doctorat s'est articulée autour de trois axes majeurs : le premier, plus philologique, se rapporte au terme pontifex même. Le second pourrait être synthétisé sous le titre Le collège perçu par les Anciens, c'est-à-dire la manière dont les Anciens se représentaient ce sacerdoce. Le dernier pourrait être intitulé Le collège à l'œuvre, c'est-à-dire ses structures, son fonctionnement et ses compétences au sein du système politico-religieux romain [7].

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Sens, usages et étymologies modernes de pontifex

Dans un premier temps, il m'a semblé utile d'entreprendre une étude sémantique du terme pontifex (et des mots de même racine), afin de bien comprendre les charges de sens qui y sont attachées. Ce terme désignait d'abord le prêtre romain responsable des sacra ; il connut ensuite une extension de sens et qualifia d'autres prêtres païens. Il fut repris, par les chrétiens, dès le 3e siècle, pour désigner le Christ, le grand-prêtre des Juifs et des évêques. Le pontifex romain traditionnel apparaît à travers les sources comme un prêtre ayant pouvoir dans le domaine « juridico-religieux » mais aussi comme un « grand-prêtre ». Ces charges de sens, également repérables dans les premières acceptions de pontifex appliqué au Christ, au grand-prêtre des Juifs et aux évêques ont vraisemblablement pu influencer les chrétiens dans la reprise de ce titre [8]

L'étymologie, menée selon les principes de la linguistique moderne, aide parfois à éclairer le sens des mots. Si le suffixe &endash ;fex ne pose pas problème, l'élément ponti- a fait l'objet d'interprétations très variées. Pontifex signifie à première vue faiseur de pont (pontem facere) ; toutefois, ce sens « terre-à-terre », sans rapport avec le prestige de ce prêtre, n'a guère satisfait les modernes. Des théories parfois très fantaisistes ont été échafaudées, souvent en fonction des a priori que les auteurs avaient des fonctions primitives des pontifes : ainsi, par exemple, le substantif pontifex remonterait à la période de l'habitat lacustre où les ponts, et donc aussi, bien sûr, leurs constructeurs, revêtaient une importance fondamentale [9] ! Actuellement, deux grands types d'interprétations sont défendus par les chercheurs. Les uns interprètent le terme pontifex à la lumière de textes appartenant au groupe linguistique osco-ombrien : l'élément ponti se rapporterait à un terme signifiant cinq (or, argumentent ces savants, les pontifes étaient cinq à l'origine, d'après Cicéron du moins) [10] ou tout (or, selon d'autres, les pontifes détenaient un pouvoir sur tout, souverain, en matière de sacré) [11]. Une autre tendance de la recherche, qui me semble plus satisfaisante, procède du comparatisme linguistique indo-européen : le terme pontifex correspond, formellement, au qualificatif védique pathikrt [12]. Cet adjectif désigne celui qui ouvre des chemins, pour et vers les dieux, à travers les sacrifices.

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Le collège perçu par les Anciens

Une remarque s'impose : si l'étymologie de pontifex est bien celle qui vient d'être proposée, les Anciens n'en avaient plus (ou pas) conscience. De nombreux auteurs antiques se sont en effet interrogés sur l'étymologie de ce terme. Si certaines d'entre elles ne peuvent être acceptées par la science actuelle, elles n'en sont pas moins très intéressantes : ces spéculations sur l'étymologie de pontifex nous révèlent en effet en partie comment les Anciens considéraient ce sacerdoce.

Les étymologies anciennes de pontifex

Selon les uns, la racine ponti dériverait du verbe posse. Telle était l'opinion du grand pontife Scaevola au début du 1e siècle a.C., partagée par Plutarque [13]. Selon cette perspective, le pontife serait celui qui potentia fecit, qui fait des choses puissantes (et non, comme l'ont affirmé trop rapidement certains savants en renversant l'ordre des racines, celui qui potest facere, qui peut faire). Si l'on accepte une hypothèse d'interprétation nouvelle que j'ai donnée du texte de Plutarque, ces choses puissantes correspondent aux cérémonies que ces prêtres étaient chargés d'accomplir.

Selon Varron, suivi par d'autres, le terme pontifex dérive de pons et de facere et signifie donc faiseur de pont [14]. Ces auteurs mettent ce pont en rapport avec le plus vieux pont de Rome, construit en bois, le Pont Sublicius. Les pontifes apparaissent à travers ces étymologies comme les constructeurs ou les réparateurs de ce pont ; à l'occasion de ces réparations, ils y offrent des sacrifices. C'est donc une fonction mineure de ces prêtres qui serait, selon ces auteurs, à l'origine de leur nom.

Durant l'Antiquité tardive, une conception nouvelle, ou du moins non attestée précédemment, apparaît : cette fois, les pontifes sont mis en rapport avec d'anciens prêtres grecs du pont, les géphyriens, qui honoraient des dieux, ou le Palladium, sur un pont [15]. Ces prêtres-géphyriens, non attestés dans d'autres contextes, constituent vraisemblablement une invention qui aurait eu pour but de donner des « ancêtres » grecs aux pontifes.

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Présentations théoriques et représentations idéales du pontificat par les anciens

Ces étymologies anciennes se trouvent parfois au sein de passages plus longs narrant les origines du pontificat, censées remonter au roi Numa, au 8e siècle a.C. [16]. Ces « récits des origines » sont de loin postérieurs aux événements qu'ils sont censés rapporter. Plutôt donc que de chercher dans ces récits les improbables traces historiques des fondements du pontificat, on les considérera comme révélateur de la manière dont les Anciens se représentaient ce sacerdoce. Le pontificat occupe une place privilégiée dans ces textes présentant les prêtrises romaines [17] : il est soit le premier soit le dernier cité, cette position marque son importance. Les auteurs grecs n'hésitent d'ailleurs pas à présenter les pontifes comme les prêtres les plus éminents. Dans l'ensemble, les anciens offrent une image cohérente de ce sacerdoce. Les pontifes sont à la tête des cérémonies sacrées, des sacra. Ces prêtres sont ainsi responsables des cérémonies publiques régulières : ils en connaissent les modalités d'accomplissement et en sont, semble-t-il, les acteurs. Mais c'est surtout le deuxième volet des activités des pontifes qui retient l'attention des auteurs : ces prêtres exercent une fonction d'experts, de consultants en matière de sacra, tant publics que privés.

Par contre, la structure même du collège et son fonctionnement n'intéressent guère ces auteurs. On passe ainsi au troisième axe de ma recherche : le collège à l'œuvre et tout d'abord ses structures.

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Le collège à l'œuvre

Structures et fonctionnement du collège pontifical

D'autres prêtres que les pontifes appartiennent en effet à ce collège : les vestales, le roi des sacrifices, les flamines majeurs [18], mais aussi très vraisemblablement les flamines mineurs. D'après un ordre hiérarchique archaïque, encore visible lors des banquets, le rex sacrorum est le premier, suivi des flamines de Jupiter, Mars et Quirinus, tandis que le grand pontife vient en dernier lieu [19]. Dans la pratique toutefois, ce dernier est à la tête de ce collège. C'est lui qui choisit les vestales et les flamines et qui veille à ce qu'ils respectent les obligations liées à leur sacerdoce, en leur infligeant des punitions en cas de manquements.

L'augmentation du nombre des pontifes sous la République est bien connue - je ne m'y attarderai pas [20]. Rappelons rapidement que l'empereur n'a pas créé selon son bon vouloir autant de postes qu'il le désirait dans les collèges sacerdotaux [21] ; au contraire, il a, semble-t-il, respecté les règles internes de la cooptation des prêtres par les collèges, même si sa voix y était, évidemment, prépondérante, tout comme au sénat.

Le recrutement des prêtres jusqu'en 235 avait été bien étudié [22]. En l'absence d'étude systématique récente, j'ai tenté de faire une prosopographie des prêtres des collèges majeurs, de 235 à la fin du 4e siècle, quand furent abolis les cultes polythéistes [23]. On remarque des différences considérables dans le recrutement de ces prêtres à partir du règne de Constantin : désormais, les pontifes peuvent cumuler deux, trois ou même quatre sacerdoces majeurs ; en outre, divers membres d'une même famille peuvent appartenir, en même temps, au collège. Ces changements peuvent être dus à la croissance du christianisme, nouvelle religion de l'empereur. Il devint sans doute difficile, dans ce contexte, de trouver des candidats aux sacerdoces païens.

Si le mode d'élection des pontifes et son évolution étaient déjà bien étudiés, j'ai dû reprendre totalement la question de l'accession de l'empereur au grand pontificat, qui constituait une des étapes dans le processus de l'investiture impériale. Selon moi, les savants qui ont voulu montrer que les empereurs, à partir de Nerva, ont assumé cette charge sacerdotale immédiatement après leur acclamation, ont fait un usage erroné des sources numismatiques. Après une analyse serrée des sources, il me semble bien plutôt que le grand pontificat, voté d'abord par le sénat, était ensuite formellement conféré à l'empereur par les comices sacerdotaux : les autres charges civiles semblent en effet avoir été confirmées par les comices jusqu'au 3e siècle. Ensuite, à partir de la fin du 3e siècle, le grand pontificat, comme d'ailleurs les autres titres impériaux, est assumé immédiatement après l'acclamation impériale, sans faire l'objet d'un vote du sénat.

Même les empereurs chrétiens, jusqu'à Gratien, portèrent ce titre païen. Il est possible de mieux cerner le rôle du collège pontifical dans l'« accueil » de son nouveau « chef », à partir d'un texte de Zosime et d'autres comparaisons [24] : ces prêtres présentaient au nouvel empereur la toge sacerdotale, vraisemblablement pour l'inviter à sacrifier avec eux et ils l'inscrivaient comme pontifex maximus. Ce passage de Zosime nous relate surtout le refus de cette toge par l'empereur Gratien. Après une longue analyse de ce texte et des autres sources considérées comme attestant le pontificat de cet empereur [25], j'ai proposé de dater cet événement en 376, durant l'unique voyage de Gratien à Rome. Le paradoxe d'un empereur à la fois chrétien et pontifex maximus de la religion publique romaine est désormais révolu

Passons maintenant au fonctionnement du collège pontifical, à l'organisation de ses réunions. Ces aspects avaient assez peu retenu l'attention des chercheurs. Les renseignements, que l'on doit glaner à travers divers types de sources, sont cependant dignes d'intérêt. Le grand pontife dirige les réunions du collège et communique ses décisions aux instances concernées, au nom de ses collègues. Contrairement à une opinion encore répandue, les autres pontifes ne sont pas ses simples conseillers : tout avis, tout décret apparaît comme émanant du collège, de l'ensemble des pontifes ; inversement, l'avis du seul grand pontife ne suffit pas pour s'imposer. Il semble que les « bons » empereurs aient respecté le mode de fonctionnement du collège. Les lettres de Symmaque et des inscriptions attestent que les pontifes continuèrent à se réunir durant les dernières décennies du 4e siècle, à une époque donc où les empereurs sont chrétiens et très rarement présents à Rome. À cette époque, la prise d'une décision pouvait susciter des débats et nécessiter plusieurs réunions. Les pontifes, semble-t-il, s'étaient alors répartis les tâches mensuellement ; il est possible que tel ait déjà été le cas auparavant.

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Compétences du collège pontifical

Envisageons à présent quelles étaient les compétences pontificales : celles-ci peuvent être réparties en deux grandes sphères : d'une part, ces prêtres remplissaient une fonction d'experts religieux - c'est surtout cet aspect qui a retenu l'attention des modernes ; d'autre part, les membres du collège pontifical apparaissent comme les acteurs d'un certain nombre de sacrifices.

Expertise en matière de droit sacré

Examinons d'abord les fonctions d'expertise exercées par les pontifes. Leurs avis et décrets étaient destinés à diverses catégories d'institutions et de personnes : Sénat et magistrats, prêtres publics, assemblées populaires, simples particuliers. Dans la plupart des cas connus, les pontifes répondent à des questions qui leur ont été soumises ; toutes proportions gardées, le collège pourrait être comparé au Conseil d'Etat ou à une sorte de commission parlementaire permanente ayant pour mission de résoudre les problèmes religieux qui se posent au Sénat et aux magistrats. Mais il apparaît parfois que ces prêtres formulent un avis ou font des annonces sans en avoir été requis au préalable.

Les annonces et les décrets des pontifes destinés au Sénat et aux magistrats apparaissent d'une part destinés à maintenir ou à rétablir la pax deorum, la bienveillance des dieux pour la ville. Des prodiges, perçus comme rupture de cette pax, des profanations ou des erreurs dans l'accomplissement d'une cérémonies religieuse doivent donc faire l'objet d'une « réparation » et peuvent nécessiter l'intervention des pontifes. D'autre part, les décrets des pontifes ont souvent pour but de définir clairement le « propriétaire » d'un bien : il s'agit d'établir à qui des dieux, des hommes ou des mânes appartient un édifice, une statue de culte ou à partir de quand des victimes promises à un dieu doivent lui être offertes par exemple.

Selon une opinion encore communément répandue aujourd'hui, le grand pontife convoquait et dirigeait les comices curiates, les assemblées populaires réunies pour l'inauguration du roi des sacrifices et des flamines, pour un certain type d'adoption appelé l'adrogation, pour les testaments, pour la detestatio sacrorum. Un examen serré des sources m'a permis de confirmer l'analyse faite par J. Bleicken [26] : rien ne permet d'affirmer que le grand pontife ait présidé ces assemblées ; au contraire, il apparaît plutôt que celles-ci, comme tous les autres comices, étaient dirigées par un magistrat supérieur.

Les pontifes toutefois jouaient un rôle d'experts devant ces comices : ils établissaient par exemple si étaient remplies les conditions nécessaires pour l'adrogation, entre autres si l'intérêt des sacra priuata était sauvegardé. Depuis Th. Mommsen, de très nombreux savants retiennent que l'adrogation s'accompagnait de la detestatio sacrorum, comprise comme renonciation par le futur adopté à ses sacra privés. En approfondissant une hypothèse de F. Daverio [27], il me semble préférable de refuser cette interprétation : le terme detestatio ne signifie jamais « renoncement » avant que les auteurs chrétiens ne l'utilisent en ce sens, mais signifie « reconnaissance devant témoins », selon les définitions de plusieurs juristes. Sur la base d'une définition des sacra priuata donnée par Gallus Aelius et à partir d'un exemple fourni par Tite-Live [28], je proposerais à titre d'hypothèse de reconnaître dans la detestatio sacrorum l'acte public par lequel un privé reconnaissait ses sacra priuata. Les pontifes auraient donc été amenés à jouer un rôle d'experts dans ce genre d'affaire où l'accomplissement des cérémonies privées par un individu entrait en conflit avec l'exercice d'une charge publique qui lui était confiée.

Le rex sacrorum annonçait au peuple les fêtes régulières du mois. Outre cette compétence d'annonce mensuelle des fêtes, le collège pontifical était responsable de l'intercalation d'un mois supplémentaire, tous les deux ans théoriquement, afin de faire coïncider l'année civile avec l'année naturelle, et ce jusqu'à la réforme du calendrier par César.

Les pontifes pouvaient également être interrogés par de simples particuliers. Les exemples transmis par nos sources se rapportent essentiellement à deux grands types de questions : les unes sont relatives à la « gestion du temps sacré » : quelles sont les activités permises ou prohibées durant les jours de fêtes ? Quelles sanctions frappent le contrevenant ? D'autre part, ces exemples concernent des questions relatives aux pratiques funéraires et au droit des tombeaux : est-il permis de déplacer un cadavre, de réparer un tombeau par exemple.

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Participation des membres du collège pontifical aux rites religieux publics

L'autre volet des compétences pontificales, souvent négligé par les modernes, se rapporte à la participation des membres de ce collège aux rites religieux publics. Choisissant de prendre en considération l'ensemble des prêtres appartenant à ce collège, j'ai tenté de mettre en lumière à quels types de services religieux ils participaient et de comprendre comment ils collaboraient entre eux et avec les autres acteurs religieux, prêtres ou magistrats.

Il est ainsi apparu que le collège pontifical exerce une mainmise presque exclusive sur l'accomplissement des rites réguliers traditionnels liés au cycle naturel : c'est-à-dire les fêtes liées à la croissance des céréales, à la gestion des bien produits, aux travaux des champs et à l'élevage. De même, les prêtres de ce collège participent à un grand nombre de fêtes liées au cycle civique, qui sont souvent considérées comme commémorant un événement « historique ».

Les pontifes pouvaient aussi assister un magistrat accomplissant des actes religieux particuliers, en lui dictant les formules exactes, par exemple lors de la formulation d'un vœu extraordinaire ou de la consécration d'un édifice. Les prêtres de ce collège prenaient également part à certaines des cérémonies extraordinaires dictées par les circonstances, par exemple à la suite de prodiges inquiétants nécessitant une expiation.

Sous l'Empire, les membres du collège pontifical participeront aux vœux et aux sacrifices réguliers et extraordinaires créés pour l'empereur et pour sa famille.

Si les anciens évoquaient peu les fonctions cultuelles des pontifes dans leur présentation théorique de ce sacerdoce, l'analyse des célébrations auxquelles participaient les membres de ce collège prouve de manière évidente qu'ils jouaient un rôle non négligeable dans la vie religieuse publique à Rome.

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Christianisme et pontificat

Revenons pour conclure au deuxième axe de mes recherches : le collège perçu par les Anciens. Après analyse des compétences pontificales, j'ai étudié la manière dont les auteurs chrétiens ont présenté le pontificat [29] : fondamentalement, il s'agit d'une image dépréciative, mais non totalement transformée. Les pontifes apparaissent à travers leurs écrits comme les ministres peu éclairés de dieux pervers, qui se complaisent dans les turpitudes et trompent les hommes. Dans quelques textes, les pontifes romains sont confrontés à des évêques, pontifes chrétiens, afin, évidemment de mettre en lumière la supériorité de ces derniers.

Ainsi, parmi les premiers usages de pontifex dans le sens d'évêque, on trouve des références claires au pontificat païen et à la culture classique. Mais certains de ces emplois se réfèrent aux sacerdoces judéo-chrétiens. Plus largement, il apparaît que le terme pontifex fut rapidement utilisé comme un synonyme d'episcopus, sans allusion au monde classique romain ou au contexte judéo-chrétien.

Ce n'est qu'à partir du milieu du 15e siècle que les papes reprendront systématiquement dans leurs titulatures le titre pontifex maximus de leurs prédécesseurs de la Rome républicaine et impériale [30], au point qu'il évoque d'abord spontanément aux oreilles de nos contemporains le chef de l'Eglise catholique.

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Notes

[1] La soutenance de ma thèse eut lieu en décembre 2001 à Bruxelles ; plusieurs publications sont issues de ce travail : F. Van Haeperen, Le collège pontifical (3e s. a.C.-4e s. p.C.). Contribution à l'étude de la religion publique romaine, Rome, Bruxelles, 2002 ; Perceptions chrétiennes du pontificat païen (fin 2e-5e s.), in Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve), Numéro 2, juillet-décembre 2001 (http ://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/02/pontificat.html) ; Des pontifes païens aux pontifes chrétiens. Transformations d'un titre : entre pouvoirs et représentations, sous presse in Revue belge de philologie et d'histoire, 81, 2003.

[2] Je remercie J. Poucet de m'avoir encouragée à entreprendre cette synthèse.

[3] A. Bouché-Leclercq, Les pontifes de l'ancienne Rome. Étude historique sur les institutions religieuses de Rome, Paris, 1871. On mentionnera aussi, comme références souvent citées, l'excellente mise au point de G. Wissowa (Religion und Kultus der Römer, 2e éd., Munich, 1912, p.501-523) et l'article peu novateur de G. J. Szemler (Pontifex, in RE, suppl. 15, 1978, col. 331-396).

[4] Voir J. Scheid, La religion des Romains, Paris, 1998, p. 9-1

[5] Parmi les ouvrages et articles de ces savants, citons J. Scheid, Romulus et ses frères. Le collège des frères arvales, modèle du culte public dans la Rome des empereurs, Rome, 1990 (BEFAR, 275) ; Id., Religion, 1998 ; M. Beard, J. North, S. Price, Religions of Rome. Volume I. A History, Cambridge, 1998.

[6] F. D'Ippolito, Giuristi e sapienti in Roma arcaica, Rome, Bari, 1986 (Biblioteca di Cultura Moderna, 931) ; J. A. Delgado Delgado, Criterios y procedimientos para la elección de los sacerdotes en la Roma republicana, in ‘Ilu. Revista de Ciencias de las Religiones, 4, 1999, p. 65-68.

[7] Sauf indication contraire, je renvoie à mon livre pour une discussion détaillée des points présentés ci-dessous.

[8] Aspects développés dans mon article Des pontifes païens aux pontifes chrétiens, 2003.

[9] E. Taübler, Terramare und Rom, Heidelberg, 1932, p.63ss ; G. Bonfante, Tracce di terminologia palafitticola nel vocabulario latino ?, in AIV, 97, 1937-1938, p. 53-70

[10] F. Ribezzo, Pontifices « quinionalis sacrificii effectores » I, in RIGI, 15, 1, 1931, p. 56 ; Id., I pontifices nella organizzazione e nella struttura della città italica II, in RIGI, 15, 2, 1931, p. 75-85 et, récemment, B. J. Kavanagh, Pontifices, Bridge-Making and Ribezzo Revisited, in Glotta, 76, 2000, p. 59-65

[11] H. Le Bourdellès, Nature profonde du pontificat romain. Tentative d'une étymologie, in RHR, 1976, p. 53-65.

[12] H. Fugier, Recherches sur l'expression du sacré dans la langue latine, Paris, 1963, p. 161-171 (Publications de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 146) ; E. Campanile, Sulla preistoria di lat. pontifex, in SCO, 32, 1982, p. 291-29

[13] L'opinion de Scaevola est rapportée par Varron (ling. 5, 83, 2) ; Plut. Numa, 9, 3.

[14] Varro ling. 5, 83, 3 ; Den. Hal. 2, 73, 1 ; Plut. Numa, 9, 4-5.

[15] Serv. auct. Aen. 2, 166 ; Zos. 4, 36, 1-2 ; Lyd. mens. 4, 15.

[16] Liv. 1, 20, 5-7 ; Den. Hal. 2, 73 ; Plut. Numa 9 ; 12, 1 ; Zos. 4, 36, 1-3 ; Suid. P. 2047.

[17] Outre les récits des origines, j'ai envisagé également les textes qui présentaient le pontificat de manière « théorique » : Varro ant. div. fg. 51, 52 ; Cic. rep. 2, 26 ; har. resp. 14, 18 ; nat. deor. 1, 122 ; 3, 5 ; leg. 2, 19-21, 29, 31 ; Val. Max. 1, 1, 1 ; Paul. Fest. p. 113 L. ; Fest. p. 198-200 L.

[18] Cic. har. resp. 12 ; Macr. Sat. 3, 13, 10-11.

[19] Fest. p. 198-200 L.

[20] J. Scheid, Religion, 1998, p.112-114 ; J. A. Delgado Delgado, Criterios, 1999, p. 57-81.

[21] J. Scheid, Le collège des frères arvales. Étude prosopographique du recrutement (69-304), Rome, 1990, p. 140-151 (Saggi di storia antica, 1).

[22] G. J. Szemler, The Priests of the Roman Republic. A Study of Interactions between Priesthoods and Magistracies, Bruxelles, 1972 (Collection Latomus, 127) ; L. Schumacher, Die vier hohen römischen Priesterkollegien unter den Flaviern, den Antoninen und Severern (69-235 n. Chr.), in ANRW, 2, 16, 1, 1978, p. 655-819 ; J. Scheid, Les prêtres officiels sous les empereurs julio-claudiens, in ANRW, 2, 16, 1, 1978, p. 610-654 ; Id., Collège, 1990.

[23] Les listes que j'ai dressées n'ont pas été publiées dans mon livre ; on pourra bientôt se reporter à l'ouvrage annoncé : Prosopographie der stadtrömischen Priesterschaften römischer, griechischer, orientalischer und jüdisch-christlicher Kulte bis 499 n. Chr., éd. H. Cancik, J. Rüpke, Stuttgart, 2002, 2 vol.
(
http ://www.uni-erfurt.de/vergleichende_religionswissenschaft/srrind.htm
)

[24] Zos. 4, 36, 3-5 ; Nicol. Damas. bios Kais., in FGrH II A 90, F. 127, 8-9 ; CIL VI 32388, l. 29-30.

[25] CIL VI 1175 (ILS 771) ; Aus. grat. actio 7, 35 ; 9, 42

[26] J. Bleicken, Oberpontifex und Pontifikalkollegium : eine Studie zur römischen Sakralverfassung, in Hermes, 85, 1957, p. 345-366.

[27] F. Daverio, Sacrorum detestatio, in SDHI, 45, 1979, p. 530-548.

[28] Gallus Aelius ap. Fest. p. 424 L. ; Liv. 41, 15, 9-10 ; 42, 32, 1-3.

[29] Présentation détaillée dans mes articles, Perceptions, 2001 et Des pontifes païens aux pontifes chrétiens, 2003.

[30] I. Kajanto, Pontifex maximus as Title of the Pope, in Arctos, 15, 1981, p. 37-52.

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003

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