Bibliotheca Classica Selecta - Traductions françaises dans la BCS

Ovide : Généralités

Fastes : Traduction commentée Boxus-Poucet (2002-2004)

Fastes (trad. Nisard, 1857) : Intro - I - II - III - IV - V - VI

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

OVIDE

FASTES III : Mars

Traduction de M. Nisard, Paris, 1857 (très légèrement adaptée)

 


 

La traduction présentée est, pour l'essentiel, celle de M. Nisard (Ovide. Oeuvres complètes avec la traduction en français, Paris, 1857, p. 578-598). Pour faciliter la lecture, nous avons toutefois modernisé l'orthographe, introduit des références et placé des intertitres (en général ceux de l'édition H. Le Bonniec, I, Catane, 1969). Nous n'avons pas non plus hésité à transformer certains noms propres, pour les adapter tant aux usages modernes qu'au texte des éditions critiques.

 


 

Invocation à Mars, patron du mois (3, 1-8)

 

Viens, je t'invoque, dieu des combats; mais dépose un moment la lance et le bouclier; détache aussi ton casque, et laisse flotter cette brillante chevelure. "Que peut me vouloir un poète?" demandes-tu. Mars, le mois que je chante porte le même nom que toi; [3, 5] Minerve aussi préside aux mêlées sanglantes; les beaux arts, pour cela, lui sont-ils moins chers? Prends donc haleine, à l'exemple de Pallas, et jette là ton javelot.


 

Mars et la Vestale Rhéa Silvia (3, 9-40)

 

Désarmé, tu sais triompher encore; tu étais désarmé quand une prêtresse [3, 10] te reçut dans ses bras, afin que Rome un jour adorât en toi le père d'une race de héros.

Silvia, la vestale, qui m'empêche d'en faire le récit? allait un matin puiser l'eau pour les sacrifices; elle suit le sentier doucement incliné qui la conduit au rivage, et là elle dépose l'urne d'argile qu'elle portait sur sa tête. [3, 15] Fatiguée de la route, elle s'assied, ouvre son sein au souffle des zéphyrs, et répare le désordre de sa chevelure. Tandis qu'elle se repose, l'ombre des saules, le gazouillement des oiseaux, le léger murmure des ondes, tout l'invite à dormir. Le doux sommeil appesantit peu à peu ses paupières vaincues; [3, 20] la main qui soutenait son front retombe sur ses genoux. Mars a vu Silvia, il l'a désirée, il la possède, et, dieu tout-puissant, il fait que la vestale elle-même ignore son larcin.

À son réveil, la vierge a déjà conçu; déjà elle te porte dans son sein, ô Romulus, fondateur de la ville éternelle. [3, 25] Elle se lève languissante, et ne sait d'où lui vient cette langueur. Appuyée contre un arbre, elle laisse échapper ces mots: "Puisse être pour moi d'un favorable augure ce que j'ai vu pendant mon sommeil! Était-ce un rêve? Mais pourtant, dans nos rêves, les images ont moins de clarté. Je me trouvais près de l'autel de Vesta. [3, 30] La bandelette de laine qui retenait mes cheveux se dénoue et tombe près du foyer sacré! O prodige! à peine elle a touché la terre, que deux palmiers en sortent à la fois: l'un, plus grand que l'autre, étendait sur l'univers entier ses branches vigoureuses, et son feuillage naissant touchait déjà les cieux. [3, 35] Je vois soudain le frère de mon père lever la hache contre les palmiers; son geste menaçant m'épouvante, et mon coeur palpite d'effroi. Le pivert, oiseau de Mars, et une louve combattent pour les arbres jumeaux, et ce secours les a sauvés tous deux." Elle dit, et en racontant son rêve [3, 40] elle avait rempli son urne; elle la soulève avec effort d'une main mal assurée.


 

Les enfances et la jeunesse de Romulus et de Rémus (3, 11-76)

 

Cependant Rémus et Romulus croissaient dans le sein de la vestale, que gonflait de jour en jour le germe divin. L'année poursuivait sa révolution, et pour qu'elle fût achevée, il ne restait plus au dieu de la lumière que deux signes à parcourir. [3, 45] Silvia devient mère: à ce moment, dit-on, les images de Vesta se couvrirent le visage de leurs mains virginales, et pendant l'accouchement de la prêtresse, il est certain que l'autel de la déesse trembla, et que le feu sacré se cacha d'effroi sous la cendre.

À cette nouvelle, Amulius qui, foulant aux pieds la justice, [3, 50] occupait un trône ravi à son frère, Amulius ordonne que les deux enfants soient submergés dans le fleuve; mais le flot, reculant devant un crime, les laisse à sec sur le rivage. Qui ne sait qu'une bête féroce leur offrit ensuite sa mamelle, et que le pivert apporta souvent des aliments à ces créatures abandonnées? [3, 55] Tu ne seras pas oubliée dans mes vers, ô Larentia, nourrice d'un si grand peuple; je dirai, ô Faustulus, quel trésor recèle ta pauvre cabane, et vos noms seront célébrés quand je serai venu aux Larentales; c'est une des fêtes de décembre, de ce mois consacré à la joie des festins.

Les fils de Mars comptaient déjà dix-huit ans; [3, 60] déjà une barbe naissante se mêlait à leur blonde chevelure. Tous les laboureurs et les prêtres venaient se soumettre aux enfants d'Ilia. Souvent on les voyait rentrer dans leurs habitations couverts du sang des brigands, et ramenant aux pâturages leurs boeufs reconquis. [3, 65] Dès qu'ils ont connu le secret de leur naissance, l'idée qu'un dieu est leur père enflamme leurs courages, et quelques cabanes ne sont pas un théâtre digne de si nobles destinées. Amulius tombe percé de l'épée de Romulus lui-même; le sceptre est rendu au vieux Numitor.

Des murs s'élèvent peu redoutables encore, [3, 70] et pourtant il en coûte cher à Remus pour les avoir osé franchir; là où étaient d'épaisses forêts, là où se cachaient les bêtes féroces, une ville commençait à paraître. "Dieu des combats, dit alors le fondateur de cette ville éternelle, si je dois t'appeler mon père (et bientôt il ne sera plus permis d'en douter), [3, 75] je veux que I'année romaine s'ouvre sous tes auspices, et que le premier mois porte ton nom." Sa volonté s'accomplit: le mois reçoit le nom du père de Romulus, et le dieu agrée ce pieux hommage.


 

Le dieu Mars en Italie (3, 79-98)

 

Toutefois, Mars dès longtemps occupait le premier rang parmi les divinités du Latium; [3, 80] un tel culte plaisait à ces peuplades belliqueuses. Pallas est adorée chez les enfants de Cécrops, Diane chez les Crétois de Minos, Vulcain dans l'île où régna Hypsipyle, Junon à Sparte et à Mycènes, royaume des Pélopides, enfin le dieu couronné de pin sur les sommets du Ménale. [3, 85] Mars était adoré dans le Latium, parce qu'il préside à la guerre; pour cette nation farouche, dans la guerre seule était la gloire et la puissance. Parcourons un moment les fastes de nos voisins, nous y trouverons aussi un mois portant le nom de Mars. C'était le troisième chez les Albains, le cinquième chez les Falisques, [3, 90] le sixième dans le pays des Herniques. La ville d'Aricie, la ville qui doit ses hauts remparts à Télégonus, comptent toutes deux le temps comme les Albains; chez les Laurentins, ce même mois a la cinquième place, la dixième chez le rude Équicole, la quatrième chez les habitants de Cures, [3, 95] la quatrième encore chez le Pélignien, toujours armé, qui suivait en cela les usages des Sabins, ses ancêtres.

Ainsi tous ces peuples avaient consacré à Mars un de leurs mois; Romulus fit plus pour honorer l'auteur de ses jours, il voulut que ce mois fût le premier de l'année.


 

L'année de 10 mois, dite de Romulus (3, 99-134)

 

Autrefois aussi, on ne comptait pas autant de Calendes qu'aujourd'hui. [3, 100] L'année de nos pères avait deux mois de moins que la nôtre. O Grèce, tu n'avais pas encore apporté les arts en tribut à tes vainqueurs! Tu savais bien dire, mais le courage te manqua sur les champs de bataille. ÊEtre brave à la guerre, c'était là toute la science des Romains; lancer un javelot, c'était là toute leur éloquence. [3, 105] Connaissaient-ils les Hyades et les Pléiades, filles d'Atlas? S'étaient-ils jamais aperçus que l'axe du monde a deux pôles; qu'il y a également deux Ourses: l'une, Cynosure, suivie par les Sidoniens; l'autre, Hélicè, guide des pilotes grecs; enfin, qu'il faut un an au soleil pour parcourir les signes célestes, [3, 110] tandis qu'en un seul mois le char de sa soeur les a tous visités? Libres dans leur course, les astres achevaient leurs révolutions sans être observés; toutefois on s'accordait à y voir des dieux. Il n'y avait d'autres constellations pour les Romains que les étendards militaires; celui qui les abandonnait commettait un grand crime. [3, 115] Ce n'était pourtant qu'une gerbe de foin; mais elle n'était pas moins respectée alors que nos aigles d'argent ne le sont aujourd'hui. Cette gerbe (maniplus), on la portait au haut d'une longue perche; de là le nom de manipuIaire donné au soldat.

Ainsi il manquait toujours dix mois au lustre [3, 120] que célébraient ces hommes ignorants et sans culture; l'année était finie dès que la lune avait renouvelé dix fois son croissant; ce nombre prévalait alors, soit parce que nos doigts nous apprennent à compter ainsi, soit parce que les femmes accouchent au dixième mois, [3, 125] soit parce que nos chiffres ne vont en croissant que jusqu'à dix, et recommencent alors de nouvelles séries. C'est pour cela que Romulus partagea en dix corps, de chacun cent hommes, tous les soldats combattant avec les mêmes armes: il y eut dix corps de hastats, dix de princes, dix de pilani. [3, 130] Ceux qui avaient mérité d'être gratifiés d'un cheval étaient également divisés par dix, comme aussi les trois tribus, auxquelles il donne le nom de Titiens, de Ramnes, de Lucères. C'est pendant dix mois encore que la veuve pleure son époux; enfin ce nombre se trouvait partout, et Romulus le choisit pour mesurer l'année.


 

L'année commençait jadis en mars (3, 135-150)

 

[3, 135] Si vous doutez que les Calendes de Mars aient tenu autrefois le premier rôle, il est des usages encore auxquels vous pouvez le reconnaître: à ce moment la guirlande de laurier qui a été suspendue toute l'année dans la demeure des flamines disparaît, et fait place à de nouveaux rameaux; l'arbre verdoyant de Phébus décore la porte du roi des sacrifices, [3, 140] la porte de la vieille curie. La statue de Vesta se pare d'une nouvelle couronne récemment cueillie sur l'antique laurier des autels troyens. C'est alors aussi, dit-on, que le feu sacré se renouvelle au fond du sanctuaire caché, et que la flamme ranimée brûle avec plus d'ardeur. [3, 145] Une autre preuve pour moi que le mois de Mars ouvrait l'ancienne année, c'est qu'il a vu commencer le culte d'Anna Perenna. Du temps de nos pères, jusqu'à la guerre du perfide Hannibal, on entrait en charge au mois de Mars. Enfin Quintilis n'est le cinquième mois que si l'on compte à partir du mois de Mars, [3, 150] et j'en dirai autant de tous ceux qui le suivent.


 

Brève histoire du calendrier romain: Numa et César (3, 151-166)

 

Celui que les Romains allèrent chercher au pays célèbre par ses olives, Pompilius, s'aperçut le premier que l'année était incomplète, averti peut-être par la nymphe Égérie, ou instruit par l'inventeur de la métempsycose, par le philosophe de Samos.

[3, 155] Toutefois il ne fixa pas par d'infaillibles règles la division du temps; cette gloire, entre tant d'autres, était réservée à César. Ce dieu, ce père d'une si noble race, ne crut pas cette étude au-dessous de lui; ce ciel, qu'il devait habiter un jour, il voulut le connaître d'avance, [3, 160] et ne pas entrer comme un hôte ignorant dans la demeure des immortels. Il détermina, par des calculs certains, le temps que met le soleil à revenir au signe d'où il était parti; aux trois cent cinq jours de l'ancienne année, il en ajoute soixante, et de plus six heures; le jour que forment ces heures s'ajoute ensuite au lustre et le complète, [3, 165] et telle est la mesure de l'année.


 

1er Mars: les Matronalia (3, 167-258)

 

S'il est permis aux poètes de s'entretenir en secret avec les dieux, si la renommée n'a pas menti en nous prêtant ce privilège, dis-moi, ô Gradivus, toi, la plus virile entre toutes les divinités, [3, 170] dis-moi pourquoi les dames romaines célèbrent ta fête.

Mars, après avoir déposé son casque, mais gardant encore un javelot à la main, me répondit en ces termes : "Voici la première fois qu'on m'invite, moi, le dieu de la guerre, à prendre part à ces délassements qui charment les loisirs de la paix; c'est un camp nouveau pour moi que celui où tu m'appelles; [3, 175] j'y viendrai cependant sans répugnance, et je saurai y jouer mon rôle, afin que Minerve ne se croie pas seule souveraine dans l'empire des arts. Je t'apprendrai, chantre laborieux de l'année latine, ce que tu désires connaître: que mes paroles restent gravées dans ta mémoire.


 

L'enlèvement et l'intervention des Sabines (3, 179-234)

 

"C'était d'abord peu de chose que Rome, si l'on porte les yeux sur son berceau; [3, 180] mais elle était grande de tout son avenir. L'enceinte de ses murailles naissantes, qui devait être trop étroite un jour, semblait trop vaste alors pour les premiers habitants. Si tu me demandes ce qu'était le palais de mon fils, je te montrerai cette cabane de roseau et de chaume. [3, 185] C'est là qu'il reposait paisiblement sur la paille; mais de ce lit, il est monté aux cieux."

"Déjà le nom des Romains était redouté bien au-delà de leur territoire, et partout ils avaient été refusés comme gendres et comme époux. [3, 190] C'est en vain qu'ils m'appelaient leur père; des voisins opulents les méprisaient et les repoussaient à cause de leur pauvreté; on leur reprochait d'avoir vécu dans les étables, d'avoir mené paître les troupeaux, et de ne posséder qu'une médiocre étendue de terrains encore en friche. Les oiseaux, les animaux sauvages, s'accouplent avec leurs pareils; le serpent trouve avec qui reproduire sa race; [3, 195] aux extrémités les plus reculées du monde, il n'est point de nations qui ne s'unissent par les mariages; aux Romains seuls des épouses étaient refusées."

"Irrité, moi-même, j'animai Romulus du courroux de son père. Cesse de t'abaisser aux prières, lui dis-je; les armes te donneront ce que tu as demandé sans l'obtenir. Prépare une fête au dieu Consus; Consus achèvera le récit [3, 200] de ce qui se passa en ce jour, quand le moment d'expliquer son culte sera venu."

"Les peuples de Cures et tous ceux qui ont à venger le même affront sont transportés de fureur. Pour la première fois, on voit le beau-père prendre les armes contre son gendre. Mais la guerre entre si proches voisins ne commença pas sur-le-champ; et, quand elle éclata, les vierges qu'on avait enlevées étaient devenues mères. [3, 205] Elles se réunissent dans le temple de Junon, et l'épouse de mon fils, se plaçant au milieu d'elles, parla ainsi: "Nous, que la même violence a soumises à la même destinée, pouvons-nous rester plus longtemps dans une coupable indifférence? Deux armées vont en venir aux mains. Pour quel parti demanderons-nous aux dieux la victoire? [3, 210] D'un côté sont nos époux, et de l'autre nos pères. Veuves sans les uns, orphelines sans les autres, comment choisir? Vous agirez en femmes à la fois fortes et pieuses si vous suivez mon conseil." Elle parle, elle est obéie."

"Toutes, les cheveux épars, en longs habits de deuil, [3, 215] au moment où mille épées n'attendaient que le signal du carnage, au moment où la lutte allait s'ouvrir au son des clairons, elles s'élancent entre leurs pères et leurs époux, tenant entre leurs bras les gages sacrés de l'hymen. Dès que ces femmes échevelées sont au milieu du champ de bataille, [3, 220] elles se jettent à genoux; et leurs enfants, comme inspirés alors par l'instinct, tendaient leurs petits bras, avec des cris de joie, du côté des grands-pères. Les uns l'appelaient de son nom, ce grand-père qu'ils voyaient pour la première fois; et ceux qui ne pouvaient l'appeler encore y suppléaient par de touchants efforts. [3, 225] À ce spectacle, tous les courages s'amollissent; le fer tombe de la main des guerriers; les beaux-pères ont jeté leurs épées pour embrasser leurs gendres; ils pressent aussi contre leurs coeurs ces filles héroïques; ils portent leurs petits-fils assis au milieu des boucliers, qui jamais n'ont servi à plus charmant usage."

"Voilà pourquoi c'est un devoir, pour les matrones romaines, [3, 230] pour les filles d'Oebalus, de célébrer au premier jour du mois les Calendes qui me sont consacrées. Si elles m'honorent ainsi par des cérémonies religieuses, est-ce parce que, bravant les épées nues, elles ont conjuré par leurs larmes les fureurs de la guerre? Est-ce pour me remercier d'avoir rendu Ilia mère?"


 

Le début du printemps: période de fécondité (3, 225-244)

 

"[3, 235] Est-ce pour fêter le départ de l'hiver, la fin des frimas, la fonte des neiges et le triomphe du soleil? Alors en effet l'arbre, dépouillé par le froid, se couvre d'un nouveau feuillage; le bourgeon gonflé de sucs s'échappe de la tendre écorce; l'herbe, longtemps cachée, perce enfin le sein de la terre, [3, 240] et annonce les trésors de la moisson; alors tous les champs sont fertiles, les troupeaux se reproduisent, l'oiseau prépare sur la branche un asile, un berceau à ses petits. Ce n'est donc pas sans raison que les mères du Latium célèbrent cette époque de fécondité universelle; pour elles, la milice, c'est l'enfantement demandé par mille prières."


 

Junon Lucina et son temple sur l'Esquilin (3, 245-258)

 

[3, 245] Enfin, sur la colline où les Romains veillaient à la sûreté de Romulus, et qu'on nomme aujourd'hui les Esquilies, les dames romaines élevèrent ce jour-là même, si je ne me trompe, un temple en l'honneur de Junon. Mais pourquoi fatiguerais-je ta mémoire par le récit de tant de causes? [3, 250] La véritable réponse, la voici; elle est frappante. Ma mère protège les épouses; le fils partage les hommages qui s'adressent à sa mère; un si pieux motif est celui que je préfère. Donnez des fleurs à la déesse, elle aime cette parure du printemps; couronnez-la de fraîches guirlandes; [3, 255] dites-lui: O Lucine, c'est à toi que nous devons de voir le jour. Dites-lui: Entends la voix de celle qui t'appelle à son secours dans les douleurs de l'accouchement. Que toute femme enceinte, les cheveux épars, vienne supplier Lucine de la délivrer doucement du fardeau qu'elle porte dans son sein."


 

Institution des Saliens par Numa (3, 259-392)

 

Invocation à Égérie, l'inspiratrice de Numa; la vallée d'Aricie (3, 259-284)

 

Qui me dira maintenant pourquoi les Saliens portent [3, 260] les armes de Mars, présent tombé du ciel, pourquoi ils chantent Mamurius? Inspire-moi, Égérie, c'est de toi que je vais parler, divine épouse de Numa, toi dont il allait chercher les entretiens mystérieux sur les bords du lac de Diane, et au fond de ses bois sacrés!

Dans la vallée d'Aricie, entourée d'une épaisse forêt, il est un lac, objet d'un culte antique. [3, 265] C'est là qu'Hippolyte a disparu, déchiré par ses coursiers furieux: aussi nul cheval ne pénètre plus dans cette forêt. C'est là qu'on voit des bandelettes suspendues le long des buissons, et plus d'un tableau votif y raconte les bienfaits de la déesse. Souvent, ses prières exaucées, une femme, le front couronné de fleurs, [3, 270] vient ici de Rome avec des torches allumées. Dans cette forêt règne le plus brave au combat et le plus agile à la course; mais, pour régner, il a donné la mort; son successeur lui donnera la mort un jour. Là, on entend le murmure confus d'un ruisseau coulant sur un lit de cailloux; on peut s'y désaltérer souvent, mais jamais à longs traits. [3, 275]

C'est à Égérie qu'appartiennent ces ondes: Égérie, nymphe chérie des Muses, l'épouse et l'oracle de Numa. C'était le temps où il fallait enfin soumettre au frein de la justice et retenir par la crainte des dieux ces Romains toujours prêts à saisir les armes; les lois sont proclamées et remplacent le droit du plus fort; [3, 280] alors les divinités des ancêtres deviennent l'objet d'un culte solennel. La barbarie disparaît peu à peu; l'équité succède à la violence; le citoyen rougit de combattre contre un citoyen, et tel qui, furieux, allait assouvir sa colère, s'apaise soudain, à l'aspect de l'autel, et vient jeter sur la flamme le vin, le sel et le froment.


 

Étiologie du culte de Jupiter Elicius: Numa, Picus et Faunus (3, 285-328)

 

[3, 285] Mais voici que le maître des dieux lance ses traits de feu à travers les nuages; du haut des cieux épuisés, des torrents de pluie tombent sur la terre. Jamais la foudre n'a frappé à coups si pressés; le roi tremble; le peuple est consterné. "Ne crains rien, lui dit la déesse; on peut conjurer les présages sinistres de la foudre, [3, 290] et fléchir le courroux terrible de Jupiter. C'est Picus ou Faunus, génies tutélaires du sol romain, qui vous révéleront les rites expiatoires. Mais ils ne céderont pas sans résister; il faut les saisir et les charger de chaînes." En même temps, elle lui indique le moyen de les surprendre.

[3, 295] Il y avait, au pied de l'Aventin, un bois où le sombre feuillage des chênes entretenait une nuit éternelle: on ne pouvait y entrer sans s'écrier: "Ici il y a des dieux!" Au milieu étaient des tapis de gazon; un ruisseau d'eau vive sortait des flancs d'un rocher tout tapissé de verte mousse. Faunus et Picus étaient presque les seuls qui pussent y boire. [3, 300] Numa pénètre en ces lieux; il immole une brebis à la fontaine; puis, déposant sur ses bords des coupes pleines d'un vin parfumé, il se cache au fond d'une grotte, avec tous ceux qui l'ont accompagné.

Les deux divinités champêtres viennent à la fontaine à l'heure accoutumée; le vin coule à flots dans leurs gorges altérées. [3, 305] L'ivresse amène le sommeil; Numa sort de l'antre frais, et des liens étroits assujettissent les mains captives de Faunus et de Picus. À leur réveil, ils s'efforcent de rompre ces entraves; mais ces efforts même ne servent qu'à en resserrer les noeuds. "Dieux de ces forêts, s'écrie Numa, pardonnez à mon audace; [3, 310] un attentat sacrilège est bien loin de ma pensée. J'ai voulu apprendre de vous à conjurer les présages sinistres de la foudre."

Ainsi parla Numa; ainsi lui répondit Faunus, en secouant son front cornu: "Tu demandes beaucoup, et ce n'est pas à nous qu'il appartient de révéler un tel mystère; notre pouvoir a ses limites. [3, 315] Nous sommes des dieux champêtres, et ne régnons que sur les cimes de ces montagnes; la foudre n'obéit qu'à Jupiter. Seul tu ne saurais la faire descendre du ciel; peut-être le pourras-tu, aidé de notre secours." Ainsi parla Faunus, et Picus approuva ses paroles. [3, 320] "Cependant, ajouta Picus, délivre-nous de ces liens. Par de puissants enchantements, nous appellerons ici Jupiter; je te le promets, je te le jure par les sombres vapeurs du Styx." Ce que firent les dieux, libres de leurs liens, quels vers magiques ils prononcèrent, et comment ils firent descendre Jupiter des célestes demeures, [3, 325] nul mortel ne peut le savoir; il est des mystères interdits à mes chants, et je dirai seulement ce que peut dire sans crime un poète religieux. À leur voix, tu sortis du ciel, ô Jupiter; et c'est pour cela que les générations qui suivirent t'adorèrent sous le nom de Jupiter Elicius.


 

La conversation entre Jupiter et Numa (3, 329-356)

 

On rapporte que les forêts tremblèrent sur les sommets de l'Aventin, [3, 330] et que la terre s'affaissa sous le poids du maître de l'Olympe. Le coeur du roi battait avec violence; son sang troublé se refoulait dans ses veines; ses cheveux s'étaient dressés sur son front. Revenu à lui: "Roi et père des grands dieux, s'écria-t-il, [3, 335] si la main qui touche tes autels est innocente, si la voix qui t'implore est pieuse, je t'en supplie, quand la foudre nous apporta tes menaces, enseigne-nous à les conjurer." Jupiter accueille sa prière; mais il lui laisse la vérité à chercher sous des équivoques subtiles, et ses paroles à double sens effraient de nouveau le roi.

"Coupe une tête. - J'obéirai, dit le roi; [3, 340] je couperai celle d'un oignon arraché dans nos jardins. - Je veux celle d'un homme. - Vous en aurez les cheveux. - Il me faut une âme. Eh bien! l'âme d'un poisson. - Soit, dit Jupiter en souriant, que ce soient donc là les offrandes expiatoires. O mortel, digne de converser avec un dieu! [3, 345] demain, lorsque le disque de Phébus brillera tout entier, je te donnerai un gage assuré du salut de l'empire."

Il dit, ébranle l'air d'un grand coup de tonnerre, et remonte aux cieux, laissant Numa dans une adoration silencieuse. Numa, de retour, raconte, plein de joie, aux Romains, ce qu'il vient d'entendre. [3, 350] Ce n'est que lentement et difficilement qu'on ajoute foi à son récit. "Vous me croirez au moins, dit-il, si l'événement confirme mes paroles. Sachez donc, vous tous qui m'écoutez, ce qui doit arriver demain. Lorsque le disque de Phébus brillera tout entier, Jupiter nous donnera un gage assuré du salut de l'empire." [3, 355] La foule se retire doutant toujours; cette promesse lui semble tardive, et, pour croire, elle remet au lendemain.


 

Un ancile tombe du ciel; Mamurius, le forgeron mythique (3, 357-392)

 

La terre était humide encore de la rosée du matin, et déjà le peuple s'était rassemblé devant le palais de son roi. Il sort, et va s'asseoir sur son trône d'érable. [3, 360] Une foule innombrable l'entoure et se tait. Le soleil commençait à peine à paraître sur l'horizon; la crainte, l'espérance tiennent en suspens tous les esprits. Le roi, debout, la tête couverte d'un voile blanc, lève au ciel ces mains que les dieux connaissent. [3, 365] "O Jupiter, dit-il, voici le moment où nous allons recevoir le présent promis; puisse ta parole ne pas tarder à s'accomplir!". Tandis qu'il achevait ces mots, le soleil s'était élevé du sein des ondes; tout à coup, un bruit formidable ébranle la voûte des cieux; l'air est serein et sans nuages, et pourtant le tonnerre retentit trois fois; trois fois la foudre est lancée. [3, 370] Ce sont là des prodiges; mais, croyez-moi, je ne raconte que ce qui s'est passé. Le ciel s'entrouvre; peuple et roi, tous baissent les yeux; alors, doucement balancé sur l'aile des vents, un bouclier tombe; tout le peuple pousse un cri.

[3, 375] Numa immole d'abord une génisse dont la tête n'a jamais fléchi sous le joug, puis il ramasse le présent céleste, et lui donne le nom d'ancile, parce qu'il est échancré sur toutes les faces, et que l'oeil n'y découvre aucun angle. Mais bientôt Numa se souvint que le destin de l'empire était désormais attaché à ce bouclier; [3, 380] il eut recours à une ruse ingénieuse pour le dérober aux regards et le protéger contre toute surprise: il ordonna qu'on en fabriquât un grand nombre en tout semblables à celui-là. Ce fut l'ouvrage de Mamurius, citoyen vertueux autant qu'habile ouvrier. [3, 385] "Demande ton salaire, lui dit Numa, disposé à le combler de richesses; crois-en la parole de ton roi, tout ce que tu désireras, je te l'accorderai." Déjà les Saliens (dont le nom vient du mot qui désigne la danse) avaient reçu de lui des armes et des hymnes à chanter d'après un rythme prescrit. "Que la gloire soit ma récompense, dit Mamurius, [3, 390] et qu'à la fin de leurs hymnes les Saliens répètent mon nom." C'est pour cela que nos prêtres répètent le nom de Mamurius; ils le paient de son oeuvre, et acquittent la promesse du roi.


 

Interdiction de se marier (3, 393-398)

 

Diffère ton hymen, jeune fiancée, malgré ton impatience, malgré l'ardeur de ton amant; vous gagnerez beaucoup à ce léger sacrifice. [3, 395] Les armes appellent la guerre, et la guerre est fatale aux époux; lorsque les armes sacrées auront été rendues au sanctuaire, vous vous unirez sous de meilleurs auspices. En ces jours, il est défendu aussi, à l'épouse voilée du Flamen Diale, de peigner sa chevelure.


 

3 mars: coucher de l'un des Poissons (3, 399-402)

 

Dès que la troisième nuit aura ramené les étoiles à la voûte des cieux, [3, 400] un des poissons disparaîtra; car ils sont deux: l'un, placé vers les régions de l'Auster, l'autre voisin de l'Aquilon; et c'est le nom même de ces vents qui sert à les distinguer l'un de l'autre.


 

5 mars: coucher du Bouvier; catastérisme d'Ampélos (3, 403-414)

 

Quand l'épouse de Tithon, les joues baignées de larmes parfumées, nous ramènera le cinquième jour, [3, 405] tes yeux cesseront d'apercevoir Arctophylax, qu'on appelle aussi le paresseux Bouvier; mais le Vendangeur est visible; je vais dire en peu de mots l'origine de cette constellation.

Le jeune Ampélos, né des amours d'une nymphe avec les satyres, fut chéri de Bacchus; [3, 410] sur les sommets du mont Ismare, le dieu lui donna une vigne enlacée au feuillage d'un ormeau: la vigne même a gardé le nom de l'enfant. Un jour, voulant cueillir une grappe dorée sur la branche, il tomba, et Bacchus retrouva dans les cieux celui qu'il avait perdu sur la terre.


 

6 mars: anniversaire de l'élection d'Auguste au grand pontificat (3, 415-428)

 

[3, 415] Phébus, pour la sixième fois sorti de l'Océan, gravit les pentes escarpées de l'Olympe, et ses chevaux ailés l'emportent dans les airs. Vous tous, adorateurs de l'antique Vesta, apportez la coupe et l'encens aux autels troyens. À ses titres innombrables, [3, 420] César a joint le titre de grand pontife, et c'est celui dont il s'enorgueillit davantage; César, dieu éternel, veille sur le feu éternel, et les deux génies tutélaires de l'empire sont maintenant réunis dans un même sanctuaire.

Les choses sacrées sauvées de l'incendie de Troie, fardeau précieux qui protégea Énée contre le fer des ennemis, [3, 425] un prêtre issu du héros troyen était seul digne de les toucher; le culte de Vesta est pour lui un culte de famille. O Vesta, veille sur la vie de celui qui te touche de si près! Sa main pieuse ranime incessamment les feux de tes autels; que ces feux brillent toujours sans s'éteindre, mais que le flambeau de ses jours brille comme eux, et que comme eux il ne s'éteigne jamais.


 

7 mars: anniversaire de la dédicace du temple de Veiovis (3, 429-448)

 

Il n'y a qu'un souvenir attaché aux Nones de Mars; [3, 430] c'est un temple de Veiovis qui fut consacré, dit-on, en ce jour, entre deux bois sacrés. Dès que Romulus eut entouré cet espace de murailles élevées: "Quiconque viendra ici, s'écria-t-il, pour y chercher un asile, qu'il soit en sûreté. Voilà pourtant l'humble berceau de toute la puissance romaine; voilà les premiers habitants de Rome. Qui eût soupçonné alors ses hautes destinées?

[3, 435] De peur que le mot inconnu de Veiovis ne blesse vos oreilles étonnées, apprenez quel est ce dieu, et pourquoi il s'appelle ainsi: c'est Jupiter encore jeune. Regardez: ses traits indiquent son âge; voyez aussi sa main: elle ne tient point la foudre; [3, 440] Jupiter ne la saisit que lorsque les géants eurent tenté d'escalader le ciel; auparavant, il était désarmé. La première fois qu'il alluma ses flammes vengeresses, ce fut pour consumer l'Ossa, le Pélion, élevé sur l'Ossa, et l'Olympe, fortement enraciné au sein de la terre. Près de lui, on a représenté la chèvre que menaient au pâturage les nymphes de l'Ida crétois, et qui nourrit de son lait Jupiter enfant.

[3, 445] Mais que signifie le nom même de Veiovis? les laboureurs appellent végrandes les semences avortées; petit, dans leur langage, se dit vescus; si donc tel est le sens de cette syllabe, ne pourrait-on pas supposer que le temple de Veiovis n'est autre que le temple de Jupiter enfant?


 

7 mars: lever de Pégase (3, 449-458)

 

Lorsque les astres brilleront dans la plaine azurée des cieux, [3, 450] tu verras la tête du cheval de la Gorgone; on dit qu'il s'élança, la crinière déjà sanglante, de la tête de Méduse, qui l'avait recelé jusqu'au moment où elle tomba sous le fer de Persée. D'un bond il franchit les nuages et toucha les astres; les cieux pour lui remplacèrent la terre, et ses pieds furent des ailes rapides. [3, 455] Cependant le frein s'était glissé pour la première fois dans sa bouche indignée, lorsque, frappant la terre d'Aonie, il en fit jaillir une fontaine. Le voilà revenu dans les cieux, où le portaient auparavant ses ailes; il brille couronné de quinze étoiles.


 

8 mars: lever de la Couronne; plaintes d'Ariane abandonnée (3, 459-516)

 

La nuit suivante, tes yeux vont découvrir la couronne de la fille de Minos; [3, 460] c'est le crime de Thésée qui en a fait une déesse. Délaissée par un époux parjure, mais heureuse depuis avec Bacchus, celle qui avait guidé avec un fil les pas d'un ingrat disait, s'applaudissant de son hymen: "Que j'étais folle de pleurer Thésée! en me trahissant il m'a servie."

[3, 465] Cependant le dieu qui se pare de sa chevelure, le dieu Liber, vainqueur des Indes revient chargé des dépouilles de l'Orient. Parmi les captives, jeunes filles remarquables par leur beauté, il est une fille de roi qui n'a que trop su plaire à Bacchus. Ariane verse des larmes; épouse, amante infortunée, elle court, [3, 470] les cheveux épars, le long du rivage, et ces paroles s'échappent de sa bouche: "Flots de la mer, écoutez mes plaintes pour la seconde fois; sable de ce rivage, soyez une seconde fois arrosé de mes larmes. Je m'écriais, je m'en souviens encore: parjure et perfide Thésée! Thésée est parti; je puis donner les mêmes noms à Bacchus. [3, 475] Je puis dire encore aujourd'hui. Femmes, ne croyez jamais aux serments des hommes; je suis trahie de nouveau, le nom seul du traître a changé; plût aux dieux qu'on ne m'eût pas arrachée à ma triste destinée; à cette heure, du moins, je n'existerais plus. Pourquoi es-tu venu à mon secours, ô Bacchus, dans ces solitudes où j'attendais la mort? [3, 480] En mourant alors, je n'aurais été malheureuse qu'une fois. O Bacchus, dieu inconstant, plus mobile que ce feuillage qui se joue à tes tempes, toi que je n'ai connu que pour te pleurer, tu as amené jusque sous mes yeux une indigne rivale, et troublé cette union jusque là si fortunée! [3, 485] Qu'est devenue la foi que tu m'avais jurée, et ces serments répétés chaque jour? Malheureuse! je suis donc réduite à déplorer deux fois la même injure! Tu accusais Thésée, tu lui donnais toi-même le nom de trompeur; condamné par toi-même, tu n'en es que plus coupable. Mais je veux souffrir en silence et dérober ma douleur à tous les regards; [3, 490] c'est une triste gloire que d'avoir pu être trompée tant de fois. Que Thésée surtout l'ignore, qu'il ne se réjouisse pas de t'avoir pour complice. Sans doute je suis trop noire, et la rivale que tu me préfères est éblouissante de blancheur! Je souhaite à tous mes ennemis sa couleur odieuse. [3, 495] Mais qu'importe, si sa laideur même l'embellit à tes yeux? Arrête, ô Bacchus, ne va pas te souiller dans ses embrassements; songe à tes serments; quel amour peut remplacer pour toi celui d'une femme habituée à chérir son époux? Ces cornes qui parent ton front me rappellent le beau taureau dont ma mère fut éprise; [3, 500] mais son amour était infâme, et moi je pouvais être glorieuse du mien. Ne me punis pas de t'aimer; t'ai-je puni, ô Bacchus, quand tu m'as fait l'aveu de ta passion? Ne sois pas surpris que je brûle pour toi; n'es-tu pas né dans les flammes? N'est-ce pas la main d'un père qui seule t'empêcha d'être consumé? [3, 505] Je suis cette Ariane à qui tu promettais le ciel; hélas, au lieu de m'y conduire, où m'as-tu laissée!"

Elle dit, et Bacchus, qui suivait ses pas, n'avait pas cessé de prêter l'oreille aux plaintes de l'infortunée; il la serre dans ses bras, de sa bouche il essuie les larmes d'Ariane. [3, 510] "Montons ensemble, dit-il, vers la voûte des cieux; l'amour nous a unis, qu'un même nom nous unisse encore, et prends celui de Libéra dans ta nouvelle demeure, comme souvenir de notre amour. Je placerai auprès de toi la couronne que Vénus avait reçue de Vulcain et que te donna Vénus." [3, 515] Il dit, et aussitôt les pierreries de cette couronne se changent en étoiles; on en compte neuf dans cette brillante constellation.


 

14 mars: les seconds Equirria (3, 517-522)

 

Lorsque le dieu dont le char rapide nous mesure la lumière se sera plongé six fois dans l'Océan, et en sera sorti six fois encore, tu assisteras à de nouveaux jeux Equirria, [3, 520] dans le champ couvert de gazon que baignent les eaux du Tibre sinueux, et si le Tibre, sortant de son lit, a inondé cette plaine immense, que les coursiers fassent voler des nuages de poussière sur le mont Célius.


 

15 Mars: fête d'Anna Perenna (3, 523-696)

 

Description des rites et des réjouissances populaires (3, 523-542)

 

Aux Ides on célèbre la fête joyeuse d'Anna Perenna, non loin de tes rives, ô Tibre voyageur. [3, 525] La foule accourt et se disperse çà et là; chacun boit à loisir, couché près de sa compagne, sur l'herbe verdoyante. Les uns sont en plein air, un petit nombre dresse des tentes; d'autres, avec des branches d'arbres, se font une cabane de feuillage, ou alignent une rangée de pieux en guise de colonnes de marbre, [3, 530] et y suspendent leurs vêtements.

Cependant le soleil et le vin les échauffent peu à peu; chacun compte les coupes qu'il a vidées, en demandant que ce nombre soit celui des années qui lui restent encore, et c'est à qui en videra le plus. Il y a là tel Romain qui a l'âge de Nestor, telle Romaine qui s'est assuré d'avance la vieillesse d'une sibylle. [3, 535] On se met à répéter les chansons apprises aux théâtres, et le facile abandon du geste ajoute à l'expression de paroles; puis on quitte la coupe épuisée pour se livrer à des danses sans art, et la jeune beauté en habit de fête a dénoué, dans ses transports folâtres, la bandelette qui retenait ses cheveux.

Au retour il en est plus d'un qui chancelle, et amuse les passants; [3, 540] la foule regarde en souriant et dit que l'ivresse est le bonheur. J'ai vu récemment défiler ce vénérable cortège, et la chose m'a paru digne d'être racontée; une vieille femme qui avait beaucoup trop bu traînait un vieillard, qui n'avait pas moins bu qu'elle...


 

Étiologies diverses (3, 543-696)

 

Mais quelle est cette déesse Perenna? Des traditions diverses la réclament; il n'est aucun de ces récits qui ne doive trouver place dans mon poème.

 

a) Anna dans le Latium; une suite à l'Énéide, IV (3, 543-656)

 

[3, 545] La malheureuse Didon, après avoir été consumée d'amour pour Énée, s'était laissé consumer encore au milieu des flammes de ce bûcher où elle mit fin à ses jours. On avait recueilli ses cendres, et on lisait sur le marbre du tombeau cette courte inscription, tracée par elle-même à ses derniers instants: "Énée, qui cause ma mort, m'avait laissé une épée. [3, 550] Didon s'est frappée de sa propre main." Les Numides envahissent aussitôt ce royaume sans défenseur; le Maure Iarbas s'établit dans le palais qu'il vient de conquérir, et, se rappelant les dédains de la reine: "Je commande enfin, dit-il, dans cette chambre nuptiale, d'où Élissa m'a tant de fois repoussé!"

[3, 555] Les Tyriens fuient de tous côtés, dispersés par l'épouvante; ainsi errent au hasard les abeilles troublées, quand le chef de la ruche n'est plus. Trois fois les épis de la moisson avaient été battus dans l'aire, trois fois le vin avait fermenté dans la cuve profonde; Anne est chassée du palais; elle quitte en pleurant ces murs qui lui rappellent [3, 560] une soeur chérie; mais elle veut encore rendre un dernier hommage aux restes de Didon; elle verse des larmes et des parfums sur cette cendre légère, elle y dépose quelques boucles de ses cheveux; puis elle crie trois fois adieu; trois fois ses lèvres ont touché ces dépouilles sacrées, où sa tendresse cherche encore une soeur.

[3, 565] Elle s'assure d'un vaisseau, d'une compagne dans son exil, et s'éloigne lentement, les yeux attachés sur ces remparts qu'éleva la main d'une soeur bien-aimée. Non loin de la stérile Cosyra, il est une île fertile, appelé Mélitè, que viennent battre les flots de la mer de Libye. Anna s'y rend; [3, 570] les liens d'une antique hospitalité l'unissent au roi de Mélitè; c'était le riche Battus. En apprenant tant d'infortunes: "Mon royaume n'est pas grand, dit-il, mais je vous l'offre tout entier." Et sans doute il se fût montré jusqu'à la fin hôte généreux et fidèle, sans la crainte que lui inspira la puissance de Pygmalion. [3, 575] Le soleil parcourut deux fois les signes célestes; mais à la troisième année, les exilées durent chercher un autre asile. Un frère a paru les armes à la main. "Nous ne saurions résister, dit le roi Battus, que l'idée d'une guerre épouvante; Anna, fuyez, si vous voulez sauver vos jours." Elle obéit, elle fuit et abandonne son navire au caprice des vents et des flots; [3, 580] la mer la plus terrible est moins à craindre pour elle que la haine d'un frère.

Non loin du Crathis, qui roule sur un lit de cailloux ses eaux poissonneuses, il est une plaine immense que les habitants appellent Camérè. C'est de ce côté que le vaisseau se dirige; déjà il n'en est plus éloigné que de neuf portées de fronde. [3, 585] Soudain les voiles tombent; à peine si l'haleine mourante des vents les agite encore: "Que la rame fende les ondes," dit le pilote. Taudis qu'on se dispose à replier, à rattacher les voiles, une bourrasque du Notus vient frapper la poupe recourbée; malgré les efforts de celui qui tient le gouvernail, [3, 590] on est emporté dans la haute mer; la terre qu'on avait aperçue disparaît, les flots bondissent, la mer est bouleversée jusqu'au fond de ses abîmes, le vaisseau absorbe dans ses flancs les vagues écumeuses. L'art est vaincu par la tempête; le pilote renonce à lutter encore, et n'espère plus que dans ses prières; lui aussi appelle les dieux à son secours. [3, 595] L'exilée de Tyr est ballottée sur la surface des ondes soulevées; elle cache dans ses vêtements son visage tout baigné de pleurs. Alors pour la première fois, Didon, sa soeur, lui semble heureuse, et toutes celles dont la dépouille repose au sein de la terre. Le vaisseau emporté par un violent coup de vent vient échouer sur le rivage de Laurentum; à peine tous se sont-ils élancés à terre, [3, 600] qu'il s'enfonce et disparaît sous les flots. Le pieux Énée possédait alors et le royaume et la fille de Latinus; son hymen avait cimenté l'alliance des deux peuples. Tandis qu'accompagné du seul Achate, il se promène sur ces rives, présent de Lavinie, et que son pied foule la grève solitaire, [3, 605] une femme errante s'offre à lui; c'est Anna! En croira-t-il ses yeux? Qui peut l'avoir amenée dans le Latium? il doute encore. C'est Anna! s'écrie Achate, et à ce nom elle a levé la tête: où fuir, où se cacher? Que ne peut-elle s'abîmer dans les profondeurs de la terre? [3, 610] Toute la destinée d'une soeur infortunée se retrace à sa mémoire. Le fils de Vénus voit son émotion, et la rassure avec bonté; mais en apprenant la mort d'Élissa, lui-même il verse des larmes.

"Anna, je le jure par ces contrées où m'appelaient à régner, comme tu le sais, des destinées plus heureuses, [3, 615] je le jure par les dieux compagnons de mon exil, et à qui je viens de rendre ici leurs autels, souvent ces mêmes dieux, me pressant de partir, avaient accusé mes lenteurs; mais qu'elle mourût! ah! j'étais loin d'une si terrible pensée. Hélas! son fatal courage a surpassé toute attente; mais ne me retrace pas ce tableau lugubre! Quand j'ai pénétré dans les royaumes du Tartare, [3, 620] j'ai vu Didon, j'ai vu son sein déchiré d'une indigne blessure; mais toi, soit que ta volonté, soit que l'ordre des dieux t'amène sur nos rivages, jouis en paix, dans ces lieux où je règne, de tous les biens qu'ils peuvent t'offrir. Je te dois beaucoup; je ne devais pas moins à Élissa; je t'aimerai pour toi, pour ta soeur infortunée." [3, 625] Il dit, et l'exilée, qui n'a plus d'autre asile, se rend aux instances d'Énée, et lui raconte tous les dangers qu'elle a courus. Vêtue du costume tyrien, elle entre dans le palais. Tous font silence; Énée parle ainsi: "Lavinie, épouse bien-aimée, c'est pour acquitter un pieux devoir que je remets entre tes mains cette étrangère. [3, 630] Autrefois, après un naufrage, les bienfaits de son hospitalité prolongèrent seuls mes jours. Née à Tyr, elle a régné sur les côtes de Libye; accueille-la, je te prie; aime-la tendrement comme une soeur." Lavinie le promet; mais une injuste jalousie la dévore en silence; elle dissimule en frémissant. [3, 635] Elle voit porter de nombreux présents, et suppose qu'en secret bien d'autres sont portés encore. Pourtant elle ne sait à quoi se résoudre; mais sa haine ne connaît plus de bornes. Elle ne rêve que complots perfides; elle veut se venger, dit-elle, et périr elle-même. Mais voici qu'une nuit, [3, 640] Didon, les cheveux tout souillés de sang, se dresse au pied du lit de sa soeur. "Fuis, dit-elle, fuis sans retard cette funeste demeure." Et, à ces mots, la porte, ébranlée par les vents, fit entendre un gémissement plaintif. Anna s'élance hors de sa couche; elle court à une fenêtre peu élevée; d'un bond elle est dans la campagne. La crainte même l'enhardit et l'inspire; [3, 645] une ceinture retient les plis flottants de sa tunique, et, pareille à la biche qu'ont réveillée en sursaut les hurlements des loups, elle fuit où l'emporte la frayeur. On croit que le Numicius au front cornu l'enveloppa de ses ondes amoureuses, et la cacha au fond de son humide demeure. Cependant on cherche, avec de grands cris, à travers la campagne, la fille de Sidon; [3, 650] on retrouve la trace et l'empreinte de ses pas; on arrive au bord du fleuve; des pas y sont marqués encore. Le fleuve, voyant son larcin découvert, suspend le murmure de ses flots, et on entend une voix qui prononce ces paroles: "Je suis maintenant une nymphe du paisible Numicius; cachée au fond de ces eaux intarissables (perennes), j'ai pris le nom d'Anna Perenna." [3, 655] Tous aussitôt se livrent à de joyeux festins dans ces plaines qu'ils viennent de parcourir, et savourent à loisir le vin et la vie.

 

b) opinions diverses (3, 657-660)

 

Les uns pensent que cette déesse est la lune achevant l'année par la succession des mois; d'autres que c'est Thémis; d'autres y voient la fille d'Inachus, Io, changée en génisse; quelques-uns prétendent que c'est une nymphe azanide, [3, 660] et que, Anna, tu as nourri l'enfance de Jupiter.

 

c) Anna de Bovillae (3, 661-674)

 

Enfin, une vieille tradition, qui peut-être est la vraie, est arrivée jusqu'à nous, et je vais l'exposer. Le peuple de l'ancienne Rome, à l'époque où il n'avait pas encore de tribuns pour protéger ses droits, s'était réfugié sur le sommet du mont Sacré. [3, 665] Les vivres qu'on avait emportés furent bientôt épuisés; le blé, premier aliment de l'homme, manqua. Il y avait, au village de Bovillae, non loin de Rome, une femme du nom d'Anna, pauvre, vieille, mais toujours vive et laborieuse; chaque jour, relevant ses cheveux blancs sous une légère bandelette, elle pétrissait, [3, 670] d'une main déjà roidie par l'âge, des gâteaux rustiques; puis le matin, tout fumants, elle allait les distribuer au peuple. Les citoyens furent touchés de ce bienfait, et, quand la paix les eut ramenés dans Rome, ils élevèrent une statue à Perenna, qui les avait secourus dans la détresse.

 

d) anecdote de Mars dupé par Anna (3, 675-696)

 

[3, 675] Il me reste maintenant à expliquer pourquoi les jeunes filles chantent des hymnes obscènes; car, à cette époque, elles se réunissent et prennent cette licence, que l'usage a consacrée.

Anna venait de prendre rang parmi les déesses; Mars vient la trouver, la tire à l'écart, et lui parle ainsi: "Ta fête est dans le mois qui m'appartient; ton culte et le mien sont réunis; [3, 680] ne refuse pas de me servir; tu peux beaucoup pour mon bonheur. Dieu des combats, je brûle pour Minerve, déesse des combats; depuis longtemps mon coeur souffre de cette blessure; travaille à confondre en une seule deux divinités que déjà tant de sympathies rapprochent l'une de l'autre; ce rôle est fait pour toi, bonne et officieuse Anna." [3, 685] Il dit; la vieille l'amuse d'une promesse perfide, et, le remettant de jour en jour, elle entretient longtemps sa crédule espérance. Enfin, le dieu, impatient, redouble ses instances. "Vos voeux seront accomplis, lui dit-elle; vaincue à grande peine par mes prières, elle a enfin consenti." L'amant se livre à la joie, et prépare la couche; [3, 690] Anna s'y laisse conduire, le visage voilé comme une jeune épousée. Prêt à la couvrir de baisers, Mars la reconnaît; la honte, la colère agitent tour à tour le dieu confus. La nouvelle déesse se moque de la passion de Mars pour une si belle Minerve, et Vénus n'a jamais ri de si bon coeur. [3, 695] Voilà l'origine de ces plaisanteries et de ces chants obscènes; on y célèbre la supercherie faite à une puissante divinité.


 

15 mars: anniversaire de l'apothéose de César (3, 697-710)

 

Je ne voulais pas parler des épées qui percèrent César lorsque, du fond de son inviolable sanctuaire., Vesta fit entendre ces mots: "Ne recule pas devant ce souvenir; César était ministre de mes autels; [3, 700] c'est contre moi que se sont levées des mains sacrilèges; mais j'ai dérobé le héros à leurs coups en lui substituant un vain fantôme, et ce que les assassins ont frappé n'était que l'ombre de César. Pour lui, transporté dans les cieux, il habite le palais de Jupiter; il est adoré, dans le temple qu'on lui a consacré au milieu du Forum. [3, 705] Mais tous ceux dont la main criminelle, bravant un caractère sacré, a failli profaner la tête du pontife suprême, tous ils ont trouvé la mort qu'ils méritaient; demandez aux champs de Philippes, où la terre blanchit au loin sous leurs ossements épars." Telle fut la première pensée, la première action qui signala la piété d'Auguste: [3, 710] venger dans une guerre sacrée la mort de son père.


 

16 mars: lever du Scorpion (3, 711-712)

 

Le lendemain, quand les tendres gazons auront été rafraîchis des pleurs de l'Aurore, on pourra apercevoir la première moitié du Scorpion.


 

17 mars: les Liberalia (3, 713-790)

 

Le troisième jour après les Ides est consacré à Bacchus; inspire donc le poète, ô Bacchus! c'est ta fête que je vais chanter.

[3, 715] Je ne dirai pas comment Jupiter vint armé de ses foudres vers Sémélè, qui autrement n'aurait mis au monde qu'un enfant sans vigueur; je ne dirai pas comment l'oeuvre commencée dans le sein maternel s'acheva dans le corps de ton père, afin que tu pusses naître au terme fixé par la nature. Il serait trop long de compter tes victoires sur les Sithoniens, les Scythes [3, 720] et les peuples de l'Inde, pays de l'encens; je passerai aussi sous silence le Thébain que déchira sa mère insensée, et toi, Lycurgue, qui te mutilas de tes propres mains. Je pourrais raconter aussi cette métamorphose des Tyrrhéniens, changés tout à coup en poissons; mais ce n'est pas là l'objet de ce poème, et, [3, 725] ce qui m'importe ici, c'est d'expliquer pourquoi une pauvre vieille invite le peuple à acheter ses gâteaux.

Avant ta naissance, ô Bacchus, les autels étaient sans honneurs, et l'herbe croissait au milieu des foyers éteints. On dit qu'après avoir subjugué le Gange et toutes les nations de l'Orient, [3, 730] tu mis à part, pour le grand Jupiter, les prémices des dépouilles. Le premier tu lui offris le cinnamome, l'encens que tu venais de conquérir, et les entrailles rôties du boeuf qui avait traîné ton char de triomphe. C'est de ton nom de Liber qu'on appelle liba et libamina les prémices offertes depuis, à ton exemple, sur les autels des dieux. [3, 735] Ces liba, ou gâteaux, sont présentés à Bacchus parce qu'il aime les sucs doux, et qu'on lui attribue la découverte du miel. Un jour (écoutez ce récit qui n'est pas sans gaîté), un jour il revenait des bords de I'Hèbre sablonneux, accompagné des satyres; déjà il avait atteint le Rhodope et le Pangée tout émaillé de fleurs, [3, 740] quand ses compagnons firent résonner leurs cymbales; à ce bruit, on voit se rassembler des insectes ailés qu'on ne connaissait pas encore: c'étaient des abeilles. Elles accourent partout où l'airain retentit. Bacchus réunit leurs troupes vagabondes, et les enferme dans le creux d'un arbre; aussi lui offre-t-on le miel, puisque c'est à lui qu'on le doit. [3, 745] Dès que les satyres et le vieillard à tête chauve eurent goûté de cet aliment nouveau, ils cherchaient partout dans les forêts ces rayons dorés. Silène entend bourdonner un essaim dans un vieil orme rongé par les années; il aperçoit aussi la cire, et ne dit mot. Nonchalamment assis sur le dos de son âne, qui plie sous cette lourde masse, [3, 750] il le pousse contre l'orme au tronc décrépit; il se lève alors, se soutenant à une forte branche, et sa main avide va dépouiller l'arbre de ses trésors; mille frelons, réunis soudain, enfoncent leurs aiguillons dans la tête chauve du vieillard, et marquent son front de mille piqûres; [3, 755] il tombe pesamment, et reçoit les ruades de son âne. Il appelle les siens, et demande du secours. Les satyres arrivent de tous côtés; ils ne peuvent voir sans rire la figure toute gonflée de leur père, qui s'en va boitant, le genou meurtri; Bacchus lui-même s'en égaie, et conseille à Silène un emplâtre de boue; [3, 760] celui-ci obéit et se barbouille de boue tout le visage.

C'est à bon droit que le miel est offert à Bacchus, et que nous versons dans les liba brûlants le miel le plus pur, pour le donner au dieu à qui nous devons ce présent.

Pourquoi prend-on ces gâteaux de la main d'une femme? la raison n'en est pas cachée: Bacchus ne conduit-il pas les choeurs de femmes, le thyrse à la main? [3, 765] Mais pourquoi est-ce une vieille? cet âge est adonné au vin: il a un faible pour les présents de la vigne féconde. Pourquoi est-elle couronnée de lierre? le lierre est cher à Bacchus; pourquoi? sur-le-champ je puis le dire. C'est avec ce feuillage que les nymphes de Nysa cachèrent le berceau du dieu enfant, [3, 770] pour le dérober aux recherches d'une marâtre.

Il me reste à découvrir pourquoi les enfants reçoivent la toge libre le jour de ta fête, dieu éblouissant de beauté! Est-ce parce que tu réunis les grâces de la jeunesse et celles de l'enfance, et que tu tiens toujours le milieu entre ces deux âges, [3, 775] ou bien est-ce à cause de ce nom de père, que les pères recommandent à tes soins et à ta protection divine leurs enfants chéris? ou bien est-ce parce que tu es appelé Liber, que l'on prend sous tes auspices la toge libre, au moment où l'on va vivre aussi avec plus de liberté? Est-ce, enfin, parce que dans ces temps où nos ancêtres étaient tout entiers à l'agriculture, [3, 780] où le sénateur faisait valoir lui-même l'héritage paternel, où le consul quittait la charrue recourbée pour les faisceaux, où l'on ne rougissait pas d'avoir les mains durcies par le travail, le peuple de la campagne venait à Rome pour assister aux jeux? Alors on célébrait les fêtes pour les dieux, et non pour l'esprit. [3, 785] Le père de la vigne avait des jeux à son tour; il les partage maintenant avec la déesse qui porte un flambeau. Ce jour, on crut devoir le choisir pour donner la toge, afin que le jeune homme qui la reçoit se vît salué par une multitude nombreuse. Abaisse donc vers moi un regard favorable, et que tes cornes ne me soient pas menaçantes; [3, 790] enfle d'un vent propice la voile de mon génie.


 

16 et 17 mars: procession des Argées (3, 791-792)

 

Ce jour et le jour précédent, s'il m'en souvient, on se rend aux Argées, je les décrirai quand le moment sera venu.


 

17 mars: lever du Milan; son catastérisme (3, 793-808)

 

L'étoile du Milan s'incline vers l'Ourse, fille de Lycaon; c'est en cette nuit qu'elle apparaît. [3, 795] Voulez-vous savoir pourquoi cet oiseau a été placé aux cieux?

Chassé de son trône par Jupiter, Saturne, irrité, appelle aux armes les redoutables Titans, et veut user d'un dernier secours que lui accordent les destins. La terre avait donné le jour [3, 800] à un monstre singulier, moitié taureau, moitié serpent; sur un ordre des trois Parques, le Styx impétueux l'avait caché dans des bois sombres, et enfermé d'une triple enceinte de murailles. Celui qui aurait présenté aux flammes les entrailles de ce taureau devait vaincre les dieux immortels: c'était un décret du destin. [3, 805] Armé d'une hache de diamant, Briarée l'immole, et déjà il allait approcher du feu les entrailles de la victime, lorsque Jupiter ordonne aux oiseaux de les enlever; c'est le milan qui les lui porte, et, pour prix de ce service, il est placé dans les cieux.


 

19 mars: le Quinquatrus (3, 809-848)

 

Après un jour d'intervalle, on célèbre les fêtes de Minerve; [3, 810] et leur nom est venu du nombre de jours qu'elles durent. Au premier, on ne doit pas répandre le sang, ni combattre les armes à la main, parce que c'est le jour de la naissance de Minerve; mais le lendemain et les trois jours suivants, l'arène du champ de Mars est ouverte aux jeunes guerriers; et la vue des épées nues réjouit la belliqueuse déesse. [3, 815] Jeunes garçons, jeunes filles, ornez de guirlandes la statue de Pallas; celui qui aura été pieux envers elle deviendra savant. Après avoir imploré Pallas, que les jeunes filles apprennent l'art d'amollir la laine, de garnir les quenouilles, et de les filer. Pallas aussi enseigne à faire courir la navette au travers des fils tendus sur le métier, [3, 820] et à resserrer la trame tâche avec le peigne d'ivoire. Honorez-la, vous qui nettoyez les vêtements salis; honorez-la, vous qui préparez les vases d'airain où doivent bouillir les toisons. Nul, sans le secours de Minerve, ne saura faire un soulier, fût-il plus habile que Tychius; [3, 825] et quand, pour les ouvrages des mains, il l'emporterait sur l'antique Epéus, si Minerve ne lui vient en aide, il ne sera qu'un manchot. Vous aussi, qui tenez d'Apollon l'art de guérir les maladies, offrez à Minerve les prémices des présents que vous recevez. Maîtres, privés de votre salaire, ne cessez pas pour cela [3, 830] de respecter la déesse qui vous amènera de nouveaux disciples. Et vous, qui maniez le burin; vous, émailleurs, qui peignez avec des couleurs brûlantes; vous, dont le ciseau savant donne au marbre de voluptueux contours, il n'est point de travaux auxquels Minerve ne préside; elle est certainement la déesse de la poésie; puisse-t-elle, si j'en suis digne, encourager mes humbles efforts!

[3, 835] À l'endroit où la pente du Célius commence à s'abaisser vers la plaine, où le sol, sans être tout à fait uni, ne présente qu'une élévation insensible, vous pouvez voir le petit temple de Minerve Capta qui lui fut consacré au jour de sa naissance. Pourquoi ce nom? nous n'en savons pas bien l'origine. Nous appelons capital [3, 840] un esprit ingénieux, et Minerve est la déesse du génie. Ne serait-ce pas parce que, fille sans mère, elle s'élança, dit-on, de la tête de son père tenant à la main son bouclier? ou bien parce qu'elle vint captive à Rome, après la soumission des Falisques, ainsi que les anciens livres en font foi? [3, 845] Est-ce enfin parce qu'elle a ordonné que tout vol, commis dans ce sanctuaire, serait puni de la peine capitale? Quelle que soit la raison du mot, ô Pallas, étends sans cesse ton égide sur les chefs qui nous gouvernent.


 

23 mars: le Tubilustrium (3, 849-850)

 

Au cinquième jour, on doit purifier les trompettes retentissantes, [3, 850] et sacrifier à la déesse des combats.


 

22 mars: le Soleil entre dans le signe du Bélier; catastérisme de ce dernier (3, 851-876)

 

Maintenant, levant les regards vers le soleil, tu peux dire: Hier, il a pressé la toison du bélier de Phryxus.

Les semences, passées au feu par le crime d'une perfide marâtre, n'arrivent point, comme de coutume, germées dans les sillons en herbes verdoyantes. [3, 855] On envoie au trépied sacré afin que le dieu de Delphes, aux oracles infaillibles, indique un moyen de rendre à la terre sa fécondité. Le messager, corrompu par la même main, déclare que le sort demande, pour que la moisson renaisse, la mort d'Hellé et du jeune Phryxus. Le roi s'y refuse d'abord, mais la volonté des citoyens, la nécessité qui commande, et Ino [3, 860] le contraignent de donner un ordre barbare. Phryxus et sa soeur, le front orné de bandelettes, amenés ensemble au pied des autels, gémissent sur leur commune infortune. Le hasard permet que du haut des airs leur mère les aperçoive: elle se frappe le sein d'une main désespérée; [3, 865] elle descend, portée sur des nuages, dans la ville de Cadmus, et arrache ses deux enfants au trépas. Mais il faut fuir; un bélier tout éblouissant d'or les emporte à travers la vaste mer.

On dit que la jeune fille, trop faible pour se retenir d'une main ferme aux cornes du bélier, tomba dans le détroit [3, 870] auquel elle a donné son nom; Phryxus, en voulant secourir sa soeur dans sa chute, en étendant son bras pour la ressaisir, faillit aussi périr lui-même: il pleurait, croyant avoir perdu cette compagne de ses périls; il ignorait qu'elle venait de s'unir avec le dieu des flots azurés. [3, 875] Il descend enfin sur le rivage; le bélier devient une constellation, et sa toison d'or est déposée dans le palais de Colchos.


 

26 mars: équinoxe de printemps (3, 877-878)

 

Lorsque l'Aurore matinale aura trois fois ouvert les cieux aux coursiers du soleil, la durée des jours égalera la durée des nuits.


 

30 mars: dévotions à Janus, Concordia, Salus Romana, Pax (3, 879-882)

 

Puis, quand le pâtre aura quatre fois renfermé dans l'étable ses chevaux rassasiés; [3, 880] quand les gazons auront blanchi quatre fois sous la fraîche rosée, il faudra rendre hommage à Janus, et en même temps à la douce Concorde, au salut de l'empire, au génie de la paix.


 

31 mars: anniversaire de la dédicace du temple de la Lune (3, 883-884)

 

C'est la lune qui règle les divisions des mois, et c'est aussi par une fête de la lune que ce mois se termine. On la célèbre sur le mont Aventin.

 


Traductions françaises dans la BCS

Ovide : Généralités

Fastes : Traduction commentée Boxus-Poucet (2002-2004)

Fastes (trad. Nisard, 1857) : I - II - III - IV - V - VI


Bibliotheca Classica Selecta - FUSL - UCL (FLTR)