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César : Notices de présentation (II) - traductions françaises - hypertexte louvaniste - corpora

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

César et son oeuvre - Notices de présentation (I)

 

Pour introduire aux aspects les plus importants de la personnalité et de l'oeuvre de Jules César, nous avons pensé intéressant de proposer cinq notices modernes, s'étalant sur près de 150 ans. La plus ancienne retenue, celle de T. Baudement (1845), que l'on trouvera ci-dessous. consiste essentiellement en une longue biographie. Les autres proviennent de manuels généraux de littérature latine, à savoir : R. Pichon (1903), J. Bayet (1966), H. Zehnacker & J.-Cl. Fredouille (1993) et P. Grimal (1994). Une analyse comparée de ces notices, sur le plan de la forme et du contenu, serait très révélatrice des préoccupations de chaque époque et de chaque auteur.

La BCS propose ailleurs la traduction française des oeuvres de César, également accessible dans la collection Hypertexte louvaniste, laquelle ne fournit pas seulement le texte latin et la traduction, mais permet aussi de multiples recherches et exploitations.

Jacques Poucet - 1 août 2004

 


 

 

1. La Vie de Jules César par T. BAUDEMENT

 

Extrait de : Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus. Oeuvres complètes avec la traduction en français publiées sous la direction de M. Nisard, Paris, 1845, p. 163-181. [Les intertitres ont été ajoutés par nos soins ; certaines références originales, erronées, ont été tantôt supprimées, tantôt corrigées]

Plan :

 


 

 

1. Les débuts de César jusqu'à son premier consulat

César (Caius Julius), descendant de l'illustre famille Julia, qui rapportait son origine à Énée et à Vénus (Appien, Guerres civiles, II, 10, 68), naquit cent ans avant J.-C. (an de Rome 654). Il fut témoin, dans sa jeunesse, des guerres civiles de Sylla et de Marius, son oncle maternel. Il était âgé de seize ans, déjà marié, et avait perdu son père, quand l'histoire nous le fait connaître, et le montre répudiant sa femme Cossutia, fille d'un riche chevalier romain, pour épouser Cornélie, fille de Cinna (Plut., César, 1; Suét., César, 1). Sylla, que commençait à inquiéter ce jeune homme à ceinture lâche (Suét., 45), ainsi qu'il le désignait à Pompée, voulut, pour se l'attacher, lui faire répudier Cornélie, et lui donner sa fille en mariage. César fut inébranlable dans son refus; Sylla confisqua la dot de sa femme. Bientôt César, loin de chercher à se faire oublier, se présenta devant le peuple pour briguer le sacerdoce; l'opposition du dictateur fit rejeter sa demande. Enfin, soupçonné d'être du parti de Marius, il fut proscrit, obligé de fuir, de changer toutes les nuits de retraite, de corrompre, à force d'argent, les satellites envoyés à sa poursuite. Il fallut, pour le sauver, la puissante intercession des vestales, le crédit de la famille Julia, et les prières même des amis du dictateur qui leur dit : «Celui dont les intérêts vous sont si chers ruinera un jour la république; je vois en lui plus d'un Marius (Plut., 1; Suét., 1)».

César se tint prudemment éloigné de Rome, fit ses premières armes en Asie, sous le préteur Thermus, mérita la couronne civique à la prise de Mytilène, passa en Cilicie, et séjourna à la cour du roi Nicomède, en Bithynie, où il acquit une honteuse célébrité, dont plus tard ses ennemis devaient l'accabler dans leurs sarcasmes amers (Suét., 2; 22; 49). Après la mort de Sylla, il accourt à Rome, résolu de profiter des troubles excités par Lépide, mais qui sont presque aussitôt apaisés (Suét., 3). Trois principaux moyens de domination étaient, à cette époque, offerts à l'ambition : l'éloquence, la gloire militaire, les largesses. César, qui devait les employer tous, voulut d'abord se signaler dans le barreau, où, de l'aveu même de ses rivaux, il eût mérité le premier rang, si la guerre ne l'eût empêché de le conquérir. Il accusa de malversations dans son gouvernement. Cn. C. Dolabella, personnage consulaire et décoré d'un triomphe, et trouva, dans les villes de la Grèce, un grand nombre de témoins qui le soutinrent de leurs dépositions; mais il échoua dans sa poursuite. Il plaida ensuite contre Antoine, accusé du même crime, et qui ne crut pouvoir détourner les effets de son éloquence que par un appel subit aux tribuns du peuple. L'envie que cette éloquence excita le contraignit à fuir. Mais pour que son exil même lui servît à en augmenter les ressources, il se rendit à Rhodes, et y prit des leçons du célèbre professeur grec Apollonius Molon, qui avait eu Cicéron pour auditeur (Plut., 3; Suét., 4). Il fut surpris, dans la traversée, par des corsaires ciliciens, dont la puissance formidable obligeait la république à déployer des forces extraordinaires (Plut., Pompée, 25; Florus, III, 6). Ceux-ci lui demandèrent vingt talents pour sa rançon; César leur en promit cinquante (250.000 livres), pour qu'elle fût plus digne du prisonnier, et resta trente-huit jours au milieu d'eux, leur imposant par son regard, les traitant avec mépris, leur commandant le silence quand il voulait travailler ou dormir. «Il semblait moins, dit Plutarque, qu'il fût leur captif que leur maître.» Il leur lisait les poèmes et les harangues qu'il composait, les traitait, s'ils ne l'applaudissaient pas, d'ignorants et de barbares, et les menaçait en riant de les faire pendre. Il leur tint parole, quand racheté par les habitants de Milet, et devenu possesseur de quelques vaisseaux, il les eut atteints et dépouillés (Plut., 2; Suét., 4; Val. Max., VI, 9, 15). Quelques historiens citent comme un trait de clémence qu'avant de les faire mettre en croix il permit de les étrangler (Suét., 74).

Pendant son séjour à Rhodes, apprenant que Mithridate avait attaqué des provinces alliées de Rome, il rassemble, quoique sans mission, des troupes auxiliaires, met en déroute les généraux du roi de Pont, et rend à la république les villes qu'il avait envahies (Suét., 4). Il reparaît à Rome, mais cette fois pour y jeter sûrement les bases de sa puissance. Sa naissance illustre le plaçait dans le parti des patriciens; neveu de Marius et gendre de Cinna, il pouvait relever celui du peuple; dans le premier il lui eût fallu subir l'autorité de Pompée; elle lui était nécessaire pour se fortifier dans le second, en l'aidant à parvenir aux dignités; il s'attacha à Pompée. Nommé tribun militaire, premier témoignage qu'il reçut de la faveur du peuple (Suét., 5), il travailla à raffermir la puissance tribunitienne ébranlée par Sylla (Appien, I, 11, 100; Velléius Paterculus, II, 30), et contribua au rappel des partisans de Lépide et de L. Cinna, frère de sa femme. Peu de temps après, déjà questeur, il osa, après avoir prononcé à la tribune l'éloge funèbre de sa tante Julie, femme de Marius, faire paraître en public, au milieu des images des Jules, celles du vainqueur des Cimbres, qu'on n'avait pas vues depuis la dictature de Sylla, associant ainsi son propre nom à un nom encore cher au peuple. La multitude applaudit à son audace (Plut., 5). Sa femme Cornélie meurt à la fleur de son âge. L'usage à Rome voulait qu'on ne fît l'oraison funèbre que des femmes qui mouraient âgées : César prononce celle de Cornélie, pour avoir une occasion d'apprendre solennellement au peuple, en lui rappelant ses ancêtres, quel nom il mettait dans son parti. Il les fait descendre du roi Ancus Martius et de Vénus, mère d'Énée : «Ainsi, dit-il, on trouve dans ma famille la sainteté des rois, qui sont les maîtres du monde, et la majesté des dieux qui sont les maîtres des rois (Suét., 6)».

Au retour de sa questure sans importance en Espagne, qu'il abandonna, sans permission, avant le temps (Suét., 8), et qui n'est célèbre que par les larmes ambitieuses que lui fit répandre la vue d'une statue d'Alexandre, selon les uns, ou selon les autres, la lecture d'une histoire de ce prince (Plut., 11; Suét., 7), il épousa la fille de Pompée, encore tout puissant, et, d'accord avec Cicéron, il fit donner à son beau-père des pouvoirs extraordinaires, le proconsulat des mers, et le commandement général des armées. Bientôt il s'offre pour chef aux peuples du Latium qui réclamaient le droit de citoyens dans Rome, et les pousse secrètement à une rébellion ouverte, que prévinrent les mesures énergiques des consuls. Il entre ensuite avec Crassus dans une vaste conspiration, dont le but était de donner la dictature à ce personnage, qui trembla ou se repentit au moment d'agir, et la dignité de maître de la cavalerie à César lui-même, qui, ne se voyant pas soutenu, ne voulut pas donner le signal; puis il s'engage avec Pison, gouverneur de l'Espagne, à exciter une sédition dans Rome, si celui-ci peut soulever sa province (Suét., 9). La mort de Pison empêche ce complot. Plus tard encore il sera initié, sans y jouer un grand rôle, dans la conjuration de Catilina. Son discours adroit et pathétique, roulant sur des lieux communs de clémence et d'humanité, avait entraîné tous les esprits; Caton, par un dernier effort, les ramena aux mesures de rigueur, et les poussa à une telle exaltation que des épées furent tirées contre César. Il ne put contempler ce mouvement sans pâlir; et il sortit du sénat sous la protection de Cicéron, qui s'exposa ainsi à ce qu'on l'accusât un jour d'avoir souffert que César vécût, quand il pouvait le laisser tuer (Plut., 8; Suét., 14).

Sa turbulence, son affabilité, ses profusions, ses dangers, le désignaient sans cesse à l'attention et à la faveur de la multitude; il l'eut dès lors pour cortège quand il se rendait au sénat, ce qu'il ne faisait plus que rarement; elle redemandait César à grands cris quand elle croyait qu'il y était en péril (Plut., 8); elle l'accoutuma ainsi à compter sur elle.

Il voulut savoir jusqu'où irait ce dévouement. C. Metellus, tribun du peuple, avait porté quelques lois d'où pouvaient naître de grands troubles. Vigoureusement appuyées par César, elles furent combattues par le sénat, qui, en outre, interdit à ces deux magistrats l'exercice de leurs fonctions. César continua de remplir les siennes; mais voyant s'avancer contre lui, l'épée à la main, ceux que les consuls avaient chargés de l'exécution de leur décret, il congédia ses licteurs, se dépouilla des insignes de sa dignité et se retira dans une de ses maisons, espérant que le peuple ne l'y laisserait pas longtemps. En effet, César ne reparaissant pas en public, la multitude s'assembla tumultueusement autour de sa maison, et voulut le rétablir de vive force dans sa charge; César refusa cet appui dont il lui suffisait d'avoir provoqué l'offre, et se donna ainsi auprès du sénat même le mérite de la modération. Le décret d'interdiction fut annulé; celui qui le rétablissait dans sa dignité lui fut apporté par une députation solennelle, et César, avec les dehors d'une noble résignation, consentit à faire à sa patrie le sacrifice de ses ressentiments (Suét., 16).

La maladresse de ses ennemis lui prépara bientôt un nouveau triomphe. Vettius l'accusa, sans preuves, d'avoir favorisé les desseins de Catilina qui avait cessé de vivre. César repoussa facilement cette tardive accusation, et il ne parvint à en soustraire l'auteur à la fureur populaire, qu'en le faisant mettre en prison (Suét., 17). Nommé édile, César se hâta de profiter des nouveaux moyens que cette charge lui donnait de plaire au peuple, sans que son collègue, qu'il faisait contribuer à ses dépenses, en partageât avec lui le mérite aux yeux de la multitude (Suét., 10). Il embellit Rome, fit creuser un vaste cirque, donna des jeux où il avait fait préparer des sièges pour la commodité des spectateurs, des repas splendides où presque toute la ville était conviée, des combats où tant de gladiateurs devaient paraître (cent vingt paires), que le sénat en prit l'alarme et en limita le nombre par un décret (Suét., 10). On connaissait aussi la magnificence de ses libéralités particulières; on savait qu'il donnait des palais à ses partisans, que le présent d'une perle qui valait six millions de sesterces coûtait peu à sa générosité (Suét., 50), qu'il suffisait qu'une maison construite à grands frais ne lui convînt pas pour qu'il la fît abattre (Suét., 46); et tant de faste dans ses profusions éblouissait la multitude. Ses envieux même le voyaient s'y livrer avec un secret plaisir, persuadés qu'il achetait chèrement une popularité éphémère, et que, faute de pouvoir suffire à cette dépense excessive, il verrait bientôt s'éclipser sa puissance (Plut., 5). Ses dettes, il est vrai, augmentaient chaque jour; on assure qu'avant d'avoir obtenu aucune charge elles se montaient à treize cents talents (plus de cinq millions [Plut., 5]); et il disait de lui-même, vers cette époque, «qu'il lui faudrait vingt-cinq millions de sesterces pour ne rien avoir (Appien, II, 2, 8)». Mais l'usage qu'il faisait de ces richesses d'emprunt devait le mettre à même d'en acquérir d'autres en propre, en lui créant un parti toujours prêt à l'appuyer dans ses brigues et dans ses actes.

Il était impatient d'en essayer la force. Une nuit, on plaça par ses ordres dans le Capitole les statues de Marius abattues par le sénat. Il les avait fait couvrir d'or et charger d'inscriptions à la louange du vainqueur des Cimbres; le lendemain toute la ville accourut à ce spectacle; les vieux partisans de Marius versèrent des larmes de joie; la multitude étouffa par ses applaudissements les voix qui osèrent s'élever contre l'édile audacieux, et associa, dans ses cris, le nom de César à celui de Marius; on y accuse César d'aspirer à la tyrannie : «Ce n'est plus par des mines secrètes, mais à force ouverte qu'il attaque la république». Le peuple, au dehors, manifeste énergiquement son amour pour lui. César, dans le sénat, fait tomber sur ses ennemis sa foudroyante éloquence, et sort triomphant de cette épreuve (Plut., 6; Suét., 11).

Cependant au milieu de ses projets d'ambition, dès qu'il sortait de charge, il affectait, pour les mieux cacher, de vivre dans les plaisirs, vers lesquels l'entraînait d'ailleurs un penchant irrésistible, menait en même temps plusieurs intrigues de galanterie, ne paraissait occupé que du soin de sa toilette (Suét., 45), et par ce moyen, servait à la fois sa politique et ses goûts. Il réussit ainsi pendant longtemps à tromper les plus clairvoyants, Caton excepté, et Cicéron, ne sachant qu'en penser, disait : «J'aperçois dans ses projets des vues tyranniques; mais quand je regarde ses cheveux si artistement arrangés, quand je le vois se caresser la tête du bout des doigts, je ne puis croire qu'il songe à renverser la république (Plut., 4)».

César, à qui les patriciens étaient parvenus à faire refuser le gouvernement de l'Égypte, où une guerre à terminer pouvait donner à son nom un éclat nouveau (Suét., 11), demanda la place de souverain pontife, laissée vacante par la mort de Métellus. Il avait deux hommes puissants pour compétiteurs; l'un d'eux lui fit offrir secrètement des sommes considérables pour qu'il se désistât de sa poursuite; César répondit qu'il en emprunterait de plus grandes encore pour soutenir sa brigue; et il acheta assez de suffrages pour l'emporter; car c'est ainsi que la plupart des charges s'acquéraient alors. Les candidats faisaient, au mépris des lois, porter des comptoirs dans la place publique, et y achetaient les voix à beaux deniers comptants (Plut., 28; Appien, II, 3, 19). L'épreuve était décisive pour César. Accablé de dettes, il ne lui restait plus, s'il ne réussissait pas, qu'à sortir de Rome pour échapper à ses créanciers. Il y était résolu; le jour de l'élection, voyant sa mère en pleurs, il lui dit en l'embrassant : «Vous ne me reverrez aujourd'hui que souverain pontife (Plut., 7; Suét., 13)».

Peu de temps après éclata le scandale de l'entrée de Clodius, sous un déguisement de musicienne, chez Pompéia, femme de César, pendant la célébration des mystères de la Bonne Déesse, ce qui ajoutait l'impiété au scandale. Clodius, jeune patricien très populaire, fut, pour ce fait, cité en justice par un tribun du peuple, et Cicéron témoigna contre lui. La multitude prit hautement sa défense; César, appelé en témoignage, se garda de déposer contre un citoyen influent que le peuple mettait sous sa protection, et se contenta de répudier Pompéia, alléguant «que la femme de César ne devait pas même être soupçonnée (Plut., César, 10; Plut., Cicéron, 28-29; Suét., 6 et 74; Appien, II, 2, 14)».

Après sa préture, le sort lui assigna le gouvernement de l'Espagne ultérieure. Retenu à Rome par ses nombreux créanciers, il eut besoin que Crassus, le plus riche des Romains, qui voulait se faire de César un appui contre Pompée, se déclarât sa caution pour des sommes immenses (Plut., César, 11; Plut., Crassus, 7; Suét., 18; Appien, II, 2, 8). Il partit alors, sans même attendre que le sénat eût fait les arrangements relatifs à l'administration de sa province (Suét., 18), tant il avait hâte de se signaler et d'exercer seul quelque part un pouvoir unique; car c'est à ce voyage que se rapporte ce mot d'ambitieux, resté célèbre «qu'il aimerait mieux être le premier dans un hameau que le second dans Rome (Plut., 12)». En Espagne, il ne donna ses soins ni aux travaux réguliers des fonctions civiles ni aux détails obscurs de l'administration de la justice. «Il méprisa tout cela, dit un historien, comme inutile au but qu'il se proposait (Appien, II, 2, 8)», et il employa le temps qu'il resta dans son gouvernement à en étendre les frontières. À la tête de trente cohortes, il porta la guerre dans la Galice et dans la Lusitanie, qu'il soumit aux Romains, reçut de ses soldats le titre pompeux et recherché d'Imperator, qui créait un lien nouveau entre le général et son armée, envoya à Rome beaucoup d'argent pour le trésor public, et parvint, avec celui qu'il prélevait sur les contributions arbitrairement imposées par ses ordres, à éteindre ses dettes qui s'élevaient, dit-on, à trente-huit millions de notre monnaie (Plut., 12; Appien, 2, 2, 8). Il sera même plus tard assez riche pour payer celles de ses partisans.

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2. Le premier consulat

Il quitta l'Espagne avant qu'on lui eût nommé un successeur, et il se présenta à Rome, demandant à la fois le triomphe et le consulat, deux prétentions incompatibles et vivement combattues par Caton. Il renonça au triomphe, honneur d'un jour, et opta pour le consulat, pouvoir durable (Plut., César, 13; Plut., Pompée, 47; Suét., 18; Appien, II, 2, 8). Il songea à se l'assurer; les richesses qui lui restaient suffirent pour lui acheter un grand nombre de créatures; de plus, voulant se servir du crédit de Crassus et de Pompée, ennemis et rivaux dans le gouvernement, et conquérir d'un seul coup à son parti un double appui, il les réconcilia tous deux, fut, pour cette action utile à lui seul, proclamé le sauveur de l'état qu'elle devait perdre, s'unit à eux par serment, et forma ce premier triumvirat qui fit dire si justement à Caton «que ce n'était pas leur inimitié qui avait perdu la république, mais leur union (Plut., 13; Suét., 19; Appien, II, 2, 9)». Il fut consul; mais il se découvrit en essayant de s'assurer d'avance, à prix d'argent, l'approbation aveugle de L. Lucceius qu'il voulait se faire donner pour collègue. Le sénat crut avoir assez fait pour déjouer cette manoeuvre en se déclarant pour Bibulus, dévoué aux intérêts de ce corps, et en puisant dans le trésor public de quoi lui acheter les suffrages (Suét., 19; Appien, II, 2, 9).

César, pendant son consulat, se comporta comme un tribun, publia des lois agraires, distribua des terres aux pauvres, se mit ouvertement à la tête du parti de Marius et mérita par tous ses actes l'opposition du sénat (Plut., César, 14; Plut., Pompée, 47). Celle de Bibulus le gênait; il s'en débarrassa par des violences où il trouva moyen d'associer Pompée, qu'il rendit ainsi suspect au sénat, dont Pompée tirait toute sa puissance. Il avait proposé une loi par laquelle on devait distribuer à vingt mille citoyens pauvres les terres de la Campanie; Bibulus et tout le sénat s'y opposèrent avec force. César, menacé par des poignards, s'écria qu'on le contraignait d'avoir recours à l'autorité du peuple; il en convoqua l'assemblée, amena Pompée à la tribune et lui demanda à haute voix s'il approuvait sa loi et s'engageait à la défendre. «À ceux qui nous menacent de l'épée, répondit Pompée, j'opposerai l'épée et le bouclier»; paroles imprudentes qui le rendirent odieux aux sénateurs sans le rendre plus cher au peuple, reconnaissant de cette loi envers le seul César, son auteur. Le sénat, sur les menaces du peuple en armes, fut forcé de l'adopter et d'en consacrer la perpétuité par serment (Plut., César, 14; Plut., Pompée, 47; Suét., 20; Appien, II, 2, 12). Mais la querelle à ce sujet avait été si vive que Bibulus fut chassé de l'assemblée; ses faisceaux furent brisés, ses licteurs et deux tribuns blessés. Lui-même, poursuivi par le peuple ameuté, deux fois arraché de la tribune, mais se voyant sans appui dans le sénat intimidé, s'enferma dans sa maison, et y passa les huit mois qui restaient encore jusqu'à l'expiration de sa charge, lançant de là quelques édits sans autorité et faisant afficher des placards pleins d'invectives contre son collègue (Suét., 49). Il n'était point César; on ne lui envoya pas de députation suppliante, César ne convoqua pas le sénat de toute l'année, et habitua ainsi le peuple à le voir seul maître.

Tout, jusqu'aux plaisanteries auxquelles cette usurpation donna lieu, fait foi qu'elle réussit. Beaucoup de lettres au lieu d'être datées ainsi : César et Bibulus étant consuls, l'étaient de cette manière Jules et César étant consuls (Suét., 20; Appien, II, 2, 12). On protestait par des sarcasmes contre cette puissance absolue. Déjà on ne pouvait plus attaquer César; on attaqua ses moeurs, et l'indignation s'exhalait en bons mots : «Nous avons pour maître, disait un sénateur, le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris (Suét., 49)». «Il ne sera pas facile à une femme d'exercer sa tyrannie sur des hommes», disait Bibulus pour se consoler (Suét. 22). «Ne vous étonnez pas, ajoutait Cicéron, qu'après avoir aimé un roi, il aime la royauté»; allusions sanglantes à son commerce de débauche avec le roi de Bithynie (Suét., 49). César laissa dire et poursuivit son but. Il gagna l'amitié des chevaliers en leur accordant une part dans les impôts, celle des étrangers en les faisant déclarer amis du peuple romain; il donna des repas publics, des spectacles, des combats de gladiateurs, et emprunta de nouveau pour ajouter à ses largesses et à sa puissance. Sûr de l'impunité, il fit enlever du temple de Jupiter, au Capitole, 3.000 livres pesant d'or, et y substitua du cuivre doré (Suét., 54), exemple que Crassus ne manqua pas de suivre dans son troisième consulat (Pline, Histoire naturelle, 33, 1); il vendit, en son nom, à des particuliers des villes et des royaumes, et à Ptolémée le droit d'hériter du trône de son père, au prix de plusieurs millions (Suét., 54).

Le terme de son consulat approchant, il songea au gouvernement des Gaules, où il espérait acquérir de la gloire et des richesses. Il pouvait dépenser assez pour l'obtenir; mais il lui fallait le conserver à son gré, sans que son absence pût porter atteinte à son crédit. Des liens nouveaux lui en assurent la conservation. Dans la crainte que Pompée ne lui échappât, il lui donna en mariage sa fille Julie, quoique déjà promise à Cépion, et il épousa lui-même Calpurnie, fille de Pison, qu'il avait fait désigner consul; double union dont Caton démêla le motif et prévit les conséquences : «On trafique du pouvoir et de la république par des mariages !, s'écria-t-il indigné» (Appien, II, 2, 14). César donna pour collègue à Pison Aulus Gabinius, son ami, fit nommer tribuns Vatinius et Clodius, ce dernier, au mépris des lois, pour qu'il surveillât Cicéron, son ennemi personnel, lequel dévoilant enfin César, déclamait hautement contre lui, et avouait «qu'il avait été dupe autrefois de sa ceinture».

César parvint à faire exclure des charges ceux qui ne voulaient pas s'engager à le soutenir pendant son absence; une promesse verbale ne lui suffisait pas toujours; il exigea de quelques-uns d'eux un serment solennel ou une promesse par écrit (Suét., 23). Il fut, en apparence, servi au-delà de ses désirs; il avait modestement demandé pour cinq ans le gouvernement de la Gaule Cisalpine avec trois légions; une loi de Vatinius y joignit l'Illyrie, et le sénat la Gaule transalpine avec une légion, de peur d'être prévenu par le peuple et que César ne tînt ce commandement de sa libéralité (Suét., 22). Caton, qui avait déjà plusieurs fois couru le risque d'être tué sur la place publique, voulut s'opposer à ces décrets. César le fit arrêter, conduire en prison, et relâcher presque aussitôt, parce qu'il vit la multitude désapprouver cette violence envers un citoyen qu'elle estimait sans le croire toujours (Plut., 14; Suét., 20). Lucullus, coupable à ses yeux de la même opposition, ne dut de rester libre qu'au pardon publiquement imploré aux genoux du consul et à la promesse de renoncer aux affaires (Suét., 20). Peu de temps après, les poursuites de Clodius contraignirent Cicéron à s'exiler. Tous les ennemis de César commençaient à craindre pour leur vie; peu de sénateurs osaient, dans les derniers temps de son consulat, paraître dans les assemblées qu'il présidait. Considius, l'un d'eux, s'y présenta seul, et répondit à César qui s'en étonnait : «Mon grand âge n'exige plus tant de précaution (Plut., 14)».

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3. La guerre des Gaules

César partit de Rome avant d'avoir rendu compte de sa gestion au sénat dispersé. Mis en accusation par les préteurs Memmius et Domitius, il recueillit les premiers fruits de sa politique prévoyante : l'influence de ses partisans fit cesser les poursuites (Suét., 23).

Lui-même a écrit l'histoire de ses campagnes dans les Gaules, et ces mémoires l'ont rendu aussi célèbre que sa conquête, la plus utile, a dit Bossuet, que sa patrie eût jamais faite. César commença cette guerre avec six légions; le nombre en fut ensuite porté à douze. «Il a fait huit campagnes dans les Gaules, pendant lesquelles deux invasions en Angleterre et deux incursions sur la rive droite du Rhin. En Allemagne il a livré neuf grandes batailles, fait trois grands sièges et réduit en provinces romaines deux cents lieues de pays, qui ont enrichi le trésor de 8.000.000 de contributions ordinaires (Précis des guerres de César par Napoléon, 1836, p. 27).» En moins de six ans qu'a duré cette guerre, on prétend qu'il prit d'assaut ou qu'il réduisit par la terreur de ses armes plus de huit cents villes, qu'il soumit trois cents nations et qu'il défit en différents combats trois millions d'ennemis, et même quatre suivant le compte d'un historien (Appien, II, 3, 15); un tiers fut tué sur le champ de bataille et à la suite des combats, et un autre tiers réduit en esclavage (Plut., 15; Suét., 24-25; Velléius Paterculus, II, 47).

«Si la gloire de César, a dit Napoléon, n'était fondée que sur la guerre des Gaules, elle serait problématique (Précis, p. 53)». En effet le système d'isolement et de localité, l'absence de tout esprit national, qui caractérisaient les Gaulois, leurs divisions, leurs guerres de cité à cité, les rivalités de leurs chefs, leur ignorance de toute discipline, de toute science stratégique, l'infériorité de leurs moyens d'attaque et de défense, devaient les livrer successivement à un ennemi brave, actif, habile et persévérant.

Le seul Gaulois qui comprit tous les avantages d'une guerre nationale et qui sut la diriger fut ce jeune chef des Arvernes, dont le courage et les talents avaient porté jusque dans Rome une terreur si durable, que, près de deux siècles plus tard, son nom n'y était encore prononcé qu'avec épouvante (Florus, III, 10). Ce fut «ce Vercingétorix, si éloquent, si brave, si magnanime dans le malheur, et à qui il n'a manqué, pour prendre place parmi les grands hommes, dit un excellent historien de nos jours, que d'avoir un autre ennemi, surtout un autre historien que César (Histoire des Gaulois, par Am. Thierry, p. IX)». Ce que le proconsul eut alors d'efforts à faire, de ressources à imaginer, de dangers à courir, prouve assez qu'il eût fallu, si la guerre avait commencé ainsi, plus de dix ans pour la terminer, ou plutôt qu'elle eût tourné au désavantage de Rome; et, comme le remarque Plutarque, si Vercingétorix avait différé son entreprise jusqu'à ce que César eût été engagé dans la guerre civile, il n'aurait pas moins effrayé l'Italie qu'autrefois les Cimbres et les Teutons (Plut., 26).

L'emploi de la ruse suffit le plus souvent à César contre ces hommes simples qui ne comprenaient que la guerre du champ de bataille, et qui ne campaient que là où ils avaient vaincu, témoin ces Germains d'Arioviste qui pendant quatorze ans n'avaient pas dormi sous un toit (César, I, 36) ! Contre les pièges et les trahisons ils déclaraient ne vouloir en appeler qu'à leur courage (ibidem, 13), et nul ne tournait le dos dans les combats, comme l'atteste leur vainqueur (ibidem, 26).

César déploya surtout dans la guerre des Gaules, cette prodigieuse activité que tant d'écrivains ont à l'envi essayé de peindre par des expressions vives comme elle, que Cicéron appelait horribilis diligentia, monstrum activitatis (À Atticus), mais que César seul a réussi à faire comprendre par cette dépêche sans rivale : Veni, vidi, vici. D'ordinaire, il allait lui-même à la découverte, ayant derrière lui un soldat qui portait son épée; il faisait au besoin cent milles par jour, franchissait seul à la nage ou sur des outres les rivières qu'il rencontrait, et arrivait quelquefois avant ses courriers (Suét., 57). Le jour, il visitait les forteresses, les villes, les camps; la nuit, il veillait à l'exécution de ces travaux ordonnés pour quelques heures seulement, et dont les traces subsistent encore. Il avait toujours à côté de lui, dans ses voyages, des secrétaires sans cesse occupés, soit à écrire les ordres qu'il envoyait à ses lieutenants, soit à copier ses ouvrages (Plut., 17), genre de distraction qu'il prenait dans l'intervalle de ses batailles. C'est ainsi que, revenant de la Gaule citérieure et se rendant à son armée, il fit, au passage des Alpes, un Traité sur l'analogie; qu'il composa l'Anti-Caton quelque temps avant la bataille de Munda, et un poème intitulé le Voyage, dans les vingt-quatre jours employés à ses expéditions d'Espagne (Suét., 56). Souvent aussi c'était à cheval qu'il dictait ses dépêches à plusieurs secrétaires à la fois, et en diverses langues, dit-on. Passant pour le meilleur cavalier de son armée, il en affectait le talent, et il lui arrivait de courir à toute bride les mains croisées par derrière (Plut., 17), monté sur un autre Bucéphale que lui seul avait pu dompter, et dont plus tard, par une fantaisie dictatoriale, il consacra l'image dans un temple de Vénus (Suét., 61).

Dans la secrète prévision qu'un jour il aurait besoin de son armée pour la défense de ses intérêts particuliers, il voulut lui inspirer jusqu'au fanatisme, le mépris des dangers et de la mort, et le dévouement à sa personne. Lui donnant lui-même l'exemple du courage, partageant ses fatigues, l'animant par sa parole, la comblant de récompenses et d'honneurs, il parvint à la rendre invincible. Comme Annibal, il marchait toujours devant ses légions, le plus souvent à pied, et la tête découverte, malgré le soleil ou la pluie (Suét., 57). Naturellement sobre, ce qui lui valut de la part de Caton cet éloge restrictif : «Que de tous ceux qui avaient conspiré la ruine de la république, il était le seul qui ne se fût pas enivré (Suét., 53)». César, au milieu des troupes, était frugal par calcul, refusait de prendre une nourriture différente de la leur, et fit un jour battre de verges, en leur présence, un esclave qui lui avait servi du pain meilleur que celui dont elles se nourrissaient (Suét., 48). Interrompant son sommeil à chaque heure pour visiter les travaux d'un siège ou d'un camp, il le prenait presque toujours en plein air, dans un chariot ou dans une litière; et ce n'était pas pour ses soldats le moindre sujet d'admiration; car il avait la peau blanche et délicate, était frêle de corps et sujet à de fréquents maux de tête et à des attaques d'épilepsie (Suét., 45; Plut., 17).

L'importance qu'il mettait à assurer les subsistances des légions, à faire exactement reconnaître le pays qu'elles devaient traverser, à se retrancher chaque soir dans un camp presque imprenable; sa prudence, son habileté, leur inspiraient une confiance qui doublait leur courage. Le sien d'ailleurs était pour eux un puissant aiguillon; calme au milieu du danger, mais toujours prêt à s'y précipiter quand il devait l'exemple à son armée, il n'affectait pas une inutile témérité, ce qui sans doute fit dire à l'impétueux Condé qu'il aimerait mieux être Alexandre que César. Au moment d'une attaque, on lui amène son cheval, il le renvoie : «Je m'en servirai après la victoire, quand il faudra poursuivre les ennemis, dit-il, maintenant marchons à eux (César, I, 25)». C'était en effet son habitude, quand la fortune semblait douteuse, de faire renvoyer tous les chevaux des soldats, à commencer par le sien; il leur imposait ainsi la nécessité de vaincre en leur ôtant les moyens de fuir (César, I, 25; Suét., 60). Les légions romaines, dans un combat, pliaient sous le nombre des ennemis; le découragement, le désespoir, gagnaient tous les rangs; on fuyait déjà : César, qui n'avait pas de bouclier, arrache le sien à un soldat, se fait jour au front de la bataille, commande l'attaque, ramène et fixe la victoire (César, II, 25; Plut., 20). Une autre fois, enveloppé par un gros de cavaliers, il fut presque pris; et son épée resta entre leurs mains. On la lui montra plus tard suspendue, comme trophée, dans un temple de la Gaule; il dédaigna de la reprendre (Plut., 26).

N'estimant dans ses soldats que le courage et la vigueur du corps, et se souciant peu de leurs moeurs, il n'était inexorable que contre ceux qui abandonnaient leur poste ou qui excitaient des séditions dans son camp (Suét., 65, 67). Suivant les temps, il employait à leur égard un mélange singulier d'indulgence et de sévérité. Après une victoire, il leur permettait de se livrer, dans l'oubli de toutes les lois militaires, à une licence effrénée - mais dès qu'on se trouvait en présence de l'ennemi, la discipline la plus rigoureuse les ressaisissait (Suét., 65, 67). Alors il usait envers eux du plus grand despotisme, en exigeait une obéissance aveugle, apostrophait avec de rudes paroles ceux qui avaient la prétention de deviner ses plans, les tenait dans l'ignorance des routes à suivre et des batailles à livrer, et voulait qu'au premier ordre et en tout temps, ils fussent prêts à marcher et à combattre. Il avait soin qu'ils fussent toujours vêtus avec propreté, tenait même à ce que leur mise fût recherchée, sans doute pour se faire pardonner la sienne, qui l'était jusqu'à la coquetterie, leur donnait, comme récompense, des armes à poignée d'or ou d'argent, et disait souvent : «qu'un soldat bien que parfumé peut combattre avec courage (Suét., 67)». La minutieuse attention qu'il portait à tout ce qui les regardait semblait provenir d'une grande affection pour eux; et, voulant leur prouver qu'elle se prolongeait au-delà même de leur vie, lorsqu'il apprit le désastre de la cohorte confiée à Titurius, il laissa croître sa barbe et ses cheveux, et jura, en présence de l'armée, de ne les couper qu'après avoir vengé ses soldats massacrés (Suét., 67). Sa présence, et ce qu'il se plaisait à appeler sa fortune, étaient dans leur esprit un présage assuré de la victoire, et cette confiance superstitieuse la leur faisait remporter. Absent même, il régnait encore sur eux; et ses lieutenants, pour les animer au combat, leur disaient : «Imaginez-vous que César est présent, et que vous combattez sous ses yeux (César, VII, 62)».

Un seul mot de César suffisait au besoin pour les animer, les récompenser, les punir. S'il les appelait citoyens, ils savaient alors qu'il n'était pas content d'eux, puisqu'il les trouvait indignes du nom de soldats; et ils le suppliaient de le leur rendre. Avant une bataille ou après une victoire, c'était par le titre plus flatteur de compagnons d'armes qu'il commençait son allocution; et ils étaient aussi attentifs à la différence de ces termes que sensibles aux marques de mécontentement ou d'affection qu'elle exprimait (Suét., 57 et 70; Plut., 51). Il se présentait sans crainte aux légions révoltées, certain de les faire rentrer dans le devoir par une fermeté orgueilleuse et la puissance de sa parole. La marche d'Arioviste avait jeté dans son armée une terreur mystérieuse; l'alarme avait commencé par ceux des Romains qui l'avaient volontairement suivi, dans le but de s'enrichir, ou de s'attacher d'avance à sa fortune (Plut., 19); et au nombre desquels Cicéron lui-même avait voulu être. L'épouvante était si générale et si profonde, dit un historien, que chaque soldat faisait son testament (Florus, III, 10); enfin on devait refuser de marcher, quand César en donnerait l'ordre. La dixième légion que, par une faveur particulière, il se réservait toujours dans le partage qu'il faisait des corps d'armée entre ses lieutenants, hésitait seule à prendre part à la rébellion. Il est instruit de tout, et, après un discours plein de force et de dignité, il s'écrie : «Si personne ne me suit, je m'avancerai avec la dixième légion, dont je ne doute pas; et elle sera ma cohorte prétorienne». C'est ainsi qu'Alexandre avait dit à ses soldats mutinés : «Je dompterai l'univers sans vous, et je trouverai des soldats partout où je trouverai des hommes». Les légions de César, émues par ces paroles, demandent leur pardon; César le leur accorde, et Arioviste est atteint et défait (César, I, 39-41).

Lorsqu'il voyait les soldats effrayés par la supériorité numérique de leurs ennemis, loin de la nier dans ses discours, il l'exagérait encore. Une des harangues qu'il prononça dans le cours de la guerre civile en offre un exemple bien remarquable. On attendait le roi Juba, et la terreur le précédait. César convoque ses troupes, et leur dit : «Sachez que sous peu le roi arrive; il a dix légions, trente mille chevaux, cent mille hommes de troupes légères, trois cents éléphants; que l'on cesse donc de conjecturer, qu'on s'en rapporte à moi; sinon, je ferai mettre les nouvellistes dans un vieux navire, et ils aborderont, à la merci des vents, où les jettera leur destinée (Suét., 66)».

Les généraux romains haranguaient leurs troupes avant l'action; César avait foi plus que tout autre dans ce moyen irrésistible d'entraînement; et, habitué à le regarder comme le gage d'une victoire, il attribua presque une défaite à ce que, surpris par l'ennemi, il n'avait pu exhorter ses soldats. Il avait appris à compter sur l'effet de cette éloquence qu'à Rome on caractérisait par un seul mot: vim Caesaris, et qui, dans son camp, était si célèbre qu'un grand nombre de ses soldats avaient recueilli ses harangues lesquelles formèrent des volumes précieux aujourd'hui perdus. Le plus souvent il les improvisait; il les travaillait quelquefois avec le plus grand soin, comme l'atteste celle qu'il avait préparée pour la bataille de Munda, mais que l'irruption subite de l'ennemi l'empêcha de prononcer (Suét., 55). L'expression animée de son geste, les grâces de son débit, sa voix sonore, ses manières nobles, le feu de ses yeux vifs et noirs, sa taille élevée, la majesté de son visage, concouraient au succès de cette éloquence que l'on disait encore plus attachée aux charmes de sa personne qu'à la force de ses raisons (Suét., 55).

Habile à inspirer à ses soldats un noble orgueil d'eux-mêmes, les moindres circonstances lui servaient à en exciter en eux le sentiment; et les grandes choses étaient aussitôt enfantées. Il avait résolu de passer le Rhin; mais le traverser sur des bateaux lui paraissait peu convenable à sa dignité et à celle du peuple romain (César, IV, 17). Les soldats de César ne devaient le traverser qu'à pied ferme. Il l'avait dit, et en dix jours on jeta sur le Rhin ce fameux pont sur pilotis qu'a tant admiré Plutarque (Plut., 22). Il veut les étonner par quelque chose d'extraordinaire, et il va débarquer sur le sol de la Grande-Bretagne, expédition d'ailleurs si inutile pour Rome qu'un historien, pour l'expliquer, l'attribue à la passion de César pour les perles (Suét., 47). Il y avait cherché moins la conquête d'une province qu'une occasion de gloire (Florus, III, 10); mais elle se réduisit pour lui à y descendre; il ne put s'y maintenir. Son départ nocturne et précipité, quelque soin qu'il ait mis à en déguiser le motif (César, IV, 25-29), fut regardé comme une fuite en Gaule, surtout en Bretagne, et même en Italie; et le mauvais succès de cette expédition, ainsi que le résultat stérile de celle qu'il entreprit sur la rive droite du Rhin, furent, à Rome, l'objet des sarcasmes de ses ennemis (Lucain, Pharsale, II, 572).

Ce fut par l'emploi de tous ces moyens à la fois que César fit de ses soldats des guerriers intrépides et dévoués, qui se seraient crus dégradés s'il leur eût fallu servir ensuite sous un autre général que lui, qui se tuaient plutôt que de se rendre ou de changer de parti, et répondaient fièrement à un vainqueur : «Les soldats de César ne demandent pas la vie, ils l'accordent (Suét., 16)». Ils enduraient toutes les fatigues sans se plaindre, venaient s'offrir d'eux-mêmes à sa colère et solliciter son châtiment, quand ils étaient vaincus (Suét., 68; Appien, II, 10, 63), supportaient la disette, se contentaient quelquefois de pain d'herbe, et refusaient à César, qui en prenait pitié, de lever un siège entrepris par le temps le plus contraire et malgré la plus horrible famine (César, VII, 17). Insensiblement les soldats de la république devinrent les soldats de César, et, dit Montesquieu, il ne les conquit pas moins que les barbares (Appien, II, 4, 30).

Mais, dans la guerre contre ces derniers, il fut cruel et sanguinaire, et ne mérita guère cette réputation de clémence que lui firent ses flatteurs et qui dut bien l'étonner.

C'était par d'immenses incendies à travers la Gaule qu'il annonçait sa marche quand il ne voulait pas la tenir secrète (César, V, 48; Lucain, I, 150). Il ne faisait d'ordinaire aucun quartier à l'ennemi, et ordonnait, quand il l'avait défait, qu'on le tuât de sang-froid et sans péril pendant toute la longueur d'un jour (César, II, 11); il faisait mettre à mort tout un sénat, couper les mains à toute une garnison (César, III 16; VIII, 44), incendier des forêts pour y faire périr dans les flammes les restes d'une armée en déroute, et fermer les issues des cavernes où se réfugiait une population inoffensive, pour qu'elle y mourût de faim (Florus, III, 10); il dressait un guet-apens à des ambassadeurs et accordait des trêves pour les violer (César, IV, 13 et 15). C'est ainsi qu'il faisait la guerre contre des hommes qui défendaient leur liberté, et dans la bouche desquels il met de belles paroles pour elle; car il leur prêta contre lui-même des discours pleins d'éloquence, exprimant mieux qu'eux ce qu'ils sentaient mieux que lui. C'était pour ces inutiles atrocités, habilement dissimulées dans ses mémoires, ainsi que plusieurs de ses défaites, qu'il demandait qu'on lui votait des actions de grâces. Ce mépris du droit des gens souleva l'indignation du sénat de Rome, et on envoya des commissaires dans les Gaules pour examiner la conduite de ce général qui, de plus, traitait les alliés eux-mêmes comme des barbares (Suét., 24). Caton ouvrit un avis qui devait avoir le sort de tous ceux qu'il donnait : «Votez plutôt des expiations que des actions de grâces, s'écria-t-il, afin que les dieux ne fassent pas peser sur nos armées le crime d'un général coupable. Livrez César aux barbares; qu'ils sachent que Rome ne commande point le parjure, et qu'elle en repousse le fruit avec horreur (Plut., César, 22; Plut., Caton, 51)». L'éclat de ses victoires, l'affection du peuple, l'argent qu'il avait fait répandre, firent échouer ce projet, et Rome célébra ses triomphes par des supplications et des sacrifices qui durèrent vingt jours, chose qui ne s'était pas encore vue (César, II, 35; IV, 38; VII, 90; Suét., 24).

De son droit de vainqueur, César levait, dans les Gaules, des hommes et des subsides, s'immisçait dans toutes les affaires des cités, convoquait et congédiait les assemblées, en dictait les résolutions, les faisait servir à légitimer tous ses actes, et à juger, sous les épées de ses légions, ce qu'il appelait les révoltes contre le peuple romain. Il bouleversait à chaque instant les constitutions, surtout celles des gouvernements populaires, dont il redoutait le principe et l'énergie, déposait des magistrats légalement élus, et en nommait d'autres de son autorité privée, disposant à son gré de toutes les places. «Quant à M. Orfius, que tu me recommandes, écrivait-il à Cicéron, je le ferai roi de la Gaule. Si tu veux que j'avance quelque autre de tes amis, envoie-le-moi (Cic., Ad Familiares, VII, 5)». Dans les pays qu'il se disposait à soumettre, il semait d'avance des germes de division; il y entretenait une foule d'espions chèrement payés, et en favorisait sous main les chefs ambitieux. «Mais quand la Gaule fut irrévocablement sous le joug, dit le savant auteur de l'histoire des Gaulois, César ne parut plus occupé qu'à fermer promptement les blessures faites par ses victoires; et il travailla à ce but pacifique avec autant d'activité que d'adresse. D'abord, il fit de sa conquête une seconde province distincte de la Narbonnaise, et désignée sous le nom de Gaule chevelue. Aucune colonie même militaire n'y fut établie, seulement un impôt de quarante millions de sesterces, (8.200.000 francs) lui fut imposé; et, pour ménager l'orgueil d'une nation belliqueuse, ce tribut lui fut présenté sous la dénomination moins humiliante de solde militaire. Le proconsul excepta même de toute charge certaines cités et certaines villes; il en reçut d'autres sous son patronage, et agréa quelles prissent son nom. Quant aux hommes influents, aux familles nobles et riches, il les comblait de titres et d'honneurs, et leur faisait espérer le droit de cité romaine. Par ces ménagements habiles, il associa sa province à ses vues personnelles d'ambition, et se créa, dans ses ennemis de la veille, des instruments intéressés pour l'oppression de sa patrie (Histoire des Gaulois, par Am. Thierry, III, p. 235 et 238).»

Au milieu de la Gaule, César avait ainsi préparé les moyens de subjuguer Rome. L'argent surtout n'avait pas été épargné. Trésors publics et privés, lieux sacrés ou profanes, il avait tout dépouillé. Il amassa de cette sorte une prodigieuse quantité d'or en lingots qu'il convertit ensuite en Italie et dans les provinces en argent monnayé (Suét., 54; Appien, II, 3, 17). Avec le produit de ses rapines, il entretenait son armée, distribuait à ses soldats de fortes gratifications, acquittait les dettes de ses officiers, fournissait à leurs débauches, et faisait de nouvelles levées, «car avec de l'argent, disait-il souvent, on a des soldats, et avec des soldats on vole de l'argent». Pour excuser ses pillages aux yeux des siens et enchaîner leur fidélité par la perspective de récompenses plus grandes encore, il leur disait qu'au lieu de faire servir à son luxe et à ses plaisirs les richesses qu'il amassait, il les mettait en dépôt chez lui pour être un jour le prix assuré de la valeur (Plut., 17). Mais s'il envoyait en Italie une partie de ses richesses immenses, c'était pour payer les dettes énormes qu'il y avait contractées, pour en prêter aux sénateurs à un léger intérêt (Suét., 27); pour faire de riches présents aux édiles, aux préteurs, aux consuls, ainsi qu'à leurs femmes, et à ceux de leurs affranchis ou de leurs esclaves qui pouvaient avoir sur eux de l'ascendant (Plut., Pompée, 51; Suét., 27); c'était pour se rendre maître du sénat et des comices, pour jeter partout la corruption dans Rome, «qu'il devait conquérir avec l'or des Gaulois, comme il avait conquis la Gaule avec le fer des Romains (Plut., 21)». Pour que la multitude n'oubliât pas César, il faisait bâtir un forum entouré de portiques en marbre, et augmenté d'une villa publique (Cic., Ad Atticum, IV, 15), dont l'emplacement seul était évalué à plus de 100 millions de sesterces (20.500.000 livres de notre monnaie) (Suét., 26; Plin., XXXVI, 24); et Cicéron, qui dirigeait ces travaux, s'écriait plein d'enthousiasme : «nous faisons là une chose bien glorieuse (Ad Atticum, IV, 15) !» Ce n'était pas à Rome seulement qu'à ses frais s'élevaient de magnifiques édifices; il en décorait encore les villes de l'Italie, de l'Espagne, des Gaules, de la Grèce, de l'Asie Mineure (Suét., 28).

Dans l'intervalle de ses campagnes, une foule de courtisans de tout rang venaient à Lucques ou à Pise, où César se rendait chaque année pour veiller de plus près sur ce qui se passait à Rome (Plut., 21). C'était là qu'il achetait par de scandaleuses profusions les consciences romaines. Des consuls, des tribuns du peuple, des édiles, des préteurs, accouraient à ce marché présidé par César et auquel assistaient Pompée, Crassus, Appius, gouverneur de la Sardaigne, Nepos, proconsul d'Espagne; en sorte que l'on voyait à la porte du gouverneur des Gaules jusqu'à cent vingt licteurs portant des faisceaux et plus de deux cents sénateurs (Plut., César, 21; Plut., Pompée, 51; Appien, II, 3, 17). Là fut payée près de neuf millions de notre monnaie la neutralité du consul Paulus, et plus de douze la connivence du tribun Curion. «Les accusés, les hommes perdus de dettes, la jeunesse dérangée, dit un de ses historiens, ne trouvaient qu'en lui un sûr refuge; et pour exciter à troubler la république ceux-là même dont il ne pouvait payer les dettes, il leur disait publiquement qu'il n'y avait pour eux d'autre ressource qu'une guerre civile (Suét., 27)».

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4. Vers la guerre civile

Ce fut dans un de ces rendez-vous, à Lucques, que César fit avec Crassus et Pompée un traité secret qui portait que ces deux derniers demanderaient ensemble le consulat; que César, pour appuyer leur brigue, enverrait à Rome un grand nombre de ses soldats; et qu'aussitôt après leur élection, ils lui feraient proroger son gouvernement, pour cinq ans, avec la qualité de proconsul (Plut., César, 21; Plut., Pompée, 52; Appien, II, 3, 17). Ces dispositions révoltèrent tout ce qu'il y avait à Rome de citoyens sensés. Un seul sénateur, à l'instigation de Caton qui était revenu de Chypre où Clodius l'avait envoyé de force (Plut., Caton, 39), osa briguer le consulat concurremment avec Crassus et Pompée. Poursuivi à coups de pierres, il fut obligé de fuir; un de ses esclaves fut tué, et Caton blessé au bras droit en le défendant (Plut., Pompée, 54; Plut., César, 21). Les triumvirs obtinrent tout ce qu'ils demandèrent; et deux légions furent, sous le prétexte de la guerre des Gaules, prêtées par Pompée à César (Plut., César, 25), sans que le sénat eût même été consulté; «des troupes nombreuses, des armes, des chevaux, sont maintenant, s'écria Caton, des présents d'amitié entre particuliers (Plut., Caton, 45)». Mais le triumvirat devait bientôt se dissoudre : déjà Pompée y avait porté une première atteinte en provoquant le rappel de Cicéron, qui ne paya ce service que par une bien timide opposition à César. Peu de temps après mourut Julie, femme de Pompée (Plut., 23). Ce fut pour César une occasion de largesses au peuple de Rome; un immense repas lui fut servi à ses frais et en son nom (Suét., 26; Plut., 55). Pompée avait voulu la faire inhumer dans sa terre d'Albe; mais le peuple, usant de violence, emporta le corps au Champ de Mars; et «par ces honneurs, dit Plutarque, il témoignait de son amour pour César absent bien plus que pour Pompée qui était alors à Rome (Plut., Pompée, 53)».

Cette mort fut, comme à l'approche d'une grande catastrophe, suivie de terreurs vagues; elle venait de rompre en partie cette alliance qui contenait moins l'ambition des deux rivaux qu'elle ne servait à la couvrir; on ne parlait plus que de divisions prochaines et terribles (Appien, II, 3, 19). L'année suivante, Crassus fut défait et tué par les Parthes; «et la honte du nom romain, comme s'exprime Bossuet, ne fut pas le plus mauvais effet de cette défaite. La puissance de Crassus contrebalançait celle de Pompée et de César, qu'il tenait unis comme malgré eux, et par sa mort la digue qui les retenait fut rompue (Discours sur l'histoire universelle).»

Bien que César travaillât depuis longtemps à ruiner le crédit de Pompée, celui-ci, non moins ambitieux, mais qui ne savait pas aller à son but si directement que son rival, ne pouvait, croyant l'avoir élevé, se résoudre à le craindre, et César se laissait adroitement dédaigner. Dans cette sécurité présomptueuse, Pompée ne se sentait irrité que de la gloire militaire du conquérant des Gaules; et les discours que l'on tenait à Rome blessaient au vif la vanité de cet homme dont les faciles pacifications avaient été prises pour des conquêtes et le bonheur pour du génie. «La gloire de César, disaient les Romains, efface les triomphes vieillis de Pompée qui, du sein des délices de Rome, ne fait plus la guerre que par ses lieutenants, et n'assiste plus à d'autres combats qu'à des luttes de gladiateurs et d'éléphants (Plut., Pompée, 52); aussi de tous nos grands capitaines, Marius est le seul dont le nom soit digne d'être prononcé à côté du nom de César. Encore Marius ne fit que repousser la guerre gauloise; César l'a portée au sein de la Gaule (Cic., Provinces consulaires)».

Pompée, voyant enfin que les Romains, gagnés par César, ne distribuaient pas les magistratures selon ses désirs, essaya de rendre nécessaire l'autorité qui lui échappait; et, dans cette vue, il laissa régner dans la ville la plus complète anarchie (Plut., Pompée, 54; Appien, II, 3, 17 et 19). Chaque élection devint le signal de luttes sanglantes, et fut marquée par le meurtre de plusieurs candidats (Plut., Pompée, 55; Plut., César, 28). Milon, ami de Pompée, osa commander l'assassinat de Clodius, créature de César; et Rome fut, à cette occasion, livrée au pillage (Appien, II, 3, 21 et 22). Dans ce désordre, on parla de la nécessité d'un dictateur; on désigna Pompée; la proposition en fut faite formellement; Caton la fit rejeter. Pompée improuvait hautement que l'on tînt ces discours, mais il faisait sous main tout ce qui était nécessaire pour les encourager (Appien, II, 3, 20); et l'anarchie augmentait chaque jour. On proposa de nouveau l'élection d'un dictateur; mais, afin de n'abandonner à Pompée qu'une autorité limitée par les lois, on se borna à le nommer seul consul (Plut., Pompée, 54; Appien, II, 3, 23).

Un des premiers actes de son gouvernement fut de remettre en vigueur et de faire rigoureusement appliquer les lois existantes contre la corruption à prix d'argent, et d'en faire voter une qui obligeât à rendre compte de leur conduite tous ceux qui avaient exercé des emplois publics depuis son premier consulat, période de vingt années qui comprenait celui de César. Cette loi, à laquelle était certain d'échapper son auteur, investi d'une dictature mal déguisée, semblait donc dirigée contre César. Ses partisans se rendirent en foule auprès de lui pour l'engager à se mettre en mesure contre Pompée. Il repoussa leurs conseils (Appien, II, 4, 25). Bientôt Cicéron, dans le but de rendre Pompée populaire et puissant, lui fit donner le soin de pourvoir aux subsistances de Rome, menacée de la famine; et, comme conséquence de cette charge, un décret mit sous ses ordres tous les ports de la Méditerranée et toutes les côtes pour cinq années : on lui continua en outre les deux gouvernements de l'Espagne et de l'Afrique qu'il administrait par ses lieutenants. César ne voulut s'opposer à aucune de ces faveurs; Pompée d'ailleurs les tenant du sénat s'éloignait de celle du peuple; et César, qui y prétendait seul, voyait avec satisfaction qu'on la lui laissait entière. Seulement ces décrets le déterminèrent à demander le consulat, ou une pareille prolongation des années de ses gouvernements, afin, disait-il, de pouvoir continuer en paix le cours de ses succès dans les Gaules (Plut., César, 29; Plut., Pompée, 56). Il entretenait ainsi la sécurité de Pompée, et lui laissait croire qu'il ne songeait pas à venir le troubler dans la possession de tous ses honneurs. Aussi Pompée ne s'opposa-t-il pas d'abord à ces demandes; mais les ennemis déclarés de César ayant projeté de les repousser, tout le parti du proconsul s'agita violemment. Pompée, reconnaissant à cette ligue la force de son rival, agit dès lors ouvertement, soit par lui-même, soit par ses amis, supposa même des lettres de César, pour lui faire nommer un successeur (Plut., 30). Mais habitué aux demi-mesures, il déclara qu'il lui paraissait juste qu'on lui permît de briguer le consulat quoique absent. Caton exigea qu'après avoir posé les armes, et réduit à l'état de simple particulier, il vînt le demander en personne.

Tandis que les ennemis de César annonçaient ainsi leurs projets, il tenait les siens cachés; et il affectait la plus grande modération, bien convaincu qu'il ne manquerait pas de prétexte pour faire la guerre sans avoir l'odieux de la provoquer. Il ne fut alors trahi que par l'emportement d'un de ses officiers qu'il avait envoyé à Rome, et qui, en apprenant, à la porte du sénat, qu'on refusait à César ce qu'il demandait, dit, mettant la main sur la garde de son épée : «Celle-ci le lui donnera», mot que l'on a faussement attribué à César lui-même (Plut., César, 29; Plut., Pompée, 58; Appien, II, 3, 25).

Pompée fit demander à César les deux légions qu'il lui avait prêtées, alléguant la guerre des Parthes dont il était chargé. César, qui ne se méprit point sur le motif de cette demande, les lui renvoya comblées de présents, après avoir donné à chaque soldat plus de 200 livres de notre monnaie (Plut., Pompée, 56; Plutarque, César, 29; Appien, II, 3, 29); et Pompée retomba dans son mépris insensé de la puissance de son ennemi. Appius, en lui ramenant des Gaules ses deux légions, le trouva plus confiant que jamais. Cet officier affecta de rabaisser les exploits du proconsul. «Il fallait, disait-il, que Pompée connût bien peu ses forces et sa réputation pour vouloir se défendre contre César avec d'autres troupes que celles qu'il avait; il le vaincrait avec les légions même de son ennemi aussitôt qu'il paraîtrait, tant les soldats haïssaient César, tant ils aimaient Pompée (Plut., Pompée, 57; Appien, II, 3, 30).» La prévoyance des amis de ce dernier ne put rien contre de tels discours, et il persista dans sa superbe confiance, persuadé, comme il le disait, «qu'il n'aurait qu'à frapper du pied la terre pour en faire sortir des légions (Plut., César, 33; Plut., Pompée, 58).»

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5. La guerre civile

Cependant César s'approchait de l'Italie, ne cessait d'envoyer des soldats à Rome, pour se trouver aux élections (Plut., Pompée, 58), y prodiguait l'or et les promesses (Plut., César, 29); et, pour donner à ses demandes toutes les apparences de la justice, il offrait, si Pompée licenciait ses troupes, d'imiter son exemple; car «lui ôter son armée et laisser à Pompée la sienne, c'était, en accusant l'un d'aspirer à la tyrannie, donner à l'autre la facilité d'y parvenir (Plut., 30)». On reçut bientôt de César une autre lettre encore plus modérée; il promettait de renvoyer huit légions et de se démettre du gouvernement de la Gaule Transalpine, pourvu qu'on lui laissât, jusqu'à ce qu'il eût obtenu un second consulat, le commandement de la Cisalpine avec deux légions, ou même celui de l'Illyrie avec une seule. Curion, qui faisait ces offres au peuple, au nom de César, fut couvert d'applaudissements, et, quand il sortit de l'assemblée, on lui jeta des couronnes de fleurs (Plut., César, 30; Appien, II, 4, 27). Mais, dans le sénat, Scipion, beau-père de Pompée, fit passer un décret par lequel César était remplacé dans la Gaule par L. Domitius, et devait être traité en ennemi public, si, après un délai fixé, il n'avait pas posé les armes. Il était alors à Ravenne avec 5.000 fantassins et 300 chevaux. Trois tribuns de son parti protestèrent contre ce décret. Chassés avec violence de l'assemblée du sénat, ils s'enfuirent la nuit, sous des habits d'esclaves, dans le camp de César (Plut., 31). Il les présenta sous ce costume à ses soldats, se frappa la poitrine, déchira sa robe, versa même, dit-on, quelques larmes; et, sûr de cette légion, il résolut, puisque la guerre lui était déclarée, de la commencer sous le spécieux prétexte de défendre les lois violées dans la personne des tribuns (Plut., 31-32; Suét., 33).

Tout dépendait de la célérité de sa marche. Il s'avance vers le Rubicon, rivière qui séparait la Gaule Cisalpine du reste de l'Italie, et semble hésiter d'abord à braver les anathèmes prononcés contre les généraux qui le traverseraient en armes. «Le sort en est jeté», dit-il enfin, vaincu par les prières d'une mystérieuse apparition, dernier leurre donné à ses troupes, et qui représentait le dieu du fleuve les invitant à le passer, aux sons de la flûte et de la trompette (Suét., 32). Il s'empare de Rimini, de Pesaro, d'Ancône. La consternation se répand dans Rome; le sénat s'assemble et délibère au milieu des alarmes. Pompée, maître de tout l'argent du trésor public, et supérieur à César par le nombre de ses troupes, abandonne Rome, et se retire à Capoue, déclarant ennemis publics tous ceux qui ne le suivraient pas, tandis que César faisait proclamer qu'il tenait pour amis ceux qui ne marcheraient point contre lui (Suét., 75: Appien, II, 5, 37). Bientôt Pompée se retira à Brindes; les consuls avec une partie de l'armée s'y embarquèrent, traversèrent l'Adriatique et débarquèrent à Dyrrachium, en Épire (Durazzo). César investit Brindes, et fit construire une digue pour fermer le port. Mais, avant que l'ouvrage fût achevé, Pompée s'embarqua secrètement, et fit voile la nuit, vers Dyrrachium, laissant l'Italie entière au pouvoir de son ennemi. Il écrivit de là dans toutes les provinces, aux rois, aux gouverneurs, aux villes, réclamant des secours en hommes et en argent, qui lui furent promptement envoyés. César eût bien voulu poursuivre Pompée, à la tête de toutes ses troupes, renforcées de celles de L. Domitius, son successeur désigné, qu'il avait assiégé et pris dans Corfinium; mais il manquait de vaisseaux. Il envoya ses lieutenants prendre possession de la Sardaigne et de la Sicile, et s'avança vers Rome. II y entra sans son armée, et rassura par des promesses et des espérances la multitude inquiète. Le petit nombre de sénateurs qui étaient restés se réunit pour le recevoir. «Je viens, leur dit-il, vous rendre compte de ma conduite. Après dix ans d'absence, qu'il est doux de se retrouver avec des amis !» Il avait doublé la solde de son armée, et il manquait d'argent. À peine arrivé dans Rome, il monta au Capitole, entra dans le temple de Saturne, et s'y empara de force du trésor sacré (Plut., 35; Appien, II, 6, 41; Florus, IV, 2; Lucain, III, 114ss).

La guerre s'étendit bientôt à toutes les parties de la république. «La Gaule, l'Italie, la Sardaigne, la Corse et la Sicile tenaient pour César; l'Espagne, l'Afrique, l'Égypte, la Syrie, l'Asie Mineure, la Grèce, tenaient pour Pompée; mais César dominait à Rome (Précis des guerres de J. César par Napoléon, p. 124).» Ne pouvant se porter en Grèce, César laissa à Antoine le commandement de l'Italie et se dirigea vers l'Espagne. «Je vais combattre une armée sans général, dit-il en partant, pour venir ensuite combattre un général sans armée (Suét. 34).» Il défit Pétreius, Afranius et Varron, lieutenants de Pompée, et soumit en revenant la ville de Marseille, qui s'était déclarée contre lui. À son retour à Rome on l'éleva à la dictature; pendant les onze jours qu'il l'exerça, il distribua des commandements, approvisionna la ville, et fit en faveur des débiteurs, des exilés et des enfants des proscrits, des ordonnances qui grossirent encore son parti. Il fut créé, ou, selon plusieurs historiens, il se nomma lui-même consul et quitta Rome; le peuple, à son départ, l'invita à négocier avec Pompée (Appien, II, 7, 48).

Ce dernier était alors en Grèce à la tête d'une nombreuse armée. César alla le chercher pour le combattre. À peine débarqué dans la Chaonie, il apprit que la flotte qui lui amenait des vivres avait été dispersée par celle de Pompée. Il résolut d'aller au devant d'Antoine qui faisait voile vers lui à la tête de nouvelles légions, et se jeta dans une barque, malgré la tempête qui respecta César et sa fortune, mais qui le força de regagner le bord (Appien, II, 9, 57; Florus, IV, 2).

Le secours d'Antoine arriva enfin; mais la famine ne tarda pas à se mettre dans le camp de César, tandis que celui de Pompée était abondamment pourvu (Appien, II, 9, 61; Suét., 68), aussi celui-ci voulait-il traîner la guerre en longueur, espérant toujours que l'armée de son ennemi viendrait d'elle-même se rendre à lui (Appien, II, 10, 65). César l'attaqua sous les murs de Dyrrachium. II fut vaincu, et délibéra d'abord de se percer de son épée (Suét. 36); mais, ce premier désespoir passé, il fit sa retraite pendant la nuit et se dirigea sur la Thessalie. Pompée le suivit, abandonnant les bords de la mer où sa flotte lui donnait tant d'avantage, et lui offrit contre son gré la bataille dans les plaines de Pharsale. Il cédait imprudemment aux flatteries de ses amis, aux railleries de ses envieux, aux conseils des chevaliers, des sénateurs, des princes, des rois, qu'il avait dans son camp. Leur confiance était telle que plusieurs d'entre eux couronnaient déjà leurs tentes de lauriers, présage d'une victoire infaillible; leurs esclaves y préparaient des festins splendides, y dressaient des tables que l'armée victorieuse et affamée de César allait bientôt trouver toutes chargées; on s'y disputait la place de souverain pontife que sa mort prochaine devait laisser vacante. Quant à lui, après avoir harangué ses troupes, sacrifié de nombreuses victimes, fait voeu, s'il rentrait vainqueur à Rome, d'y bâtir un temple en l'honneur de Vénus, et donné pour mot d'ordre le nom de cette déesse, selon son habitude constante, il tomba jusqu'à l'heure de la bataille dans un profond sommeil (Appien, II, 10, 65-69). Mais il faut la laisser raconter par l'historien le plus compétent qu'ait eu César.

«L'armée de la république était fière de la cause qu'elle défendait et des succès qu'elle venait de remporter à Dyrrachium; celle du dictateur était pleine de confiance dans la fortune de son chef et dans sa propre supériorité : c'étaient ces vieilles légions toujours victorieuses. Pompée, convaincu de la supériorité de l'armée de César, voulait éviter le combat, mais il ne put résister à l'impatience des sénateurs; ces pères conscrits étaient impatients de rentrer dans les murs de leur Rome. On vantait la supériorité de sa cavalerie. Labiénus, ancien lieutenant de César, appelait la bataille de tous ses voeux, disant que les vieux soldats vainqueurs des Gaulois étaient morts, que César n'avait plus que des recrues. Pompée avait cent dix cohortes, qui faisaient quarante-cinq mille hommes romains sous les armes; César avait trente mille hommes; les troupes alliées de part et d'autre étaient très nombreuses. Les historiens diffèrent beaucoup d'opinion sur le nombre d'hommes qui ont combattu à Pharsale, puisqu'il en est qui le font monter de trois à quatre cent mille hommes. Les dixième, neuvième et huitième légion de César formaient sa droite, sons les ordres de Sylla; il avait placé au centre quatre-vingts cohortes, ne laissant que deux cohortes à la garde de son camp; il tira une cohorte de chacune des légions qui composaient sa troisième ligne pour en former un corps spécialement destiné à s'opposer à la cavalerie. Il n'y avait entre les deux armées que l'espace nécessaire pour le choc. Pompée ordonna de recevoir la charge sans s'ébranler. Aussitôt que le signal fut donné, l'armée de César s'avança au pas redoublé; mais voyant que la ligne ennemie ne bougeait pas, ces vieux soldats s'arrêtèrent d'eux-mêmes pour reprendre haleine; après quoi ils coururent à l'ennemi, lancèrent leurs javelots et l'abordèrent avec leurs courtes épées. La cavalerie de Pompée, qui était à la gauche, soutenue par les archers, déborda l'aile droite de César; mais les six cohortes qui étaient en réserve s'ébranlèrent et chargèrent cette cavalerie avec tant de vivacité qu'elles l'obligèrent à prendre la fuite; dès ce moment la bataille fût décidée.»

«César perdit deux cents hommes, dont la moitié officiers; Pompée perdit quinze mille hommes morts ou blessés sur le champ de bataille; il ne put pas même défendre son camp, que le vainqueur enleva le jour même. Les débris de l'armée vaincue se réfugièrent sur un monticule où César les cerna; à la pointe du jour suivant ils posèrent les armes au nombre de vingt-quatre mille hommes. Les trophées de cette journée furent neuf aigles, c'est-à-dire tous ceux des légions présentes, et cent quatre-vingts drapeaux. Pompée se retira en toute hâte, vivement poursuivi. Arrivé à Péluse, en Égypte, il se confia au jeune roi Ptolémée, qui était dans cette ville à la tête de son armée, faisant la guerre à Cléopâtre, sa soeur; il débarqua sur la plage presque seul, et fut assassiné par les ordres de Ptolémée. César débarqua en Égypte peu de semaines après, et fit son entrée dans Alexandrie à la tête de deux légions et de quelques escadrons de cavalerie (Précis des guerres de Jules César, par Napoléon, p. 145-148).

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6. Alexandrie, l'Égypte et l'Orient

«César mouilla dans le Port-Neuf d'Alexandrie avec dix galères, deux légions et huit cents chevaux, occupa le palais royal, qui était situé vis-à-vis de l'isthme qui sépare les deux ports près du cirque et du théâtre, qui était la citadelle. Les Alexandrins murmurèrent de ce qu'il se faisait précéder par ses licteurs, ce qui était une marque de juridiction; ils en vinrent à des voies de fait, et plusieurs Romains furent tués. Le roi Ptolémée était mineur; l'eunuque Photin le gouvernait. Il était en guerre avec la reine Cléopâtre sa soeur, et comme le peuple romain était chargé de l'exécution du testament du feu roi, le dictateur ordonna aux deux parties de comparaître devant son tribunal et de cesser les hostilités; l'eunuque Photin ordonna alors à l'armée du roi, qui était à Péluse, de se rendre à Alexandrie; elle était de vingt mille hommes, dont deux mille hommes de cavalerie. Achillas la commandait. Une grande partie était composée de Romains qui avaient servi dans l'armée de Gabinius. Aussitôt que César sut qu'elle approchait d'Alexandrie, il se saisit de la personne du roi et de celle du régent, et fit occuper militairement tout ce qui pouvait ajouter à sa sûreté. Achillas prit possession de toute la ville, à l'exception de ce qu'occupaient les Romains, qui se trouvèrent bientôt bloqués du côté de la terre et n'avaient plus de communication que par mer. Les Alexandrins se portèrent au Port-Vieux pour s'emparer de soixante-douze galères qui s'y trouvaient; cinquante étaient de retour de l'armée de Pompée, au secours duquel elles avaient été envoyées; vingt-deux étaient la station ordinaire d'Alexandrie : si elles tombaient en leur pouvoir, c'en était fait de César; mais, après un combat fort chaud, il parvint à les brûler, et resta ainsi maître de la mer; il s'empara du phare situé à l'extrémité du Port-Neuf; il se trouva maître de toute la côte de la mer; il fixa alors son attention du côté de terre. Il avait besoin de fourrages; il s'empara de toutes les maisons qui le séparaient de la porte du milieu et communiqua librement avec le lac Mariotis, campagne d'où il tira des vivres et des fourrages. Il fit mettre à mort l'eunuque Photin. Peu de semaines après, la plus jeune des soeurs du roi, la princesse Arsinoé, s'échappa du palais, gagna le camp d'Achillas, qu'elle fit mourir et remplaça par l'eunuque Ganymède. Les Romains recevaient tous les jours des vivres, des galères et des troupes, soit des archers qui arrivaient de Crète et de Rhodes, etc., soit de la cavalerie d'Asie. César avait expédié dans l'Asie Mineure Mithridate, homme qui lui était dévoué, pour réunir ses troupes, se mettre à leur tête, traverser la Syrie, le désert de Suez, et venir le joindre par terre à Alexandrie.»

«De part et d'autre on travaillait avec activité à se fortifier. Les Égyptiens avaient fermé toutes les issues par de grosses murailles crénelées, et avaient établi un grand nombre de tours à dix étages. Comme les canaux qui portaient l'eau du Nil à Alexandrie se trouvaient au pouvoir de Ganymède, il fit boucher tous ceux qui donnaient de l'eau dans la partie de la ville occupée par les Romains; en même temps il fit élever par des machines l'eau de la mer pour gâter les citernes du quartier des Romains; en peu de jours l'eau devint si saumâtre qu'elle ne fut plus potable; les Romains furent alarmés; mais ils tirèrent de l'eau des fontaines qui sont près du Marabon et de la tour du phare; ils creusèrent grand nombre de puits au bord de la mer, qui leur donnèrent de l'eau douce. Dans ce temps la trente-septième légion, avec un grand nombre de bâtiments chargés de vivres, armes et machines, qui était partie de Rhodes, mouilla près de la tour des Arabes, à l'ouest d'Alexandrie. Le vent d'est qui règne en général dans ces parages, à cette époque de l'année, l'empêchait de gagner le port d'Alexandrie; le convoi était compromis. César partit avec sa flotte pour le sauver, ce qui donna lieu à un combat naval dans lequel la flotte des Égyptiens perdit une galère et fut contrainte de se sauver dans le Port-Vieux. César fit défiler son convoi en triomphe devant elle, et rentra dans le Port-Neuf.»

«Ganymède voyant l'insuffisance de ce moyen, sur lequel il avait tant compté, revint de nouveau au projet d'équiper une flotte; il fit travailler avec la plus grande activité à remettre en état dans le Port-Vieux tous les bâtiments et carcasses de galères qui s'y trouvaient; il fit découvrir les portiques des édifices publics pour en prendre les bois; il fit venir des sept bouches du Nil les bâtiments stationnaires qui les défendaient; en peu de jours il eut vingt-deux galères de quatre rangs, cinq de cinq rangs, et un grand nombre de petits bâtiments de toute grandeur, le tout monté par d'habiles matelots. César avait trente-quatre galères, savoir : neuf de Rhodes, huit de Pont, cinq de Syrie et douze d'Asie Mineure; mais cinq seulement étaient à cinq rangs de rames, dix à quatre rangs; tout le reste était très inférieur. Il sortit cependant du Port-Neuf, doubla le phare et vint se ranger en bataille vis-à-vis du Port-Vieux. Les galères de Rhodes formaient sa droite, celles de Pont sa gauche. À cette vue la flotte des Alexandrins appareilla. Les deux armées étaient séparées par ce rang de rochers qui forme le Port-Vieux, et qui, sur l'espace de six mille toises, n'offre que trois passages. L'armée qui s'engagerait dans ces passages affronterait un grand danger et offrirait une belle occasion à son ennemi. Luphranar, amiral des galères de Rhodes, indigné de voir l'ennemi avoir tant d'assurance, proposa et obtint d'entrer dans le Port-Vieux; il se dirigea par le passage du milieu avec quatre galères, le combat devint terrible; les Alexandrins furent battus; ils perdirent une galère à cinq rangs et une à deux rangs; le reste de leur flotte se sauva le long des quartiers de la ville, sous la protection des jetées et des hommes de trait placés sur les toits des maisons.»

«Les Romains occupaient la tour du phare, mais non pas toute l'île; ils s'en emparèrent après un combat opiniâtre, pillèrent le gros bourg qu'elle contenait et firent six cents prisonniers; mais les Alexandrins restèrent maîtres du château qui forme la tête de pont de la jetée qui joint cette île avec la ville. César voulut enlever ce poste important, il échoua; après plusieurs tentatives où il perdit beaucoup de monde, il fut mis en déroute et ne parvint à gagner ses galères qu'à la nage; plusieurs d'elles furent submergées par le grand nombre de fuyards qui s'y réfugiaient. Cependant, quelque sensible que fût cette perte, elle n'eut pour lui aucune conséquence fâcheuse.»

«Le roi Ptolémée, quoique jeune, eut le talent de persuader qu'il désirait employer son pouvoir à calmer l'insurrection, et qu'il mettrait ainsi un terme à la guerre. César le mit en liberté; mais, aussitôt que cet enfant se trouva à la tête de son armée, il se servit de toute son autorité pour exciter son peuple, et démasqua une haine implacable contre les Romains. Les Alexandrins, malgré l'échec qu'ils avaient reçu, avaient ravitaillé et augmenté leur flotte. Les convois venaient par mer à César, du côté de l'Asie : ils se portèrent à Canope, dans la rade d'Aboukir, pour les intercepter. L'amiral romain Néron y accourut à la tête de la flotte; il eut un vif engagement avec la flotte égyptienne, où le brave Euphranor périt avec sa galère.»

«Il y avait huit mois que César était engagé dans cette malheureuse guerre, et rien n'annonçait qu'elle dût avoir une fin heureuse, lorsque enfin Mithridate arriva devant Péluse avec l'armée qu'il avait réunie en Asie; il s'empara d'assaut de cette place, marcha à grandes journées sur Memphis, où il arriva le septième jour; de là il descendit le Nil par la rive gauche, se porta au secours de César à Alexandrie. À cette nouvelle le roi Ptolémée partit avec son armée, s'embarqua sur le Nil et joignit le corps de son armée qui était opposé à Mithridate, à peu près à la hauteur du Delta. César, de son côté, se rendit par mer à la tour des Arabes, de là il débarqua, et, tournant le lac Narcotès, il se porta droit sur l'armée de Mithridate. Il le joignit sans combat; elle était campée le long du canal, à peu près à la hauteur d'Alkam. Ptolémée avait plusieurs fois attaqué Mithridate et avait été repoussé. César l'attaqua à son tour et le battit. Ce roi périt dans la déroute. César marcha sans s'arrêter sur Alexandrie, où il arriva en peu de jours. Cette immense ville se soumit; les habitants vinrent à la rencontre de leur vainqueur en habit de suppliants, portant avec eux tout ce qu'ils avaient de plus précieux pour apaiser sa juste colère; le dictateur les rassura; il rentra dans son quartier en traversant les retranchements ennemis au milieu des acclamations de ses troupes, qui le reçurent comme un libérateur. Il couronna reine d'Égypte la belle Cléopâtre, chassa Arsinoé, sa soeur cadette, et, laissant en Égypte toute son armée pour assurer la nouvelle autorité, il partit avec la sixième légion, composée de vétérans, et se rendit par terre en Syrie (Précis, p. 155-163).»

«Pharnace ayant été un des instruments dont s'était servi Pompée pour se défaire de son père Mithridate, avait en récompense obtenu le Bosphore. Lorsqu'il vit l'empire romain en proie à la guerre civile, il eut l'ambition de réunir tous les États de son père. Il s'empara de la Colchide, du royaume de Pont, dont la capitale était Sinope, le séjour favori du grand Mithridate; enfin il se jeta sur la petite Arménie et la Cappadoce. Déjotarus, roi de la petite Arménie, et Ariobazzanes, roi de la Cappadoce, implorèrent le secours de Domitius, commandant en Asie. Celui-ci n'avait sous ses ordres que trois légions; obligé d'en envoyer deux à César, qui était dans Alexandrie, il ne lui en restait qu'une, la trente-sixième. Il y joignit une légion levée à la hâte dans le royaume de Pont, et deux légions que Déjotarus avait formées à la romaine, composées de ses sujets; il réunit cette armée à Comane, ville de Cappadoce. De Comane en Arménie, on communique par une chaîne de montagnes fort boisées. Domitius suivit cette crête et assit son camp à deux lieues de Micopolis. Le lendemain il s'approcha des remparts de cette ville, et se trouva en présence de Pharnace, qui avait rangé son armée en bataille sur une seule ligne; mais ayant trois réserves, l'une derrière sa droite, l'autre derrière sa gauche et la troisième derrière son centre. Domitius, quoiqu'en présence de l'armée ennemie, continua à fortifier son camp, et, quand il eut achevé, il s'y campa tranquillement. Pharnace fortifia sa droite et sa gauche par des retranchements, désirant tirer la guerre en longueur, espérant que la nécessité où se trouvait César en Égypte obligerait Domitius à s'affaiblir. Mais peu de jours après Domitius marcha à lui, les deux légions de Déjotarus lâchèrent pied et ne rendirent aucun combat; la légion levée dans le Pont se battit mal, la trente-sixième soutint seule le combat; mais, cernée de tout côté, elle fut contrainte de battre en retraite. Pharnace remporta une victoire complète; il resta maître du Pont, de la petite Arménie et de la Cappadoce. Domitius se retira en toute hâte en Asie. Pharnace imita dans le Pont et dans la Cappadoce la conduite de son père; il fit massacrer tous les citoyens romains et se porta sur leurs personnes à des cruautés inouïe : il rétablit aussi l'empire de sa maison; il croyait le dictateur perdu, mais son triomphe ne dura que peu de mois.»

«César, après la guerre d'Alexandrie, se porta en Syrie à la tête de la sixième légion, s'y embarqua pour se porter en Cilicie; il réunit à Tarse les députés d'une partie de l'Asie Mineure. Sa présence était bien nécessaire à Rome, mais il jugea qu'il était plus urgent encore de réprimer la puissance renaissante de ce rejeton de Mithridate. Il se porta à Comane avec quatre légions : la sixième, la trente-sixième, et les deux de Déjotarus. Pharnace chercha à l'apaiser par toutes espèces de commissions et d'offres; il s'était campé avec son armée sous les remparts de la place forte de Zela, lieu renommé par la victoire que Mithridate, son père, avait remportée contre Triarius. César occupa un camp à cinq milles de lui, et quelques jours après il partit au milieu de la nuit et s'en rapprocha à un mille. Pharnace, à la pointe du jour, aperçut avec étonnement l'armée romaine qui se retranchait si près de lui : il n'en était séparé que par un vallon. Il rangea son armée en bataille, descendit le vallon, le remonta et attaqua l'armée de César, qui, méprisant les manoeuvres de l'ennemi, avait laissé des troupes dispersées dans les ateliers; elles eurent à peine le temps de prendre leurs armes et de se mettre en ordre de bataille. La sixième légion, quoique réduite à douze cents hommes, mais tous vétérans, et qui tenait la droite, enfonça la gauche de l'ennemi, se jeta sur son centre, repoussa l'armée ennemie dans le vallon et la poursuivit l'épée dans les reins jusque dans son camp, qui fut forcé et devint la proie du vainqueur : bagage, trésor, tout fut pris; Pharnace eut à peine le temps de se sauver de sa personne. Ce prince périt dans un combat contre un de ses vassaux quelques mois après. La petite Arménie, la Cappadoce, le Pont, le Bosphore, la Colchide, furent le résultat de cette victoire. César donna à Mithridate de Pergame le Bosphore. Ce fut après cette journée de Zela qu'il s'écria : «Heureux Pompée, voilà donc les ennemis dont la défaite vous a valu le nom de Grand !» Il écrivit à Rome : Veni, vidi, vici.....»

«Après la bataille de Pharsale, Octavius se porta en Illyrie avec une partie de la flotte de Pompée. Cornificius y était avec deux légions tenant pour César. Plus tard, César ayant appris que des débris de Pharsale se ralliaient dans cette province, y envoya Gabinius avec deux légions de nouvelles levées. Soit que Gabinius se conduisît avec imprudence, soit que ses troupes, étant de nouvelles levées, n'eussent pas la consistance nécessaire, il fut battu par les Barbares et enfermé dans Salare, où il mourut de maladie et de chagrin. Octavius, qui était maître de la mer, profita de cet événement et soumit au parti de Pompée les trois quarts de la province. Cornificius s'y maintint avec peine. César, renfermé dans Alexandrie, ne pouvait lui donner aucun secours; mais Vatinius, qui commandait le dépôt de Brindes, ayant sous ses ordres plusieurs milliers de vétérans appartenant aux douze légions de César qui se trouvaient au dépôt, sortant des hôpitaux pour joindre leurs légions, les embarqua sur des bâtiments de transport et quelques galères, rencontra la flotte d'Octavius, la défit complètement. Octavius se retira en Sicile. César domina dans l'Adriatique, et la province d'Illyrie se soumit.»

«Calénus, lieutenant de César, assiégea Athènes, qui tenait pour Pompée, s'en empara après une vive résistance. César fit grâce aux habitants de cette ville et dit à leurs députés : «Faudra-t-il donc que, dignes de périr, vous deviez toujours votre salut à la mémoire de vos ancêtres ?» Mégare soutint un siège plus obstiné. Quand les habitants se virent poussés à bout, ils lâchèrent des lions que Cassius avait réunis dans cette ville pour être transportés à Rome, et servir aux combats qu'il devait donner au peuple; mais ces bêtes féroces se jetèrent sur les habitants et en dévorèrent plusieurs de la manière la plus horrible. Les habitants de Mégare furent faits esclaves, et vendus à l'encan. Un lieutenant de Pompée avait muré l'isthme de Corinthe, ce qui empêcha Calénus d'entrer dans le Péloponnèse; mais, après la bataille de Pharsale, cet obstacle étant levé, Calénus s'empara de cette province, et à son arrivée à Patras, Caton, qui s'y trouvait avec la flotte de Pompée, abandonna la Grèce.»

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7. Les dernières années

«Le lendemain de la bataille de Zela, César partit avec une escorte de cavalerie pour se rendre en toute diligence à Rome où sa présence était nécessaire. La bataille de Pharsale n'avait produit aucun changement dans cette Métropole, qui lui était soumise depuis le commencement de la guerre civile. Le consul l'avait nommé dictateur comme il était dans Alexandrie, et Antoine son maître de cavalerie; de sorte que, pendant l'an 47, il n'y eut point d'autres magistrats que le dictateur et son maître de cavalerie; celui-ci, qui était à Rome revêtu du pouvoir souverain, se livra à toute espèce de débauches, scandalisa les citoyens par ses moeurs, et les opprima par ses rapines. Un jeune tribun du peuple, Dolabella, amoureux des nouveautés, cherchant la renommée, et lui-même criblé de dettes, proposa au peuple une loi pour l'abolition de toutes les dettes, ce qui, selon l'usage ordinaire, mit en combustion toute la république. D'un autre côté, les vieilles bandes victorieuses des Gaules, mécontentes des retards qu'elles éprouvaient pour recevoir les récompenses qui leur étaient promises, se révoltèrent. La deuxième légion refusa de se rendre en Sicile; toutes refusèrent de marcher. Mais César entra dans Rome pour se rendre le menu peuple favorable. Il fit une loi qui donnait la remise d'une année de loyer à tous les citoyens qui payaient moins de 250 francs; il remit les arrérages ou intérêts des dettes depuis le commencement des guerres civiles. Il fit vendre tous les biens de ses ennemis; il employa tout ce qui pouvait lui procurer de l'argent; les biens même de Pompée furent vendus à l'encan; Antoine les acheta; il prétendait s'exempter d'en payer le montant, ce qui excita un moment le mécontentement du dictateur. L'arrivée de César calma la fermentation des légions; mais, peu après, elles se mutinèrent avec plus de fureur; tous les officiers qui se voulurent entremettre furent mis à mort, et, par un mouvement spontané, elles arrachèrent leurs aigles et se mirent en route sur la capitale, menaçant par leurs propos César même. Celui-ci fit fermer les portes de la ville; mais, lorsque les séditieux furent arrivés au Champ de Mars, il sortit et monta sévèrement sur sa tribune, leur demandant durement ce qu'ils voulaient. "Nous sommes couverts de blessures, lui répondirent-ils; il y a assez longtemps que nous courons le monde et que nous versons notre sang, nous voulons notre congé." Il leur répondit laconiquement : "Je vous l'accorde." Il ajouta peu après, qu'il allait partir sous peu de semaines, et que, lorsqu'il aurait triomphé avec de nouveaux soldats, il leur donnerait encore ce qu'il leur avait promis. Il se levait et allait les quitter ainsi; mais ses lieutenants le sollicitèrent d'adresser quelques paroles de douceur à ces vieux compagnons avec qui il avait acquis tant de gloire et surmonté tant de dangers : César se rassit et leur dit : "Citoyens," contre son usage, qui était de les appeler soldats ou compagnons. Un murmure s'éleva dans tout le camp. "Nous ne sommes point des citoyens, nous sommes des soldats." Enfin le résultat de cette scène touchante fut d'obtenir de continuer leur service. César leur pardonna, hormis à la dixième légion; mais celle-ci s'obstina, suivit César en Afrique, soi-disant sans en avoir reçu un ordre positif (Précis, p. 166-174).»

Scipion avait conduit en Afrique les débris de l'armée de Pharsale. Le roi Juba s'était joint à lui. Leurs forces réunies étaient tellement redoutables que les ennemis de César en Italie attendaient Scipion à Rome. César alla le combattre; d'abord battu par ses lieutenants, il remporta bientôt sur le général en chef une grande victoire sous les murs de la ville de Thapsus. Juba s'empoisonna au milieu d'un festin; Scipion, attaqué sur mer, dans sa fuite se poignarda et se noya. À la nouvelle de ce revers, Caton, renfermé dans Utique, n'y attendit pas César qui s'avançait contre lui, et se donna la mort (Plut., 53-54; Appien, II, 14, 95-99).

De retour à Rome, César reçut les honneurs de quatre triomphes à la fois, et il fit de cette pompe un spectacle jusqu'alors inouï : tous les grands fleuves qu'il avait traversés en vainqueur étaient représentés en or, sous la forme de captifs; on y portait solennellement les immenses richesses que ses succès lui avaient livrées; chacune de ses victoires était le sujet d'un tableau; on lisait sur l'un d'eux sa célèbre dépêche : Veni, vidi, vici. On y voyait les portraits des rois et des généraux tués ou défaits par lui. Rien ne rappelait Pharsale ni Pompée. Après ses triomphes, César distribua de grandes récompenses à tous ses soldats, et â chaque citoyen en particulier; il donna des festins à tout le peuple qu'il traita sur vingt-deux mille tables de trois lits chacune. Les spectacles se succédèrent pendant longtemps, avec une pompe et une variété sans exemple: c'étaient des combats d'éléphants, de gladiateurs, de cavalerie, d'infanterie; des naumachies, des concerts. Fidèle à son voeu, il fit élever, en l'honneur de Vénus, un temple magnifique, dans lequel, à côté de la statue de la déesse, il plaça un beau portrait de Cléopâtre, qu'il avait fait venir à Rome, et dont il eut un fils qu'il reconnut. Un dénombrement de tous les citoyens ayant eu lieu par ses ordres, la population se trouva, par la guerre civile, réduite à moins de la moitié (Appien, II, 15, 101-102).

Revêtu de son quatrième consulat, César partit pour l'Espagne où les fils de Pompée étaient parvenus à réunir une armée formidable. «Il arriva en vingt-trois jours sur les bords du Bétis, au moment où le jeune Pompée assiégeait la ville d'Ulia, la seule qui tint encore contre lui dans toute la Bétique. César secourut cette place et s'avança vers Cordoue; Sextus Pompée, qui y commandait, effrayé, appela son frère à son secours; celui-ci accourut en levant le siège d'Ulia. L'année 46 se termina sur ces entrefaites.»

«Dans le commencement de 47, César assiégea Atégua, qui ouvrit ses portes dans les premiers jours de février (novembre de notre calendrier); il désirait terminer la guerre par une grande bataille. Après diverses manoeuvres, le jeune Pompée, reculant toujours pour l'éviter, se trouva enfin acculé à l'extrémité de la presqu'île de Malaga, près de la ville de Munda; il se résolut à recevoir la bataille dans une position avantageuse; il y attendit son ennemi de pied ferme. Sa ligne de bataille était de treize légions. César l'attaqua avec huit; la victoire se déclarait pour Pompée. César paraissait perdu; il changea alors la tête de la dixième légion, sans pouvoir rétablir ses affaires, lorsque le roi Bogud, avec ses Numides, alla attaquer le camp de Pompée. Labiénus détacha cinq cohortes au secours du camp. Ce mouvement rétrograde dans un instant si critique décida la victoire. Les vétérans crurent que l'ennemi était en retraite et redoublèrent d'ardeur. Les troupes de Pompée crurent que l'on se retirait, et se découragèrent; trente mille hommes restèrent sur le champ de bataille, parmi lesquels Labiénus et Varus, et trois mille chevaliers romains. Les aigles des treize légions, la plus grande partie des drapeaux, dix-sept officiers du premier rang, furent les trophées de cette journée, qui coûta aux vainqueurs mille morts et cinq cents blessés. César avait coutume de dire que "partout il avait combattu pour la victoire, mais qu'à Munda, il s'était battu pour sauver sa vie". Cnéius Pompée fut tué peu de semaines après, et sa tête promenée en triomphe. Sextus, son frère, qui commandait à Cordoue lors de la bataille, erra dans les montagnes, survécut à la perte de son parti, dont il releva les étendards par la suite. Toute la Bétique se soumit; le parti de Pompée fut entièrement détruit, tout l'univers romain reconnut la loi du vainqueur (Précis, p. 201-203.)»

Le triomphe que César obtint à Rome pour avoir vaincu des Romains excita des murmures qui restèrent secrets (Plut., 56). Le sénat lui décerna des honneurs extraordinaires et une autorité sans bornes; il fut nommé consul pour dix ans, et dictateur perpétuel. On lui accorda le nom d'Empereur, le titre de Père de la patrie, le droit d'orner sa tête chauve d'une couronne de laurier (Suét., 45 et 76). Chaque tribu lui offrit des sacrifices, célébra des jeux en son honneur, éleva des monuments à sa gloire, dans tous les lieux sacrés et publics, exemple que se hâtèrent d'imiter tous les peuples alliés de Rome. On décréta qu'il serait fait tous les ans des sacrifices pour solenniser l'anniversaire de ses batailles; qu'en entrant en charge, tous les magistrats prêteraient le serment de ne contrevenir à aucune de ses lois; que, pour honorer le jour de sa naissance, le mois Quintilis serait appelé Julius (Suét., 76). On déclara sa personne sacrée et inviolable; on lui accorda le privilège d'assister aux spectacles dans une chaise dorée, avec une couronne d'or sur la tête; le décret portait que, même après sa mort, cette chaise et cette couronne seraient placées dans tous les spectacles pour immortaliser sa mémoire. On lui éleva dans le sénat une espèce de trône; le faîte de sa maison fut décoré d'un dôme; on décréta aussi qu'on lui élèverait plusieurs temples comme à un Dieu; qu'en son honneur on en bâtirait un à la Clémence, et qu'elle serait représentée tenant César par la main (Appien, II, 16, 106; Florus, IV, 2). On délibéra même, ce qui n'est guère croyable, de lui accorder sur toutes les femmes de Rome des droits qui font frémir la pudeur (Suét., 48 [Fausse référence ?]). Plutarque suppose, avec quelque raison, qu'une intention perfide de la part de ses ennemis, plutôt encore qu'une flatterie servile, présidait à tous ces décrets, et qu'ils voulaient, dans l'impuissance de l'attaquer ouvertement, le rendre odieux en l'accablant de privilèges ridicules (Plut., 57).

César reprit le cours de ses largesses; il donna à chaque fantassin des vieilles légions vingt mille sesterces, et quarante mille écus romains à chaque cavalier; on y ajouta même des fonds de terre et des esclaves (Suét., 38). Les citoyens romains reçurent d'abondantes distributions de blé et d'huile, trois cents écus, et plus tard le tiers de la même somme, à titre de dédommagement pour le retard qu'on avait mis à leur payer la première. On fit don de deux mille écus environ aux étrangers qui demeuraient dans Rome, et de plus de cinq cents sesterces à ceux qui habitaient les provinces de l'Italie (Suét., 38). À ces largesses qui semblent incroyables, César ajouta des festins publics, des fêtes, des spectacles qui surpassèrent en magnificence et en durée tous ceux qu'il avait donnés précédemment. Trois jours consécutifs furent consacrés à des combats d'athlètes; cinq à la chasse, dans le cirque, d'une multitude de bêtes féroces; des représentations théâtrales eurent lieu dans toutes les langues du monde connu; les rois vaincus, leurs enfants y avaient des rôles (Suét., 39). Ces spectacles attirèrent à Rome une telle affluence d'étrangers qu'ils furent obligés de dresser des tentes dans les rues et hors de la ville; et la curiosité fut telle que quelques citoyens, et en particulier deux sénateurs, périrent étouffés dans la foule (Suét., 39).

Rome s'embellit de nouveaux édifices; un temple dédié à Mars fut commencé; un vaste théâtre s'éleva auprès du mont Tarpéien; d'immenses travaux furent entrepris pour creuser, à l'embouchure du Tibre, un port capable de recevoir les plus gros vaisseaux; pour dessécher les marais Pontins, qui rendaient malsaine une partie du Latium; enfin pour couper l'isthme de Corinthe (Plut., 58; Suét., 44). On envoya des colonies pour repeupler Corinthe et Carthage (Plut., 57; Suét., 42). César réforma le calendrier qui avançait de quatre-vingts jours et «était devenu si absurde par la négligence du collège des pontifes, dit un historien, que la saison de la moisson ne tombait plus en été, ni celle des vendanges en automne (Suét., 40; Plut., 59)». Il fit simplifier la législation (Suét., 44) et travailler à la confection d'une carte générale de l'empire et à une statistique des provinces; il rassembla avec empressement tous les objets d'art du monde conquis, les pierres précieuses, les vases ciselés, les statues, les tableaux, tous les ouvrages des artistes qui avaient de la célébrité; il chargea Varron de former une nombreuse bibliothèque publique (Suét., 44). Lui-même cultivait avec succès toutes les sciences connues de son temps, et publia quelques ouvrages sur la grammaire, l'astronomie, la religion, l'histoire, la littérature (Suét., 56). De tant de compositions nous n'avons plus que ses mémoires sur la guerres des Gaules et sur la guerre civile; la première en sept livres, la seconde en trois. «Ils sont, dit Cicéron, dans Brutus (LXXV), un très bon ouvrage; le style en est pur, coulant, dépouillé de toute parure oratoire.» Il y aurait à ajouter plutôt qu'à retrancher à l'éloge un peu froid qu'en fait Cicéron.

Il renouvela les anciennes lois somptuaires et les fit exécuter avec la plus grande rigueur (Suét., 43). Les discordes civiles avaient considérablement affaibli Rome; il restait peu de citoyens, et la plupart n'étaient pas mariés. Pour remédier à ce dernier mal, il rétablit la censure et voulut l'exercer (Dion, livre 43). Il défendit à tout citoyen âgé de vingt à quarante ans de s'absenter plus de trois ans; il interdit à tout fils de sénateur les voyages chez les étrangers (Suét., 42); il donna des récompenses à ceux qui avaient beaucoup d'enfants; défendit aux femmes qui avaient moins de quarante-cinq ans, et qui n'avaient ni maris ni enfants, de porter des pierreries et de se servir de litières (Eusèbe, Chronique), méthode excellente, observe Montesquieu, d'attaquer le célibat par la vanité. Il établit des impôts sur les marchandises étrangères, et défendit de garder chez soi plus de soixante sesterces, loi très propre à concilier les débiteurs avec les créanciers. Presque toutes les lois de Sylla ne portaient que l'interdiction de l'eau et du feu; César y ajouta la confiscation des biens (Suét., 42; Dion, livre 41).

Le parti de Pompée étant détruit, le parti populaire et les vieux soldats haussèrent leurs prétentions et firent entendre leur voix; César en fut inquiet; il eut recours à l'influence des principales maisons pour les contenir. Il augmenta le nombre des familles patriciennes, compléta le sénat, multiplia les préteurs, les édiles (Suét., 41), et releva les statues de Sylla et de Pompée, renversées par le peuple. «C'est affermir les siennes», dit alors Cicéron (Plut., César, 57; Plut., Cicéron, 40). Quelques propos hardis attaquaient-ils son autorité ou sa personne, un édit en exhortait les auteurs à être plus circonspects; apprenait-il que l'on tramait contre lui quelque complot, il déclarait publiquement qu'il était instruit des desseins des conjurés (Suét., 75). «J'aime mieux mourir que de craindre la mort (Plut., 57; Suét., 86-87)»; «La meilleure est la plus courte et la moins prévue», disait-il à ses amis. Et ne tenant nul compte de leurs craintes, il renvoya sa garde espagnole, et ne se montra plus qu'entouré de ses licteurs (Plut., 57; Suét., 86). Vers la fin de sa dictature, il permit à tous les citoyens à qui il n'avait pas encore pardonné, de revenir en Italie, et d'exercer les fonctions civiles et militaires (Suét., 75). Il partagea avec le peuple le droit de nommer à toutes les dignités, et n'en excepta que celle de consul. Sa volonté était manifestée par des billets qu'on répandait dans les tribus, et où étaient écrits ces mots : «César dictateur à la tribu....., je vous recommande le citoyen..... et je désire qu'il tienne sa dignité de vos suffrages (Suét., 41)».

Il disposa ainsi de toutes les places, en changea la nature, et rendit plus rares les assemblées du peuple, «qui fut, dit un historien, trompé dans l'espérance d'avoir un gouvernement populaire»; il dérogea aux usages qu'avait respectés Sylla, conféra les magistratures aux mêmes citoyens pour plusieurs années, accorda les ornements consulaires à dix anciens préteurs, rétablit dans leurs rangs les citoyens dégradés par les censeurs ou condamnés pour le crime de brigue. Il donna l'intendance de la monnaie et de la levée des impôts à quelques-uns de ses esclaves. «Si des brigands et des assassins, disait-il, à ceux qui le lui reprochaient, m'avaient élevé au pouvoir suprême, je leur en témoignerais ma reconnaissance.» L'admission dans le sénat d'un grand nombre d'étrangers, de Gaulois surtout, excita le mécontentement et la verve satirique des Romains (Suét., 76, 80). Mais il les choqua encore plus par l'orgueil de ses discours que par l'exercice de sa tyrannie; il disait : «La république n'est qu'un vain nom; Sylla ne comprit point sa politique. Les Romains doivent révérer mes paroles à l'égal de mes lois (Suét., 77).» Cicéron rapporte qu'il avait souvent dans la bouche ce vers d'Euripide : «S'il faut violer le droit, il ne le faut violer que pour régner (Suét., 30)». II porta le mépris jusqu'à faire lui-même les sénatus-consultes; il les souscrivait du nom des premiers sénateurs qui lui venaient dans l'esprit. «J'apprends quelquefois, écrivait Cicéron, qu'un sénatus-consulte passé à mon avis a été porté en Syrie et en Arménie, avant que j'aie su qu'il ait été fait; et plusieurs princes m'ont écrit des lettres de remerciements sur ce que j'avais été d'avis qu'on leur donnât le titre de roi, que non seulement je ne savais pas être rois, mais même qu'ils fussent au monde (Cic., Ad familiares, IX, 15)».

Les partisans de César firent quelques tentatives pour le couronner; le peuple ne s'y prêta pas de bonne grâce; César les blâma (Plut., 60 et 61; Suét., 79). Elles firent éclater une conjuration formée depuis longtemps. Brutus et Cassius en étaient les chefs; plus de soixante sénateurs y entrèrent (Suét., 80). Le jour fut fixé aux ides de Mars, parce que ce jour-là on devait, dit-on, donner à César, au moment qu'il sortirait de Rome, le titre de roi, en conséquence d'un prétendu oracle des sibylles, qui déclarait «que les Parthes ne pourraient être vaincus, si les Romains n'avaient un roi pour général; et César se préparait à marcher contre eux (Plut., 60)». Cet homme extraordinaire tomba sous les coups des derniers républicains de la vieille Rome, le 15 mars de l'an 44 avant J.-C. Il était âgé de cinquante-six ans.

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César : Notices de présentation (II) - traductions françaises - hypertexte louvaniste - corpora


 

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