Bibliotheca Classica Selecta - Autres traductions françaises dans la BCS - Énéide : Introduction


Virgile - Énéide

Notice de présentation 

©Marie-Cécile Deproost


L'Énéide

 
[Extrait, avec une sélection dans les notes, de Frédéric Plessis, La poésie latine de Livius Andronicus à Rutilius Namatianus, Paris, Klincksieck, 1909, p. 234 à 254]

 

    Le lien qui rattache l'Énéide aux Géorgiques est encore plus évident que la parenté des Géorgiques et des Bucoliques. Les préoccupations d'intérêt général, senties avec toute l'ardeur d'une âme de poète, mais qui ne se trahissent qu'incidemment ou à travers le symbole dans les Bucoliques, avaient rejeté le voile dans les Géorgiques ; elles animaient, elles relevaient le sujet. C'était déjà le souci de la restauration des mœurs par l'agriculture et la petite propriété, par la vie rurale de la classe moyenne reconstituée, par le retour à la religion sous la protection d'une autorité monarchique, de sorte qu'au fond des pâturages bordés d'arbres et de ruches, derrière les moissonneurs et le bétail, déjà Rome se dessinait, Rome redevenue elle-même après s'être mise si près de sa perte par le luxe, les discordes civiles, l'abandon des croyances et l'invasion des races étrangères. Les Géorgiques étaient donc, sous une forme encore un peu timide et à un point de vue restreint, une œuvre d'un caractère national.

    L'œuvre nationale elle-même, ce fut l'Énéide.

    Ce que Virgile a voulu faire et ce qu'il a fait, c'est le poème de Rome et de la latinité tout entière, la Rome d'Auguste et de toujours, la reine de l'Occident qui devait par son labeur et son génie survivre à ses dieux païens. Il n'a voulu écrire ni un poème imité du grec, comme Varron de l'Aude et Valérius Flaccus leurs Argonautiques, comme Stace son Achilléide et sa Thébaïde, ni un poème historique, de sujet romain ancien ou récent, comme Silius Italicus les Puniques, et par exemple chanter sur le mode épique la vie d'Auguste ou la campagne d'Actium. Dans un sentiment profond de l'universalité et de la perpétuité du génie latin et avec un art très habile et d'effet très simple, il a fondu passé, présent, avenir, l'histoire et la fable, la Grèce et Rome, la tradition et la nouveauté ; non la nouveauté, parfois misérable, qui consiste à inventer un vers ou une strophe ou un genre, mais celle, d'une bien autre puissance et d'un bien autre intérêt, qui, avec des moyens antiques, donne une forme neuve, plus belle et pour longtemps définitive, au goût et à la sensibilité. « Virgile a deviné, à une heure décisive du monde, ce qu'aimerait l'avenir » (Sainte-Beuve, Étude sur Virgile, p. 29). Il a composé ainsi une œuvre singulière, une œuvre d'originalité et d'invention s'il en fut, puisque avec un sujet pris dans les temps fabuleux il a fait un poème d'actualité pour ses contemporains, et d'un poème d'actualité un monument d'un intérêt durable pour la postérité ; tant qu'il y aura une humanité latine, une culture classique, un respect du passé, on lira l'Énéide, on en saura par cœur nombre de vers et d'épisodes où ce qui tient le plus au cœur de la race est exprimé dans un langage dont la beauté, rarement égalée, n'a jamais été dépassée. Et c'est là pourtant ce qu'au XIXe siècle, sous l'influence d'idées germaniques, on a représenté comme un travail d'imitation, comme un pastiche d'Homère ! Les six premiers livres : une pâle Odyssée ; les six derniers, une Iliade affadie... Non, cette œuvre Romaine et Julienne est une guerre sainte précédée d'un pèlerinage aux pays des ancêtres, et contée par un poète dont le génie ne craint aucune comparaison.

    Ce fut le sentiment de l'Antiquité : tous les écrivains qui sont venus après Virgile sont nourris de ses vers, portent sa marque, s'inspirent de lui ; et il ne s'agit pas seulement des imitateurs, comme Valérius Flaccus ou Silius Italicus, ou même seulement des poètes parmi lesquels un Lucain ou un Juvénal ne manquait pourtant ni de personnalité, ni de puissance créatrice ; il s'agit aussi des prosateurs, et des plus grands, Tacite, Sénèque, Pétrone. Il s'agit des auteurs chrétiens, des Pères de l'Église : saint Augustin connaissait Virgile à fond, il l'aimait. Une légende du Moyen Age nous montre saint Paul s'écriant devant sa tombe : « Quel homme j'eusse fait de toi, si je t'avais trouvé parmi les vivants, ô le plus grand des poètes ! »

Quem te, inquit, reddidissem
Si te vivum invenissem,
Poetarum maxime !

    Tyrrell (Latin Poetry, p. 126ss), qui rappelle cette histoire, dit fort justement qu'il n'y a pas d'auteur ancien qui, à part Aristote, ait agi autant que Virgile sur la formation de la pensée moderne ; et le Moyen Age en effet associe leurs noms, et il fait d'eux des enchanteurs. Dante va chercher Virgile dans le monde ancien pour saluer en lui l'initiateur des siècles nouveaux. Laissons après cela Mommsen mettre l'Énéide sur le même rang que... la Henriade ou la Messiade ! Laissons des admirateurs de chansons populaires taxer le divin poème « d'œuvre artificielle et de cabinet ». En réalité, ce n'est pas lui seulement que l'on n'aime pas et que l'on vise par de telles attaques : c'est la littérature elle-même et tout entière. Goumy l'a très bien vu : « L'Énéide est œuvre artificielle et de cabinet au même titre, ni plus ni moins, que toutes les œuvres littéraires de l'homme, à partir du jour où, celui-ci ayant su écrire, une littérature a été possible. Avec le papier, la plume et l'encre ou ce qui a pu tenir lieu, à l'origine, du papier, de la plume et de l'encre, ce prétendu "artificiel" est né pour durer autant que notre espèce. Il embrasse toutes les productions de l'esprit, sans en excepter une seule, et il s'appelle, de son vrai nom, le travail réfléchi » (Goumy, Les Latins, p. 212).

    Voyons maintenant comment Virgile s'y est pris pour atteindre un si haut but, de quels éléments il s'est servi et par quels procédés il les a fondus dans une puissante unité, ce qui est la seule manière pour l'homme, en littérature, comme ailleurs, de « créer » quelque chose. En reculant ses personnages et en plaçant son sujet dans les temps fabuleux, il donnait libre carrière à l'inspiration épique ; il évitait de côtoyer la prose par le récit et de faire de l'histoire en vers ; il gagnait de se mouvoir en partie dans le monde homérique, devenu pour la race le monde le plus noble de la poésie et de demeurer dans la tradition, ce qui en soi n'a jamais empêché quelqu'un d'être original. Mais, alors, où étaient l'actualité et les passions de ses concitoyens ? où étaient le génie latin, avec son caractère d'universalité, et ce qui devait tenir l'attention des siècles dans un éternel éveil ? Comment faire rentrer dans ce cadre antique et le passé récent, et la vie nouvelle, et la vision des lendemains ? La tâche était ardue et sans modèle : le génie en vint à bout, nous allons nous en rendre compte en regardant le bouclier d'Énée et en descendant avec le héros dans les Champs Élysées.

    D'abord, qu'est-ce qu'Énée ? L'ancêtre mythique des Romains, le chef d'État et le prêtre. Bien entendu, il n'y a pas là une invention de Virgile : il n'a pas commis la faute, fréquente chez les Alexandrins, d'aller chercher des mythes rares et des personnages obscurs ; il a choisi un nom connu de tous, il a reproduit une légende acceptée de tous.

    La légende d'Énée fut, à ce qu'il semble bien, inventée par les Grecs pour flatter le peuple-roi. Timée de Tauromenium (260 av. J.-C.) est le premier de ces historiens sans critique, ou plutôt sans conscience, qui s'appliquent à donner couleur de faits à des conceptions religieuses, et qui, à l'aide des coïncidences de noms et des ressemblances de symboles, parviennent à transformer Énée en un personnage réel abordant en Italie. Denys d'Halicarnasse travaille, à son tour, à la vraisemblance du voyage et trouve dans l'expression inconsciente de l'imagination populaire les éléments d'un conte sans intérêt. Il n'en était pas question chez les Cycliques, qui n'avaient parlé nulle part d'une royauté promise à Énée sur la terre d'Hespérie : lorsque Virgile (Énéide, III, 97), traduisant Homère, annonçait au héros troyen l'empire du monde pour ses enfants, il choisissait - et pour cause - un texte différent de celui d'Aristarque ; il lisait pantessi au lieu de Trôessi. Ni Arctinos, ni Sophocle ne font mention d'un voyage en dehors de la Troade. Il y aurait, dit-on, le témoignage de Stésichore. Ce témoignage nous serait transmis par la Table Iliaque, décoration assez grossière que reproduit Montfaucon, et qui était destinée sans doute à représenter aux yeux des élèves, dans une école, les principaux événements du cycle Troyen ; or, un des groupes montre Énée faisant voile avec les siens pour 1'Hespérie. C'est ce que dit formellement une inscription à gauche du groupe, et, sur la même table, d'autres inscriptions nous apprennent qu'une partie des sujets représentés viennent du Sac d'Ilion, de Stésichore. Mais l'artiste qui a composé cette table vivait peut-être sous Claude, au plus tôt du temps de César, c'est-à-dire en tout cas, à une époque où le pouvoir cherchait à fortifier la nouvelle légende d'Énée ; et, si la Table Iliaque est postérieure à l'Énéide, il est très possible que ce sujet d'Énée partant pour l'Hespérie servît tout simplement de transition pour une autre table figurant les sujets de la légende virgilienne. Il demeure donc bien douteux que le voyage en Hespérie vînt de Stésichore.

    Cette histoire d'Énée, telle qu'elle avait cours vers la fin de la République romaine, a une explication géographique. On s'en rend compte en examinant le système de Denys : partout où une ville, un sanctuaire, un promontoire porte un nom congénère de celui d'Énée ou le nom d'un de ses compagnons, ce serait qu'Énée et les Troyens y ont passé et qu'ils y ont laissé leurs noms. Or, c'est justement tout le contraire, et l'on découvre la vérité en se plaçant au point de vue opposé. Si Énée, dans la légende de formation récente à l'usage des Jules, paraît naviguer de concert avec le culte d'Aphrodite, ce n'est pas parce qu'il a réellement passé par ces lieux et y a honoré sa mère, c'est parce que le culte de sa mère, qui y avait des autels, a permis d'imaginer qu'il y avait passé ; c'est qu'il y avait une Aphrodite Aineias dont les temples étaient nombreux sur la route maritime de la Troade au Latium, chose bien naturelle, puisqu'elle était la déesse protectrice de la navigation. Et ce surnom de Aineias ne signifiait pas du tout à l'origine ce qu'on lui fit signifier plus tard, « mère d'Énée » ; il avait un sens moral ou physique, ou les deux à la fois, et se rattachait au même radical que les mots aineô, ainê ou ainos. Le mont Éryx fut le point de jonction de la légende grecque et de la légende latine ; c'est par le culte de Vénus Érycine que la transition s'est accomplie. Les historiens grecs, les archéologues romains et les politiques, faisant leur cour à la famille des Jules, ont pu ainsi, en surchargeant et en embrouillant les récits, pousser Énée par la Sicile en Italie et faire reconnaître dans ce fils de Vénus l'ancêtre de César, le fondateur mythique de Rome, fille de Troie.

    Mais à cette légende de formation géographique quels éléments littéraires offrait le personnage d'Énée ? Chez Homère, il n'a pas un rôle de premier plan ; et cela était au mieux pour Virgile qui, s'il avait trouvé dans les poèmes homériques la statue entièrement sculptée, n'aurait pu y mettre sa marque qu'en la défigurant. Mais que l'Énée de l'Iliade n'eût été qu'un personnage tout à fait obscur et secondaire, il y aurait eu là un autre inconvénient : Virgile alors encourait le reproche d'être en contradiction avec la plus grande autorité épique ou de donner pour l'ancêtre de la chose romaine un guerrier insignifiant et débile. Or, par une coïncidence curieuse, Énée apparaît dans l'Iliade à la fois comme secondaire, pour ainsi dire accidentel, et pourtant marqué au front d'un signe et prédestiné. Il figure à peine ; mais il figure environné d'un mystère religieux, paré d'un prestige qui ne permet pas d'oublier son passage, de sorte que Virgile, en tirant de cette ébauche une statue achevée, n'aura pas à en altérer le caractère. Énée est ensemble guerrier redoutable et sage conseiller, objet de la faveur évidente des dieux, aimé du peuple, suspect au pouvoir, car Priam se méfie de lui ; c'est surtout au vingtième chant qu'il fait montre de belles pensées et de réflexion précoce chez un si jeune prince, et c'est là que se trouve, dans la bouche de Poséidon, la prédiction dont les Romains tirèrent un si grand parti : Un dieu a déjà pris en haine la race de Priam, et c'est le tour d'Énée de régner sur tous, ainsi que les enfants de ses enfants qui naîtront au jour.

    Voyons maintenant ce que devient chez Virgile Énée comme héros d'épopée, on pourrait dire de roman, ne fût-ce qu'au souvenir de l'immortelle aventure de Didon ; voyons quel est l'homme, son caractère et son action. « On adresse généralement, dit G. Boissier, beaucoup de critiques au caractère d'Énée ; il n'y en a qu'une qui me paraisse tout à fait méritée, il manque d'unité » (G.  Boissier, La religion romaine, I, p. 242). Et, quand G. Boissier nous explique en quoi, nous devons reconnaître que ce défaut d'unité, s'il existe vraiment chez Virgile, existe déjà chez Homère ; oui, l'Énée romain, ce sage, ce penseur sacerdotal et triste, quelquefois l'épée à la main, a des colères furieuses et des propos déclamatoires ; concession à la tradition épique et, dans le sens vulgaire, au côté « héroïque » du personnage ; après tout, dans ces moments-là, il se bat, et ce n'est le lieu ni d'agir avec sang-froid, ni de parler avec mesure. D'ailleurs, ce défaut, qui n'a pas échappé à la finesse de G. Boissier, n'est pas celui que les modernes reprochent en général à l'Énée de Virgile : le commun des lecteurs le juge faible et sans relief, trop doux pour un guerrier, trop gémissant pour un conducteur d'hommes, effacé, sans initiative et sans passion. Mais l'on témoigne ainsi que l'on ne comprend ni l'intention de Virgile, ni le caractère romain, ni la véritable énergie.

    Virgile a montré dans Énée un homme aux prises avec une destinée contraire à sa nature et qui, par un courage secret et persistant, sacrifie ses goûts à son devoir. Il lui sacrifie aussi ses intérêts, et ce double sacrifice est sans illusion ; il l'accomplit pour que d'autres, ses lointains successeurs, en profitent. Il n'aime pas la guerre, et il la fait en brave ; il n'aspire qu'au repos, et, sur un signe, constamment renouvelé, des dieux, constamment il se remet en route. Son cœur est attaché à Didon par l'amour et la reconnaissance, il sent que son départ la tuera : il l'aime et il la quitte, parce que le devoir est ailleurs. Il n'est et consent à n'être que l'instrument du destin ; il est chargé d'une mission, il s'y consacre corps et âme et il lui sacrifie jusqu'à son attitude devant l'avenir. Cette dure besogne, dont la fortune ne le récompensera pas, il la mène jusqu'à la fin sans ostentation, sans même un geste d'orgueil, bien plus avec un trouble, par instants, et des regrets, aussitôt réprimés, qui sont la condition d'un plus grand mérite et qui rendent le personnage plus touchant et plus naturel. Énée est racinien plutôt que cornélien ; en dépit de l'observation faite plus haut et relative à quelques rares rencontres dans les batailles, il est sans jactance, et son énergie, d'autant plus vraie, ne se fait pas valoir aux yeux du vulgaire. C'est l'honneur des Romains d'avoir aimé et compris ce genre de héros.

    Ainsi, rien que par le choix du sujet, Virgile non seulement évitait, à cause du prestige que donnent la fable et le lointain du temps, de tomber dans l'histoire versifiée ; mais déjà il se distinguait des auteurs d'épopées mythologiques, imitées des Grecs, d'intérêt purement littéraire et sans prise sur le cœur de ses contemporains : car la légende d'Énée, si elle avait ses racines dans le passé reculé, s'était formée en des temps voisins et récemment fixée ; elle avait été accrue et renouvelée, et ce renouvellement avait été conçu sur les désirs et les rêves des Romains. La tradition modifiée avait donc commencé de prendre une couleur italique ; c'est en Italie que se passe toute la seconde partie du poème, et, s'il a fallu la ferveur et l'élévation morale de Virgile pour rendre si bien la lutte entre le devoir et la nature qui est le fond du personnage d'Énée, du moins l'idée d'une mission divine à laquelle il se sacrifie était déjà dans la fable constituée avant lui, et cette mission elle-même, c'était la préparation des destinées de Rome, de son existence, sa première fondation, matière autrement vivante et intéressante pour les Romains que l'histoire de Jason ou celle de Polynice.

    Mais Virgile ne s'en est pas tenu là. Il s'est avisé d'un procédé très habile que lui ont inspiré à la fois son génie poétique et les préoccupations constantes de son cœur. À l'aide de raccords ingénieux que l'art dissimule, il a intercalé dans son poème des tableaux, des évocations où se déroule ce qui était l'avenir pour Énée, ce qui était le passé récent et national pour les Romains du temps d'Auguste : je veux parler des prédictions d'Anchise, des perspectives pythagoriciennes des Champs Élysées, de l'histoire gravée au bouclier d'Énée, des menaces de Didon pressentant Hannibal. On n'a pas assez remarqué qu'il y a là quelque chose de tout à fait virgilien, une habitude d'esprit, un trait commun aux Bucoliques, aux Géorgiques et à l'Énéide : qu'on se rappelle cependant les « épisodes » des Géorgiques mettant la vie d'une manière imprévue au cœur même du didactisme, et, dans les Bucoliques, les allusions anxieuses ou vibrantes, placées sur les lèvres de ces pasteurs si peu semblables à ceux de Théocrite, si supérieurs à eux ! C'est, dans l'Énéide, le même art, très sûr et très délicat dans sa simplicité, qui a permis au poète de fondre ces visions dans le récit de manière à ce qu'elles y paraissent naturelles, et qu'au lieu de l'interrompre et d'y surprendre, elles le complètent et en achèvent le tour ; et, redisons-le, pour cela Virgile n'avait aucun modèle.

    Et c'est pourquoi aussi nous ne chercherons pas à tirer de conclusions sur les opinions philosophiques de Virgile de ce que, dans la 4e Bucolique, il se complaît en élève de Siron à une exposition épicurienne, et que, dans le VIe livre de l'Énéide, il nous apparaît imbu d'idées pythagoriciennes et orphiques, et peut-être préoccupé des mystères d'Éleusis ; contentons-nous de voir que Virgile était une âme religieuse qui, à l'encontre de Lucrèce en son aveugle orgueil, avait besoin d'appui, voulait espérer et croire et ne trouvait pas dans l'égoïsme du sage un suffisant bonheur en face du mal universel. Dans sa descente aux enfers, les conceptions pythagoriciennes lui donnaient le moyen d'évoquer devant Énée, c'est-à-dire devant l'imagination de ses lecteurs, les Romains des temps historiques ; grâce à l'hypothèse du philosophe grec, il pouvait, dans un poème dont l'action se passe au lendemain de la chute de Troie, faire sans invraisemblance défiler ces généraux, ces citoyens qui ne devaient naître que bien des siècles plus tard, appeler à une revue héroïque, sous les yeux du premier fondateur de Rome et sous les yeux des contemporains d'Auguste, les fondateurs de l'histoire romaine et de l'éternité de l'Empire : Ite et Romanae consulite historiae ! (Properce, III, 4, 10).

    S'il est très probable que la doctrine de l'expiation et de la purification plaisait en elle-même à l'âme pieuse et réfléchie de Virgile, dans l'occasion il suffisait qu'elle se prêtât à son but patriotique et littéraire ; que le Romain, passionné pour la grandeur de Rome, que l'artiste de haute race, doublé d'un poète de sentiment, y trouvât son compte pour émouvoir son temps et l'avenir par le plus glorieux des tableaux. Tableau où, à ses qualités habituelles, Virgile en a ajouté une qu'il montre rarement, le sens dramatique ; il en témoigne cette fois en évitant, dans le dénombrement des aïeux, l'ordre chronologique. Le souci de la vraisemblance lui a fait comprendre qu'il ne convenait pas que ces ombres, ignorantes d'ailleurs de leurs destinées, vinssent se succéder sous les regards d'Énée et d'Anchise selon la date de leur futur séjour sur la terre. Il les a évoquées en une foule d'abord confuse, puis il les a groupées en des rapprochements naturels et significatifs, et il a mis dans tout cet immortel passage un ordre non historique, mais dramatique et littéraire. Sainte-Beuve l'a très bien vu : « Anchise... s'écarte à tout moment de la suite chronologique et se porte où son cœur l'appelle, c'est-à-dire à ce qui était l'émotion vivante à l'heure où chantait Virgile... Mummius, Paul Émile, ces vainqueurs des Grecs et ces vengeurs de Troie ; le nom inévitable de Caton ; les Gracques, les Scipions... le grand Fabius... Pour clore par une touchante et jeune image, Anchise, interrogé par Énée, indique comme à regret et révèle avec délicatesse le nom de ce beau jeune homme au regard triste qui accompagne le grand et triomphant Marcellus ; il flatte et consacre ces récentes amours, ces illusions peut-être du peuple romain, qui sont aussi les douleurs de la famille d'Auguste... Et maintenant qu'on joigne par la pensée à cette prédiction magnifique d'Anchise ce qui la complète dans le bouclier également prophétique d'Énée... » (Sainte-Beuve, Étude sur Virgile, p. 77 et 78) .

    Le bouclier d'Énée (Virgile, Énéide, VIII, 625ss) ! là encore n'a-t-on pas voulu ne voir qu'une imitation d'Homère (Iliade, XVIII, 478s), un procédé épique, un second « bouclier d'Achille », moins beau que le premier ? En vérité, c'est tout autre chose, et l'on s'en convaincra facilement en examinant tour à tour les deux descriptions. Que nous offre le bouclier du Grec ? la terre, la mer, le ciel avec les astres, et, sur ce fond, des scènes de la vie privée et quotidienne : noces, labour, moissons et vendanges, danses et festins, deux cités, un procès et une guerre, et, formant le tour extérieur, le grand fleuve Océan. Et le bouclier du Romain ? Ce qu'il découvre à nos yeux c'est l'histoire, à la fois mythique et réelle, des descendants d'Énée, depuis Romulus jusqu'à Auguste. Au lieu d'assister à des scènes charmantes sans doute, d'un pittoresque un peu naïf et volontairement ingénu, et qui n'ont d'ailleurs, représentation générale de la vie, aucun lien avec le sujet de l'Iliade et la personne d'Achille, nous sommes en face d'une suite d'événements politiques, religieux, guerriers, en rapport étroit, avec le reste de l'Énéide, événements qui intéressent tout l'Occident dont le destin s'élabore par eux, et l'Orient qui reculera devant les aigles, et le monde entier de la civilisation latine qui doit s'agrandir si loin dans l'espace et dans le temps. Avec des détails nombreux et précis, d'une concision tout à fait étrangère aux procédés homériques, le poète évoque la triple fondation de Rome par le fils de Mars, nourrisson de la Louve, par Manlius, vainqueur des Gaulois, par Auguste enfin, vengeur de Troie, refoulant à Actium la barbarie orientale, puis organisateur pacifique de cet ordre nouveau, éternel, on peut le dire, puisque nous en vivons encore. Voilà quelque chose qui, selon les goûts et les dispositions d'esprit, peut plaire plus ou moins que la description d'Homère, mais qui en tout cas est fort différent, et suppose un art tout autre et une tout autre inspiration.

    L'art en effet est grand dans ce passage ; et les critiques que l'on a adressées à Virgile ne tiennent pas devant l'examen. Vénus, a-t-on dit, porte à Énée son bouclier tout fait, tandis que Héphaïstos forge sous nos yeux successivement les figures qui embellissent celui d'Achille ; combien cette mise en scène est plus vivante, plus intéressante ! Observation inexacte : la différence entre les deux expositions est purement grammaticale : dans l'Énéide, il y a le plus-que-parfait ; dans l'Iliade, l'imparfait. Ce temps très vague de la narration homérique eût en effet permis à Homère de nous faire assister au travail du dieu ; or, il n'en est rien. Il n'est question ni des outils, ni des procédés et des efforts, ni des allées et venues du forgeron divin ; l'imagination n'est nullement appelée à se figurer la forge et les gestes de Héphaïstos ; elle se concentre tout entière sur les sujets représentés, absolument comme si l'on apportait le bouclier achevé. Mieux encore, à un certain moment, ce ne sont plus les représentations des choses sur le bouclier, mais les choses elles-mêmes qui nous sont décrites : on entend des chants d'hyménée, des accords de flûtes et de cithares, des bruits de fête ; deux hommes, qui se querellent pour l'amende d'un meurtre, font des discours et choisissent un arbitre. Sans doute, tous ces incidents sont coupés d'expressions qui reviennent périodiquement : « Puis il représentait » ; mais ce n'est pas cela qui donne la vie et la vraisemblance, et même, celle-ci est moins bien respectée dans le bouclier grec que dans le bouclier romain.

    On fait à Virgile un autre reproche : tandis qu'Homère, fort sensément, place la fabrication du bouclier alors qu'Achille va rentrer dans la bataille, à quel moment Virgile nous montre-t-il Énée s'occupant à admirer toutes ces ciselures ? au moment où l'on attaque son camp ! Occupation enfantine et bien indigne de ce héros du devoir, de ce chef que l'on dit tout entier à sa mission ! La critique tombe à faux : Énée, à l'heure même où on attaque son camp, n'en sait rien ; et son admiration n'est pas d'un enfant, puisqu'elle est mêlée d'un sentiment, confus mais certain, que, sous des traits obscurs pour lui, ce bouclier est le symbole de grandes aventures qui naîtront de la sienne. Ajoutons que le moment a été si peu choisi à la légère par Virgile qu'il est même celui qui convient le mieux, pour ainsi dire le moment unique : les livres VII et VIII sont occupés par les préparatifs de guerre ; dans le septième, Junon suscite aux Troyens des ennemis ; dans le huitième, Énée s'assure des alliés. La lutte se déroulera dans les livres IX à XII. C'est donc logiquement que le livre VIII se termine par la remise entre les mains d'Énée des armes dont il n'avait pas besoin jusqu'alors, dont il aura à se servir désormais. Il y a là une pause dans le poème : et la place qu'y prend cette description du bouclier est d'autant mieux choisie qu'elle fait justement prévoir les conséquences lointaines et définitives de la guerre contre Turnus.

    Une note de Servius nous apprend que, dès l'Antiquité, il s'était rencontré des grammairiens assez dénués de sens pour vouloir retrancher comme apocryphe, parce qu'il manquerait de gravité, le dernier vers (VIII, 751) :

Attollens umero famamque et fata nepotum.

    Le caractère réaliste de ce geste, le coup d'épaule par lequel Énée enlève son lourd et brillant fardeau, déplaisait à ces commentateurs : ils ne prenaient pas garde que le héros troyen amène son bouclier sur cette même épaule qui, lors de la chute de Troie, avait porté hors de péril et sauvé des flammes Anchise et les dieux de la cité.

    La description qui termine le livre VIII n'est que le dernier et le plus éclatant de ces intermèdes par lesquels Virgile laisse paraître en plein jour les préoccupations qui ne se dévoilent qu'à demi au cours de son antique narration ; dès le premier livre, Vénus, en insistant sur l'histoire d'Albe, faisait entrevoir dans l'avenir la gloire du peuple romain, qu'annonce de nouveau, au livre III, la prédiction d'Hélénus. Mais, qu'on le remarque bien, il y a dans tous ces morceaux gradation, non répétition. Ainsi l'évocation due au bouclier ne répète pas celle des Champs Élysées, du livre VI : celle-ci est surtout historique, celle du bouclier, plus religieuse. À la pensée d'une protection divine, qui est sur Rome, et d'une mission humaine, dont elle est chargée, se mêlent de plus en plus de sévères préoccupations morales : la simplicité des mœurs, la fidélité au serment, l'amour de la liberté, la passion de la gloire. Le ton aussi s'élève : c'est comme une apothéose et un couronnement. Virgile n'est pas dans l'imitation, il est dans la tradition, ce qui est autre chose, et dans la tradition bien moins d'Homère que d'Ennius : il nous montre Rome redevable de sa force à ses citoyens, à sa patience, à son génie, à ce qu'elle a produit des hommes et a su en tirer parti :

Moribus antiquis res stat Romana virisque.

    Elle a fait reposer ses lois et ses mœurs sur le culte des dieux, et, comme elle s'acquitte de ses devoirs envers eux, à leur tour ils la rétribuent en lui donnant sur la terre l'empire universel pour le bien de l'humanité, en accordant à ses citoyens, dans les enfers, le séjour réservé aux Justes : his dantem iura Catonem. Et nous voilà bien loin de la mythologie conventionnelle, de l'intervention purement littéraire des dieux dans une épopée quelconque !

    On ne saurait y regarder de trop près avec Virgile ; si, dans les Bucoliques, il faut parfois lire entre les vers, dans l'Énéide, où le poète s'efforce et atteint à la simplicité, il faut du moins lire attentivement tous les vers, je dirais presque tous les mots. Rien qui n'y soit plein de sens et d'intention. Des passages, tels que le commencement du VIIIe livre, qui, au premier abord, donne l'impression d'un début banal de chant épique, sont faits de choses et d'expressions exclusivement romaines ; et ce caractère national, religieux, historique de l'Énéide a tellement frappé les Anciens que des scholiastes la désignent sous le nom de Res gestae populi romani. Voilà ce que le génie sut faire d'une fable qui se passe au temps de la guerre de Troie ! Mais, si le patriotisme religieux inspire le poème, on sait qu'une humanité profonde et douce tempère chez Virgile ce que l'on pourrait craindre d'exclusif et de dur dans sa passion pour Rome et la force romaine. N'oublions pas d'ailleurs qu'à ce moment les Romains pouvaient se considérer comme les maîtres futurs et prochains du monde entier, et que par conséquent il n'y avait déjà plus une grande différence pour eux entre l'Empire et l'humanité. Aussi bien il n'est pas nécessaire d'insister sur ce que personne ne conteste, sur ce qui, de l'aveu de tous, est un des traits les plus caractéristiques de Virgile : la pitié, l'attendrissement, l'intelligence profonde des maux que fait la destinée, le sentiment de notre impuissance à les conjurer ou à les guérir. C'est par cette noble et virile tristesse que Virgile pénètre encore les cœurs et conserve tant de fidèles ; c'est par elle, avant tout, qu'il est un grand poète.

    Car sans doute - et tout ce qui a été dit précédemment montre assez que je ne le méconnais pas - une œuvre littéraire vaut, s'impose et persiste par la conception, la composition, le savoir, l'effort couronné de succès pour réaliser quelque chose d'étendu et de considérable, la nouveauté du fond et sa part d'intérêt permanent, la beauté de l'exécution. Mais, si ces mérites d'ensemble commandent l'admiration, il n'arrive pas toujours que l'œuvre admirée soit lue et soit aimée, ni que, par fragments, elle demeure dans les mémoires ; or Virgile a eu, au-dessus peut-être de tous les poètes, cette fortune que de nombreux vers de l'Énéide sont fixés dans notre pensée, viennent instinctivement sur nos lèvres, font partie de nos traditions, parce que nul, mieux et aussi souvent que lui, n'a su exprimer, sous une forme durable, des sentiments profonds, simples, de tous les âges et de tous les pays, et qui témoignent de la noblesse de son cœur comme de la qualité de son génie. « Aucun poète plus que Virgile, chez les Anciens (et combien chez les modernes ?) n'a eu le don d'exprimer dans un langage superbe, merveilleusement fait pour solliciter la mémoire des hommes et les y graver à jamais, les éternelles vérités de la vie (Ed. Goumy, Les Latins, p. 217s). »

    Le plus grand nombre de ces vers immortels, dont le temps n'a pas altéré la pure beauté, qui sont aussi vivants aujourd'hui qu'au siècle d'Auguste, se rencontrent dans les six derniers livres. Chateaubriand, le premier, l'a signalé : dans la seconde partie du poème, longtemps la moins goûtée (Didon n'y est plus présente, et la fin du sixième livre est si belle !), dans cette seconde partie se rencontrent la plupart des mots attendrissants qui ont conquis les cœurs à Virgile, et là aussi les épisodes d'Évandre et de Pallas, de Mézence et de Lausus, de Nisus et d'Euryale. Voltaire n'y entend rien, quand il juge qu'à partir du VIIe livre « le sujet baisse » ; G. Boissier (Nouvelles promenades archéologiques, p. 254s) a très bien montré que c'est tout le contraire. À ce moment, on entre au cœur du sujet « C'était la partie la plus difficile... Quelque admiration qu'on éprouve pour les merveilles dont Virgile a rempli les six premiers livres, il y a dans les autres plus d'invention et de génie véritable ». On est à présent sur la terre d'Italie, aux prises avec les vieilles légendes du terroir, en contact immédiat avec les traditions latines. Le VIIIe livre demeure un modèle d'art et de composition ; les personnages y sont tout à fait italiques, et il n'y a rien chez Homère de supérieur ou de pareil au vieil Évandre dans sa majesté simple, dans sa moralité religieuse qui présage Numa, dans son caractère de patriarche et de roi pasteur, mais de pasteur fondateur primitif de Rome, Romanae conditor arcis.

Autres traductions françaises dans la BCS - Énéide : Introduction


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