Itinera Electronica
Du texte à l'hypertexte

Virgile Aeneis, Livre XII

VI. Dénouement final [791-952]

 1. Revirement de Junon (791-842)

12, 791 Pendant ce temps, le roi tout puissant de l'Olympe interpelle Junon,
qui du haut d'un nuage doré regardait les combats :
"Quand donc en finira-t-on, chère épouse ? Qu'attendre encore ?
Énée, tu le sais et le reconnais, est promis au ciel comme dieu indigète;

12, 795 les destins l'élèveront jusqu'aux astres.
Que trames-tu ? Dans quel espoir restes-tu sur ces nuages glacés ?
Était-il convenable pour un mortel d' outrager un dieu par une blessure  ?
Ou de reprendre et de rendre à Turnus son épée (sans toi en effet,
que vaudrait Juturne ?) et d'accroître les forces des vaincus ?

12, 800 Maintenant, en fin de compte, arrête et cède à nos prières,
il ne faudrait pas qu'un trop grand chagrin te ronge en silence,
ou que de ta bouche suave sans cesse affluent vers moi d'attristants soucis.
Le moment suprême est arrivé. Tu as pu tourmenter les Troyens
à travers les terres et les ondes, allumer une guerre abominable,

12, 805 déshonorer une famille et répandre le deuil sur un hyménée :
je t'interdis d'en faire davantage". Ainsi parla Jupiter;
le visage baissé, la divine Saturnienne lui répond ainsi :
"Grand Jupiter, c'est bien parce que ta volonté m'est connue,
que, à regret, j'ai abandonné Turnus et la terre;

12, 810 sinon, tu ne me verrais pas en ce moment, seule sur ce nuage,
subissant le meilleur et le pire; je me dresserais au premier rang,
ceinte de flammes, attirant les Troyens dans d'odieux combats.
J'ai persuadé Juturne de porter secours à son malheureux frère
(je l'avoue), et j'ai approuvé son extrême audace à le sauver,

12, 815 sans toutefois moi-même lancer des traits ou tendre un arc,
je le jure par la source implacable des marais du Styx,
la seule règle religieuse imposée aux dieux d'en haut.
Et maintenant, bien sûr, je cède, et renonce à ces combats que j'exècre.
Mais il est une chose qui ne dépend nullement d'une loi du destin,

12, 820 je t'implore de l'accorder au Latium, pour la majesté des tiens :
quand bientôt ils feront la paix, contractant d'heureux mariages (soit)
quand bientôt ils uniront leurs lois et leurs traités, n'ordonne pas
aux Latins nés sur cette terre de changer leur ancien nom,
ni de devenir Troyens, ni d'être appelés Teucères;

12, 825 qu'ils ne changent ni de langue, ni de coutumes vestimentaires.
Que le Latium vive, que des rois albains règnent durant des siècles,
que vive une lignée des Romains forte de la valeur italienne :
Troie est tombée, permets que son nom soit mort avec elle".
En lui souriant, le créateur des hommes et de l'univers dit :

12, 830 "Tu es bien la soeur de Jupiter et un autre enfant de Saturne,
pour rouler en ton coeur de telles vagues de colère !
Mais allons, réprime cette fureur à laquelle tu t'es vainement livrée :
Je t'accorde ce que tu veux, et je me rends, vaincu et content.
Les Ausoniens conserveront la langue et les coutumes de leurs pères,

12, 835 et leur nom restera ce qu'il est; physiquement fusionnés seulement,
les Teucères seront un simple apport. J'y ajouterai leurs coutumes
et leurs rites sacrés, et ferai parler tous les Latins d'une seule voix.
La race qui surgira de là, mêlée de sang ausonien,
tu la verras en piété surpasser les hommes, surpasser les dieux,

12, 840 et nulle autre nation ne célébrera aussi justement tes honneurs".
Junon approuva ces paroles, et heureuse, changea d'état d'esprit;
Alors, elle s'éloigna du ciel quittant son nuage.

Iunonem interea rex omnipotentis Olympi
adloquitur fulua pugnas de nube tuentem:
'Qua iam finis erit, coniunx? Quid denique restat?
Indigetem Aenean scis ipsa et scire fateris

795 deberi caelo fatisque ad sidera tolli.
Quid struis, aut qua spe gelidis in nubibus haeres?
Mortalin decuit uiolari uolnere diuom,
aut ensem quid enim sine te Iuturna ualeret?
ereptum reddi Turno et uim crescere uictis?

800 Desine iam tandem precibusque inflectere nostris,
ni te tantus edit tacitam dolor et mihi curae
saepe tuo dulci tristes ex ore recursent,
uentum ad supremum est. Terris agitare uel undis
Troianos potuisti, infandum adcendere bellum,

805 deformare domum et luctu miscere hymenaeos:
ulterius temptare ueto.' Sic Iuppiter orsus;
sic dea submisso contra Saturnia uoltu:
'Ista quidem quia nota mihi tua, magne, uoluntas,
Iuppiter, et Turnum et terras inuita reliqui;

810 nec tu me aeria solam nunc sede uideres
digna indigna pati, sed flammis cincta sub ipsa
starem acie traheremque inimica in proelia Teucros.
Iuturnam misero, fateor, succurrere fratri
suasi et pro uita maiora audere probaui,

815 non ut tela tamen, non ut contenderet arcum:
adiuro Stygii caput implacabile fontis,
una superstitio superis quae reddita diuis.
Et nunc cedo equidem pugnasque exosa relinquo.
Illud te, nulla fati quod lege tenetur,

820 pro Latio obtestor, pro maiestate tuorum:
cum iam conubis pacem felicibus, esto,
component, cum iam leges et foedera iungent,
ne uetus indigenas nomen mutare Latinos
neu Troas fieri iubeas Teucrosque uocari

825 aut uocem mutare uiros aut uertere uestem.
Sit Latium, sint Albani per saecula reges,
sit Romana potens Itala uirtute propago:
occidit, occideritque sinas cum nomine Troia.'
Olli subridens hominum rerumque repertor

830 'Es germana Iouis Saturnique altera proles:
irarum tantos uoluis sub pectore fluctus.
Verum age et inceptum frustra submitte furorem
do quod uis, et me uictusque uolensque remitto.
Sermonem Ausonii patrium moresque tenebunt,

835 utque est nomen erit; commixti corpore tantum
subsident Teucri. Morem ritusque sacrorum
adiciam faciamque omnis uno ore Latinos.
Hinc genus Ausonio mixtum quod sanguine surget,
supra homines, supra ire deos pietate uidebis,

840 nec gens ulla tuos aeque celebrabit honores.'
Adnuit his Iuno et mentem laetata retorsit.
Interea excedit caelo nubemque relinquit.


Commentaire

Énée Indigète (12, 794). Dans la religion romaine, le sens précis du mot latin Indiges, traduit ici par "Indigète", est difficile à déterminer. Comme épithète cultuelle, on ne le rencontre en tout cas qu'avec Sol, Iuppiter et Aeneas. Il implique ici qu'Énée doit devenir dieu.

les destins (12, 795).Les destins ont décidé qu'Énée deviendrait un dieu. On sait que les divinités peuvent éventuellement retarder l'accomplissement des destins, mais qu'elles ne peuvent pas les modifier.

outrager un dieu (12, 797). Allusion à la flèche anonyme qui blessa Énée (12, 319), pourtant destiné, Jupiter vient de le dire, à devenir dieu, ou bien au coup tenté par Turnus contre l'armure d'Énée (12, 728ss). Cf aussi les regrets de Diomède qui avait blessé Vénus (11, 275-277).

de rendre à Turnus (12, 798-799). Jupiter reproche à Junon d'avoir poussé Juturne à rendre à Turnus son épée "miraculeuse" (12, 783ss), ce qui a contribué à prolonger en vain la résistance de Turnus, dont la défaite est arrêtée par les destins.

Tu as pu tourmenter (12, 803). Rappel de l'acharnement de Junon contre les Troyens depuis leur départ de Troie. C'est Junon qui a suscité la tempête racontée au premier livre, en faisant intervenir Éole, le dieu des vents (1, 12-80); c'est elle aussi qui a allumé la guerre entre Troyens et Latins au livre sept, en envoyant Allecto sévir dans le Latium (7, 286-622).

déshonorer une famille (12, 805). Le suicide d'Amata (12, 595-603), imputable lui aussi à Junon, a apporté le déshonneur dans la maison et endeuillé le mariage de Lavinia.

sur ce nuage (12, 810). "Les dieux résident habituellement dans l'éther (ou Olympe), d'où ils peuvent observer la terre (1, 223-226; 10, 758-760). Junon elle-même descend parfois jusqu'à terre (mais sans se montrer aux hommes, 2, 612; 10, 633-635; 12, 134 [...]. Ici dans un nuage, elle surveille les événements de plus près. Quand elle quittera son nuage et le "ciel" (12, 842), ce sera pour remonter dans l'Olympe " (J. Perret, Virgile. Énéide, III, 1980, p. 156, n. 1). Dans l'histoire de Camille, Opis, que Virgile appellera déesse (11, 852), observait la bataille du haut d'une montagne (11, 836); elle s'installera plus près encore du sol, sur un tertre, pour tuer Arruns, puis, sa mission accomplie, elle regagnera l'Olympe (11, 849-867).

J'ai persuadé Juturne (12, 813). Junon rappelle ici la mission qu'elle avait confiée à Juturne au début du chant (12, 138-159), en un moment où elle savait déjà que tout était perdu pour Turnus. Dans ce passage, le terme "audace" revient à plusieurs reprises.

je le jure (12, 816). Comme l'écrit Homère (Iliade, 15, 37-38), le serment par le Styx est "le plus grand, le plus terrible des serments, pour tous les dieux bienheureux" (cfr aussi Énéide, 6, 323). La divinité parjure était privée pour neuf ans de la table de Jupiter et d'autres prérogatives. Jupiter avait ainsi voulu récompenser le dieu du Styx d'avoir pris parti pour lui dans la lutte contre les Titans, en lui envoyant notamment ses deux filles, la Victoire et la Force,

la majesté des tiens (12, 820). C'est-à-dire des Latins. Latinus, leur roi, descendait de Jupiter et de Saturne (7, 47-49).

heureux mariages (12, 821). L'union d'Énée et de Lavinia sera sans doute imitée par beaucoup d'autres couples, et l'on assistera à des mariages mixtes.

changer leur ancien nom (12, 823). Par cette intervention de Junon, Virgile explique pourquoi le nom célèbre de Troie n'a pas été conservé par Énée et ses descendants (M. Rat). On notera d'ailleurs que dans l'Énéide les Latins apparaissent comme les plus anciens occupants du lieu, ce qui n'était pas le cas dans la tradition antérieure (Caton par exemple) et même chez Tite-Live ou chez Denys d'Halicarnasse. Chez ces auteurs, le peuple de Latinus aurait porté le nom d'Aborigènes, et le terme "Latins" ne serait apparu qu'à l'époque d'Énée, pour désigner précisément le peuple résultant de la fusion des Troyens et des Aborigènes. Le discours de Junon met bien en évidence l'amour qu'elle porte aux Latins, à leur langue et à leurs coutumes. Ce qu'elle ne supporterait pas, c'est la persistance des termes"Troie" et "Troyens".

le Latium vive etc. (12, 826-827). Horace (Odes, 3, 3, 57-64) attribue la même pensée à Junon, dans l'assemblée des dieux qui délibèrent sur l'accession au ciel de Romulus. Les rois qui se succéderont à Albe seront appelés albains, et non troyens. Le vers 827 est important dans l'optique de l'Énéide et de la mentalité augustéenne : Rome est forte de tout ce qui fait la valeur des différents peuples qui constituent l'Italie. C'est elle (et Auguste) qui assure la synthèse.

soeur de Jupiter (12, 830-832). Servius propose de voir dans le vers 831 une explication de 830 : "Tu es bien ma sœur et je le reconnais à la vivacité de tes ressentiments". Selon J. Perret (Virgile. Énéide, III, 1980, p. 257), Jupiter rappellerait ici à Junon que, compte tenu de sa majesté et de son autorité, elle n'a pas besoin de se mettre en colère. En substance, Jupiter lui dirait de ne pas perdre son calme.

physiquement fusionnés (12, 835-836). Les Troyens constitueront seulement un apport physique (Junon avait évoqué un peu plus haut les mariages qui uniraient les deux peuples). Ils vont se fondre dans le peuple latin; "non seulement le nom de Troie aura disparu, mais les Troyens perdront le sentiment de leur identité distincte: au même titre que les indigènes, ils se proclameront Latins" (J. Perret, Virgile. Énéide, III, 1980, p. 258).

nulle autre nation ne célébrera (12, 840). Il s'agit bien évidemment des Romains, chez qui Junon était particulièrement honorée. Elle partageait notamment avec Jupiter et Minerve le grand temple érigé sur le Capitole (celui de la triade capitoline), mais elle possédait aussi à Rome beaucoup de sanctuaires qui lui étaient propres. Ainsi, sous l'épithète de Lucina, elle avait sur l'Esquilin un temple dédié en -375, où on célébrait annuellement, au mois de mars, la fêtes des Matronalia; Junon Moneta avait un temple, sur le Capitole, élevé en -344 par Camille, sur l'emplacement de la maison de Manlius Capitolinus; Junon Regina était encore vénérée dans deux autres sanctuaires, l'un sur l'Aventin, érigé par Camille et reconstruit par Auguste, l'autre au portique d'Octavie. Junon était également vénérée en dehors de Rome, à Véies, à Lanuvium, à Faléries, à Tibur.

 



Recherches | Texte | Lecture | Liste du vocabulaire | Index inverse | Menu | BCS L'Enéide louvaniste |

 
UCL | FLTR | Itinera Electronica | Bibliotheca Classica Selecta (BCS) |
Analyse, design et réalisation informatiques : B. Maroutaeff - J. Schumacher

Dernière mise à jour : 12/03/2002